Roger Farney
Quelques considérations sur le Langage, l’Art et la Pensée

Mais la pensée ne se divise pas, ses éléments ne s’évanouissent pas; ils concourent tous à son évolution continue et se consultent encore en se mêlant pour se féconder mutuellement. Or les concepts accumulés ne se reconnaîtraient pas sans la mémoire, et la mémoire ne les retient que par le mot qui offre son symbole à l’idée à laquelle il permet de survivre. Le mathématicien qui pense en dehors de la réalité apparente et qui dénude les concepts à mesure qu’il les rationalise, économise son effort en un langage concentré que le philosophe essaye d’imiter, sans pouvoir éviter les définitions que la précision risque au contraire de prolonger au delà du champ permis à l’entendement. Il lui faudra pourtant les emporter avec lui avant de s’engager dans une méditation préparée, où les mots s’élargiront progressivement pour libérer la pensée pure dont ils auront été les auxiliaires nécessaires.

(Revue Synthèse. No 230-231. Juillet-Août 1965)

Lorsque l’esprit humain accueille le reflet que dépose en lui l’apparence du monde, ou qu’il tente de comprendre en sa totalité une idée qui ne semble pas le dépasser encore, c’est la méditation ou c’est l’extase.

Celle-ci est immédiate, et si l’on désire s’attarder à l’étymologie du mot qui la désigne, elle efface la conscience de soi. Elle ignore donc en principe le souvenir: le mystique va d’extase en extase sans pouvoir relier ses illuminations.

La méditation au contraire approche progressivement de l’idée sublime par des recueillements successifs et prolongés, la conception finale ne peut donc être acquise que par l’apport et la confrontation des découvertes faites par la pensée au cours de son cheminement. La trame du tableau définitif est composée d’éléments asynchrones que surveille la mémoire qui les ordonne en les reproduisant à l’aide des symboles que lui offre aussitôt un langage intérieur.

Ces deux processus de la conception sont donc initialement fonction, l’un d’un élan unique qui l’anime entièrement, l’autre de projections qui s’engendrent elles-mêmes ou se transmettent fidèlement l’énergie créatrice, comme les étages successifs d’une fusée cosmique. La charge de panclastite qui doit renouveler l’ascension est soutenue et transportée par la première cartouche laquelle avant de s’épuiser, enflamme la suivante afin de lui livrer la puissance nécessaire à la conquête de l’étendue.

Mais la pensée ne se divise pas, ses éléments ne s’évanouissent pas; ils concourent tous à son évolution continue et se consultent encore en se mêlant pour se féconder mutuellement. Or les concepts accumulés ne se reconnaîtraient pas sans la mémoire, et la mémoire ne les retient que par le mot qui offre son symbole à l’idée à laquelle il permet de survivre.

Le mathématicien qui pense en dehors de la réalité apparente et qui dénude les concepts à mesure qu’il les rationalise, économise son effort en un langage concentré que le philosophe essaye d’imiter, sans pouvoir éviter les définitions que la précision risque au contraire de prolonger au delà du champ permis à l’entendement. Il lui faudra pourtant les emporter avec lui avant de s’engager dans une méditation préparée, où les mots s’élargiront progressivement pour libérer la pensée pure dont ils auront été les auxiliaires nécessaires.

Ils ne s’effaceront pas cependant pour autant; dépositaires des premières découvertes intellectuelles ou sensibles, et gardiens des entités initiales, ils demeurent dans l’esprit pour en diriger les élans. Imprégnés d’un idéal qu’ils ont embrassé un instant, ils ornent la pensée qui semble se poursuivre sans eux et bercent sa démarche d’une harmonie souvent discrète, mais toujours stimulante.

L’auréole d’irréel dont ils sont entourés leur confère à ce moment une vie parallèle qui évoque par l’intuition une évolution moins rigoureuse, mais répand à son passage une essence pénétrante. L’harmonie des accents inspirés suffit à créer un monde intérieur qui confie au poète l’exégèse de l’autre; la cadence des mots et leurs combinaisons exaltent la pensée, comme les sons qui hantent le musicien ou comme les couleurs qui frappent l’œil du peintre.

