Extrait de Les Sociétés Secrètes. Encyclopédie Planète. LDP 1969)
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3 Les associations secrètes et les confréries occultes dans les sociétés primitives
Nous avons établi précédemment les principaux caractères distinctifs qui permettent de ne pas confondre les rites de passage des classes d’âge avec les rites magiques ou magico–religieux des associations secrètes dans les sociétés primitives. Nous examinerons maintenant, de façon détaillée, à partir d’un exemple ethnologique précis (celui des populations d’origine soudanaise dites « bamiléké » des régions montagneuses du Cameroun), les différences qui existent entre les sociétés secrètes proprement dites et les confréries occultes ; celles-ci sont trop souvent confondues avec celles-là par les sociologues.
La grande unité du groupement bamiléké est la « chefferie ». Le chef suprême des familles est le gardien de coutumes, l’incarnation du principe divin. Il fait partie de droit de toutes les confréries, qui, en général, se réunissent tous les huit jours, et auxquelles appartiennent, depuis l’enfance, non seulement tous les hommes de la chefferie, mais aussi les femmes capables de contribuer activement à la production collective : les cultivatrices, par exemple. Les confréries occultes « bamiléké » sont nombreuses et la liste en est longue [1].
Ces associations veillent essentiellement à leurs intérêts particuliers. Celles qui sont composées de notables peuvent toutefois discuter des affaires générales de la chefferie. Leurs membres ont des attributions spéciales, des signes distinctifs et des prérogatives précises. Si leur hiérarchie dépend du chef, « né de la volonté de Dieu » et descendant de l’ancêtre tribal, le pouvoir lui-même est à la merci d’une infraction grave aux règles coutumières et aux usages traditionnels. Aussi est-il assisté d’un conseil de la chefferie, le « kamveu ».
Le jugement par la tortue
La structure sociale bamiléké semble remonter à des temps très lointains, comme on peut en juger par l’étude des épreuves judiciaires et notamment par la principale ordalie : le « tchouo » ou le jugement par la tortue. Nous nous bornerons à décrire la phase d’appel de cette procédure coutumière : le demandeur ou l’accusateur, le plaignant en un mot, s’appelle N’Kopi. Le défenseur ou l’accusé s’appelle N’Tantchouo, Tchouo étant la tortue.
Les plaideurs comparaissent devant le chef, assisté de notables. Ils sont placés face à face, à une quinzaine de mètres. Le N’Tantchouo ou accusé a fait l’acquisition d’une tortue. Il la sort de sa besace, la frappe du doigt et l’invoque en la priant de désigner celui qui a tort, puis il la dépose à ses pieds. Si la tortue se dirige vers le groupe du chef qui se tient à l’écart, sur le côté, entre les plaideurs, l’accusé a gain de cause et son innocence est reconnue. Si elle se dirige derrière lui, il a tort et la tortue le condamne. La procédure est la même pour ses témoins.
L’épreuve peut être renouvelée plusieurs fois, surtout si le N’Tantchouo est un notable. Accusé par la tortue, le N’Tantchouo peut reconnaître ses torts et l’affaire est terminée. Il peut aussi persister dans l’affirmation de son innocence, « faire appel » à l’âme de la tortue, et voici deux procédures auxquelles le chef se garderait bien de contrevenir.
Le N’Tantchouo, que Tchouo vient d’accuser, tue cette dernière en la sectionnant en deux d’un coup de son couteau indigène. Il prend une des moitiés et jette la seconde aux pieds de son accusateur, non sans avoir au préalable léché le sang qui dégouline.
Puis, accusé et accusateur retournent chacun à sa case, avec sa moitié de tortue, pour y réunir ses parents. Là, en leur présence, publiquement et en grande pompe, chacun dépose sa moitié de tortue dans un vase de terre bien clos, l’invoquant en sa faveur, plante un bananier témoin devant sa case, jurant sur la tortue que, s’il a tort, il ne saurait manger de ses fruits et que lui ou l’un de ses proches devra mourir avant la venue du régime.
Si l’un des plaideurs, ou l’un de ses proches, meurt avant la maturité du régime, la tortue a désigné le coupable en le faisant mourir, et l’affaire est enfin réglée. Si aucun décès ne s’est produit, c’est le premier venu à maturité ou le plus beau des deux régimes présentés au chef qui donnera gain de cause à son propriétaire. Dans la deuxième procédure, l’accusateur a refusé de ramasser sa moitié de tortue. L’accusé conserve alors de la même façon les deux moitiés, plante un bananier et s’engage, s’il a tort, à mourir, lui ou un des siens, avant la maturité du régime.
S’il n’y a pas de décès pendant ce délai, le chef, auquel il doit porter le régime, proclame son innocence et le félicite. S’il y a décès, il y a condamnation et vengeance de la tortue. Tant que pousse le bananier, et une fois par mois, pendant la pleine lune, l’accusé invoque et supplie l’âme de la tortue en sa faveur.
Le chef ne saurait donc s’engager à la légère lorsqu’il rend ainsi la justice. Il compte surtout sur le temps et sur les événements pour régler les conflits. Dans le délai de croissance d’un bananier, qui exige de dix à douze mois, il y a de fortes chances pour que, dans ces régions à très importantes variations saisonnières, un des plaideurs ou un de ses parents passe de vie à trépas. Ces délais donnent aussi, aux uns comme aux autres, tout loisir pour recourir, quand l’affaire en vaut la peine, aux bons offices des sorciers empoisonneurs. On cite ainsi des cas de familles entières disparues à la suite de cette épreuve.
Les sociétés secrètes en Afrique
Ainsi, peut-on constater, par ces exemples, l’existence d’une organisation traditionnelle très complexe, d’un ensemble de confréries occultes, dont certaines ont un caractère tout à fait clandestin, celles des associations de bourreaux, par exemple, et qui, pourtant, ne sont pas des sociétés secrètes proprement dites.
Celles-ci, en effet, coexistent avec les précédentes sous la forme d’associations de sorciers, de forgerons, de devins, qui dépassent largement le cadre de la chefferie, par exemple les sociétés secrètes d’hommes-panthères, les « N’Kéé » [2].
