Michael Levin
Les êtres vivants ne sont pas des machines (aussi, ils le sont totalement)

La solution que je propose est de prendre conscience que rien n’est réellement quoi que ce soit, et d’abandonner le littéralisme qui confond nos cartes avec la totalité du territoire. Cessons de présumer que nos modèles formels (et leurs limites) représentent la totalité de ce que nous essayons de comprendre et de prétendre qu’une métaphore objective universelle est une représentation authentique des « êtres vivants », alors que toutes les autres sont fausses. En d’autres termes, rejetons la seule chose sur laquelle les organicistes et les mécanistes sont d’accord — l’hypothèse selon laquelle il existe une seule image précise et réaliste des systèmes si seulement nous pouvions découvrir laquelle est la bonne.

Nos modèles formels de la vie, des ordinateurs et des matériaux ne racontent pas toute l’histoire de leurs capacités et de leurs limites.

« Il n’y a rien de naturel dans les classes, les familles et les ordres, les prétendus systèmes sont des conventions artificielles ». — Jean-Baptiste Lamarck

Ne jamais embaucher :

  • un chirurgien orthopédique qui ne pense pas que votre corps fonctionne comme une machine mécanique

  • un psychothérapeute qui pense que c’est le cas

  • un technicien en CVC (Climatisation, Ventilation, Chauffage) qui ne pense pas que les thermostats aient des nano-objectifs

  • un programmeur qui pense que seule la physique, et non des algorithmes incorporels, fait danser les électrons

  • Un fabricant de bicyclettes ou un virologue enchanté par la nature inventive, fantasque et imprévisible de ses créations.

  • un ingénieur en IA ou un morphologue synthétique qui pense que « nous savons ce qu’elle peut faire parce que nous l’avons construite et que nous en comprenons les pièces »

Pourquoi ? Parce que des contextes différents exigent que nous adoptions des perspectives différentes quant à la part d’esprit ou de mécanisme qui se présente à nous. La bataille incessante sur la question de savoir si les êtres vivants sont ou non des machines repose sur deux croyances erronées mais omniprésentes. Premièrement, la croyance que nous pouvons déterminer objectivement et sans équivoque ce qu’est quelque chose. Et deuxièmement, que nos modèles formels de la vie, des ordinateurs ou des matériaux racontent toute l’histoire de leurs capacités et de leurs limites.

Malgré l’expansion continue et la prédominance de la biologie moléculaire et de ses métaphores réductionnistes et mécanistes, ou probablement à cause d’elles, on assiste à une recrudescence d’articles et de messages sur les médias sociaux scientifiques affirmant que « les êtres vivants ne sont pas des machines » (LTNM ou en français EVNM). Il existe des articles réfléchis, informatifs et nuancés qui explorent cette voie, comme cette exploration de la « nouvelle biologie post-génomique » et d’autres, magistralement examinés et analysés par la scientifique cognitive et historienne Ann-Sophie Barwich et l’historien Matthew James Rodriguez de l’Université de l’Indiana à Bloomington. (Une liste non exhaustive comprend l’étude de lingénieur Perry Marshall sur la façon dont la biologie dépasse les limites de la computation [calcul], la discussion de l’informaticien Alexander Ororbia sur « la computation mortelle », l’étude du biologiste Stewart Kauffman et de l’informaticien Andrea Roli sur l’évolution de la biosphère, ainsi que les travaux de philosophes tels que Daniel Nicholson, George Kampis et Günther Witzani).

Beaucoup d’autres, cependant, utilisent le chant des sirènes de l’exceptionnalisme biologique et des notions dépassées ou mal définies de « machines » pour promouvoir un point de vue qui induit en erreur les lecteurs non spécialistes et bloque les progrès dans des domaines tels que l’évolution, la biologie cellulaire, la biomédecine, les sciences cognitives (et la cognition basale), l’informatique, la bio-ingénierie, la philosophie et bien d’autres encore. Tous ces domaines sont freinés par des hypothèses cachées dans l’optique du LTNM qu’il vaudrait mieux écarter au profit d’un cadre plus fondamental.

