Bert Olivier
Les deux faces de la médaille nihiliste

Traduction libre 16 juin 2024 On se souviendra que dans mon billet précédent, j’ai parlé de l’émergence d’un état connu sous le nom de « nihilisme » dans la culture et la société modernes, caractérisé par une prise de conscience que les choses, les relations, les institutions, etc. n’ont pas la valeur et la signification évidentes qu’elles semblaient […]

Traduction libre

16 juin 2024

On se souviendra que dans mon billet précédent, j’ai parlé de l’émergence d’un état connu sous le nom de « nihilisme » dans la culture et la société modernes, caractérisé par une prise de conscience que les choses, les relations, les institutions, etc. n’ont pas la valeur et la signification évidentes qu’elles semblaient avoir autrefois de manière incontestable. Cela a permis d’esquisser la toile de fond de ce qui sera mon intérêt éventuel, à savoir le « nihilisme cynique » qui a fait une apparition remarquée depuis 2020. Mais avant d’en arriver là, il convient d’ajouter quelques distinctions importantes sur le spectre du nihilisme.

Un bon point de départ, pour être en mesure d’appréhender l’ensemble des significations du concept de « nihilisme » — qui a été exploré dans mon précédent article — est (à nouveau) l’écriture du philosophe allemand du 19e siècle, Friedrich Nietzsche, qui avait de la prescience. Cette fois, c’est dans son livre (basé sur ses notes inédites, édité et publié après sa mort par sa sœur, Elizabeth), The Will to Power (trad. Kaufmann, W. et Hollingdale, R. J., New York, Vintage Books, 1968, pp. 7-24; en français : La volonté de puissance).

Selon Nietzsche, la forme la plus grave de ce phénomène est connue sous le nom de « nihilisme radical », qui s’affirme lorsqu’on découvre que tout ce que l’on a toujours considéré comme ayant de la valeur, comme le mariage, la religion, l’éducation, un emploi stable, le vote aux élections ou le soutien à l’équipe de football locale, n’est en fait rien d’autre qu’une convention. Qu’est-ce qu’une convention ? Un ensemble de suppositions tacites et non examinées sur les coutumes sociales ou culturelles qui orientent les actions et le comportement social d’une personne. Le nihilisme radical est donc la prise de conscience que tout ne repose que sur la crédulité humaine, et il s’ensuit qu’un examen plus approfondi révélera que même les institutions les plus chères sont historiquement issues de décisions et de coopérations humaines constructives qui ne sont finalement devenues rien d’autre que des conventions acceptées et incontestées.

Pour Nietzsche (1968, p. 7), le nihilisme — « l’invité le plus insolite de tous » — a plusieurs visages. Que signifie-t-il plus précisément ? « Que les valeurs supérieures se déprécient. Le but fait défaut ; la réponse à la question “pourquoi ?” ne trouve pas de réponse » (1968, p. 9). Ses manifestations incluent le nihilisme radical déjà mentionné, qui, selon la formulation de Nietzsche (1968, p. 9), équivaut à « la conviction d’un absolu manque de solidité de l’existence, lorsqu’il s’agit des valeurs supérieures que l’on reconnaît ».

Selon la manière dont on réagit à cette prise de conscience perturbatrice de l’inutilité intrinsèque de tout ce qui était auparavant considéré comme acquis, on pourrait, selon Nietzsche, se révéler être un nihiliste « passif » ou un nihiliste « actif ». Il caractérise ces deux variétés de nihilisme, à savoir le nihilisme passif (ou incomplet) et le nihilisme actif (ou complet), comme suit (1968, p. 17) :

Le nihilisme. Il est ambigu :

Le nihilisme comme signe d’une puissance accrue de l’esprit : comme nihilisme actif.

Le nihilisme comme déclin et récession de la puissance de l’esprit : comme nihilisme passif.