Parmi les cent cinquante groupements africains étudiés, on peut distinguer trois catégories principales : des sociétés mystiques et religieuses, démocratiques et politiques, subversives et criminelles.
Les premières ont une organisation et un but analogues à ceux des confréries antiques des pythagoriciens ou des gnostiques. Elles comprennent des associations initiatiques musulmanes et d’autres groupements comme le « Law-God » ou « Prohibition » qui sont plutôt des associations de secours mutuel et de protection individuelle ou collective.
Sous des apparences politiques, les sociétés « démocratiques patriotiques » africaines étaient, pour la plupart, des organisations tribales qui, en guise de ralliement, se rassemblaient, à l’époque de la colonisation, autour de noms empruntés au vocabulaire révolutionnaire occidental : « Droits de l’homme », « Progrès des lumières », « Amis du peuple », « Vérité patriotique », etc. Souvent, ces associations légales étaient présentées, en même temps, comme des clubs de danse, de jeux ou de sports, ou bien comme des groupements d’agriculteurs, de chasseurs ou de pêcheurs, ce qui formait de curieuses sociétés, légalement reconnues, du type : « Droits de l’homme et pêcheurs du Wouri » ou bien : « Amis du peuple et vélocipédistes de New Bell », etc.
Dans la troisième catégorie, sont englobées les sociétés secrètes « subversives et criminelles » analogues au « Totenbund » allemand, à la « Maffia » sicilienne, au Ku-Klux–Klan, etc.
Ce classement retenu par les analystes est commode, mais il ne répond pas exactement aux conditions très complexes de la vie de ces sociétés secrètes ; en fait, à tous les niveaux de l’analyse, ces associations souvent éphémères, formées selon les circonstances de la vie tribale, ne représentent que des points d’émergence d’une vaste réalité souterraine de type archaïque et qui s’étend à l’ensemble du continent africain. La plupart des observateurs européens n’ont pas attaché assez d’importance au rôle considérable qu’ont joué, par exemple, les forgerons ambulants dans la communication des pratiques magiques rituelles entre des tribus séparées géographiquement par des milliers de kilomètres [3].
Si l’on examine les faits relatés, on peut observer que l’institution de nombreuses associations, qui, avec l’occupation européenne, sont devenues des instruments politiques, a eu pour but principal de renforcer et de maintenir rigoureusement les traditions tribales, les coutumes et les croyances qui étaient en danger de se modifier ou qui risquaient de tomber en désuétude. Les crimes commis par les hommes-panthères avaient aussi pour rôle de frapper l’imagination des diverses populations africaines et de montrer à celles-ci que les Blancs ne pouvaient pas s’opposer au pouvoir permanent des chefs secrets du continent noir. Ces derniers, par l’intermédiaire des associations « criminelles et subversives », faisaient régner leur justice particulière sur l’ensemble des tribus par des sanctions cruelles et arbitraires qui, par leur caractère mystérieux, provoquaient l’effroi des indigènes.
L‘origine, les Pygmées
À notre avis, le dressage des hommes-léopards, c’est-à-dire leur initiation au meurtre rituel, cérémonie qui comporte notamment l’absorption de plantes excitantes associées à de la chair humaine, a été formé à l’imitation du dressage des chiens de chasse par la vieille civilisation africaine des Pygmées ; bien avant Pavlov, ils ont connu les réflexes conditionnés et les avantages pratiques de leur utilisation dans le cas où il convient de dresser un chien à s’attaquer avec férocité à un type déterminé de gibier. Ce n’est pas sans doute par hasard que tous les crimes des hommes-léopards chez les Bapakombé ont été exclusivement commis par des familles de souche pygmée [4].
De même, l’initiation des hommes-gorilles, des redoutables affiliés au « N’gui », semble dérive de pratiques magiques archaïques entre toutes et qui se rapportent à l’influence des chasseurs pygmées, particulièrement nombreux dans ces régions forestières du Cameroun. Voici les principales données inédites que nous avons pu rassembler au cours d’une enquête ethnologique personnelle sur cette initiation. Le « N’gui » est une société secrète dont les membres ont pour totem le gorille ; les candidats à l’initiation doivent passer par des cérémonies qui comportent diverses épreuves. Un grand feu est allumé sur la place du village. Au son du tam-tam, les indigènes rassemblés chantent et dansent autour des flammes. Les « bibins », c’est-à-dire les postulants, sont enfermés dans une case. On leur bande les yeux et on les amène sur la place de « l’Essam » (case des palabres). On ôte le bandeau, et ils dansent une ronde en chantant : « L’arbre Elolom est tombé sur l’Essam — l’Essam s’est effondré. » Les initiés se précipitent alors sur les postulants et bandent à nouveau les yeux de ceux-ci. Puis, le prêtre du « N’gui », « N’nom n’gui », demande aux candidats s’ils sont ensorcelés et les menace de tortures s’ils n’avouent pas qu’ils ont commis des crimes et s’ils ne promettent pas de changer de conduite.
L’initiation des hommes-gorilles
On les soumet ensuite à l’épreuve du feu. Dans un bûcher, le prêtre du « N’gui » a disposé un espace creux juste assez grand pour passer la main. À l’une des extrémités du brasier, se trouve un couteau que le postulant doit saisir rapidement à travers cette ouverture. La foule s’écrie alors : « A bo asimba ! » — « Il a opéré un miracle ! » Ensuite, l’examinateur se retire dans l’« Essam » et demande au candidat : « Watsidan dze, ye mveb ye ngom ? » — Chasses-tu le mveb (marmotte) ou le ngom (hérisson) ? Le candidat répond : « Ma tsidan ngom » — Je chasse le hérisson.
Le lendemain, dès l’aube, a lieu une promenade en forêt. Le « N’nom n’gui » marche en tête du cortège, suivi d’un initié qui agite constamment une clochette de fer. Après quelques détours, on revient au village, où le « N’nom n’gui » fait exécuter une danse ; il se retire ensuite dans la demeure du «N’gui» [5].