En m’opposant à LTNM, je dois abattre cartes sur table. J’utilise des approches fondées sur les sciences cognitives pour comprendre et manipuler les substrats biologiques. J’ai soutenu que la cognition imprègne la réalité jusqu’au niveau moléculaire ; après tout, nous trouvons la mémoire et l’apprentissage dans de petits réseaux de substances chimiques en interaction mutuelle, et des études montrent que les circuits moléculaires peuvent se comporter comme des entités douées d’agentivité (capacité d’action). Je prends tellement au sérieux l’existence d’objectifs, de préférences, de capacités de résolution de problèmes, d’attention, de souvenirs, etc., dans des substrats biologiques tels que les cellules et les tissus, que j’ai risqué toute ma carrière de laboratoire sur cette approche.

Certains collègues spécialistes de la biologie moléculaire considèrent mon point de vue selon lequel les approches moléculaires ascendantes ne suffisent tout simplement pas et doivent être complétées par les outils et les concepts des sciences cognitives — comme une forme extrême d’animisme. Ainsi, mon désaccord avec LTNM ne vient pas d’une sympathie pour le réductionnisme moléculaire ; je me considère tout à fait dans la tradition organiciste de biologistes théoriques comme Denis Noble, Brian Goodwin, Robert Rosen, Francisco Varela et Humberto Maturana, dont les travaux se concentrent tous sur la qualité irréductible, créative et agentive (capacité d’action) de la vie ; cependant, je veux pousser ce point de vue plus loin que beaucoup de ses adeptes. LTNM doit disparaître, mais nous ne devrions pas remplacer ce concept par son contraire, la redoutable présomption selon laquelle les êtres vivants sont des machines ; c’est tout aussi erroné et cela freine également le progrès.

Néanmoins, il est facile de comprendre pourquoi la perspective LTNM persiste. Le cadre du LTNM donne le sentiment d’avoir dit quelque chose de puissant — couper la nature au niveau de ses articulations en ce qui concerne la chose la plus importante qui soit, la vie et l’esprit, en établissant une catégorie fondamentale qui sépare la vie du reste de l’univers froid et inanimé. On a l’impression de prévenir les efforts constants et pernicieux visant à réduire la majesté de la vie à des mécanismes prévisibles dépourvus de toute capacité à susciter la considération ou les expériences personnelles qui font que la vie vaut la peine d’être vécue.

Beaucoup utilisent le chant des sirènes de l’exceptionnalisme biologique et des notions dépassées ou mal définies de « machines » pour promouvoir un point de vue qui induit en erreur les lecteurs non spécialistes et freine le progrès.

Mais tout cela n’est que de la poudre aux yeux, provenant d’une idée qui s’est imposée comme un rempart contre le réductionnisme et le mécanisme, et qui ne veut pas disparaître même si nous l’avons dépassée. L’attrait superficiel de LTNM cache en réalité un cadre conceptuel problématique :

  • De nombreux ses partisans ne précisent jamais s’ils parlent des ennuyeuses machines du 20e siècle, des artefacts très différents d’aujourd’hui ou des fruits de tous les efforts d’ingénierie possibles dans un avenir lointain. En ne répondant pas à la question difficile de définir ce qu’est une « machine », ils négligent un point qui est au cœur de leurs revendications.

  • Il enferme ses adeptes dans des pseudo-problèmes insolubles quant au statut des cyborgs, des hybrots, des humains augmentés et de tous les types possibles d’êtres chimériques partiellement naturels et partiellement artificiels. Un nombre croissant de contorsions mentales sera nécessaire au fur et à mesure que ces êtres apparaîtront, afin de tenir compte des nombreux cas particuliers qui n’entrent pas dans la classification binaire de LTNM.

  • Il soutient la puissance de l’évolution, mais ne parvient pas à définir son ingrédient secret et à expliquer pourquoi un processus constitué d’essais et d’erreurs par mutation et sélection pendant des éons devrait avoir le monopole de la création d’esprits. Pourquoi les ingénieurs ne pourraient-ils pas utiliser ces mêmes techniques, augmentées par une conception rationnelle, pour incarner les propriétés étonnantes de la nature de nouvelles manières et dans d’autres médiums ?

  • Il semble comme une déclaration grandiose et universelle, mais ses partisans disent rarement ce qu’elle signifie pour la détection de la vie au sens large, dans l’univers. Considéreraient-ils les capacités fonctionnelles, la composition ou l’histoire de l’origine comme des preuves définitives pour évaluer le statut moral d’un visiteur extraterrestre éloquent et sympathique, à l’aspect brillant et métallique, qui a peut-être vu le jour grâce à l’aide d’autres esprits ?

