Roberto Fondi
Les formes de la vie

Quoi qu’il en soit, Sermonti lui-même finit par admettre que l’organisation bio­logique est trop complexe pour pouvoir être expliquée par les seuls facteurs héré­ditaires non relatifs à l’ADN ou environnementaux en général. Et c’est pour cela précisément qu’il se réfère aux idées du biologiste Thompson D’Arcy [1] et du mathématicien René Thom [2] concernant la […]

Quoi qu’il en soit, Sermonti lui-même finit par admettre que l’organisation bio­logique est trop complexe pour pouvoir être expliquée par les seuls facteurs héré­ditaires non relatifs à l’ADN ou environnementaux en général. Et c’est pour cela précisément qu’il se réfère aux idées du biologiste Thompson D’Arcy [1] et du mathématicien René Thom [2] concernant la forme des êtres vivants.

C’est juste. Mais ce que je ne parviens pas encore à comprendre vrai­ment, c’est la façon dont Sermonti entend utiliser ces idées, au-delà d’une série d’affirmations plutôt vagues et générales.

La partie la plus valable de l’œuvre de D’Arcy n’est pas tant celle rela­tive à la « géométrie de la nature » que celle, plutôt, concernant les comparaisons entre les formes vivantes. Selon D’Arcy, les différences entre des genres proches pourraient être considérées simplement comme l’expres­sion topique d’un changement de forme global. Ces différences, en d’au­tres termes, ne proviendraient pas d’un fatras de variations apparues par pur hasard, mais bien de changements coordonnés entre eux dans un tout logique ; comme dans le cas, par exemple, du changement de forme déter­miné par l’étirement d’une feuille de caoutchouc sur laquelle a été dessi­née une maison, un poisson ou toute autre chose. Dans ce cas, la forme du dessin changera solidairement dans tous ses détails, mais la transfor­mation dans son ensemble pourra être aisément définie par une seule fonc­tion mathématique représentant la tension à laquelle la feuille a été soumise.

Quand il s’agit de cas de ce genre, une méthode très simple pour analy­ser la transformation consiste à insérer une figure simple et régulière dans un graphique cartésien normal de papier millimétré (voir, à ce sujet, les exemples classiques donnés par D’Arcy des transformations entre les pois­sons Argyropelecus-Sternoptyx et Diodon-Orthagoriscus). Bien que des transformations de ce type ne soient pas concevables (car il s’agit de trans­formations entre des formes adultes), les exemples nous enseignent : a) qu’il ne faut pas chercher nécessairement 100 explications différentes pour les 100 différences particulières entre une forme et une autre, et qu’un seul système de « forces morphogénétiques » peut, peut-être, suffire à ren­dre compte de toutes les différences observables entre ces formes ; b) qu’on peut tenter d’exprimer en termes mathématiques, c’est-à-dire susceptibles d’être répétés et objectifs, les formes vivantes. Il est clair que dans la grande majorité des cas, les lois de la géométrie élémentaire ne suffiront certainement pas à expliquer ces formes (qui, nous le savons, ne sont pas seule­ment définies spatialement, mais aussi temporellement), et il faudra recourir à des fonctions mathématiques extrêmement complexes. Mais en théorie la chose est possible, comme le montrent les développements apportés par René Thom à la conception de D’Arcy.

Je dirais que les principales qualités de l’œuvre de D’Arcy sont là essen­tiellement, alors que tout le reste est souvent critiquable. Le biologiste écos­sais, en effet, tout en voyant les formes biologiques comme des structures dépendant de systèmes de forces morphogénétiques interprétables par l’ou­til mathématique (et non comme des structures accidentelles résultant de mutations fortuites et préservées par la sélection), tombe cependant dans l’erreur consistant à chercher à justifier entièrement ces systèmes de forces à la lumière des seules lois de la physique ordinaire ; et c’est là une vaine prétention car, répétons-le une fois de plus, il est impossible de rame­ner les lois biologiques à celles de la physique classique. Quand D’Arcy s’efforce d’expliquer la forme des cellules et des spicules des éponges, ou le mécanisme de mouvement et de phagocytose de l’amibe, en fonction des lois de la tension de surface, de la viscosité, de la diffusion et de l’ab­sorption, il se trompe complètement !