Celle-ci est située dans une clairière entourée d’une palissade surmontée par des crânes. Au centre de l’enceinte, est creusée une fosse remplie de débris d’ossements et recouverte d’une claie sur laquelle est édifiée une monstrueuse statue de gorille qui a été faite avec de la boue et badigeonnée avec un mélange d’huile de palme et de poudre de bois rouge. Sur les genoux du gorille sont posés des fémurs et des tibias ; le « N’gui » est accroupi sur un monceau d’ossements. Autour de l’idole, dans l’enceinte, poussent les plantes vénéneuses qui serviront à préparer le poison « Nsou ».
Devant la case du « N’gui » existe un passage souterrain qui symbolise l’empire des morts. C’est une galerie de deux ou trois mètres de longueur, recouverte de terre et de branchages, à deux issues, et où un homme peut ramper. Les candidats y sont conduits les yeux bandés. Le « N’nom n’gui » disparaît dans le passage en simulant le feulement du léopard et il demande à chaque postulant si le léopard a rugi devant ou derrière lui. Le néophyte doit répondre : « Derrière moi. » On lui enlève le bandeau et il voit la statue du gorille dont le corps est coloré de rouge et de blanc.
Autour du « N’gui », les initiés ont disposé un cercle de lances, fichées obliquement dans le sol, les pointes tournées vers les néophytes. Ceux-ci doivent alors sauter par-dessus ces lances ; lorsque, surmontant leur frayeur, ils prennent leur élan, ils sont empoignés par des « mimpkamingos » (« déjà initiés ») qui les dirigent vers la fosse d’où est sorti le feulement du léopard et ils doivent descendre dans la « caverne du N’gui » — le passage souterrain. Le « N’nom n’gui » se saisit d’eux, les frappe du plat de son coupe-coupe et il fait le geste de les étrangler. Ils ne sont délivrés que par leur famille qui supplie le « N’nom n’gui » d’abréger les épreuves et lui offre des chèvres et des poules.
Les candidats sont ramenés au village et enfermés dans une case. Les initiés s’enduisent le corps de noir et de blanc et se badigeonnent les jambes en rouge. Ils portent un cache-sexe en étoffe et s’affublent d’une queue de fibres, destinée à évoquer le chat sauvage, qu’ils imitent en faisant des bonds et des cabrioles ; ils se dirigent ensuite vers le village, en chantant « Ngbwa mimbim ène ôsôe mekok. » — « L’assemblée des cadavres ressemble à un ruisseau plein de cailloux… Il est difficile de passer à gué un ruisseau semé de rochers, et, sur les pierres, le pied glisse facilement… Il est aussi difficile aux membres de « N’gui » de parvenir au repos après leur mort. »
Le rituel de la douleur
Arrivés au village, ils se séparent. Les plus vieux se divisent en deux groupes qui se placent de part et d’autre de l’« Essam ». Les plus jeunes se cachent derrière l’« Essam », le visage couvert d’un masque. Le chef du groupe distribue alors des ossements humains. Les candidats doivent sortir de la case, et on les informe qu’ils vont être attaqués par des bêtes sauvages. Les initiés accourent en poussant des hurlements et ils frappent les « bibins », puis ils disparaissent dans la brousse. Ils reviennent, armés de verges, et battent cruellement les candidats qui sont étendus sur le sol.
Après cette distribution de coups, le « N’nom n’gui », assis, jette les ossements sur le sol ; il prend une sagaie et un coupe-coupe et il les lance sur les ossements. Puis il ramasse un os, le tend à chacun des candidats en lui disant : « Viens, prends l’os ! » — « Zaa, bi mimbang ! » Dès que le candidat veut le saisir, le « N’nom n’gui » lui en assène un violent coup sur la tête et l’assomme à moitié. Les os sont ensuite rassemblés. Malgré leurs blessures, les « bibins » doivent conduire une danse au cours de laquelle ils mastiquent des côtes décharnées. Le produit de cette mastication est mis dans une marmite et il est cuit avec des poisons « Nsou » à faible dose. Les jeunes gens doivent prendre cette nourriture. « De même que vous mangez de cela, leur dit « N’nom n’gui », de même vous ne mourrez pas par le « Ngbwe » (le maléfice). » Cet acte termine la cérémonie. Le nouveau membre peut désormais manger, mais seulement en la présence de ses frères. Un grand festin est ensuite célébré dans la case paternelle ; les enfants reçoivent quelques parcelles « d’awolade » — gâteau fait avec de la chair d’un mort.
Les osselets de la justice
Il arrive aussi que des chefs consultent le « N’nom n’gui » pour connaître l’identité des sorciers qui agissent par le « Ngbwe ». Le « N’nom n’gui » fait déterrer deux cadavres d’hommes récemment ensevelis. Deux crânes, leurs tibias et leurs côtes sont soumis à une certaine préparation. Puis le prêtre du « N’gui » prend l’une des têtes de mort, et il s’enfonce dans le passage souterrain. Les indigènes soupçonnés d’être des sorciers sont traînés hors du quartier du chef et rassemblés sur la place du village. Au centre du cercle qu’ils forment, se tient l’un des accusés, les yeux bandés, une tête de mort entre les pieds. Le « N’nom n’gui » pénètre dans ce cercle tenant un fémur dans chaque main. À un mètre, il lance les deux os sur l’épaule de l’accusé. À neuf reprises différentes, les os doivent tomber à terre simultanément. Si l’un d’eux reste en suspens sur l’épaule, les membres de la secte se précipitent sur le malheureux soupçonné d’être sorcier et le bâtonnent jusqu’à ce qu’il avoue. Si les patients ont résisté victorieusement à cette épreuve, ils subissent l’épreuve des lances qui est semblable à celle de l’initiation [6].
Si le sorcier n’est pas encore découvert, on dépose sur les mains du patient des charbons ardents pour lui arracher des aveux et on le brutalise : certains faisaient flamber de la poudre sous le malheureux que l’on attachait au sol ; on lui piquait la plante des pieds avec la pointe d’une sagaie. À la fin des épreuves, les substances prélevées sur les cadavres, mélangées au produit de l’incinération de certains animaux : crapauds, myriapodes, margouillats et à l‘« Evou », substance magique, sont cuites dans une marmite pour constituer un talisman protecteur.