Il est également faux de dire que l’approche mécaniste de la vie n’a pas contribué de manière importante aux connaissances et aux capacités — bien sûr qu’elle l’a fait, de la chirurgie orthopédique aux vaccins, en passant par la biologie synthétique et bien plus encore. D’un autre côté, de nombreuses lacunes en matière de connaissances et de résultats fonctionnels restent sans réponse ; il est probable que l’approche mécaniste a déjà cueilli une grande partie des fruits à portée de main dans de nombreux aspects de la science et qu’elle doit maintenant être complétée par des approches descendantes, telles que la collaboration avec la capacité d’apprentissage et l’intelligence orientée vers les objectifs de la matière vivante — en communiquant avec elle, au lieu de microgérer les gènes et les protéines. Que faut-il donc penser des affirmations selon lesquelles la vie peut être comprise à l’aide de la métaphore de la machine ? Il y a actuellement peu de dialogue bénéfique entre les camps organicistes et mécanistes, qui diffèrent profondément dans leurs affirmations sur ce qu’est la vie.

Résoudre le débat en s’engageant sur la voie de la métaphore

Quoi que vous puissiez dire qu’un objet « est », il ne l’est pas. — Alfred Korzybski

Illustration d’une version moderne de la parabole classique « l’aveugle et l’éléphant », montrant que certaines personnes considèrent un organisme complexe comme un réseau de mécanismes pilotés par l’ADN, tandis que d’autres le voient comme un ensemble de circuits d’apprentissage cybernétiques pouvant être entraînés ou encore comme un acteur (agent) créatif doté d’une perspective intérieure complexe qui peut ne pas être accessible par une inspection directe de l’extérieur. (image utilisée avec l’autorisation de Jeremy Guay de Peregrine Creative via Michael Levin)

La solution que je propose est de prendre conscience que rien n’est réellement quoi que ce soit, et d’abandonner le littéralisme qui confond nos cartes avec la totalité du territoire. Cessons de présumer que nos modèles formels (et leurs limites) représentent la totalité de ce que nous essayons de comprendre et de prétendre qu’une métaphore objective universelle est une représentation authentique des « êtres vivants », alors que toutes les autres sont fausses. En d’autres termes, rejetons la seule chose sur laquelle les organicistes et les mécanistes sont d’accord — l’hypothèse selon laquelle il existe une seule image précise et réaliste des systèmes si seulement nous pouvions découvrir laquelle est la bonne.

Je propose plutôt que tout soit une question de perspective et de contexte. Dans certaines situations, certains formalismes et outils appropriés à certains types de machines seront efficaces ; dans d’autres, ils seront terriblement inadéquats. Si nous abandonnons l’idée qu’il doit y avoir une seule réponse correcte et que nous acceptons de devoir préciser le contexte et les bénéfices potentiels, nous pourrons faire de réels progrès. D’une part, cette idée pluraliste est simple, sans surprise et ancienne. D’autre part, l’incapacité à assimiler cette leçon est à l’origine d’un grand nombre de désaccords et d’obstacles au progrès.

Mais ma proposition n’est pas de dire que tout est permis et que chacun peut simplement choisir le cadre qui lui plaît. Au contraire, l’ouverture d’esprit pourrait nous permettre d’entreprendre des recherches empiriques afin d’étudier les avantages et les limites de chaque perspective et de déterminer si de meilleures métaphores pourraient faciliter et enrichir nos interactions avec des systèmes complexes de toutes sortes.

En effet, tous les termes — cognitif, computationnaliste et mécaniste — ne sont pas des affirmations sur ce qu’est le système ; il s’agit plutôt d’une proposition de protocole pour interagir efficacement avec le système. Selon que l’on a affaire à une horloge mécanique, à un thermostat, à un chien ou à un être métacognitif rationnel, les techniques appropriées incluront le recâblage physique, la réécriture directe des objectifs du système, la formation, l’enseignement, la psychanalyse, l’amour et bien d’autres possibilités encore.

Rejetons la seule chose sur laquelle les organicistes et les mécanistes sont d’accord : l’hypothèse selon laquelle il existe une seule image précise et réaliste des systèmes, si seulement nous pouvions découvrir laquelle est la bonne.