Sous des formes diversement sensibles, ce langage ésotérique ne permet sans doute un échange qu’entre des intelligences naturellement sélectionnées, et l’objet même de ses révélations se modifie en se transmettant de l’une à l’autre avec la seule subsistance d’une mélodie qui pressent la vérité sans la dévoiler tout à fait. Mais tous les hommes ne l’entendent pas de la même manière; elle s’incline en chacun d’eux suivant la forme, les dispositions et pour ainsi dire, la courbure de l’esprit individuel.

Chacun de nous ne comprend aisément en effet que ce  qu’il est capable d’imaginer sans un effort contraire à sa nature. La conscience se veut donc originale, et n’accepte du monde qu’une image retouchée, d’ailleurs innocemment. Mais cet essai de création même partielle suffit à déformer tout d’abord la signification des verbes proposés.

Ainsi, de même qu’il y a plusieurs modes de spiritualisation, il y a deux langages; celui des enseignements et des premiers échanges, et celui de la solitude, qui est le seul sincère. L’entente et la collaboration spirituelles ne commencent vraiment que lorsque deux solitudes se sont rejointes, et s’épousent. Une telle conjonction est nécessaire à la poursuite de la pensée créatrice; elle ne peut pas ne pas se produire tôt ou tard, et comme le nombre des penseurs dépasse immensément le nombre des vivants, chacun est appelé à découvrir quelque part dans le temps l’expression d’une idée qu’il sent germer en lui aujourd’hui et dont il retrouve déjà l’embryon à l’époque où, écrit ou prononcé peut-être par hasard, le mot l’avait laissée.

Du jour où Leucippe songea l’atome et lui donna un nom, la physique nucléaire était annoncée; ce nom, traînant l’idée derrière lui, s’installa dans la mémoire des hommes et devint familier à l’esprit, s’insinuant dans ses délibérations secrètes et s’offrant à ses conceptions.

Celles-ci, longtemps entretenues à l’état naissant, demeurèrent inutilisées jusqu’au jour où, après avoir contemplé passionnément les espaces célestes, les philosophes cédant à la curiosité des choses plus prochaines se penchèrent vers la matière et devinrent physiciens. Dès lors, précipitée par leurs découvertes soudaines et répétées, l’imagination n’a plus le temps de précéder la connaissance, qui s’impose aussitôt sans préparation spirituelle, et la parole échappant à la pensée d’essence générale, n’est plus désormais employée que pour décrire et pour transmettre des faits dont la liste s’allonge trop vite pour enrichir immédiatement l’esprit qui les accueille.

Heureusement que le langage intérieur en répète le déroulement avec une lenteur mesurée à la cadence dont l’intelligence a besoin pour s’assurer la possession d’une connaissance nouvelle, et non sans avoir fixé par des mots chacun des moments de son enseignement.

Un homme de science, qui n’est par conséquent pas suspect de péché littéraire, M. Louis de Broglie, n’a-t-il pas justement déclaré: « seul le langage ordinaire … permet de formuler des idées vraiment neuves et de justifier leur introduction par des suggestions ou des analogies ». Des similitudes inattendues s’offrent en effet au regard de celui qui ouvre les yeux, et l’éclairent comme si, par transparence, il devinait l’unité de l’univers et l’équilibre des lois, ou simplement des habitudes qui l’animent. Une transposition suffit pour en reconnaître l’aveu dans tous les mouvements dont nous sommes témoins, ou dont nous pourrions l’être.

Soutenue par l’émotion de la trouvaille, la raison ne s’immobilise pas en face des phénomènes qui se présentent devant elle, et même ce qui n’est pas encore conçu très clairement s’exprime par des mots connus, cependant que le langage employé n’est déjà plus « ordinaire » et que la recherche des verbes à la poursuite du symbole constitue un effort essentiellement spirituel pour envelopper la vérité qui apparaît enfin comme la forme la plus parfaitement harmonieuse d’une pensée réalisable.

