J. Krishnamurti
Le penseur est la pensée

Le titre est de 3e Millénaire Question : Les symboles religieux ne sont-ils pas l’expression d’une réalité trop profonde pour être fausse? Le simple nom de Dieu nous remue comme rien ne peut le faire. Pourquoi désirions-nous l’éviter? Krishnamurti : Pourquoi avons-nous besoin de symboles? Les symboles existent, évidemment, comme moyen de communiquer avec les […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Les symboles religieux ne sont-ils pas l’expression d’une réalité trop profonde pour être fausse? Le simple nom de Dieu nous remue comme rien ne peut le faire. Pourquoi désirions-nous l’éviter?

Krishnamurti : Pourquoi avons-nous besoin de symboles? Les symboles existent, évidemment, comme moyen de communiquer avec les autres ; au moyen du langage, d’une peinture, d’un poème, vous communiquez quelque chose que vous sentez ou que vous pensez. Mais pourquoi devons-nous encombrer nos vies de symboles religieux – que ce soient la croix, le croissant ou les symboles hindous? Pourquoi en avons-nous besoin? Les symboles ne sont-ils pas une entrave? Pourquoi ne pouvons-nous pas expérimenter ce qui est, directement, immédiatement, rapidement? Pourquoi recherchons-nous le truchement des symboles? Ne sont-ils pas des distractions? Une image, une peinture, une chose faite par la main, de bois ou de pierre, bien qu’elle soit un symbole, n’est-elle pas une entrave? Vous direz : « J’ai besoin d’une image comme symbole de la réalité. » Or, qu’arrive-t-il lorsque vous avez des symboles? Les Hindous ont leurs symboles, les Chrétiens ont les leurs, et les Musulmans les leurs – le temple, l’église, la mosquée – avec le résultat que les symboles sont devenus beaucoup plus importants que la recherche de la réalité. Et certes, la réalité n’est pas dans le symbole. Le mot n’est pas la chose ; Dieu n’est pas le mot. Mais le mot, le symbole est devenu important. Pourquoi? Parce que nous ne sommes pas réellement à la recherche de la réalité : nous ne faisons que décorer le symbole. Nous ne cherchons pas ce qui est au-delà et au-dessus du symbole, avec le résultat que le symbole est devenu extraordinairement important, vital dans nos vies – et nous sommes prêts à nous tuer les uns les autres pour lui. Et aussi, le mot Dieu donne une certaine stimulation, et nous pensons que cette stimulation, que cette sensation, a un certain rapport avec le réel. Mais est-ce que la sensation, qui est un processus de pensée, a une relation quelconque avec la réalité? La pensée est le produit de la mémoire, la réponse à un conditionnement ; et un tel processus de pensée est-il en aucune façon relié à la réalité, qui n’est pas un processus de pensée? Un symbole, qui est la création.de l’esprit, est-il en aucune façon en relation avec la réalité? Un symbole n est-il pas une évasion facile, une fantaisie qui nous distrait du réel? Après tout, si vous cherchez réellement la vérité, pourquoi voulez-vous le symbole? L’homme qu’une image satisfait s’accroche au symbole ; mais s’il veut trouver le réel, il est évident qu’il doit abandonner le symbole. Nous encombrons nos vies, nos esprits, de symboles, parce que nous n’avons pas l’autre chose. Si nous aimons, certes, nous n’avons pas besoin du symbole de l’amour, ni de l’exemple de l’amour – nous aimons, c’est tout. Alors l’homme qui conserve dans son esprit un exemple, un symbole, une image, un idéal, n’est manifestement pas dans un état d’amour. Les symboles, les exemples, sont des entraves, et ces entraves deviennent si importantes, que nous tuons nos semblables et que nous mutilons nos esprits et nos cœurs à cause d’elles. Monsieur, pourquoi ne pas apprécier les choses directement? L’on aime une personne – ou un arbre – non pour ce que cette personne – ou cet arbre – représente, non parce qu’elle est la manifestation de la réalité, de la vie ou d’autre chose : tout cela n’est qu’une explication facile. On aime et c’est tout. Et certes, lorsqu’on est capable d’aimer la vie elle-même, et non parce qu’elle est la manifestation de la réalité, alors dans cet amour même de la vie, l’on trouvera ce qui est réel. Mais si vous traitez la vie comme une manifestation de quelque chose d’autre, vous avez la vie en abomination ; vous voulez fuir la vie, ou vous faites de la vie une affaire hideuse, qui nécessite votre fuite hors de l’actuel. En outre, un esprit qui est pris dans des symboles n’est pas un esprit simple. Et il vous faut avoir un esprit très simple, clair et non pollué, non corrompu, pour trouver le réel. Un esprit qui est attrapé dans des mots, dans des phrases, dans des mantrams, dans des modèles d’action, ne peut jamais comprendre ce qui est réel. Il doit se dépouiller de tout pour être libre, et alors seulement la réalité peut-elle entrer en existence.