Nous ne devrions pas nous prononcer sur ce que les systèmes (cellules, biobots, animaux et peut-être un jour phénomènes exobiologiques) « sont vraiment », mais plutôt tester les outils uniques des différentes disciplines pour prédire, contrôler, créer et peut-être être modifiés par un système donné. Chaque discipline a ses propres hypothèses, ses propres modes de pensée et ses propres outils pratiques qui offrent un puissant effet de levier, mais aussi des angles morts. Il s’agit d’un large spectre, et de multiples approches pourront porter leurs fruits de diverses manières (ou pas, mais c’est le jeu empirique auquel nous nous sommes livrés en tant que scientifiques). Beaucoup de choses peuvent être vraies en même temps, et toutes dépendent de nous et de nos intentions autant que du système lui-même.

Modification matérielle uniquement

Modifier le point de consigne de l’encodage des données du processus orienté par objectifs

Entraînement par récompenses/punitions

Communiquer des raisons convaincantes

Le spectre de la persuadabilité est illustré par quatre points de référence représentatifs. En se déplaçant de gauche à droite, on rencontre des systèmes qui se prêtent moins aux métaphores mécanistes et plus aux relations agentiques (capables d’action). Les machines simples, les organismes vivants et bien d’autres choses existent le long du même continuum, mais diffèrent en fonction des outils et des approches que nous pouvons utiliser pour interagir de manière optimale avec eux. (image utilisée avec l’autorisation de Jeremy Guay de Peregrine Creative via Michael Levin)

Le cadrage en termes de « machine ou non » (ou « intelligent ou non » ou « intentionnel ou non », etc.) est un chemin sûr vers des pseudo-problèmes insolubles si nous prenons ces termes comme des catégories binaires et objectives qui existent dans la nature ; les cyborgs (disons 50 % de cellules humaines, 50 % de circuits artificiels) sont-ils des machines ou des formes de vie ? À quel stade du processus lent, progressif et continu de l’embryogenèse (ou de l’évolution) la dynamique prétendument mécanique de la biochimie devient-elle le travail d’un esprit doté de finalité ? Ces questions ne peuvent être résolues si l’on cherche une ligne de démarcation nette et claire entre ces catégories.

Je propose une approche d’ingénierie (au sens large) : Ce que nous disons réellement lorsque nous faisons ces affirmations est, par exemple, « Voici la panoplie d’outils — par exemple, le recâblage, la cybernétique, le modelage du comportement ou la psychanalyse — que je propose d’utiliser pour interagir avec ce système. Voyons tous comment cela va se passer ». Nous pouvons alors constater que tous ces termes indiquent des continuums riches plutôt que des catégories binaires et que les points de vue de plusieurs observateurs peuvent être efficaces (perspicaces, puissants) dans leurs contextes parce que personne n’a exclusivement raison. Ce qui place tous ces systèmes — vivants ou non — sur le même spectre, c’est le fait qu’ils présentent tous des aspects qui se prêtent aux lentilles mécanistes et agentiques (capables d’action), qu’ils présentent tous des surprises et des compétences que nos modèles formels ne saisissent pas, et qu’aucun ne porte ses capacités et ses limites à la surface (elles doivent être déterminées par l’expérience).

Un chirurgien orthopédique devrait considérer votre corps comme une simple machine mécanique — il a des marteaux et des ciseaux, et son approche fonctionne très bien dans son domaine. En revanche, un psychanalyste devrait mettre l’accent sur votre croissance en tant qu’acteur libre en quête de sens et vous aider à le développer.

Alors, que devrait voir un spécialiste de la médecine régénérative dans vos cellules ? Ou un biologiste évolutionniste du développement ? C’est une question empirique qui doit être réglée en essayant les différents outils et en voyant jusqu’où on peut aller. Les données recueillies jusqu’à présent suggèrent quil est très avantageux de prêter attention à l’esprit des cellules et de leurs collectifs.

Mais ce ne sont pas seulement les produits de l’évolution par essais et erreurs sur des éons qui soient des sujets appropriés pour les outils des sciences du comportement. Le terme « machine » recouvre aujourd’hui une incroyable variété d’approches (y compris celles qui utilisent la dynamique évolutive, l’intentionnalité cybernétique, l’autoconstruction et l’autoréférence, le raisonnement ouvert et l’absence de séparation entre les données et le matériel, etc.)

Nous avons quitté l’époque où les « machines » étaient faciles à délimiter parce que notre compréhension des outils pouvant être utilisés pour comprendre et fabriquer des machines était très limitée (il s’avère que certains des mêmes outils que les spécialistes du comportement et les biologistes utilisent depuis longtemps, tels que la manipulation des souvenirs, des croyances, de l’attention et de l’alignement autonome des parties vers des objectifs systémiques — s’appliquent tout aussi bien). Nous devons abandonner l’idée réconfortante que nous comprenons suffisamment bien la matière pour affirmer que les limites de nos modèles sont équivalentes aux limites du monde « non vivant ».