Thom a de toute évidence un point de vue beaucoup plus complexe et constructif. On sait que les résultats obtenus dans les différentes branches des sciences contemporaines ont montré que le comportement des systè­mes physiques complexes de nature non-linéaire (c’est-à-dire, répétons-le, se maintenant éloignés de l’équilibre thermodynamique grâce à un flux constant d’énergie qui les traverse) ne varie pas dans le temps de façon uniforme et continue, mais est caractérisé par des changements brusques (« catastrophiques ») entrecoupés de périodes de stase relativement longues. Ces changements brusques déstabilisent le système, au point de l’entraîner loin de l’état d’équilibre stationnaire où il s’était installé ; et puisque les systèmes complexes présentent plusieurs possibilités d’états d’équili­bre stationnaire, pour tout changement critique induit par une modifica­tion des différents paramètres qui conditionnent le susdit équilibre (tem­pérature, pression, etc.), il y aura de nombreuses solutions de stabilité struc­turelle. Il est clair, par conséquent, que pour décrire les changements pos­sibles auxquels est sujet un système complexe non-linéaire, on ne peut plus recourir aux instruments mathématiques conventionnels fondés sur le calcul différentiel (qui suppose en général des changements continus et relativement uniformes) ; il faut en adopter de plus idoines.

C’est dans ce but qu’est née une branche de la mathématique connue comme « théorie dynamique des systèmes » ; elle a fourni une grande variété de modèles et de simulations plus ou moins efficaces et généralisables. S’in­sérant dans le cadre plus vaste de cette théorie, la théorie des catastrophes de Thom s’est montrée capable de fournir une représentation rigoureuse de certains types de changement discontinu, à savoir ceux dépendant de l’apparition ou de la disparition brusque de certains « attracteurs » [3].

D’un point de vue moins pratique et plus théorique, Thom estime qu’il y a une différence fondamentale entre le monde réel et celui des mathé­matiques. Pour lui, on ne peut pas déduire une situation réelle d’un théo­rème ; mais on peut et l’on doit, pour des nécessités de connaissance ration­nelle, chercher à rendre intelligible cette situation en termes logico-mathématiques, et pour ce faire il faut dévoiler dans le phénomène réel une « structure sous-jacente », c’est-à-dire en isoler des éléments identifia­bles et reconnaissables. Il s’agit, en d’autres termes, de dégager une mor­phologie et de déterminer les parties stables de celle-ci, non seulement dans l’« espace soustrait » du phénomène lui-même, mais aussi et surtout à l’in­térieur d’un espace de « paramètres cachés » ajouté comme facteur. De la sorte, chaque situation réelle sera interprétée comme une modalité parti­culière d’un logos ou archétype ayant une nature dynamique et instable (« Nous avons redécouvert Héraclite » [4], affirme Thom), en tant qu’il pos­sède la capacité de se réaliser selon différentes modalités. La modalité réelle, par conséquent, celle que nous percevons directement, serait interprétée comme le résultat d’un conflit entre divers « attracteurs », conflit qui a fini par mener à une situation de plus grande stabilité structurelle.

C’est précisément parce qu’il voit les formes réelles comme un reflet de formes (ou logoi) archétypiques que Thom se déclare « platonicien ». Mais il se définit aussi comme « aristotélicien » (en tant que ces logoi se manifestent sur n’importe quel substrat, si bien que les morphologies ne seraient pas nécessairement liées à la nature des constituants : la matière aspirerait à la forme) et encore, nous l’avons vu, comme « héraclitéen » (les logoi sont des situations conflictuelles dynamiques). Je laisse aux spé­cialistes de l’histoire de la philosophie le soin de dire si ces auto-définitions de Thom sont licites ou non. Ce qui m’intéresse, c’est de faire remarquer que, pour lui, la mathématique est la seule science en mesure de nous ouvrir à la compréhension de tous les phénomènes réels, en les ramenant à une « grammaire » universelle de formes archétypiques, que sa « méthodologie des catastrophes » tend précisément à identifier et à classifier.

Et les conclusions générales auxquelles arrive Thom sont, si je ne me trompe, les suivantes :

  1. Les formes qui existent dans la nature ne sont pas le résultat de chan­gements dus au hasard, mais obéissent à des lois mathématiques bien précises ;

  2. Parmi les nombreuses formes possibles, certaines existent avec une probabilité plus grande que d’autres et se répètent dans les phénomènes les plus variés (par exemple : les premiers stades de croissance de l’embryon d’un amphibie et le reflet de la lumière à la surface d’une tasse de café, obéissent, tout en étant deux phénomènes extrêmement différents, à la même loi de la forme) ;

  3. Nous ne pouvons savoir comment ces formes se produisent, ni si elles évolueront dans quelque autre réalité ; mais grâce à l’outil de la mathé­matique, nous pouvons les décrire et savoir dans quelles autres formes il est probable qu’elles se transforment.