Question : Que nous conseillez-vous de faire lorsque la guerre éclatera?

Krishnamurti : Au lieu de chercher des conseils, puis-je vous suggérer que nous examinions la question ensemble? Parce qu’il est très facile de donner des conseils, mais cela ne résout pas le problème, tandis que si nous examinons le problème ensemble, peut-être serons-nous capables de voir comment agir lorsqu’une guerre éclate. Cela doit être une action directe, non une action basée sur l’avis de quelqu’un ou sur une autorité, ce qui serait trop stupide dans un moment de crise. Dans les moments de crise, suivre quelqu’un nous mène à notre propre destruction. Après tout, dans des moments critiques, comme une guerre, vous êtes menés à la destruction ; mais si vous connaissez toutes les implications de la guerre et voyez son action, comment elle prend naissance, alors lorsque la crise arrive, sans chercher des conseils, sans suivre qui que ce soit, vous agirez directement et avec vérité. Ceci ne veut pas dire que j’essaye d’éviter le problème en ne répondant pas directement à votre question. Je ne l’esquive pas : au contraire, je montre que l’on peut agir vertueusement – ce qui ne veut pas dire avec une armature de vertu – lorsque cette effroyable catastrophe arrive aux hommes.

Que feriez-vous, Monsieur, s’il y avait une guerre? Étant un Hindou ou un Indien ou un Allemand, étant nationaliste, patriote, vous sauteriez sur vos armes, naturellement. Car, par la propagande, par d’horribles images et tout le reste, vous seriez stimulé et vous seriez prêt à combattre. Étant conditionné par le patriotisme, par le nationalisme, par des frontières économiques, par le soi-disant amour de votre pays, votre réaction immédiate serait de combattre. Alors vous n’auriez pas de problème, n’est-ce pas? Vous n’avez de problème que lorsque vous commencez à mettre en question les causes de la guerre, qui ne sont pas simplement économiques, mais beaucoup plus psychologiques et idéologiques. Lorsque vous commencez à examiner tout le processus de la guerre, comment une guerre prend naissance, il vous faut être directement responsable de vos actions. Parce que la guerre n’est engendrée que lorsque vous, dans vos relations avec les autres, créez le conflit. Après tout, la guerre est une projection de notre vie quotidienne, mais plus spectaculaire et plus destructrice. Dans la vie quotidienne nous tuons, détruisons, mutilons des milliers de personnes par notre avidité, notre nationalisme, par nos frontières économiques et ainsi de suite. Ainsi, la guerre est la continuation de notre existence quotidienne, rendue plus spectaculaire ; et dès l’instant que vous mettez directement en question la cause de la guerre, ce sont vos relations avec les autres que vous mettez en question, ce qui veut dire que vous mettez en question toute votre existence, toute votre façon de vivre. Si vous enquêtez intelligemment, pas superficiellement, lorsque viendra la guerre vous y répondrez selon votre enquête et votre compréhension. L’homme qui est paisible – non à cause d’un idéal de non-violence : nous avons étudié ce point-là – qui est effectivement libre de toute violence, pour lui la guerre n’a aucun sens. Il n’y entrera évidemment pas ; il se peut qu’on le tue parce qu’il ne participera pas à la guerre, mais il acceptera les conséquences. Au moins il ne prendra pas part au conflit – mais non par idéalisme. L’idéaliste, ainsi que je l’ai expliqué, est la personne qui évite l’action immédiate. L’idéaliste qui cherche la non-violence est incapable d’être libre de la violence ; car, toute notre vie étant basée sur le conflit et la violence, si je ne me comprends pas maintenant, aujourd’hui, comment puis-je, demain, agir en esprit de vérité, lorsqu’il y aura une calamité? Étant accapareur, étant conditionné par mon nationalisme, par ma classe (vous connaissez tout le processus), comment puis-je, moi qui suis conditionné par l’avidité et la violence, agir sans avidité ni violence lorsqu’il y a une catastrophe? Naturellement, je serai violent. Et aussi, lorsqu’il y a une guerre, nombreux sont ceux qui aiment le bonus qu’octroie la guerre : c’est le gouvernement qui s’occupera de moi, il nourrira ma famille ; et cela rompra ma routine journalière, le rythme quotidien de mon travail, la monotonie de la vie. Ainsi, la guerre est une évasion, et offre à beaucoup une façon aisée d’échapper à des responsabilités. N’avez-vous pas entendu ce que disent beaucoup de soldats : « Dieu merci. C’est une affaire saumâtre, mais du moins c’est quelque chose d’excitant. » Et aussi, la guerre offre une issue à nos instincts criminels. Nous sommes criminels dans la vie de tous les jours, dans notre monde d’affaires, dans nos relations humaines, mais c’est tout souterrain, très soigneusement caché. Recouverte de vertus préfabriquées, c’est une acceptation légalisée de la criminalité. Or, la guerre nous dispense de cette hypocrisie : enfin, nous pouvons être violents!