Une partie de cette préparation est conservée dans des cornes ; l’autre partie, assaisonnée d’une herbe finement hachée, est cuite et mangée chaude avec une marmelade d’arachides, de grains de concombres, la chair d’un coq et des bananes.
Avant de partir, le « N’nom n’gui » impose des interdits aux hommes de sa secte, que l’on peut reconnaître aux cicatrices qu’ils portent de chaque côté du cou, sur les omoplates, à la poitrine, aux mains, aux rotules et au postérieur, marques provenant d’incisions faites au moment de l’initiation.
Les membres du « N’gui » ne reçoivent pas de sépulture. Leur chair, dépouillée des ossements qui sont jetés dans la fosse du « N’gui », sert à confectionner des médicaments. Leur cendre est mêlée à l’image totémique du « N’gui ».
L’offrande d’une âme et d’un corps d’enfant à ‘« Esu’u »
Au Cameroun, les femmes également se constituaient en sociétés secrètes. Voici, très brièvement, comment fonctionnait la société « Esu’u » en pays Boulu.
Une première condition était nécessaire pour former un « Esu’u ». Il fallait que le chef de village fût de noble origine et que sa femme appelée à diriger l’association — fût âgée de cinquante ans au moins.
Celle qui réunissait ces conditions allait trouver le sorcier pour se faire initier. Elle devait lui apporter le cadavre d’un enfant de moins de cinq ans. Il ne lui était pas prescrit de tuer l’enfant, mais simplement d’exhumer un corps. Il fallait, d’ailleurs, prendre les plus grandes précautions, car elle pouvait être mise à mort si elle était découverte en train de fouiller une tombe.
Le sorcier auquel était remis le cadavre le faisait alors sécher devant un grand feu pendant trois ou quatre jours, puis il demandait à la postulante de lui remettre l’offrande rituelle. La femme abandonnait alors, pour donner sa valeur au sacrifice qui scellait le pacte avec l’« Esu’u », l’âme de sa mère, de son fils ou de sa fille ou, à défaut, d’une autre personne, ou bien un membre de son corps qui restait paralysé jusqu’à sa mort.
Le sorcier conduisait ensuite la femme en un endroit secret. Il emportait le squelette de l’enfant, qu’il plaçait dans un panier de fibre de raphia, lequel, garni des amulettes et talismans nécessaires, était remis à la femme qui devait aller pêcher un silure. Le silure capturé était déposé par le sorcier dans un récipient plein d’eau qui se garnissait, en quelques minutes, de gros poissons. Ceux-ci étaient destinés au repas rituel. Ils étaient donnés à la candidate. Le sorcier lui apprenait alors les rites magiques et les interdits sacrés.
Cette initiation terminée, elle retournait au village du sorcier et, le lendemain, à son propre village, munie du pouvoir de fonder la société. Avant d’arriver, elle cachait dans un marigot assez éloigné de sa case les poissons magiques. La nouvelle se répandait alors que cette femme allait fonder l’« Esu’u » et qu’elle n’attendait que les candidatures. Un jour était fixé pour l’initiation. Chaque postulante apportait son offrande, dont le montant était déterminé d’avance et qui était au moins d’un mouton. Le jour de la cérémonie, la « sorcière » rejetait la candidature de celles qu’elle estimait sans courage et sans volonté. Les femmes qu’elle agréait étaient dirigées en brousse où un endroit était préparé pour les recevoir. Elles y restaient une semaine, apprenant les commandements, les interdits et les devoirs de l’« Esu’u ». La date de la célébration de la fin du stage était annoncée, et le rite se déroulait au village et en public.
Les « Begôssô Esu’u » (associées de l’Esu’u) quittaient le lieu de leur retraite dans la brousse et se rendaient au village. Elles étaient badigeonnées de rouge, des chevilles au cou, et portaient les cheveux tressés d’une façon particulière. On remarquait, en tête du cortège, la « sorcière », revêtue d’un accoutrement bien différent de celui des autres. Elle tenait un panier dont personne, pas même les nouvelles initiées, ne connaissait le contenu. Sur la place du village, la sorcière posait son panier au milieu du cercle que formaient les adeptes et que fermaient les joueurs de tam-tam. Elle ordonnait ensuite aux candidates de sauter au-dessus du panier en prononçant les paroles suivantes : « Me nga beta ke ve mon worn aka’aé, nge éza mon ; me nga bo ke nnom worn jam ene abé ; me nga wôe ke môt, nge me bo ke môt môt mbia jam ; nge me bo jam da ya mam mete me butu « Esu’u » ma dan nyu. »
« Je ne maudirai plus mon enfant ni celui d’une autre ; je ne ferai aucun mal à mon mari ; je ne tuerai personne ; je ne ferai pas de mal à quelqu’un ; si je transgresse l’un de ces commandements, que je meure par l’Esu’u. »
Les femmes se mettaient ensuite à danser ; les plus habiles recevaient des cadeaux. Un grand dîner était offert par la femme qui dirigeait l’« Esu’u » — repas qui n’était composé que de gros silures. Après le dîner, les femmes étaient autorisées à regagner leurs cases.
La femme associée à l’« Esu’u » devait garder les commandements appris et les interdits auxquels elle s’était soumise. Quand elle violait l’un d’entre eux, elle tombait malade. Pour recouvrer la santé, elle se rendait immédiatement chez la sorcière et confessait sa faute. Parfois, elle commettait quelque péché, et dans ce cas mourait ou restait longtemps malade. Les indigènes croyaient que grâce à l’« Esu’u », les maléfices émanant des femmes étaient conjurés.
Les redoutables hommes-panthères
Les cérémonies d’initiation des hommes-panthères [7] se rapprochent beaucoup de celles des hommes du « N’gui ». Toutefois, elles comportent, pour le nouvel initié, l’obligation d’accomplir des meurtres rituels dont les victimes sont choisies parmi les membres de la famille de l’affilié. Ce point est particulièrement significatif, car il est un exemple typique de la transgression des règles tribales par les membres des sociétés secrètes primitives. L’inceste exogamique est aussi l’un des caractères principaux des pratiques rituelles des hommes-léopards.