Revenons maintenant à Sermonti, pour voir de quelle façon il se sert des idées de D’Arcy et de Thom. Sermonti estime que les vivants doivent être considérés comme le résultat de l’association de modules conformés sur des modèles ou « archétypes». Pour lui, en effet, un organisme en déve­loppement ne procède pas à l’aveuglette vers l’indéterminé, mais en faisant des choix entre des possibilités alternatives préexistantes, sur la base des informations reçues par l’embryon et en fonction des pressions de l’en­vironnement. Sermonti est particulièrement frappé par cette « préexistence» et laisse entendre qu’au fond c’est en elle que doit précisément résider tout le mystère de la vie. Les structures et les modèles de développement aux­quels les vivants se conforment seraient, dans un certain sens, « là à attendre la réalité » [5] et « déjà en puissance dans la vie, depuis que la vie est apparue » [6]. Et ce n’est que lorsque seraient réunies certaines conditions — « inducteurs » spécifiques, « évocateurs » ou « attracteurs » au sens de Thom, ordonnés hiérarchiquement et procédant dans un sens épigénétique (du général au particulier) — que les différentes formes organiques se développeraient.

Mais jusqu’ici, on reste vraiment dans le vague. Sermonti, d’ailleurs, ne semble pas être dans une situation telle qu’il puisse aller plus loin. Pour lui, en effet, le sens philosophique et naturel de cette préexistence de struc­tures et de modèles de développement attendant de se réaliser, « devra être approfondi et mieux compris » [7]. Quant à savoir comment se stabilisent les processus épigénétiques, c’est « un problème aussi vaste que de savoir comment ils sont institués » [8].

En somme, nous tâtonnons dans l’obscurité la plus épaisse, et Sermonti laisse entendre qu’en définitive il se considère comme un « créationniste », bien que dans un sens différent de celui des fondamentalistes anglais et américains. De fait, il précise : « Le sens profond d’une conception créationniste ne réside pas dans la lettre de la Genèse, mais dans toute vision où les formes sont avant les êtres réels, et où ceux-ci ‘viennent au monde’ en reproduisant des modèles préexistants. L’origine et l’affirmation de la vie ne relèvent pas des accidents de la réalité ni de l’activité des siècles » [9]. Il me semble qu’en prenant cette position, Sermonti s’est inutilement exposé, et de manière très grave, à la critique. L’explication de la vie serait donc « en dehors de la réalité » ? Mais admettre cela, n’est-ce pas comme soutenir, en définitive, que la science est destinée à échouer chaque fois qu’elle tente de résoudre l’énigme de la vie ? Quel sens cela a-t-il, en effet, que de chercher à étudier scientifiquement quelque chose qui n’a pas de base réelle ? Et comment peut-on parler de science si l’on s’éloigne de la réalité ?

Sermonti semble postuler une espèce de potentialité génétique univer­selle, de nature idéale, dont les différents types d’organismes ne seraient que des manifestations ou expressions particulières. Ces manifestations se vérifieraient de la façon décrite par Waddington, c’est-à-dire par un processus épigénétique consistant en une série de « choix catastrophiques » (au sens de Thom) entre des modèles ou « archétypes » mathématiquement définissables et conformés sur des « attracteurs ». Les catastrophes opéreraient hiérarchiquement, du général au particulier, de conditions plus riches de possibilités vers d’autres conditions de moins en moins riches : comme un rocher dévalant une pente montagneuse creusée de saillies ou de reliefs de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu’on s’approche de la plaine. Et ce seraient précisément les ramifications épigénétiques du développement (les chréodes de Waddington, mot d’origine grecque qui signifie « parcours obligé ») qui détermineraient la subdivision systématique des organismes.

En fonction de cela, aucune forme organique réelle ne dériverait d’une autre tout aussi réelle, mais toutes deux dériveraient d’une espèce de creu­set archaïque contenant toutes les formes possibles de vie et situé « avant la réalité ».

Si l’on met de côté la notion de « réalité », que Sermonti emploie de façon pour le moins discutable, je trouve que cette vision rappelle singulière­ment celle de la philosophie de la nature de Hegel, laquelle, certes, n’était pas évolutionniste.