La façon dont vous agirez en temps de guerre dépendra de vous, de la condition, du degré de votre être. Dire : « Vous ne participerez pas à la guerre » à un homme conditionné par la violence est totalement inutile. C’est une perte de temps futile, que lui dire de ne pas se battre, parce qu’il est conditionné en vue de se battre. Il adore se battre. Mais si nous sommes sérieusement intentionnés, nous pouvons investiguer nos propres vies, nous pouvons voir comment nous sommes violents dans la vie quotidienne, dans notre langage, dans nos pensées, dans nos actions, dans nos sentiments, et nous pouvons être libres de cette violence, non à cause d’un idéal, non en essayant de la transformer en non-violence, mais en l’affrontant, en en étant simplement conscients. Alors, lorsque la guerre vient, nous sommes capables d’agir selon l’esprit de vérité. Un homme qui recherche un idéal agira d’une façon erronée, parce que sa réaction sera basée sur la frustration. Tandis que si vous êtes capables d’être conscients de vos propres pensées, sentiments et actions dans la vie quotidienne – d’en être simplement conscients sans les condamner – vous vous libérerez du patriotisme, du nationalisme, de l’agitation des drapeaux, et de toutes ces sottises, qui sont le symbole même de la violence. Et lorsque vous serez libres, vous saurez comment agir en esprit de vérité lorsque cette crise arrive qui s’appelle guerre.

Question : Un homme qui abhorre la violence peut-il participer au gouvernement d’un pays?

Krishnamurti : Qu’est-ce qu’un gouvernement? Après tout, il est, il représente ce que nous sommes. Dans une soi-disant démocratie (et que veut dire ce mot?) nous élisons, pour nous représenter, ceux qui sont comme nous-mêmes, ceux que nous aimons, ceux qui ont la voix la plus forte, l’esprit le plus habile, etc. Donc, il est évident qu’un gouvernement est ce que nous sommes, n’est-ce pas? Et que sommes-nous? Nous sommes une masse de réactions conditionnées – violence, avidité, sens possessif, envie, désir de puissance et ainsi de suite. Donc, naturellement, le gouvernement est ce que nous sommes, qui est la violence sous des formes différentes ; et comment un homme qui n’a réellement pas de violence dans son être peut-il appartenir, en nom ou en fait, à une structure qui est violente? La réalité peut-elle coexister avec la violence, qui est ce que nous appelons gouvernement? Un homme qui cherche ou qui vit la réalité peut-il avoir quoi que ce soit en commun avec des gouvernements souverains, avec le nationalisme, avec une idéologie, avec des partis politiques, avec un système exerçant le pouvoir? La personne paisible pense qu’en collaborant avec un gouvernement elle pourra faire du bien. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’elle fait partie d’un gouvernement? La structure est si puissante que cette personne est absorbée par elle et peut faire très peu. Monsieur, c’est là un fait : c’est ce qui se produit en fait dans le monde. Lorsque vous adhérez à un parti ou que vous vous présentez aux élections, ou que, d’une façon ou d’une autre, vous entrez dans cette ligne d’action, vous devez accepter le programme du parti. Dès lors, vous cessez de penser. Et comment un homme qui s’est soumis à quelqu’un, à un parti, à un gouvernement ou à un gourou – comment peut-il trouver la réalité? Et comment celui qui cherche la vérité peut-il participer au pouvoir politique?