Nous en revenons ainsi à la distinction fondamentale de J. Cazeneuve entre les rites de passage et les rites magiques, ces derniers impliquant le désir de s’emparer de la puissance liée à tout ce qui est au-delà des règles, au prix même du sacrifice de toute valeur individuelle ou collective. Afin de comprendre ces faits, il convient de les situer dans le cadre des conditions de la vie primitive. L’homme ne peut dominer les forces de la nature que s’il s’élève au-delà des limites de son histoire et des bornes de son destin. En affirmant qu’il n’est pas un être humain, mais une force non humaine, l’individu est comme anéanti et confondu avec la puissance impersonnelle des dieux dé la forêt : panthères, léopards, gorilles ou caïmans. Grâce à cette fusion mystique, il participe activement aux rythmes de la vie animale elle-même ; il en éprouve les effets ; il en découvre les lois mystérieuses. Il est ainsi possédé par les forces de la mort, mais, par cette possession même, il croit les détourner de leurs cours, les utiliser dans un sens différent, qui est, par exemple, celui qu’exigent la justice, les coutumes et les règles de la société secrète particulière à laquelle appartient ce cadavre vivant qu’est devenu l’initié. Dans ces conditions, un transfert d’une importance évidente est opéré dans la conscience archaïque : la société secrète primitive s’affirme, par ses rites magiques, comme étrangère à la norme sociale, comme située en deçà ou au-delà des valeurs humaines.
4 Le rôle du forgeron dans les sociétés secrètes primitives
Le forgeron est un héros civilisateur, chargé de parfaire la création, d’organiser le monde et de révéler aux hommes les secrets de la culture [8]. La maîtrise du feu s’affirme universellement comme l’expérience fondamentale de l’incorporation d’une force non humaine, d’une énergie sacrée. Le pouvoir de transmutation que possède toute flamme, visible ou invisible, élémentaire ou subtile, a été ressenti, dès le stade archaïque des diverses cultures, comme l’agent de toutes les purifications possibles, matérielles et spirituelles. L’être que consument les théophanies ignées ou l’ardeur des passions de l’âme devient nécessairement différent de ceux qui n’ont pas subi les effets de cette mystérieuse combustion. Tout ayant été dévoré en lui, rien d’igné ne peut plus l’atteindre, car il participe alors de la nature même du feu [9].
Le forgeron, par les conditions mêmes de son travail et de son rôle social, commet toutefois la transgression primordiale : il ouvre le ventre de la terre maternelle ; il arrache de son sein les minéraux et les métaux qui vivent en elle et grâce auxquels la lumière universelle se propage jusqu’aux abîmes ; il interrompt la circulation de cet immense corps rayonnant et vibrant dont il détourne les plus précieuses productions du rythme et du cours naturels auxquels elles obéissent ; il intervient dans les opérations du temps, générateur des formes ; il insère ainsi dans le processus macrocosmique un facteur microcosmique de perturbation dont la puissance matérielle tend à s’accroître sans cesse au cours des âges ; il apparaît ainsi comme le premier auteur des métamorphoses artificielles des choses et des êtres, comme l’ancêtre des artisans et des guerriers de la tribu, de ceux qui détiennent les secrets de la vie quotidienne, mais aussi des puissances de la mort.
De même que les substances minérales et métalliques sous l’action du feu passent à un autre mode d’existence en recevant une forme nouvelle, de même les individus soumis aux épreuves de l’initiation souffrent, meurent et renaissent. Dans ces conditions, le forgeron mythique est aussi le fondateur des rites magiques grâce auxquels l’être humain est saisi par les forces occultes du non-humain, qu’il s’agisse de celles qui tendent à détruire la vie ou de celles qui conspirent à la conserver.
Un homme au-dessus de la tribu
Cette ambivalence du rôle du forgeron dans les sociétés primitives a été constatée par tous les observateurs. Tantôt vénéré, tantôt exécré, le métallurge est tenu, le plus souvent, à l’écart des autres artisans de la tribu. En effet, celui qui purifie par le feu visible est chargé, invisiblement, des impuretés qu’il détruit. Son contact même est redoutable en raison du fait qu’il a pour fonction de déplacer des forces dans la mesure où il opère le changement des formes.
Ce rôle du forgeron est assez significatif dans les rites dogons du sacrifice, tels que les décrit Marcel Griaule [10] : « Le jour venu, après les cérémonies ouvrant la période des semailles, une chèvre est égorgée sur l’autel : — Un forgeron est là, dit Ogotomêli, avec son enclume. Il est placé devant celui qui va manger le foie.
« Qui va manger le foie ?
« Le plus vieux des hommes « impurs ».
« Les « impurs » sont les hommes relevés de la plupart des interdits et notamment de ceux qui concernent la mort. Chaque famille en compte plusieurs qui sont désignés par la divination. Eux seuls sont habilités à manipuler sans danger les forces émanant des morts.
« Pourquoi un « impur » ?
« Parce que le sacrifice a lieu sur une terre de tombe. Et aussi parce que l’« impur » est aujourd’hui, comme fut le « lébé » [11], ni mort ni vivant.
« De ce fait, l’« impur » était le plus apte à recevoir temporairement la force qui allait monter de la victime en lui, par déglutition du foie.
« — Dès l’égorgement, enchaînait l’aveugle, le forgeron frappe le sol de son enclume. Il ne s’arrête que lorsque tout est consommé. En frappant il aide aux déplacements des forces. »
L’alliance avec le serpent
On peut comprendre ces rites si l’on tient compte du fait que l’« impur » est vidé de sa propre vie pour se remplir de celle de l’ancêtre. En mangeant le foie, l’initié absorbe la force primordiale à laquelle correspond la parole première. Mais ce déplacement des puissances ne peut être opéré que par les rythmes secrets grâce auxquels le forgeron fait monter la puissance tellurique jusqu’à la victime offerte. Or, dans cette situation, le forgeron imite l’ancêtre ou, plutôt, il évoque sa présence permanente à ses côtés. Les Dogons admettent que « le Nommo-Ancêtre-Septième » est à l’œuvre dans toute forge. « Tout forgeron lorsqu’il travaille est comme assis sur la tête du serpent. »
Ces correspondances symboliques entre le culte de l’ancêtre, la fonction du forgeron et le serpent indiquent l’existence de rites magico-funéraires, de nature chthonienne, qui ont pour fonction de transmettre aux vivants les puissances de fécondité issues du monde souterrain des morts. Dans les tombes de la VIe dynastie égyptienne, ont été figurés sur les peintures pariétales des serpents sans tête ; les cryptes de Thèbes, qui, commençant sur la rive occidentale du Nil, s’étendaient dans la direction du désert de Libye, étaient connues sous le nom de « Passages du serpent ». Là s’accomplissaient les rites des mystères sacrés [12].