Récemment, dans un livre intitulé La luna nel bosco. Saggio sull’origine della scimmia (1985), Sermonti a soutenu que l’homme ne présente pas du tout les carac­tères d’une espèce « tardive » ou « dérivée », mais ceux d’une espèce précoce ou « ori­ginelle », sa morphologie étant nettement moins spécialisée que celle d’autres Homi­nidés, tant fossiles (Australopithèques, Homo habilis, Archanthropiens et Néan­derthaliens) qu’actuels (gorille et chimpanzé). Par ailleurs, les comparaisons au niveau de la structure fine des chromosomes indiqueraient, selon Sermonti, que l’hypothétique espèce ancestrale d’où seraient issus l’homme, le gorille et le chim­panzé devait avoir des caractéristiques bien plus proches de celles de l’homme que de celles des deux autres primates ; d’où il serait licite de conclure que « l’homme n’a jamais eu d’ancêtre simiesque et que c’est plutôt le grand singe qui est dérivé de l’homme » [10]. Que pensez-vous de cette thèse ?

Il est clair que lorsque Sermonti parle de singes et de grands singes, il entend se référer aux chimpanzés et aux gorilles exclusivement (les orangs-outans et les gibbons, les Cercopithèques et tous les Platyrrhiniens sud-américains, non moins que les Dryopithèques et d’autres formes fossiles, sont aussi des singes). Si l’on adopte les mêmes règles que les évolution­nistes, et puisque nous n’avons pas retrouvé de restes fossiles particulière­ment anciens de chimpanzés et de gorilles, alors qu’il est certain que l’homme remonte à environ 1 million et demi d’années, je ne vois pas pour­quoi la thèse de fond de La luna nel bosco, qui n’est d’ailleurs pas originale [11], devrait être rejetée ou exclue a priori. Sermonti a de toute façon parfaitement raison de montrer au public qu’on peut aujourd’hui accepter et soutenir des idées totalement contraires à celles défendues et répandues comme de sacro-saintes vérités par l’establishment philo-darwinien. Sa thèse « involutionniste » peut aujourd’hui alléguer, sur le plan scientifique, autant de crédibilité que la thèse évolutionniste orthodoxe. Mais pour ma part, je ne crois ni à l’une ni à l’autre. Je ne crois pas à ces dérivations phylogénétiques, qu’elles se produisent dans un sens ou dans l’autre.

Mais là où je ne trouve pas claire la pensée de Sermonti, c’est surtout lorsqu’elle aborde la question des ancêtres communs, compris comme des espèces d’organismes archaïques ou « généralisés », qui seraient comme « les mères d’où sortent des lignées évolutives qui réalisent un certain type mor­phologique, ou idiomorphe, en se spécialisant » [12], et d’où partiraient les « radiations évolutives ». En d’autres termes, Sermonti pense ici aux nombreuses séries de formes vivantes, proches les unes des autres mais indé­pendantes, qui apparaissent presque simultanément dans la succession stra­tigraphique et paléontologique : comme par exemple la radiation des dif­férents phyla d’organismes pluricellulaires au début du paléozoïque, celle des différents ordres de mammifères au début du cénozoïque, etc.

Bien sûr, les évolutionnistes croient fermement à la réalité de ces « mères » et espèrent toujours que les paléontologues, tôt ou tard, les retrouveront. Ils les considèrent, dans tous les cas, comme très importantes pour leur thèse. Sermonti, lui, se montre particulièrement vague et indécis sur ce point, puisqu’il n’hésite pas à présenter ces organismes archaïques comme des « images diaphanes » ou « des anges blancs et délicats (…) situés quasi­ment sur le seuil de l’existence, entre le réel et le surréel » [13]. Or, si Sermonti disait explicitement que ces « mères » se placent sur un plan métaphy­sique (ce qui ne signifie pas du tout « irréel »), je n’aurais rien à objecter. Mais le fait est qu’il reste très flou au sujet de leur statut ontologique effectif et arrive ainsi à des conclusion insaisissables.

Quoi qu’il en soit, puisque ces pâles et spectrales mères ancestrales se trouveraient « quasiment sur » le seuil de l’existence, mais non au-delà, on est obligé de soulever le grave problème de leur nature particulière et de supposer de toute façon qu’elles ont vécu en un certain temps et en un certain lieu. En tant que scientifique, Sermonti devrait se montrer curieux de savoir comment elles étaient faites et devrait éprouver le désir de les retrouver ou d’en définir provisoirement les hypothétiques caractéristiques. Mais au contraire, il s’arrête là et annonce qu’elles ne sortiront jamais des sombres et profondes cavernes du passé ; pour cela, il se contente en outre de s’appuyer sur… l’hypothèse néodarwinienne de la spéciation allopatrique (sur laquelle nous pourrions revenir). « La paléontologie, écrit Sermonti, est une science qui concerne la diffusion des formes qui ont peuplé la Terre dans un passé très reculé. Elle n’a rien à dire sur l’origine de ces formes, survenue en quelque recoin du monde, probablement éloigné dans le temps comme dans l’espace, de la zone que la forme constituée a colo­nisée, et où la fossilisation a pétrifié certains individus fuyant la mort, comme la cendre tombée sur la vie frémissante de Pompéi. Chercher l’ori­gine des vivants parmi les fossiles, c’est comme chercher l’origine des vases de Pompéi parmi les débris préservés au cours des siècles, alors que l’ori­gine était ailleurs, dans la boutique du potier, où la molle argile était modelée sur la roue patiente du tour » [14]