Toutes les disciplines de l’esprit concourent spontanément à sa reproduction, ce qui semble prouver assez que la distinction que l’on se plaît à faire entre l’esprit scientifique et l’esprit artistique est tout à fait artificielle. Ce n’est que par la finesse de leur précision que leurs vues diffèrent entre elles, comme les images qui viennent s’inscrire sur la rétine, après avoir été déformées en chemin par l’œil qui les reçoit.

Ainsi chacun acquiert de chaque objet du monde une représentation personnelle dont l’originalité reste inconnue sous l’étiquette commune qui la désigne aux autres hommes. La société est en effet gardienne du langage; bonne ou mauvaise, elle est dépositaire des pensées qui nous ont été chères et que nous avons cru nôtres. Et finalement seul ce qui fut ineffable demeure notre lot, seul ce qu’on aura su suivra l’esprit individuel et le sort éphémère de sa présence.

Cette promesse du silence et de l’oubli nous engage à nous hâter d’exprimer les rêves qui nous habitent, comme pour déposer leur essence quelque part où nous ne sommes déjà plus. Mais un tel message ne doit atteindre que l’élu, et c’est par une protection toute naturelle qu’il revêt une forme ésotérique sous laquelle il demeure insensible au vulgaire. Variable et diverse, cette forme elle-même peut en être aussi multiple que le mélange éventuel des idées et des sentiments qu’elle recouvre, et les mots sont souvent trop précis pour désigner avec bonheur une tendance incertaine, pour exprimer une pensée qui désire rester hésitante afin de croire à sa liberté.

Seules les manifestations artistiques de l’intelligence traduisent les émotions, dont la raison d’ailleurs se dégage rarement tout entière, d’une manière assez vague pour évoquer parmi tant d’autres et sans despotisme, à la fois celle qu’une âme éprouve le besoin de transmettre et celle qu’une autre appelle et désire accueillir.

Ainsi deux consciences qui aspirent à la contemplation conjointe d’un même idéal, assurent leur communion dès qu’elles ont laissé les pensées qu’elles abritaient suivre l’onde d’une harmonie qui les entraine vers le but qu’elles n’atteindront peut-être pas ensemble. D’ailleurs où est le but ? N’est-il pas ce mouvement même qui obéit au rythme de la beauté et de la vérité ? N’est-il pas le chant, la couleur ou la forme que l’homme, artiste ou savant, s’efforce de créer à  l’image d’un monde dont il veut exprimer les lois ou les caprices ?

C’est bien sous cet aspect que se manifeste en effet la participation de l’homme à l’œuvre continue des recommencements toujours incomparables. On dirait que le mot associé à la cadence de la musique ou à la vibration de la couleur, acquiert une puissance qui perce d’un seul trait la surface de l’apparence et qui pénètre au sein de l’indicible. Il n’est alors émis que pour désigner ce qui sans lui serait inconnaissable, et la phrase qui l’enveloppe essaye de définir ce qui ne peut pas l’être tout à fait sans une synthèse créatrice.

C’est ainsi que pour trouver et pour atteindre le cœur de sa pensée qui se transforme et se multiplie, et puis s’éloigne de lui comme un mirage, le philosophe s’abandonne parfois à l’intuition poétique et se transporte avec elle au but qui allait lui échapper.

Le problème des universaux est loin d’être épuisé, et ses apories subsisteront longtemps sans doute encore; le nominalisme et le réalisme, auxquels viennent s’ajouter le conceptualisme et plus tard, la phénoménologie, sont rajeunis sans cesse pour la plus grande joie des esprits qui proposent encore l’une ou l’autre doctrine avec une assurance égale, après l’avoir établie sur des preuves aussi convaincantes, que leur génie les incite à creuser, et chacun d’eux y puise une vigueur qui leur permet à tous de s’élever ensemble au delà du monde sensible et loin de son contact.