Le problème de la confiance mal placée

« Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles ». — George E. P. Box

Nous croyons comprendre les machines et les matériaux inanimés. La plupart des gens seraient contrariés s’ils découvraient des puces et des fils électriques sous leur peau ; en fait, beaucoup de ceux qui soutiennent LTNM estimeraient avoir été dépouillés de leur qualité essentielle et ineffable. Mais pourquoi ne pas conclure, au contraire, qu’apparemment les puces et les fils électriques peuvent donner naissance à une riche vie intérieure, à la liberté et à la responsabilité dont nous savons expérimenter ? Au lieu de cela, ce fait est vécu comme une remise en question radicale de leur propre existence, en raison d’une histoire qui nous est racontée depuis l’enfance et selon laquelle les produits chimiques humides sont les seules choses qui permettraient l’émergence de véritables esprits. Dans cette « réalité » bien ancrée, les gens dénigreront les « machines » en toutes circonstances, même si cela revient à nier leur propre réalité.

Nous devons abandonner l’idée réconfortante que nous comprenons suffisamment bien la matière pour affirmer que les limites de nos modèles sont équivalentes aux limites du monde « non vivant ».

Cette confiance mal placée dans nos modèles du monde non vivant est un élément de propagande incroyablement efficace ; la vision physicaliste réductionniste du monde est assez universelle. Même de nombreuses personnes religieuses semblent totalement convaincues que la biochimie est le seul substrat capable de produire l’esprit, même si personne n’ait d’explication convaincante pour expliquer pourquoi les robots ne pourraient pas être dotés d’une âme et échapper aux limites de leur matérialité, comme le font les embryons biochimiques.

Je pense que la magie qui rend les anciennes métaphores de machines trop limitées pour les systèmes vivants s’applique également aux systèmes minimaux dont nous pensons intuitivement qu’ils devraient être bien décrits par nos modèles formels. Je propose que la meilleure voie à suivre soit fondée sur le pluralisme et le pragmatisme ; ne pas confondre nos modèles formels (et leurs limites) avec les choses elles-mêmes, vivantes ou non ; et être aussi ouvert à l’émergence surprenante de la proto-cognition (et pas seulement de la complexité) dans des endroits inhabituels, comme nous le sommes pour son émergence dans la biologie naturelle parce que nous n’en savons pas encore assez pour supposer savoir où elle peut peut apparaître et où elle ne peut pas.

L’époque où l’on utilisait une terminologie familière et où l’on prétendait qu’il existait des catégories binaires claires pour reconnaître les machines et les êtres vivants, est révolue. Elles ne reviendront pas, compte tenu des progrès de la bio-ingénierie et de la recherche sur la matière active et de la prise de conscience évidente que l’évolution n’est pas une création magique — qu’à l’intérieur de nos cellules, il n’y a pas de la poussière de fée mais le même type de matière que les ingénieurs peuvent manipuler. C’est une bonne chose, car de telles conceptions étaient à peine suffisantes dans le passé en raison des limites de la technologie et de l’imagination. Utiliser le terme « machine » pour évoquer des visions dépassées d’objets ennuyeux, déterministes, dont on sait ce qu’ils font, ne fait que masquer notre ignorance et freiner les progrès sur certaines des énigmes les plus fascinantes de notre temps.

Abandonnons également l’idée qu’il y a d’un côté des tournures de phrases métaphoriques et de l’autre de véritables explications scientifiques. Tout ce que nous avons, ce sont des métaphores, certaines meilleures que d’autres, pour nous aider à atteindre la métaphore suivante, plus intéressante et plus génératrice sur le plan empirique. Les bonnes ou mauvaises métaphores ne sont pas détectables depuis notre fauteuil de philosophe comme si elles dérogeaient à des catégories fixes ; les métaphores facilitent (ou entravent) la découverte à des degrés divers, car les catégories (vie, machine, intelligence, objectif, etc.) évoluent de manière flexible avec les nouvelles découvertes de la science.