Ici, je ne peux pas être d’accord et j’objecte : 1) qu’en archéologie la découverte des boutiques de potiers n’est pas une chose particulièrement rare ; 2) que par conséquent, étant donné qu’en paléontologie on ne retrouve jamais ces « boutiques » de manière sûre, alors qu’on devrait nor­malement en trouver en grand nombre, il est parfaitement licite d’en déduire qu’elles n’ont jamais existé sur le plan physico-naturel.

En conclusion, il me semble que la pensée de Sermonti ne mène à aucun progrès concret sur le plan de la théorie strictement scientifique. Autre­ment dit, nous sommes en présence d’une pensée de même nature que celle de Daniele Rosa et de tout le courant de biologistes — né avec Robert Chambers, Richard Owen et George Mivart, et qui a survécu avec téna­cité jusqu’à nos jours —, courant généralement désigné comme transfor­misme finaliste.

Pour les biologistes de ce courant, les formes vivantes naissent d’autres formes à la suite de modifications qui peuvent être graduelles (Chambers, Teilhard de Chardin, Cuénot, etc.) ou soudaines (Mivart, Kölliker, Grassé, etc.), mais qui obéissent, de toute façon, à des directives « préétablies».

Parmi les facteurs qui dirigent et contrôlent les processus de transfor­mation, on peut énumérer l’idée directrice de Claude Bernard, l’entéléchie de Hans Driesch, la mémoire de l’espèce d’Eugenio Rignano, l’élan vital de Henri Bergson, la psyché formatrice de Pierre Teilhard de Char­din, la volonté de vie de Karl Beurlen, la force plastique d’Antoine-Augustin Cournot, la conscience-énergie de Pierre Jean, la capacité de transformation de Piero Leonardi, etc. : autant d’« entités » absolument inintelligibles sur le plan scientifique. Évidemment, nous pouvons très bien y ajouter maintenant les « évocateurs » et les « attracteurs » de Sermonti, agissant dans une direction épigénétique sur un substrat archétypique « préexistant en dehors de la réalité ».

Mais comment considérez-vous ces positions ?

J’avoue partager l’opinion de Jean Rostand, qui qualifiait cette façon de penser de « parascientifique » et qui ajoutait qu’il s’agit d’une théorie « sans doute très respectable, mais dont on ne peut pas estimer qu’elle ait contribué au progrès des connaissances (…) De fait, toute la difficulté du problème, c’est précisément d’arriver à se passer de ces  »forces occultes » avec lesquelles on veut expliquer l’inconnu par l’inconnaissable et qui, somme toute, ne sont — sous différents noms — que les variantes d’une virtus évolutive » [15]. En son temps, notre compatriote Federico Raffaele avait lui aussi critiqué des positions de ce genre, les définissant avec une certaine malice non comme des hypothèses de travail, mais comme des « hypothèses de repos ». Il est évident, en effet, que si le biologiste intro­duit la conjecture d’une force ordonnatrice non susceptible d’être vérifiée sur le plan scientifique, le problème des vivants est résolu a priori, et il ne faut plus continuer à travailler et à chercher : on se contente de con­templer, de raconter et de décrire de façon imagée les manifestations de la vie, des premiers êtres unicellulaires jusqu’aux productions de l’intelli­gence humaine. Et, en effet, c’est un tableau de la vie parfois lyrique que celui que propose Sermonti, en l’occurrence sans doute plus poète qu’homme de science. Voici deux exemples : « Les formes ne sont pas inscrites dans la matière vivante, mais impo­sées à elle, selon les règles d’une géométrie que la mère choisit pour son fils, dans un texte écrit en dehors du temps » ; « Si la science est lecture, déchiffrement de la nature, la première recherche devra regarder les signes dont la nature se sert pour cacher ou pour révéler ses desseins et ses grâ­ces… Mais le langage des formes visibles nous échappe encore, et se laisse à peine saisir dans les gracieuses corolles des fleurs, dans les spirales pré­cises des coquilles ou dans les minutieux polyèdres des Radiolaires. Aima­bles syllabes de la vie » [16].