Comment ces deux alternatives sont-elles liées à la réalisation que les choses manquent de valeur intrinsèque ? La réaction automatique de la majorité des gens face à cette découverte troublante est le déni, ce qui équivaut à un nihilisme passif : vous apercevez l’abîme du néant, vous paniquez et vous fuyez immédiatement, à la recherche d’une sorte d’anesthésiant pour couvrir le vide béant de l’insignifiance. Au 19siècle, cette fuite dans le déni prenait généralement la forme d’un retour à l’église. En d’autres termes, les personnes dépourvues de la « force d’âme » à laquelle Nietzsche faisait allusion se tournaient vers les conventions (religieuses), les coutumes et, d’une manière générale, vers ce qui est à la mode, pour échapper au gouffre béant de l’absurdité.

Comme on pouvait s’y attendre, aujourd’hui c’est plus compliqué ; il suffit de dire que le type de comportement cultivé par le capitalisme est le domaine de prédilection du nihilisme passif dans la société contemporaine, et ironiquement aussi la chose même, dans toutes ses manifestations, que les gens embrassent pour cacher le vide axiologique de leur vie. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Pensez à l’expression « thérapie par le shopping » — qu’implique-t-elle ? Que si, pour une raison ou une autre, on se sent un peu perdu, insatisfait, frustré, etc., il n’y a rien de plus « thérapeutique » que de se rendre dans un centre commercial et de commencer à dépenser de l’argent — souvent, sinon la plupart du temps, au moyen d’une carte de crédit ; c’est-à-dire de l’argent que lvous n’avez pas, mais qui crée un fardeau de dettes de votre part.

En ce qui concerne la valeur (non seulement financière, mais aussi axiologique) et les cartes de crédit, je me souviens d’une scène emblématique du film qui a « fait » Julia Roberts (dans le rôle d’une prostituée, Vivian), à savoir Pretty Woman, où le magnat des affaires, Edward (Richard Gere), l’emmène acheter des vêtements appropriés (en tant que compagne) après que les vendeurs d’un autre magasin l’ont repoussée en raison de son apparence provocante. Lorsqu’Edward présenta sa carte de crédit, annonçant qu’il a l’intention de dépenser « une somme d’argent obscène », les vendeurs étaient galvanisés et la ressemblance entre l’effet de la carte de crédit et celui de la baguette magique dans les contes de fées est trop évidente pour ne pas être remarquée.

L’implication ? La carte de crédit, en tant que d’une somme d’argent virtuellement illimitée (en principe), devient un indice de valeur (capitaliste) pour le présent. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur les ramifications de cet établissement paradigmatique du capital comme contrepartie de la magie dans les contes de fées (voir mon chapitre intitulé « Pretty Woman—The politics of a Hollywood fairytale » dans mon livre Projections), si ce n’est pour dire que, par le biais du cinéma, il fournit le cadre (capitaliste) pour que le « nihilisme passif » devienne normatif. Dans ce contexte, le nihilisme passif prend la forme de « consommateurs » — un mot qui suggère bien la passivité — qui se contentent de puiser dans les marchandises facilement disponibles pour donner un semblant de sens à leur existence. J’ai utilisé le terme « semblant » à dessein, car le type de nihilisme distingué par Nietzsche montre clairement que le véritable sens se trouve ailleurs, à savoir dans le « nihilisme actif », que j’aborderai plus tard.

Zygmunt Bauman semble penser de la même manière lorsqu’il écrit (dans Liquid Modernity, p. 81) :

la compulsion d’achat devenue addiction est une lutte acharnée contre l’incertitude aiguë et angoissante et le sentiment d’insécurité ennuyeux et abrutissant…

Le consommateur peut courir après les sensations agréables — tactiles, visuelles ou olfactives —, ou après les plaisirs du palais que lui promettent les objets colorés et scintillants exposés dans les rayons des supermarchés ou sur les cintres des grands magasins, ou après les sensations plus profondes et encore plus réconfortantes que lui promet une séance avec un expert en conseil. Mais ils cherchent aussi à échapper aux affres de l’insécurité.

Ce que Bauman qualifie d’« insécurité » résonne avec ce que je préfère appeler le nihilisme — la conscience subliminale d’un monde axiologiquement vidé de sa substance, où la vie des gens semble dépourvue du sens et de la valeur autrefois incontestés — en bref, un paysage psychologique nihiliste, qui a besoin d’une infusion de valeur.