Voyez-vous, nous posons ces questions parce que nous aimons faire appel à une autorité extérieure à nous, à un milieu, en vue de nous transformer. Nous espérons que des chefs, des partis, des systèmes, des lignes de conduite nous transformeront d’une façon ou d’une autre, instaureront l’ordre et la paix dans nos vies. N’est-ce point cela la base de toutes ces questions? Mais tout autre que vous, fût-il gouvernement, gourou ou diable, peut-il vous donner la paix et l’ordre? Tout autre que vous peut-il vous apporter le bonheur et l’amour? Sûrement pas. La paix ne peut naître que lorsque la confusion que nous avons créée est complètement comprise, non au niveau verbal, mais intérieurement ; lorsque les causes de la confusion, des luttes, est écartée, évidemment il y a la paix et la liberté. Mais, sans écarter les causes, nous nous adressons à quelque autorité extérieure pour qu’elle nous apporte la paix ; et l’extérieur est toujours submergé par l’intérieur. Tant que le conflit psychologique existe – recherche du pouvoir, d’une situation, etc. – quelle que soit la structure externe, pour bien construite, bonne et ordonnée qu’elle puisse être, la confusion interne finit toujours par vaincre. Il nous faut donc mettre l’accent sur l’être intérieur et ne pas simplement nous préoccuper du monde extérieur.

Question : Vous n’avez pas l’air de penser que nous ayons conquis notre indépendance. Selon vous, quel serait, l’état de réelle liberté?

Krishnamurti : Monsieur, la liberté devient isolement lorsqu’elle est nationaliste ; et l’isolement mène inévitablement au conflit, parce que rien ne peut exister en état d’isolement. Être, c’est être relié ; et vous borner à vous isoler à l’intérieur d’une frontière nationale invite la confusion, l’affliction, la famine, des conflits, la guerre – cela a été démontré maintes et maintes fois. Donc l’indépendance en tant qu’État séparé mène inévitablement à des conflits et à la guerre, car l’indépendance, pour la plupart d’entre nous, implique l’isolement. Et lorsque vous vous êtes isolés en tant qu’entité nationale, avez-vous acquis la liberté? Vous êtes-vous libérés de l’exploitation, de la lutte des classes, de la faim, de la religiosité combative, du prêtre, des difficultés de votre groupe particulier, du chef? Évidemment pas. Vous n’avez fait qu’expulser l’exploiteur blanc, et le brun a pris sa place – probablement avec un peu plus de cruauté. Nous avons la même situation qu’avant, la même exploitation, les mêmes prêtres, la même religion organisée, les mêmes superstitions, les mêmes guerres sociales. Et cela nous a-t-il donné la liberté? Monsieur, nous ne voulons pas être libres. Ne nous faisons pas d’illusions. Car la liberté implique l’intelligence, l’amour ; la liberté implique la non-exploitation, la non-soumission à l’autorité ; la liberté implique une vertu extraordinaire. Ainsi que je l’ai dit, la vertu acquise dont se revêt l’homme qui se croit juste est un processus d’isolement : un tel homme est toujours isolé ; tandis que la vertu et la liberté sont coexistantes. Une nation souveraine est toujours isolée et, par conséquent, ne peut jamais être libre et, par conséquent, est une cause de lutte continuelle, de suspicion, d’antagonismes et de guerre.