En des occasions comme celles-ci, l’attitude de Sermonti face à la nature apparaît contemplative, au sens typiquement mystique et sentimental du terme. C’est une attitude qui rappelle, en quelque sorte, celle d’un fils qui aime profondément sa mère et qui chaque fois prend plaisir à la voir devant lui, revêtue d’habits toujours différents provenant de sa très riche bien que non inépuisable garde-robe. Il ne faut donc pas trop s’étonner du fait que Sermonti, même s’il affirme apprécier l’œuvre de Linné et de Cuvier, n’est guère porté — à la différence de ces derniers — à mettre en relief l’idée d’un Systema Naturae comme unité surplombant un ordre bien arti­culé de différences (un kosmos à structure hiérarchique, au sens helléni­que et traditionnel du terme), et préfère plutôt mettre l’accent sur la « vie », sur la « mère » ou matrice commune à toutes les formes organiques.

Il écrit par exemple, dans une recension critique du livre du Père Vitto­rio Marcozzi Però l’uomo è diverso [17] : « Il me semble que la participa­tion de l’homme au monde de la vie est plus importante à souligner que sa diversité, qui marque toujours un point d’orgueil que je ne partage pas. Une fraternité franciscaine avec tous les vivants, et même avec l’eau et les pierres, me paraît plus édifiante qu’une ségrégation dans un espace réservé aux humains. Un homme situé au sommet d’une aristotélicienne échelle des animaux est à mes yeux dans une position plus gênante et plus sacrifiée que dans le concert des créatures, parmi lesquelles il recherche sa singularité, mais sans la prétention que celle-ci soit quelque chose le mettant, lui, d’un côté, et tout le reste de l’autre ou, pis, lui au-dessus et tout le reste plus bas » [18] Et des expressions comme celles-ci, Sermonti ne les applique pas seulement à l’homme, mais à tous les vivants.

N’avez-vous pas l’impression que cette tendance niveleuse et égalitariste est quel­que peu opposée à la vision traditionnelle du monde qui, vous l’avez dit vous-même, était « cosmique », qui affirmait l’unité du tout, mais sans rien ôter à la valeur des différences ? Et ne croyez-vous pas que cette tendance finit, somme toute, par apporter de l’eau au moulin de certains « darwiniens de droite », qui sont toujours prêts à accoler l’évolutionnisme à l’esprit combatif et élitiste à la Nietzs­che (lutte pour la vie et survie-sélection des « meilleurs »), et à voir dans les criti­ques de l’évolutionnisme de pures et simples « velléités d’origine égalitaire et environnementaliste » ?

En effet, dans le cas de la précédente citation, Sermonti témoigne d’une vision pour le moins unilatérale de la réalité, car celle-ci, selon la pensée traditionnelle, n’a pas seulement un aspect féminin et « maternel », elle a aussi un aspect viril et « paternel », ces deux aspects étant complé­mentaires et donc inséparables. La vie, en somme, n’est pas seulement manifestation d’énergie dynamique et reproductrice, elle est aussi manifestation d’une forme stabilisatrice et permanente. Pour reprendre les ter­minologies grecque, taoïste et hindouiste, il y a hylé, le yin et prakriti, mais aussi morphé, le yang et purusha, et la nature « cosmique » de la réa­lité tient précisément à cette interrelation.

Un examen objectif du phénomène vivant devra donc considérer et met­tre en évidence tant les ressemblances que les différences ce qui revient à dire aussi bien ce qui tend à unir que ce qui tend à séparer. Et je dis tend en connaissance de cause car, ainsi que je l’ai précisé dans Dopo Dar­win, bien que les taxa biologiques ne soient définissables que par voie pro­babiliste ou statistique, et donc bien qu’il soit impossible de les séparer complètement les uns des autres (si cela était possible, en effet, il n’y aurait pas de Systema Naturae), ils manifestent également leur individualité, laquelle les rend plus ou moins bien distinguables les uns des autres (s’il n’en était pas ainsi, tout se ramènerait à un amas indifférencié et chaoti­que d’individus, où parler de Systema ou de taxa n’aurait aucun sens). En tant que complémentaires, la ressemblance et la différence, la tendance à l’union et la tendance à la séparation, la Polarität et la Steigerung de Goethe ou, si l’on préfère, la syntropie et l’entropie, ont une importance égale dans la nature. Il est donc illicite d’assigner plus de valeur aux res­semblances, en bafouant ainsi les différences, et vice versa.