Le nom de « serpent » a été donné, à toutes les époques et en des aires culturelles très diverses, aux initiés eux-mêmes, qui recevaient le double pouvoir de « faire monter ou descendre » la force magique universelle. C’est pourquoi, dans les sociétés traditionnelles anciennes, le roi divinisé, qui avait reçu son pouvoir sacré par une transmission directe du démiurge ou de l’ancêtre, appartenait, comme l’attestent des textes abyssins archaïques donnant la liste des pharaons, à « la progéniture du serpent ».
Au Dahomey, une peinture primitive montre une procession dans laquelle le roi, accompagné de ses femmes, apporte des présents au dieu-serpent. Les prêtresses de cette divinité animale étaient des jeunes filles mariées à cette idole ; elles portaient comme signes de leur initiation aux mystères des tatouages indélébiles, de couleur indigo.
Dans les civilisations de l’Amérique centrale, se retrouve partout le culte archaïque du serpent. On admet généralement que ces croyances magico-religieuses ont été introduites dans cette région du monde par la voie du Pacifique ; au Guatemala, le dieu des Cakchèques était « le serpent de la fertilité de la demeure des chauves-souris » ; on lui attribuait le pouvoir de rendre invisibles les êtres vivants. L’une des transformations légendaires attribuées au chef des Quichés, Cucumatz, était celle qui l’avait changé en serpent.
En Océanie, on peut constater que des sacrifices humains ont été pratiqués aux îles Fidji, où le dieu Degei, l’une des principales divinités locales, était décrit comme entouré de serpents, ou bien sous la forme d’un serpent dans la grotte de Navata, près de la côte de Viti Levu. Quelques traditions lui attribuent la tête du serpent ; le reste du corps du dieu était en pierre, symbole de sa nature immuable et éternelle.
Ces quelques exemples, choisis entre bien d’autres, suffisent à montrer l’universalité des croyances et des rites associés au symbole du serpent dans ses rapports avec des cultes chthoniens de fertilité ou de fécondité le plus souvent associés aux puissances telluriques des ancêtres ou des morts. Il reste à se demander si la liaison constante que l’on observe entre le thème du serpent et le processus de l’initiation ne peut pas apporter quelque lumière sur l’origine des sociétés secrètes primitives.
La chaîne d’or des disciples d’Hermès
Celles-ci, comme nous l’avons indiqué précédemment, n’ont pas une utilité sociale immédiate ; elles semblent emprunter les principes de leurs structures aux lois d’un autre monde que celui de l’économie et des techniques matérielles collectives. L’ordre magico-religieux auquel elles appartiennent se constitue à partir de réalités intermédiaire entre la nature visible et les puissances invisibles des êtres et des choses [13]. On retrouve le concept fondamental de l’interaction universelle des créatures selon une hiérarchie des forces qui les animent dans toutes les traditions magico-religieuses primitives ainsi qu’en des systèmes philosophiques élaborés et plus récents, comme ceux de l’émanation des puissances divines ou comme ceux de la théorie des correspondances, exprimée, par exemple, dans l’hermétisme, par l’image de la chaîne d’or, Catena Auri, grâce à laquelle les choses et les êtres sont intimement reliés entre eux par une corrélation lumineuse et constante entre les mondes supérieurs et les mondes inférieurs, entre l’invisible et le visible, entre les réalités élémentaires et les modalités subtiles du cosmos. L’expression banale : « Tout est dans tout » ne rend pas compte de ces théories anciennes, car il faut ajouter que tout n’est pas n’importe comment dans tout, mais selon un ordre, une forme et un nombre parfaitement définis sur le plan de l’analogie des structures entre elles et par rapport aux principes cosmologiques dont celles-ci dépendent. La magie véritable représente donc l’expression positive et concrète d’un ensemble de théories abstraites élaborées à partir d’une conception archaïque d’un ordre universel et d’une énergétique générale aussi bien définis, à partir de leurs critères logiques particuliers, que ceux de la science contemporaine. Dans ces conditions, il apparaît avec assez d’évidence qu’il existe au moins deux conceptions cosmologiques fondamentales et non pas une seule : celle qui consiste à considérer l’ensemble de la nature comme un enchaînement de symboles et celle qui la représente comme une collection d’objets. La ligne de rupture qui sépare la magie archaïque de la science moderne est située sur le plan de l’herméneutique et de la logique. L’une est amplificatrice ; l’autre, réductrice par rapport à l’homme lui-même et à son rôle dans l’univers.
La magie est anthropomorphique dans son essence, mais non pas anthropocentrique comme on le suppose généralement. En effet, l’homme n’est pas le centre de l’univers dans les systèmes magico-religieux primitifs ; il occupe dans le monde la place qui est la sienne par rapport à la hiérarchie des forces et des formes ; s’il ne peut entrer en relation avec celles-ci qu’en fonction de l’analogie universelle qui relie la partie au tout et l’élément à l’ensemble, ce n’est pas en raison de sa nature privilégiée par rapport aux autres êtres, c’est qu’il ne dispose pas d’autre critère expérimental ni d’autre étalon de mesure que celui de sa propre situation initiale dans le monde. C’est en tant que rayon et non pas en tant que foyer qu’il mesure magiquement les distances qui le séparent du centre ou bien de la circonférence du cercle d’existence où il est situé. Dans ces conditions, la hiérarchie primitive des forces a été conçue selon le rayonnement de l’énergie vitale dont le plus haut degré correspond à la puissance suprême : celle du Créateur.