Et la science est claire : nous disposons aujourd’hui de moyens non magiques pour comprendre les objectifs, la causalité descendante, l’autoréférence, la plasticité et bien plus encore, y compris le matériel gouverné par des algorithmes, comme l’expliquent les physiciens George Ellis et Barbara Drossel ; la cybernétique telle qu’elle est abordée par Francis Heylighen et ses collègues ; et d’autres approches de l’étude des esprits physiquement incarnés (comme celles du mathématicien Evo Busseniers, du pionnier de la cybernétique Arturo Rosenblueth et des spécialistes des sciences cognitives Douglas Hofstadter et Randall Beer).

Le camp réductionniste/mécaniste devra s’adapter au fait que les outils cognitifs, appliqués à des objets qui ne sont pas des animaux intelligents, ne sont pas « simplement » des métaphores ; comme les « voies moléculaires », ce sont des hypothèses légitimes qui doivent être jugées à l’épreuve du laboratoire. Le camp organiciste devra accepter le fait que les perspectives computationnelles (en ce qui concerne la reprogrammabilité de la vie, les couches d’abstraction, etc.) sont également de simples métaphores, utiles dans certains contextes de la biologie — et non des insultes essentialistes à la majesté de la vie.

Si, dans notre suffisance, nous sommes presque sûrs que les roches sont inanimées — qu’elles ne font pas partie d’un ensemble binaire et précis définissant le terme « cognitif » — nous ne serons pas, par exemple, motivés pour rechercher mémoire et apprentissage dans des matériaux abiotiques. Les catégories binaires sont d’excellents filtres, empêchant les outils d’une discipline d’être utilisés au profit d’une autre ; par exemple, les outils des sciences comportementales et cognitives d’enrichir les domaines de la matière active ou de la bio-ingénierie. La pensée binaire et l’attachement rigide aux catégories anciennes ralentissent le progrès.

Passons à la bonne science qui consiste à être très précis sur nos métaphores et sur ce qu’elles facilitent et ce qu’elles limitent. Précisons, à chaque fois, à quel niveau du spectre de la persuasion nous envisageons d’aborder un système et soyons clairs sur le fait qu’une affirmation particulière s’applique à un effort de recherche particulier, et non à une catégorie universelle et objective, et reconnaissons que nous sommes tous en train de générer et de tester des métaphores.

Un ensemble de types d’acteurs (agents) reconnaissables, allant de la matière passive à la métacognition complexe des esprits humains, le long d’un spectre. À l’instar des éléments du tableau périodique, chacune de ces catégories permet différents types de capacités, de relations et de protocoles d’interaction, mais met l’accent sur la symétrie fondamentale qui les place tous sur le même continuum. (illustration modifiée d’après la figure de Rosenblueth et al. dans leur article sur le comportement, le but et la téléologie)

Rien de tout cela ne devrait surprendre. Abandonner ce genre de prisme aurait des implications massives — sinon populaires — qui reposent sur des positions philosophiques plutôt raisonnables et bien rodées. Ce qui entrave le progrès aujourd’hui, c’est le manque d’humilité. Nous avons tendance à croire que, parce que nous avons fabriqué quelque chose et que nous en connaissons ses composants, nous comprenons ses capacités et ses limites, ainsi que ce que les matériaux et algorithmes peuvent ou ne peuvent pas faire. Or, ce n’est pas le cas. Nous ne faisons qu’effleurer la surface. Il est ironique de constater qu’en refusant d’accorder aux « machines » une qualité magique précieuse (action, cognition, etc.), les organicistes valident l’affirmation la plus centrale des réductionnistes : connaître les propriétés des composants d’une machine permet d’en connaître sa nature complète.

Ce qui entrave le progrès aujourd’hui, c’est le manque d’humilité. Nous avons tendance à croire que, parce que nous avons fabriqué quelque chose et que nous en connaissons ses composants, nous comprenons ses capacités et ses limites.

Dans un article influent, le philosophe australien David Chalmers a formulé le « problème difficile » de la conscience comme suit : « Pourquoi un traitement physique devrait-il donner lieu à une vie intérieure riche ? Cela semble objectivement déraisonnable, et pourtant c’est le cas ». Cette même hypothèse est omniprésente dans de nombreux domaines : nous pensons avoir suffisamment de connaissances et de la bonne architecture cognitive pour avoir une intuition bien calibrée de ce qui est raisonnable et des types de systèmes qui ont des propriétés (proto)cognitives. Je pense que nous ne disposons d’aucun de ces éléments et que la prudence et l’ouverture d’esprit sont donc nos meilleurs guides.