C’est pourquoi je trouve un peu étrange que Sermonti considère par­fois comme « gênante et mortifiante » la nécessité de classer les vivants en fonction d’une échelle hiérarchique. C’est exactement le contraire qui est vrai. D’un point de vue absolu, il est clair que chaque vivant — en tant que partie intégrante du Système biologique naturel — ne peut pas ne pas être aussi important que tous les autres. L’annuler, en effet, voudrait dire altérer l’équilibre et l’harmonie du Système. Mais il n’empêche que relati­vement à tous les autres vivants, cet être vivant peut être plus ou moins complexe et jouer un rôle plus ou moins important, donc se situer à une place plus ou moins élevée au sein du Système. Étant donné que la science (dans son acception moderne) est, par sa nature même, connaissance du relatif et non de l’absolu, je ne vois pas comment Sermonti fait pour ne pas s’estimer plus complexe et plus important que, par exemple, une bac­térie. Il écrit à ce sujet : « Sur le plan de la nutrition, un mammifère est beaucoup plus dépendant qu’une bactérie, et une algue bleue est beau­coup plus sensible à la température qu’un micro-organisme sporigène ; je ne parviens pas à comprendre en quoi je suis mieux adapté à la vie qu’une archéobactérie. Je peux certainement en jouir plus, mais cela n’est pas un critère de  »dominance’» [19]. Tout cela est vrai, mais tout cela ne résout rien. Sur un sentier de montagne, un piolet et une paire de grosses chaus­sures sont à coup sûr plus utiles et plus efficaces qu’une Ferrari « Formule 1 » ; mais il n’empêche que celle-ci est incomparablement plus complexe que le piolet et les chaussures. De manière analogue, s’il est vrai que les bactéries peuvent vivre aussi dans des conditions qui seraient fata­les pour l’homme privé de protection, il est tout aussi vrai que l’homme a une structure incomparablement plus complexe que la bactérie, et telle qu’elle lui permet — grâce à l’intelligence — d’atteindre des lieux où même les bactéries ne pourraient pas vivre (il suffit de penser à l’espace extra­terrestre et à la surface de la Lune).

Passons maintenant à votre deuxième question sur les « darwiniens de droite ». Ce que j’ai dit jusqu’à maintenant me paraît plus que suffisant pour saisir combien l’équation « anti-évolutionnisme = égalitarism e» est absurde. Mais il est encore plus absurde de prétendre mêler Nietzsche à Darwin. Un auteur français, Pierre Chassard, a d’ailleurs démontré de manière indiscutable que « l’opposition de Nietzsche à Darwin est presque totale » [20]. Nietzsche, en effet, n’était pas du tout évolutionniste ; il fau­drait plutôt le définir, sur ce point précis, comme un transformiste « muta­tionniste » non-finaliste. Pour lui, il n’y avait pas d’univers biologique, mais un « plurivers », une sorte de mêlée guerrière où les individus, mus constamment par la volonté de puissance, se transformaient de façon brus­que et discontinue, se fixant autour de « types moyens » qui constituaient, tour à tour, des niveaux d’organisation relativement stables au sein du devenir de la vie. Et ce devenir n’obéissait pour Nietzsche à aucune direction naturelle obligatoire, à aucun progrès à sens unique, à aucune finalité pro­videntielle, étant donné que les transformations avaient lieu dans un sens tantôt ascendant, tantôt descendant, tantôt progressif, tantôt régressif. Et parler d’évolution là où il n’y a pas progrès, quel sens cela peut-il avoir ?

Bien que Nietzsche considère le monde des vivants comme un ensemble perpétuellement agité d’éléments ne pouvant compter que sur eux-mêmes, le fait qu’il admette l’existence de « types » stables à l’intérieur de ce monde, le rapproche beaucoup plus de Goethe que de Darwin. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai placé en exergue du dernier chapitre de Dopo Darwin un petit poème ironique écrit par Nietzsche en 1884 et qui dit notamment que « mettre Darwin à côté de Goethe signifie offenser la majesté — majestatem genii ».

Avez-vous quelque chose d’autre à ajouter au sujet des idées de Sermonti ?

Non. Je voudrais plutôt conclure en soulignant un point qui me paraît important. Si un homme de science n’est pas convaincu de la validité d’une certaine hypothèse ou théorie, pour lui il n’est pas seulement légitime, mais vraiment indispensable d’exposer les raisons de son désaccord — sans pour autant que cela l’oblige en quelque façon à proposer à tout prix des théo­ries ou interprétations alternatives. Entendons-nous bien : s’il est en mesure de faire cette dernière chose, tant mieux ; mais s’il ne l’est pas, il serait vraiment stupide de le lui reprocher et d’estimer que, pour ce seul fait, ses critiques sont inutiles ou superflues. Rome ne s’est pas construite en un jour. Et les différentes théories scientifiques non plus !