Des morts qui continuent à régner
Chez les Bantous, par exemple, la divinité donne d’abord l’existence, la subsistance et l’accroissement aux autres forces. Après elle, viennent les premiers ancêtres, les fondateurs des divers clans, les patriarches, qui ont reçu le pouvoir d’exercer sur toute leur descendance leur influence vitale. Ils ne sont pas considérés comme de simples trépassés ni comme des êtres humains ; ce sont des forces « spiritualisées », des « génies » du clan ; ils appartiennent à une hiérarchie supérieure qui participe directement de la puissance divine. Après eux viennent les défunts qui, suivant le degré de primogéniture, forment la lignée par les chaînons de laquelle les forces des générations disparues s’exercent sur les générations qui apparaissent. À leur tour, les êtres vivants ont une place définie dans la hiérarchie universelle, non pas selon un simple statut juridique, mais d’après leur puissance vitale. L’aîné d’un groupement « renforce » la vie de toutes les forces inférieures, animales, végétales ou minérales qui croissent, se reproduisent ou sont transformées au bénéfice des membres du clan.
Après la classe des forces humaines, viennent les divers degrés des puissances des règnes inférieurs, au sein desquels la place relative occupée par chaque être de ces groupes est analogue à celle des humains en ce qui concerne le principe de la subordination du plus faible au plus fort. Un groupement social et une espèce animale peuvent occuper des rangs vitaux parallèles ou divergents. Celui qui est le chef dans l’ordre humain « prouve » son rôle supérieur, par exemple en revêtant la peau d’un animal royal. On voit par ces exemples qu’il existe dans la pensée primitive des lois d’interaction des forces vitales entre elles selon des règles précises qui constituent l’essence même des rites magico-religieux. La connaissance de ces conceptions archaïques est indispensable à l’analyse du rôle du forgeron et du symbole du serpent dans leurs rapports avec la formation des sociétés secrètes.
De même qu’en Afrique, on constate que, dans la Grèce archaïque, certains groupes de personnages mythiques — Telchines, Cabires, Courètes, Dactyles — constituent à la
fois des confréries secrètes, en relation avec les mystères, et des guildes de travailleurs des métaux. Selon les diverses traditions, les Telchines furent les premiers à travailler le fer et le bronze, les Dactyles découvrirent la fusion du fer et les Courètes le travail du bronze : ils étaient en outre réputés pour leur danse particulière, qu’ils exécutaient en entrechoquant leurs armes. Les Cabires, comme les Courètes sont nommés « maîtres des fourneaux », « puissants par le feu », et leur culte s’est répandu dans toute la Méditerranée orientale. Les Dactyles étaient des prêtres de Cybèle, divinité des montagnes, mais aussi des mines et des cavernes. Ils étaient répartis en deux groupes, vingt êtres masculins, à droite, trente-deux êtres féminins, à gauche ; ces derniers étaient des enchanteurs dont les premiers détruisaient les maléfices. Cette division évoque les rites hiérogamiques et des joutes sacrées [14].
L’homme qui manie les minéraux et qui transforme les métaux exerce analogiquement la plus lointaine influence vitale puisqu’il opère sur la classe des êtres qui sont situés au degré le plus profond de la hiérarchie universelle. Ne pouvant agir qu’en raison de la correspondance de rang vital qui existe entre lui et le fer, par exemple, le forgeron est le « père du fer » comme il est nécessairement le « fils du feu ». D’une part, il reçoit en effet les forces de la flamme et de l’eau ; d’autre part, il les donne. Or ces puissances provenant de l’ancêtre primordial, le forgeron ne peut exercer sa fonction qu’aux dépens des forces mêmes de la vie du clan. Ainsi son activité, qui est la plus utile pratiquement à la subsistance du groupement social — puisque toutes les techniques de la chasse, de l’agriculture et de l’artisanat dépendent des outils dont disposent les hommes —, est la plus néfaste magiquement à l’intégrité vitale de l’ensemble des générations humaines, animales et végétales. Dans ces conditions, il faut « renforcer » la vie de l’ancêtre et l’action des « génies » du clan par le sacrifice ou par le meurtre rituel qui « ajoute » à la puissance des morts ce qui « diminue » celle des vivants. L’ambivalence de la fonction du forgeron provient donc d’une conception archaïque d’une énergétique magico-religieuse. Les crimes des « hommes-panthères » ne peuvent pas être considérés, dans leur principe, comme des assassinats vulgaires, de nature politique. Ce sont des actes sacrificiels inspirés par une logique entièrement différente de la nôtre et qui ne doivent pas être jugés selon les critères de notre pensée religieuse et morale.
Les gardiens des clefs du visible et de l’invisible
De même, la société secrète primitive ne semble pas être née du besoin de faire régner l’ordre pratique le plus favorable, économiquement et techniquement, à la subsistance de tous les individus appartenant au clan ou à la tribu. C’est en fonction de l’ordre magique ou magico-religieux des relations des puissances vitales, visibles et invisibles, entre elles que s’est formée l’association d’une élite restreinte de chefs qui se croyaient responsables de l’énergie collective des générations, de sa conservation intégrale et de sa transmission rituelle à travers les âges. La société secrète archaïque est donc située entre la tête et la queue du serpent dont le cercle vivant ne se referme sur lui-même qu’en un point de jonction entre l’avant et l’arrière, entre l’avenir et le passé. De ce point, un rayon unique assure la liaison constante avec l’éternel présent au centre de la figure, avec le symbole de l’ancêtre, émanation primordiale de la divinité. Nous retrouverons dans les sociétés secrètes traditionnelles les plus diverses la présence permanente de cet ancêtre mythique, de ce premier fondateur des mystères ; souvent assimilé à l’astre du jour, il naît, il meurt et il ressuscite comme le soleil chaque soir et chaque matin. Source de la lumière spirituelle, intellectuelle, psychique et physique, l’éternité autour de laquelle s’accomplissent les révolutions du temps semble avoir été conçue par la pensée archaïque d’abord sous la forme d’un essentiel sacrifice divin que célèbrent et que commémorent les rites humains, au-delà des apparences de l’histoire des individus et des sociétés.