A la vérité, il n’est pas légitime de fixer d’une manière rationnelle un mode universel à la Weltanschauung. Les communications entre la conscience et le monde empruntent plusieurs voies qui n’ont pas pour chacun la même valeur ou la même importance, et qui surtout ne sont pas éclairées par la même lumière. D’ailleurs les caprices de l’apparence varient moins avec la réalité sous-jacente que suivant les dispositions intentionnelles des spectateurs qui se ressemblent tous et sont tous différents; quelques-uns regardent autour d’eux sans pouvoir contenir l’émotion qui les empêche d’observer, d’autres pour bien saisir chaque instant et la vie qu’il entraîne, ouvrent tout grands les yeux. D’autres enfin les ferment, comme pour mieux voir le reflet intérieur et spirituel des choses.

Chacun prélève ainsi à sa façon une parcelle de ce qu’on est convenu d’appeler la vérité objective, et chacun surtout se hâte d’exprimer le secret de ses méditations et de livrer le fruit de ses silences. C’est la rançon que paie à la société le solitaire, à travers lui-même; non pas d’ailleurs sans un obscur espoir de récompense.

Le philosophe n’y songe certainement pas: sa pensée tout entière ne tend qu’à sa rencontre avec l’Être[1]. Mais les sages ne sont pas les plus nombreux, et leur sagesse même a parfois des lacunes où l’image apparaît de leur propre personne et de ce qu’elle représente de richesse et de fragilité.

Dès lors, s’ils tiennent à préserver cette puissance possible et si mal protégée, ils devront humblement se tourner vers la foule; l’ensemble de l’humanité, par le renouvellement continu de la jeunesse à l’intérieur du groupe, offre seul en effet à l’individu le soutien de sa durée qui semble répondre à son désir d’immortalité.

Espoir naïf que la raison n’autoriserait pas, si elle était consultée et parfois entendue. Mais l’illusion est nécessaire pour maintenir l’élan de la pensée qui espère traverser, même embaumée, les siècles de l’histoire humaine: tourmentée par la fuite et l’écoulement des choses, la conscience ne peut échapper à l’emprise du temps qu’en s’enfermant d’une manière indéfinie dans la durée.

Ainsi la société ressaisit ce qu’elle avait donné: elle avait transmis le langage, elle recueille plus ou moins fidèlement les pensées exprimées grâce à lui. Tout se passe comme si la foule était le grand juge et l’arbitre suprême de notre vie intérieure, c’est-à-dire comme si le nombre des approbations conférait à celles-ci une valeur qualitative infaillible et définitive. Et l’on voit mal d’ailleurs comment il pourrait en advenir autrement, à quel autre dépositaire pourrait être confié le rêve qui va se disperser.

La réalité n’est jamais qu’une apparence qui se prolonge et dont la forme incertaine s’inscrit comme elle peut quelque part, afin d’être un jour répétée comme un mot qui dans un livre attend d’être relu. Les formules en effet que renferme un recueil sont inertes, mais la pensée renaît et jaillit chaque fois que l’esprit les consulte et les sollicite, et parfois même, rien qu’à le prononcer, ne croit-on pas qu’un mot diabolique ou divin provoque des miracles ?

Elles servent alors pour ainsi dire à sceller avec l’au-delà une liaison mystique à travers l’ignorance, par la prière ou par l’invocation, à réveiller le ferment inconnu qui refuse de s’isoler, à dévoiler enfin par surprise le divin qui éclaire nos idées sans que nous en reconnaissions aussitôt la lumière.

Il y a cent manières et plus, toutes parfaites, d’exprimer la beauté, mais elles risquent de défaillir à mesure qu’elles se réalisent. L’artiste ou le penseur s’efforce nécessairement de traduire l’idéal qu’il conçoit, mais il rencontre avec la foi de n’y pas parvenir l’espoir et même la certitude de chercher encore à le faire.

S’il ne rencontre pas le mot qui définit l’harmonie pressentie, ses yeux entreverront peut-être la ligne qui en dessine le contour, ou les couleurs qui l’éclairent, ou bien il entendra les accords et la symphonie qui s’échappent du rêve qu’il en a fait, et sans griser sa raison, l’art en lui choisira la forme qui convient le mieux à son évolution sensorielle pour approcher d’un idéal dont il pourra contempler le reflet, après l’avoir produit lui-même[2].