Alors, qu’est-ce que le « nihilisme actif » de Nietzsche ? Comme son homologue passif, il implique la réalisation initiale et inquiétante que tout ce que nous apprécions dans la société et la culture est le résultat historique de siècles de vie selon les conventions. Mais, contrairement au nihiliste passif, qui ne peut tolérer cette vérité (d’où l’« insécurité » mentionnée par Bauman), le nihiliste actif est libéré par cette découverte. Si rien n’a de valeur intrinsèque et n’est que le résultat de la création humaine dans le passé, cela ouvre la possibilité exaltante de créer ses propres valeurs. C’est précisément ce que font les nihilistes actifs — de manière métaphorique, à la façon nietzschéenne, on pourrait dire qu’au lieu de fuir l’abîme de l’absurdité et de l’absence de sens, ils « dansent dessus ». Un exemple de nihiliste actif par excellence est bien sûr Nietzsche lui-même, dont l’œuvre philosophique était étonnamment originale et a généré une audience philosophique significative depuis sa mort en 1900.

Le nihilisme actif est donc une réponse créative à la prise de conscience que les choses ont été vidées de leur valeur intrinsèque, en partie à cause de ce que j’ai décrit dans mon billet précédent, en référence au diagnostic de Nietzsche d’une culture qui a perdu le fondement mythique sain qu’elle avait autrefois, en grande partie à cause de l’hypertrophie du « scientisme » (et, pourrait-on ajouter, de la technologie, qui réduit tout à rien de plus qu’une ressource). Mais comment, lorsqu’on possède ce que Nietzsche appelle la « force de l’esprit » nécessaire, créer ses propres valeurs ? On ne peut sûrement pas les inventer de toutes pièces, n’est-ce pas ?

Permettez-moi d’énumérer quelques nihilistes actifs qui devraient — compte tenu de ce qu’ils ont accompli dans le domaine de la culture et de la science — fournir un indice pour répondre à cette question. Les artistes Vincent Van Gogh et Pablo Picasso, l’architecte Zaha Hadid et tous les peintres ou architectes qui ont contribué à insuffler de nouvelles valeurs à leur art — non seulement les occidentaux, mais tous ceux qui ont repoussé les frontières de l’art et de l’architecture en réimaginant de manière innovante leur forme d’art — étaient, ou sont, de ce fait, des nihilistes actifs. Et ce ne sont pas seulement les artistes légendaires du canon artistique, mais même des artistes visuels moins importants, qui s’efforcent d’incarner leur expérience du monde dans leur art à travers les couleurs et les formes, qui se définissent comme des nihilistes actifs à travers leurs activités et leurs créations. Il va sans dire que cela vaut également pour les autres arts, qu’il s’agisse de la littérature, de la musique, du cinéma, de la danse ou de la sculpture.

Ici, en Afrique du Sud, nous avons aussi notre part de nihilistes actifs, et je ne vois personne de plus exemplaire à cet égard qu’une artiste (peintre), poète, écrivaine et illustratrice polyvalente et créative que cette femme remarquable, Louisa Punt-Fouché, qui est également psychanalyste jungienne. Les peintures et les livres de Louisa — dont nous avons le privilège de posséder un certain nombre — témoignent du fait qu’elle est une nihiliste active, qui non seulement utilise les médias traditionnels, mais en introduit d’autres dans ses œuvres d’art, et qui intègre des thèmes connexes (tels que les femmes, les enfants et les questions écologiques) à la fois dans son art visuel et littéraire. Comme tous les nihilistes actifs, ce qu’elle crée enrichit la vie et il est donc facile de s’identifier aux valeurs qu’elle fait naître.