La liberté doit commencer par l’individu, qui est un processus total, sans l’opposer à la masse. L’individu est le processus total du monde, et s’il s’isole dans un nationalisme ou dans l’idée qu’il se fait de sa propre vertu, il est la cause de désastres et de misères. Mais si l’individu – qui est, je le répète, un processus total, qui, loin d’être opposé à la masse, est le résultat de la masse, du tout – si l’individu se transforme lui-même et transforme sa vie, pour lui, il y a la liberté ; et parce qu’il est le résultat d’un processus total, il a une action directe sur le tout, lorsqu’il se libère du nationalisme, de l’avidité, de l’exploitation. La régénération de l’individu n’est pas dans l’avenir, mais maintenant ; si vous remettez votre régénération à demain, vous invitez la confusion, vous êtes pris dans la vague de ténèbres. La régénérescence est maintenant, pas demain, parce que la compréhension n’est que dans le présent. Vous ne comprenez pas maintenant, parce que vous ne donnez pas votre cœur et votre esprit, vous n’accordez pas toute votre attention à ce que vous voulez comprendre. Si vous donnez votre esprit et votre cœur pour comprendre, vous aurez la compréhension. Monsieur, si vous donnez votre esprit et votre cœur pour découvrir la cause de la violence, si vous êtes pleinement conscient, vous serez non-violent maintenant. Mais, malheureusement, vous avez tellement conditionné votre esprit par des ajournements religieux et des éthiques sociales, que vous êtes incapables de le regarder directement – et c’est cela votre difficulté.

La compréhension est toujours dans le présent, jamais dans le futur. La compréhension est maintenant, pas dans les jours à venir. Et la liberté qui n’est pas isolement ne peut naître que lorsque chacun de nous comprend sa responsabilité envers le tout. L’individu est un produit du tout – il n’est pas un processus séparé ; il est le résultat du tout. Après tout, vous êtes le résultat de toute l’Inde, de toute l’humanité. Vous pouvez vous donner un nom qui vous plaît, mais vous êtes le résultat d’un processus total, qui est l’homme. Et si vous (le vous psychologique) n’êtes pas libre, comment pouvez-vous avoir une liberté extérieure? Quelle est la portée de la liberté extérieure? Vous pouvez avoir de nouveaux gouverneurs, mais, grand Dieu, est-ce cela la liberté? Vous pouvez multiplier les provinces parce que chacun veut avoir un emploi ; mais est-ce cela la liberté? Monsieur, nous sommes nourris de mots qui n’ont pas beaucoup de contenu ; nous obscurcissons nos discussions orales avec des mots qui n’ont pas de sens ; nous avons été nourris de propagande, qui est un mensonge. Nous n’avons pas pensé à ces problèmes par nous-mêmes, parce que la plupart d’entre nous veulent être nourris. Nous ne voulons pas penser et découvrir, parce que penser est très douloureux, cela nous fait perdre nos illusions. Nous pensons, et, perdant nos illusions, devenons cyniques, ou bien nous pensons et allons au-delà. Lorsque vous allez au-delà et au-dessus de tout processus de pensée, il y a liberté. Et en cela, il y a de la joie, en cela il y a un état d’être créateur, qu’un homme drapé dans sa vertu, qu’un homme isolé, ne peut jamais comprendre.

Question : Mon esprit est agité et en détresse. Si je ne maintiens pas une domination sur lui, je ne peux rien faire de moi-même. Comment puis-je contrôler la pensée?

Krishnamurti : Monsieur, cela c’est un énorme problème ; et comme pour tous les autres problèmes de la vie, nous ne trouverons pas de méthode pour sa solution, mais nous allons essayer de comprendre le problème lui-même, et, grâce à cette compréhension, nous saurons comment nous comporter par rapport à cette question. Tout d’abord, il nous faut comprendre cette pensée, que le penseur veut contrôler et diriger. J’espère que ce sujet n’est pas trop ardu. Qu’appelons-nous pensée? Qu’entendons-nous par penser? Et le penseur est-il distinct de la pensée? Celui qui médite est-il autre que sa méditation? L’observateur est-il différent, séparé de ce qu’il observe? La qualité est-elle autre chose que le moi? Donc, avant que la pensée ne puisse être contrôlée – quel que soit le sens de ce mot – nous devons comprendre le processus de la pensée, et savoir qui pense, si ce sont deux processus distincts ou un processus unifié.

Le penseur existe-t-il, lorsqu’il cesse de penser? Lorsqu’il n’y a pas de pensées, y a-t-il un penseur? Il est manifeste que s’il n’y a pas de pensées, il n’y a pas de penseur. Et pourquoi y a-t-il une séparation entre le penseur et la pensée? Pour la plupart d’entre nous, il y a cette séparation. Pourquoi y a-t-il cette séparation? Est-ce un fait, est-ce vrai, ou n’est-ce qu’une chose fictive que l’esprit a créée? Il nous faut être très clairs sur ce point, parce qu’alors nous nous enquerrons sur ce qu’est le processus de la pensée. Pour commencer, nous devons très clairement savoir si le penseur est séparé et pourquoi il s’est séparé de ses pensées. Et ensuite nous entrerons dans la question de ce qu’est penser, du contrôle que l’on exerce sur la pensée, et dans tout le reste.