Il y a bien longtemps que l’homme a commencé à considérer les phénomènes qui l’environnent, et depuis qu’il est né, son esprit s’affine à les observer; il a découvert lentement l’enchaînement des causes et les lois qui les commandent, et qui semblent assez fixes pour attendre, avant d’apparaître dans la conscience que nous sommes apparemment seuls à posséder.

Parmi ceux d’entre nous qui cherchent à connaître, il y a deux grandes familles intellectuelles: celles des visionnaires qui ne communient en toutes choses qu’avec l’aspect éternel qu’elles offrent au regard prévenu, et celle des apprentis sorciers[3] qui prétendent tirer de la nature un enseignement de puissance et d’utilité immédiate. Les premiers s’attardent aux causes, les autres s’attachent aux effets; tous apportent cependant à la mémoire sociale leur moment et leurs tentatives.

Le monde s’est offert en entier d’un seul coup aux créatures qui l’habitent, mais depuis un nombre inconcevable de millénaires les consciences humaines n’en ont déchiffré qu’un lambeau, et les mots qui évoquent ou pressentent un mystère signaleront encore aux esprits la présence de l’inconnaissable jusqu’à l’accomplissement de leur destin. Cependant l’inépuisable diversité nous ramène par l’infini vers la voie de l’unité, et les symboles du langage affermissent la démarche de l’imagination qui nous a permis et nous permet encore de savoir avant de connaître.

Mais une science imaginaire ne se communique pas aisément; elle préfère demeurer dans le secret de la pensée. D’ailleurs elle n’obéit pas à des règles précises, et son objet métempirique revêt des formes tellement dissemblables qu’elles paraissent étrangères les unes aux autres, cependant que son vocabulaire les confond dans l’absolu qu’elle s’efforce de traduire.

Contrairement à l’hésitation et presque à la paralysie du langage qui a été constatée précédemment en face des sciences physiques, les mots ici suivent les observations révélatrices avec d’autant moins de surprise qu’elles sont généralement en retard sur le pressentiment et sur la prénotion surgie on ne sait comme, dans l’esprit.

Nous risquons à vrai dire de nous éloigner de toute expression verbale, car cette notion liminaire n’est souvent qu’une intuition qui resterait ineffable si l’esprit, pénétré de l’essence de la pensée, ne tâchait pas naturellement de définir pour elle une forme sensible, et de lui attacher un nom qui permette de la reconnaître. D’une façon peut  générale on peut dire que l’homme pensant éprouve la nécessité de fixer les aspects de ses émotions et de symboliser les idées ou les choses qui font naître son enthousiasme; mais la locution ou le terme par lequel l’inventeur les désigne n’est pas aussitôt échangeable, et le nom qu’il a choisi n’est pas absolument transmissible aux esprits qui l’entourent, même s’ils désirent l’accompagner.

Un même mot peut même couvrir pour ceux qui le prononcent des concepts si disparates que chaque esprit suit un chemin opposé, bien qu’ils parviennent parfois ensemble à la même clairière.

Le langage n’a-t-il pas ici joué son rôle social ? A-t-il failli à sa fonction de système fiduciaire d’une pensée subtile, ou bien est-ce l’effet d’une surdité mentale environnante qui l’empêche de se répandre ? Certains mots enfin se heurtent-ils à quelque obscure volonté qui refuse aveuglément toute création étrangère ?

Sans doute à l’origine sont-ils amphigouriques ou réservés, avant de devenir univoques et communs. Les philosophes ont en effet dès longtemps l’habitude de faire précéder les théories qu’ils proposent d’un glossaire qui leur est d’abord personnel et qui leur demeure particulier. On aboutit ainsi à une logomachie qui tend à obscurcir ce qui doit s’éclairer.

Un tel combat où se mesure mal la portée des armes employées, assure rarement le triomphe d’une vérité, quoique l’intelligence acquière à la pratique de cet exercice une vigueur et une précision qui deviendraient fécondes en se convertissant. Le danger subsiste cependant que le mot se sépare ou se vide de toute évocation, même fantaisiste, et ne soit plus qu’un son dont chacun s’inspire à sa guise.