L’exceptionnalisme biologique et le cadre matérialiste qui accordent une signification et une importance morale à la composition et aux histoires d’origine donnent lieu à des mythologies extrêmement séduisantes et simplistes. Et cela ne se limite pas au monde occidental. On pourrait penser que les traditions orientales et indigènes sont moins contraintes par les hypothèses physicalistes. Pourtant, les débats que j’ai eus avec des spécialistes de l’islam, des bouddhistes, des rabbins, etc., montrent que ces traditions sont souvent tout aussi attachées à des hypothèses fragiles. Ils acceptent que des esprits immatériels soient le substrat de l’esprit, mais sont souvent étonnamment certains que ces esprits ne sont pas autorisés à s’incarner dans des constructions robotiques produites par les efforts d’ingénieurs réfléchis, mais seulement dans des entités molles et humides produites par les essais et les erreurs de la mutation et de la sélection.

Il y a de nombreuses raisons de rejeter les cadres naïfs de l’ordinateur et de la machine dans l’étude de la vie et de l’esprit. Bien sûr, le computationnalisme (l’idée que la vie et l’esprit résultent d’un algorithme spécifique) ou les métaphores de machines simples ne peuvent pas rendre compte complètement des êtres vivants. Mais les systèmes abiotiques ou artificiels ne sont pas non plus adéquatement décrits par les métaphores de la machine. C’est parce qu’ils ne sont PAS des machines, pas plus que ne le sont les êtres vivants, car le terme « machine » renvoie généralement à un ensemble d’attentes et de simplifications qui passent inévitablement à côté des aspects essentiels de la réalité.

Même les algorithmes simples ne sont pas entièrement décrits par l’image que nous avons de ce que fait l’algorithme — ils s’engagent des quêtes supplémentaires et révèlent des compétences inattendues. Des systèmes chimiques minimaux et déterministes s’avèrent capables d’apprendre et de faire des déductions lorsque nous nous engageons à vérifier l’intelligence dans des endroits peu familiers. Nous devons accepter le fait que tous nos cadres d’analyse passent à côté d’aspects importants des choses, qu’il est acceptable de décrire un système sans prétendre avoir tout dit, et que même les systèmes les plus simples peuvent exercer des effets surprenants qui se situent plus haut sur le continuum de la capacité d’action (agence) que la simple émergence de complexité ou d’imprévisibilité.

Les systèmes synthétiques, que nous pensons parfois suivre un algorithme, peuvent ou non avoir un certain degré d’esprit véritable, mais cette détermination ne devrait pas être basée sur le fait qu’ils suivent un algorithme (pas plus que la réalité de l’esprit humain n’est révélée par le fait qu’ils suivent les lois de la chimie). L’émergence de la cognition, d’une manière forte, qui est facilitée, mais non circonscrite par le substrat matériel sur lequel elle repose, représente le grand défi de recherche du siècle à venir, et elle s’applique aussi bien aux systèmes conçus, évolués et hybrides. Si, comme l’a souligné le surréaliste belge René Magritte dans « La trahison des images », même une pipe ne peut être réduite à notre représentation d’elle, combien plus cela est-il vrai pour des créations dynamiques, vivantes ou non ?

En français, cette image d’une machine de Turing est légendée « ceci n’est pas une machine de Turing ». Même les machines simples ne sont pas entièrement décrites par nos modèles formels — un point rendu célèbre par la peinture classique de René Magritte représentant une pipe avec la légende « ceci n’est pas une pipe ». (image utilisée avec l’autorisation de Jeremy Guay de Peregrine Creative via Michael Levin)

J’invite la communauté organiciste à prendre son propre point de vue plus au sérieux : La raison pour laquelle les êtres vivants ne peuvent pas être entièrement décrits par des métaphores mécanistes est exactement la même que celle pour laquelle les « machines » ne peuvent pas l’être non plus. L’organicisme nous donne un outil formidable — le respect pour l’émergence surprenante d’aspects d’ordre supérieur de la cognition (et non seulement la complexité ou l’imprévisibilité) ; prenez cet outil au sérieux et appliquez-le sans crainte. Les esprits et le respect qui leur est dû ne sont pas un jeu à somme nulle. Il n’y a pas de mal à considérer les « machines » comme se situant quelque part sur le même spectre que nous — nous ne manquerons pas de compassion (ce qui alimente souvent la peur d’accorder une cognition aux systèmes non biologiques) si nous étendons la possibilité d’une émergence mentale en dehors des cas les plus évidents constitués de protéines.