N’êtes-vous pas sous l’impression que vos pensées sont autre chose que vous-même? Cette question même implique, n’est-ce pas, qu’il y a un contrôleur, un observateur, et quelque chose à contrôler, à observer. Or, connaissons-nous ce processus comme étant un fait : l’existence d’un contrôleur et de quelque chose sur quoi s’exerce ce contrôle, d’un observateur et de quelque chose qu’il a observé? Cette séparation est-elle réelle? Elle est réelle en ce sens que nous nous y complaisons. Mais n’est-ce pas un stratagème de l’esprit? Dans cette question beaucoup est impliqué, donc, je vous en prie, n’acceptez ni ne refusez, ne défendez ni n’écartez ce que je suggère. La plupart d’entre vous croient que le penseur est séparé, le soi supérieur, l’Atman, l’observateur, dominant le moi inférieur, etc. Pourquoi y a-t-il cette séparation? Cette séparation n’est-elle pas toujours dans le champ de la pensée? Lorsque vous dites que le penseur est l’Atman, le veilleur silencieux, et que les pensées sont distinctes de lui, il est évident que cette assertion est encore dans le champ de la pensée. Or, n’est-ce point que l’esprit, le penseur, s’est séparé de ses pensées, afin de s’octroyer une permanence? Car il peut toujours modifier ses pensées, il peut toujours changer ses pensées, mettre un nouveau cadre autour d’elles, pendant qu’il se met à part et, par conséquent, s’octroie une permanence. Mais sans ses pensées, le penseur n’est pas. Il peut se séparer de ses pensées, mais il cesse de penser, il n’existe plus, n’est-ce pas? Cette séparation entre le penseur et ses pensées est un stratagème du penseur afin de s’octroyer une sécurité, une permanence, L’esprit se rend compte du fait que ses pensées sont transitoires et, par conséquent, adopte ce tour habile qui consiste à dire que le penseur est distinct de ses pensées, qu’il est Atman, le veilleur silencieux, au dehors de l’action, de la pensée. Mais si vous observez ce processus de très près, mettant de côté toutes vos connaissances acquises, et ce que d’autres ont dit (quelque grands qu’ils soient), vous verrez que l’observateur est l’observé, que le penseur est la pensée. Il n’y a pas de penseur au dehors de la pensée ; quelque grande, vaste, profonde, que soit cette séparation qu’il crée, quelque haut que soit le mur qu’il élève entre lui et ses pensées, le penseur est toujours dans le champ de la pensée. Donc le penseur est la pensée ; et lorsque vous demandez : « Comment la pensée peut-elle être contrôlée? » vous posez une fausse question. Lorsque le penseur commence à contrôler ses pensées, il ne le fait que pour s’accorder une continuité, ou parce qu’il trouve que ses pensées sont douloureuses pour lui. Alors il veut modifier ses pensées, cependant qu’il demeure permanent derrière l’écran des mots et des pensées. Une fois que vous avez admis cela – qui est vrai – vos disciplines, votre poursuite du transcendant, vos méditations, vos contrôles, tout s’écroule. C’est-à-dire que si vous acceptez de voir le fait évident que le penseur est la pensée, et si vous devenez pleinement conscient de ce fait, vous ne pensez plus en termes de domination, cherchant à modifier, à contrôler, analyser vos pensées. Alors la pensée devient importante, et non le penseur. L’accent n’est pas mis sur le contrôleur ou la façon d’exercer un contrôle, mais c’est la pensée soumise au contrôle qui devient importante en soi. Comprendre le processus de la pensée est le commencement de la méditation, qui est la connaissance de soi. Sans connaissance de soi, il n’y a pas de méditation ; et la méditation du cœur est la compréhension. Pour comprendre, il ne vous faut être attaché à aucune croyance.