De même, tous les penseurs et scientifiques qui ont renouvelé leurs disciplines par des (re)conceptualisations originales — de Platon et Aristote à Thomas d’Aquin, Descartes, Mary Wollstonecraft, Martin Heidegger, John Dewey et Richard Rorty jusqu’à Martha Nussbaum, ainsi qu’Isaac Newton, Albert Einstein et d’autres scientifiques exceptionnels — ont été des nihilistes actifs, étant donné la manière dont ils sont allés au-delà de la simple utilisation de théories existantes, en construisant de nouvelles théories qui ont soit complété les anciennes, soit les ont complètement révisées.

Bien que j’aie établi un lien entre le nihilisme passif et le capitalisme par le biais du comportement des consommateurs, il est évident qu’en dehors des penseurs de l’économie capitaliste, tels qu’Adam Smith, de nombreux individus novateurs ont créé les moyens de pratiquer le capitalisme de différentes manières, comme le fondateur d’Apple, Steve Jobs, et ont donc été des nihilistes actifs. D’autres se contentent d’utiliser les produits conçus par Jobs — et sont à cet égard des nihilistes passifs, à moins qu’ils ne les utilisent comme outils pour créer quelque chose de leur cru — ce qui implique, bien sûr, que n’importe qui peut vivre une vie de nihilisme actif, à condition d’être un minimum créatif, même de la manière la plus humble. Je connais plusieurs personnes qui sont des jardiniers passionnés, par exemple, et dont les efforts constructifs avec des fleurs, des arbustes et des arbres — et parfois des légumes — relèvent certainement du nihilisme actif, même si ce n’est pas d’une manière qualitativement unique, inimitable, comme l’œuvre littéraire d’Antonia Byatt.

Mais à ce stade, quelque chose doit être évident, à savoir la tension entre un nihiliste actif individuel, qui crée ses propres valeurs, comme le voudrait Nietzsche, et un nihilisme actif qui présuppose une telle création de valeur(s) par un individu (ou un groupe de personnes), mais à laquelle un certain nombre de personnes peuvent participer. Le premier cas, où une seule personne crée et vit selon un ensemble de valeurs, n’est finalement pas viable — pas même au sens de Robinson Crusoé, où un individu solitaire vit « sur une île » à l’écart d’une communauté de personnes, parce qu’une personne peut apparaître n’importe quand, et à moins qu’il ou elle ne puisse partager les valeurs de la personne précédemment solitaire, cela se révélerait être un exercice futile.

En d’autres termes, un nihilisme actif viable exige d’aller au-delà des valeurs créées par un individu ; à moins que ces valeurs ne se prêtent à un partage communautaire, elles sont vouées à rester confinées de manière solipsiste aux actions et aux croyances de leur auteur. Un cas d’école le prouve : Jeffrey Dahmer aurait beau affirmer que son penchant pour les meurtres en série, malgré l’« originalité » de leur planification et de leur mise en scène, constituait un exemple de nihilisme « actif », le simple fait qu’ils ne puissent jamais former la base d’une communauté de valeurs partagées le disqualifie.

Ayant mentionné Dahmer, c’est le bon moment pour faire la transition vers ce qui s’avérera probablement, avec le recul, être la bande de tueurs en série la plus « réussie » — mesurée par le nombre de personnes tuées — de l’histoire de l’humanité : ces psychopathes répréhensibles qui ont planifié et contribué à mettre en œuvre un véritable démocide, principalement (jusqu’à présent) par le biais d’un soi-disant « virus », créé en laboratoire, et par la suite le déploiement et l’administration d’armes biologiques se faisant passer pour des « vaccins ». J’ai inséré « jusqu’à présent » entre parenthèses parce que leur comportement malveillant ne montre aucun signe de ralentissement, pour l’instant.

Inutile d’ajouter que nous avons besoin d’un prodigieux effort de nihilisme actif pour combattre les agissements de cette immonde coterie de néo-fascistes — ce qui est déjà en cours, à Brownstone, pour ne mentionner que l’un des nombreux centres d’une telle activité créative. Le billet suivant se concentrera sur leurs actions ignobles, qui témoignent de leur lamentable « nihilisme cynique ».

Texte original : https://brownstone.org/articles/two-sides-of-the-nihilistic-coin/