Ce point de vue n’est pas populaire dans les deux camps ; les catégories strictes et les distinctions nettes entre les points de vue sont plus confortables que les continuums — elles simplifient tout. Mais lorsqu’on les pousse à affiner leurs affirmations et à expliquer la raison secrète qui sépare la vie des simples machines, certaines personnes s’éloignent de LTNM pour affirmer quelque chose comme « très bien, ce sont les machines que nous avons fabriquées jusqu’à présent qui n’ont rien à voir avec la vie ». Et je suis en grande partie d’accord avec cela, bien que ce genre d’arguments ait une durée de vie très courte.

Les esprits et le respect qui leur est dû ne sont pas un jeu à somme nulle. Il n’y a pas de mal à considérer les « machines » comme se situant quelque part sur le même spectre que nous.

Malheureusement, « La vie n’est pas comme les machines d’aujourd’hui » n’est pas un titre aussi percutant ou attractif ; personne ne commence donc par ce point de vue plus défendable. Les personnes extérieures au domaine lisent l’affirmation la plus grandiose et supposent qu’elle s’appuie sur une bonne théorie, tandis que ceux qui travaillent dans le domaine connaissent ses limites, mais ne les explicitent pas dans leurs publications. En réalité, la plupart des machines actuelles n’utilisent pas l’architecture du matériau agentiel auto-interprétatif de la vie à toutes les échelles, mais il n’y a aucune raison de ne pas utiliser l’ingénierie rationnelle pour étendre ces idées à de nouveaux substrats.

La métaphore de la machine a bien fonctionné pour les biologistes qui ne s’attendaient pas à ce qu’une seule métaphore puisse tout englober. En revanche, elle a déçu certains ingénieurs, biologistes synthétiques et informaticiens, car il n’existe nulle part de machines — vivantes ou non — qui soient totalement décrites par leurs matériaux et leurs algorithmes, et qui permettent un contrôle total ascendant tout en ignorant l’autonomie. Compte tenu des progrès réalisés dans les domaines de l’intelligence diversifiée et de la vie artificielle, le terme « machine » véhicule aujourd’hui des hypothèses largement trompeuses. Il est préférable d’être explicite sur la métaphore que nous prévoyons d’utiliser dans un scénario donné, sur les outils que cette métaphore nous permet d’appliquer et sur ce que nous manquerons nécessairement en choisissant ce cadre plutôt qu’un autre.

En résumé, l’approche que je défends est ancrée dans les principes du pluralisme et du pragmatisme : aucun système n’est définitivement le modèle formel que nous en avons, et, si nous abandonnons l’idée que tout doit ressembler à notre outil favori, nous sommes libérés pour faire le travail important à caractériser réellement les ensembles d’outils qui peuvent ouvrir de nouvelles frontières.

En tant que scientifiques et philosophes, nous avons le devoir d’offrir à chacun des récits réalistes, fondés sur des métamorphoses progressives le long d’un continuum — et non des transitions magiques et brutales — ainsi qu’une description des outils que nous proposons d’utiliser pour interagir avec un large éventail de systèmes, et d’un engagement en faveur de l’évaluation empirique de ces outils. Nous devons lutter contre notre cécité innée avec de nouvelles théories dans le domaine de l’intelligence diversifiée et la technologie facilitatrice qu’elle permet, tout comme une théorie et un appareil pour l’électromagnétisme ont permis d’accéder à un spectre énorme et unificateur de phénomènes dont nous n’avions auparavant que des aperçus étroits et disparates.

Nous devons résister à la tentation de voir les limites de la réalité dans les limites de nos modèles formels. Tout, même les choses qui nous paraissent simples, est beaucoup plus que ce que nous pensons parce que nous sommes, nous aussi, des observateurs finis — de merveilleux esprits incarnés avec des perspectives limitées, mais un potentiel énorme et la responsabilité morale de faire les choses (au moins un peu) correctement.

Michael Levin est professeur émérite et titulaire de la chaire Vannevar Bush au département de biologie de l’université Tufts, ainsi que directeur de l’Allen Discovery Center à Tufts et membre associé à l’Institut Wyss pour l’ingénierie bio-inspirée de l’université Harvard.

Texte original publié le 18 mars 2025 : https://www.noemamag.com/living-things-are-not-machines-also-they-totally-are/