Donc, notre objet, maintenant, n’est pas l’exercice d’un contrôle sur la pensée, qui est une fausse question, mais la compréhension de la pensée ; ce qui nous intéresse, c’est le processus même de la pensée. Nous voici donc libres de l’idée de discipline, de l’idée de contrôle – et c’est une révolution extraordinaire, ne trouvez-vous pas? Vous ne pouvez être libre que lorsque vous voyez cette vérité que croire que le penseur est distinct de ses pensées est une erreur. Lorsque vous voyez la vérité en ce qui concerne une erreur, il y a libération de cette erreur. Nous avons pendant très longtemps accepté l’idée que le penseur est distinct de ses pensées ; et maintenant nous voyons que la séparation est fausse. Donc, voyant la vérité au sujet du faux, vous êtes libéré du faux, avec toutes ses implications : discipliner, contrôler, guider, canaliser la pensée, couler la pensée dans un moule déterminé d’action. Lorsque nous faisons tout cela, c’est encore le penseur qui nous occupe ; donc le penseur et la pensée demeureront distincts, ce qui est une erreur. Mais lorsque vous voyez la fausseté de tout cela, cela se détache de vous, et seule reste la pensée. Alors vous pouvez enquêter dans la pensée, alors l’esprit n’est que la machine du processus de pensée, et le penseur n’est pas distinct de la pensée.

Or, l’esprit est l’enregistreur, l’expérimentateur, et par conséquent l’esprit est mémoire, mémoire sensorielle ; car l’esprit est le résultat des sens. Donc, la pensée, qui est le produit de l’esprit, est sensorielle ; la pensée est de toute évidence le résultat des sensations. L’esprit est l’archiviste, facteur d’accumulation, la conscience qui vit l’expérience, la nomme et l’enregistre. L’esprit fait l’expérience et la qualifie ensuite de plaisante ou déplaisante, puis l’enregistre, la place dans le casier qui est mémoire. Cette mémoire répond à une nouvelle provocation. La provocation est toujours neuve, et la mémoire, qui n’est qu’un enregistrement du passé, affronte le neuf. Cet abordage du neuf par le vieux est ce que l’on appelle passer par des expériences. Or la mémoire n’a aucune vie en soi. Elle n’a de vie, elle n’est revivifiée qu’en abordant le neuf. Ainsi le neuf est toujours en train de redonner vie au vieux. C’est-à-dire que lorsque la mémoire rencontre la provocation, qui est toujours neuve, elle capte de la vie, elle se renforce par cette expérience. Examinez votre propre mémoire et vous verrez qu’elle n’a pas de vitalité par elle-même ; mais lorsque la mémoire aborde le neuf et traduit le neuf selon son conditionnement à elle, elle est revivifiée. Donc, la mémoire n’a de vie que lorsqu’elle rencontre le neuf, se revivifiant toujours, se renforçant toujours elle-même. Cette revivification de la mémoire est ce que l’on appelle penser… Je vous en prie, il est très important de comprendre tout cela, mais je ne sais pas jusqu’à quel point vous voulez y pénétrer.

Donc penser est toujours une réponse conditionnée ; penser est un processus de réponse à une provocation. La provocation est toujours neuve, mais penser, qui est une réponse qui provient de la mémoire, est toujours le vieux revivifié. Il est très important de comprendre cela. Penser ne peut jamais être neuf, parce que penser est la réponse de la mémoire, et cette réponse de la mémoire devient vitale lorsqu’elle aborde le neuf et acquiert ainsi de la vie. Mais penser, en soi, n’est jamais neuf. Donc, penser ne peut jamais être créatif, car c’est toujours une réponse de la mémoire. Or, nos esprits, nos pensées vagabondent partout et nous voulons y mettre de l’ordre. Ainsi que je l’ai expliqué, cela ne peut pas se faire par un contrôle, car dès que vous exercez un contrôle sur l’esprit, celui-ci devient exclusif, isolement. Si vous amplifiez une pensée et excluez toutes les autres, il y a un processus d’isolement qui se met à fonctionner. Donc un tel esprit ne peut jamais être libre. Il peut s’isoler, mais l’isolement n’est pas la liberté, un esprit contrôlé n’est pas un esprit libre.