Descartes jugeait sévèrement cet échange d’expressions verbales qui n’ont pas de substance: « La plupart des hommes,  écrit-il[4], accordent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses, ce qui fait qu’ils donnent bien souvent leur assentiment à des termes qu’ils n’entendent pas. « On pourrait transposer ces lignes trop sensées, sans d’ailleurs les contredire, en constatant que bien souvent, à l’imitation des notes musicales, les syllabes s’émancipent de toute désignation précise et que leur sonorité s’attarde volontiers à faire vibrer l’enveloppe des sentiments, avant d’approcher la raison qu’elles n’ébranleraient peut-être pas, si même elles atteignaient par hasard son domaine.

Cette prétention du langage à l’autonomie, qui le purifie de toute utilité, tendrait à le faire classer parmi les arts et serait dès lors fort estimable, si l’idée qu’il avait mission de convoyer n’était pas ingratement rejetée par lui comme un souci superflu.

Ceux qui chantent l’impondérable et qui exaltent l’inconnu pour s’enivrer de son mystère, ne réalisent que la moitié de leur destin si leur inspiration ne les emporte pas au delà de l’image devant qui leur génie se paralyse au lieu d’éclore.

Heureusement que les poètes, dont la voix est toujours écoutée, semblent avoir depuis longtemps deviné qu’un mot, surtout étrange, peut éveiller de la pensée. Nous n’ignorons pas, du reste, que dès l’origine de l’écriture, les idées pures et leurs expressions passionnées se sont poursuivies sous la conduite alternée des unes et des autres. L’examen de leurs modulations récentes nous enseignerait mieux que l’histoire lointaine le sens de leur évolution : tandis que les sciences physiques ont presque chaque jour besoin de forger des mots neufs pour annoncer leurs découvertes, les contemplatifs se croient tenus de rajeunir les sentiments humains en les revêtant de formules inédites et en les approchant d’images inattendues.

Héritiers rétifs des maîtres du lexique et de la grammaire, Romantiques, Décadents, Symbolistes se sont succédé dans les académies, aux yeux des foules ébahies. A partir de Victor Hugo, le mot domine la pensée: son génie verbal le divinise[5]. N’a-t-il pas dit lui-même, avec ce goût parfois fâcheux pour l’équivoque et le calembour qu’il vitupère par ailleurs: « … le mot c’est le verbe, et le verbe c’est Dieu ».

Depuis, les Parnassiens ont cherché le mot rare et sonore. Après eux, maintenant, le mot superbe est dédaigné lui-même; délaissant le rythme classique et les répétitions harmonieuses, on assemble au hasard des syllabes dont l’union ne révèle aucune signification, comme si déjà sorties d’une machine extra-humaine, elles ne rencontraient que par accident une idée incertaine, sans exhaler pour autant une musique inspirante qui justifierait l’artifice employé.

En nous entraînant, comme elle nous y convie, à suivre leurs échos, l’école du Lettrisme, puisque c’est là son nom, nous ferait oublier à la fois l’essence des choses subtiles qui traversent plus ou moins gravement la conscience, et l’art que l’homme a construit d’exprimer leur passage, neutralisant ainsi d’un seul coup les deux pôles qui ont attiré notre curiosité et qui la retiennent ici.

De semblables manifestations révolutionnaires, qui sont du reste presque périodiques, témoignent certainement de la jeunesse persistante des générations successivement renaissantes; mais elles s’éteignent et se dispersent dans l’oubli plus vite encore que celles-ci. Quelle qu’elle soit, leur influence ne pourrait donc être qu’éphémère, ce qui serait peut-être dommage, car proposer un choix à l’adolescent c’est l’éloigner de l’agglutination des consciences. Or c’est ici que se précise la menace contre la perpétuation de l’intelligence, dès qu’elle n’a pour objet qu’elle-même, et que la contemplation qui l’absorbe ne vise pas à une utilisation prochaine et apparente: l’aveu d’une création spirituelle ne se transmet pas tout à fait sans une collaboration de celui qui l’écoute, et la pensée ne peut avoir d’écho que dans le silence, c’est-à-dire dans la solitude. Mais tôt ou tard la parole intérieure désire s’exprimer et se répandre, comme la poussière de pollen qui semble s’égarer au gré des vents, et s’en va quelque part féconder la cellule qui l’attend.