Mais, à ce qu’il semble, les sots sont légion. En effet, nombreux ont été ceux qui vous ont refusé, dès le départ, le droit de critiquer la théorie de l’évolution, à moins que vous n’ayez, toute prête, une autre théorie qui ne soit pas, évidem­ment, l’inévitable créationnisme. Et cela a suffi pour qu’ils ne prennent même pas en considération le contenu de votre livre, s’épargnant ainsi l’effort d’en démon­trer les éventuelles erreurs, insuffisances ou faiblesses.

Oui. Malheureusement, la manie de vouloir disposer d’explications « faciles-prêtes-et-tout-de-suite », est une caractéristique infantile très répan­due dans la société moderne. Mais laissons tomber. Ce que je tiens à dire, c’est qu’il n’y a rien d’humiliant, pour un scientifique, d’affirmer : « Actuellement, jusqu’ici les choses sont explicables ; au-delà, non. Et ne confondons pas, s’il vous plaît, les hypothèses et les données de fait ». Non seulement cela n’est pas humiliant, mais c’est même tout simplement hon­nête et juste.

On pourrait rappeler à ce sujet les exemples du biologiste Louis Bounoure et, avant lui, de Federico Raffaele. L’un et l’autre ont toujours rejeté nettement l’évolutionnisme, mais, en même temps, ils se sont bien gardés de retomber dans le fidéisme de pseudo-explications de type plus ou moins spiritualiste et, faisant fi des racontars alimentés par leurs adversaires, ils ne se sont jamais crus obligés de fournir immédiatement des explications ou interprétations alternatives.

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1Wentworth Thompson D’Arcy, On Growth and Form, Cambridge University Press, Cam­bridge, 1942.

2 René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin, New York, 1972 ; 2e éd. : Interéditions, 1977.

3 Puisque la plupart des systèmes connaissent des fluctuations autour d’un ou plusieurs états typiques, qui jouent le rôle de norme (ou standard) et auxquels les systèmes eux-mêmes retour­nent après une série de déviations limitées, les forces qui semblent pousser vers ce ou ces états typiques sont appelées des « attracteurs ». Selon la théorie dynamique des systèmes, il existe trois types d’attracteurs : les attracteurs statiques, périodiques et chaotiques (selon qu’il y a un seul état stable, un cycle d’états qui se répètent à intervalles réguliers, ou une série d’états qui se succèdent de manière irrégulière et imprévisible). La théorie des catastro­phes de Thom n’est capable de modéliser que les changements des systèmes liés à l’appari­tion et à la disparition d’attracteurs statiques.

4 René Thom, Paraboles et catastrophes. Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, Flammarion, 1983, p. 160.

5 Giuseppe Sermonti, Le forme della vita, op. cit., p. 174.

6 Ibid., p. 80.

7 Ibid., p. 74.

8 Ibid., p. 95.

9 Ibid., p. 30.

10 Giuseppe Sermonti, la tuna nel bosco, Rusconi, Milano, 1985. p. 5.

11 Voir par exemple : Henri Marconi, Histoire de l’Involution naturelle, Maloine/Coenobium, Paris-Lugano, 1915 : et Max Westenhöfer, Die Grundlagen meiner Theorie vom Eigenweg des Menschen, Winter, Heidelberg, 1948.

12 La phrase est en fait de Pierre-Paul Grassé, dans L’évolution du vivant, Albin Michel, 1973.

13 Giuseppe Sermonti, La luna nel bosco, op. cit., p. 78 et p. 93.

14 Op cit., p. 93.

15 Jean Rostand, Una mistificazione. Il caso Teilhard de Chardin, Libreria Frattina, Roma, s.d. (1970 environ), p. 21 et p. 17.

16 Giuseppe Sermonti, Le forme della vita, op. cit., pp. 18-19.

17 Vittorio Marcozzi, Però l’uomo è diverso, Rusconi, Milano, 1981.

18 Cf. la recension, par Sermonti, du livre de V. Marcozzi, in Rivista di Biologia, 75 (1), 1982, p. 130.

19 Giuseppe Sermonti, On Lovtrup’s Approach to Evolution, in Rivista di Biologia, 75 (4), 1982, p. 572.

20 Pierre Chassard, Nietzsche : finalisme et histoire, Copernic, 1977, p. 37.