Ainsi, notre problème est que nos pensées vagabondent partout, et naturellement, nous voulons y mettre de l’ordre ; mais comment l’ordre peut-il être établi? Pour comprendre une machine qui tourne à une très grande vitesse, vous devez la ralentir, n’est-ce pas? Si vous voulez comprendre une dynamo, vous devez la ralentir et l’étudier ; si vous l’arrêtez tout à fait, c’est une chose morte, et une chose morte ne peut jamais être comprise. Seule une chose vivante peut être comprise. Ainsi un esprit qui a tué des pensées par isolement, ne peut avoir aucune compréhension ; mais l’esprit peut comprendre la pensée si le processus de pensée est ralenti. Si vous avez vu un film au ralenti, vous avez pu comprendre le merveilleux mouvement des muscles d’un cheval au moment où il saute. Il y a de la beauté dans ce mouvement au ralenti des muscles ; mais comme le cheval saute rapidement, comme le mouvement est vite achevé, la beauté est perdue. De même, lorsque l’esprit se meut lentement parce qu’il veut comprendre chaque pensée à mesure qu’elle surgit, on est libéré de la pensée, libéré de la pensée contrôlée, disciplinée. Penser est la réponse de la mémoire, donc penser ne peut jamais être créatif. Ce n’est qu’en abordant le neuf comme étant neuf, le frais comme étant frais, qu’il y a un état d’être créateur. L’esprit est l’enregistreur, le ramasseur des souvenirs ; et tant que la mémoire se trouve revivifiée par la provocation, le processus de pensée doit continuer. Mais lorsque chaque pensée est observée, sentie à fond, pénétrée pleinement et complètement comprise, vous verrez que la mémoire commence à se dissiper. Nous parlons de la mémoire psychologique, non de la mémoire des faits.

La pensée – qui est la réponse de la mémoire – ne surgit que lorsqu’une expérience n’a pas été complètement comprise, et par conséquent, laisse un résidu. Lorsque vous comprenez une expérience complètement, elle ne laisse aucune mémoire, aucun résidu psychologique. La pensée est la réponse du résidu, qui est mémoire ; si vous pouvez compléter une pensée, l’épuiser, la sentir dans son ampleur totale, son résidu est éliminé. Mais penser complètement une pensée, un sentiment, est très ardu ; car lorsque vous commencez à penser à fond une pensée, d’autres pensées s’infiltrent. Alors, vous tournez en rond, poursuivant une pensée après l’autre, sans espoir, du fait de la rapidité de chacune d’elles. Mais si cela vous intéresse de penser une pensée pleinement, faites l’expérience d’écrire les pensées qui viennent ; notez-les simplement sur du papier et observez ensuite ce que vous avez écrit. Au cours de cette observation, votre esprit est ralenti, parce que pour étudier il est obligé de se ralentir – ce qui n’est pas une imposition, pas une discipline. Si vous n’écrivez que quelques-unes de vos pensées, observez-les, étudiez-les, et votre esprit est immédiatement ralenti. Observez votre esprit maintenant, pendant que vous écoutez, et voyez ce qu’il fait. Il se meurt très lentement. Vous n’avez pas d’innombrables pensées, vous ne faites que poursuivre une pensée, que je suis en train d’expliquer. Donc votre esprit est ralenti, et étant ralenti, il est capable de poursuivre une pensée jusqu’au bout. Lorsque toute pensée est poursuivie jusqu’au bout et que l’esprit est dénué de mémoire, l’esprit devient tranquille, il n’a pas de problèmes. Pourquoi? Parce que le créateur du problème, qui est la mémoire, cesse ; et dans cette tranquillité, qui est absolue, la réalité entre en existence. Tout ce processus, que nous avons découvert ce soir par rapport à cette question particulière, est la méditation. La méditation est la connaissance de soi, qui est la base de la vraie pensée ; et lorsqu’il y a pensée véritable, il y a compréhension, donc action correcte. Mais la méditation devient imitative, elle n’a pas de sens, lorsque le penseur n’est pas compris. Lorsque le penseur se sépare de ses pensées et cherche à les dominer, il progresse vers l’illusion ; tandis que voir le vrai dans le taux vous libère du faux. Alors, il n’y a que la pensée qui reste, et en comprenant la pensée pleinement survient la tranquillité. En cette tranquillité, il y a création ; c’est-à-dire que lorsque l’esprit cesse de créer, il y a une création qui est au-delà du temps, qui est immensurable, qui est le réel.

Bombay, le 7 mars 1948