Le chant du solitaire rencontrera-t-il encore demain une réponse à l’écho qu’il éveillera ? Qui pourrait l’affirmer aujourd’hui.

En retraçant la marche et la vie de l’humanité, nous avons formé pour nous-mêmes l’opinion assurée d’un progrès continu qui engendre une conception fallacieuse de la valeur de notre présence et de l’évolution de notre monde pendant les prochains millénaires.

Pourtant, si nous croyons ce que nous offre notre esprit, la seule image concevable par lui de l’infini et de l’éternité n’est pas celle d’une continuité monotone et sans borne possible, mais celle d’un mouvement lent, inégal et pendulaire comme les alternances des battements d’un cœur qui rythmerait la respiration de l’Être: après une période de perfectionnement, celle de la dégénérescence; après le cycle de la complexité, un retour à la simplicité; après la réalisation, la nuit, et de nouveau la promesse de la lumière.

Même à ne considérer la durée que siècle par siècle, la crainte se justifie aussi bien que l’espoir. Le nombre croissant des hommes, qui limite pour ainsi dire à chacun son espace vital intellectuel et qui les oblige tous à penser en commun, apporte cependant un avantage par son abondance et sa diversité: parmi la foule des produits du troupeau qui répondent aux lois de l’uniformité, quelques-uns en effet ne sont pas tout à fait comme les autres.

Pendant que l’homme standardisé repoussera les méditations désormais inutiles, et qu’il abandonnera aux robots l’art d’assembler les mots et les accents qui incarnent l’idée, il y aura encore des insoumis et des originaux qui chanteront pour eux-mêmes et qui exprimeront des jugements qui ne leur auront pas été enseignés.

Et cela sera suffisant pour que le dialogue se poursuive d’un bout à l’autre de la Terre entre les esprits demeurés sans mélange, et qu’il s’efforce de traduire le monde intelligible qui surgit à leur évocation.

L’écho de la parole aura façonné son essence, et même quand leur murmure deviendra incertain et que notre planète s’endormira au sein de l’univers, un reflet mystérieux émanera de son cadavre glacé ou suivra dans l’éther ses fragments dispersés, afin de maintenir ses possibilités jusqu’aux prochains recommencements.


[1] Comment ne pas citer ici Maurice Merleau Ponty (Le visible et l’invisible p.166): « Le philosophe parle, mais c’est une faiblesse en lui et une faiblesse inexplicable; il devrait se taire, coïncider en silence et rejoindre dans l’Être une philosophie qui y est déjà faite. »

[2] « L’idéal au moins en art, ne peut être donné; il ne peut être que cherché. (Lachelier in Lalande – Vocabulaire de la philosophie.)

[3] Il n’est pas inopportun de citer ici un passage du livre de Karl Jaspers (von Ursprung und Ziel der Geschichte) où il expose les possibilités de la bombe atomique: « Existe-t-il une limite valable?… Qu’on l’ait voulu ou non, la planète sauterait, et ce qui en résulterait serait l’apparition d’une lumière nouvelle dans notre système solaire, une étoile de plus (une nova) dans l’espace… Une partie des étoiles nouvelles serait-elle due aux effets des inventions techniques des habitants de certaines planètes… »

Ainsi donc, pourrait-on ajouter, l’esprit répandu dans l’immensité n’aurait-il pas d’autre but que de se détruire lui-même ?

[4] Principes de philosophie.

[5] « Un mot », écrit â son propos Maurice Barrès, « c’est le long écho d’un grognement de l’humanité quand elle sortait de la bestialité… Hugo dilate en nous la faculté de sentir les secrets du passé et les énigmes de l’avenir. » (Les Déracinés)