Dans le sentiment religieux de l’homme primitif, les ancêtres et la postérité forment une unité traversée par un courant de puissance vitale qui ne doit jamais tarir. E. Lehmann a montré que la coutume de manger, après la mort du père de la tribu, le cœur ou le foie de l’ancêtre est un acte universellement répandu dans les civilisations les plus anciennes et qui a pour objet de conserver à la descendance la force des aïeux.
Le tombeau familial constitue ainsi la source de la force magique de la communauté archaïque qui rassemble autour d’un même foyer les vivants et les morts et qui se compose d’une partie manifeste et d’une partie latente. C’est entre ces deux mondes que sont nées au cours des âges toutes les sociétés secrètes qui ont eu pour fonction de garder les clefs des portes de l’invisible et les mystères de la présence d’une autre vie dans notre vie.
[1] Un document, établi d’après le rapport de l’administrateur Granier, figure dans l’étude de M.A. Raynaud, « le Fétichisme chez les Bamiléké », Bafousam 1935, qui a résumé les renseignements obtenus après seize ans de vie quotidienne au contact direct de ces populations montagnardes ; nous citerons notamment les associations suivantes :
MANKUI — Association de jeunes garçons. Chaque famille a son mankui de quartier. Leurs membres rassemblent et rapportent des fagots au village — futurs membres des mandjong.
MANDJONG — Association de jeunes gens adultes aptes à la guerre. Chaque quartier a son mandjong. Les mandjongs de quartier ont un mandjong de chefferie.
MAKAM — Association de jeunes gens préparant à celle du kaa.
KAA — Association de jeunes gens ; véritable école du futur notable, où l’on apprend les coutumes et les traditions tribales.
MEKE (dans certaines chefferies comme Bandjoum) — Association des techindas ou serviteurs du chef.
TINGOP — (dans certaines grandes chefferies). Association des walas, gardes du chef et ses gendarmes. Surveillent en particulier l’exécution des travaux collectifs et assurent la garde des plantations de raphia et des bois sacrés. Assurent également la garde des crânes des ancêtres du chef et du trésor de la chefferie. Sont toujours voilés, masqués.
NIE — Association des parents du chef, qui forme en particulier les orchestres de danses.
PANYOP et QUITONG — Associations de notables, d’anciens, qui discutent des affaires du village et surtout veillent au respect des coutumes et des lois.
Sont aussi juges assesseurs, proposant au chef la peine à appliquer. Leurs membres assurent l’exécution des décisions prises par le chef après leur avis.
KOUNDJI — Association des sous-chefs et des plus importants notables, des principaux membres de la famille du chef. Décident en particulier de la guerre, réunissent les moyens de la conduire (armes, vivres, etc.).
QUO SI (vient de Dieu) — Puissante association constituée par les personnages les plus importants de la chefferie. Destinée surtout à maintenir la bonne harmonie, par des réunions suivies d’agapes offertes par leurs membres.
N’DAKOUM ou N’DOUKOUM. Association des « méchants », exécuteurs des décisions du chef (incendies de cases, expulsions, mutilations, fustigations, etc.).
FOUFOU — Association des bourreaux, toujours masqués, chargés des exécutions à mort, qui avaient presque toujours lieu la nuit. Sont toujours des captifs, des étrangers, des difformes parfois, inconnus de tous et que le chef suprême est lui-même censé ne pas connaître. Association secrète de beaucoup la plus redoutée.
N’SOP — Association des captifs et des étrangers. Le kuipou, suppléant de confiance du chef, en fait toujours partie.
MANSOU — Association des meilleures cultivatrices, qui ont droit au port du grand couteau à défricher et qui, sur les chemins et pistes, ont priorité sur les autres femmes de la chefferie. Est également une association d’entraide agricole.
[2] P.E. Joset, spécialiste de l’étude ethnologique et linguistique des populations congolaises et pygmées, a réuni une documentation importante sur les associations d’hommes-léopards et sur des groupements similaires : hommes-panthères, hommes-lions, hommes-caïmans, hommes-babouins, etc. ; voir son livre « les Sociétés secrètes des hommes-léopards en Afrique noire », Paris 1955.
Chargé, en 1944, par le gouvernement belge, de la difficile pacification du Kitawala, cet administrateur a pu consulter directement les archives judiciaires et il a procédé à des enquêtes locales précises qui ont été complétées par des investigations en Rhodésie, en Afrique du Sud et au Kenya.
Déjà, en 1929, des informations intéressantes avaient été publiées par F.W. Butt-Thompson dans « West African Societies », Londres 1929. Cet auteur a indiqué l’aire de dispersion des organisations secrètes africaines : Gambie, Guinée française, Sierra-Leone, Liberia, Gold Coast, Dahomey, Cameroun, Nigeria. Guinée espagnole. Congo français. Congo belge. Angola.
[3] P.E. Joset constate, en effet, que « les rites des sociétés des hommes-léopards se ressemblent tous » dans une aire très vaste du continent africain. Cet auteur ajoute que ce phénomène a une base magico-religieuse et une origine précise : la pratique des sacrifices humains et des crimes rituels. L’anthropophagie ne représenterait ainsi que « les séquelles de cérémonies rituelles considérées comme de nature à accroître les forces mentales et physiques des membres de la société secrète ».
[4] Dans « les Sociétés secrètes de mystères » (Paris 1951), D.E. Briem a insisté (p. 35) sur le fait que les sociétés secrètes tendent à se transformer en véritables institutions judiciaires qui, par la terreur, assurent l’ordre magico-religieux traditionnel qu’elles prétendent imposer aux populations primitives.
Or, dans le cas des sociétés d’hommes-panthères, d’hommes–lions, d’hommes-caïmans, d’hommes-babouins ou d’hommes-gorilles, il faut rappeler, avec Baumann et Westermann, les auteurs du livre « les Peuples et les Civilisations de l’Afrique » (Paris 1948), que l’aire de dispersion de ces rites coïncide, à peu près exactement, avec l’aire où l’on voit se manifester de nombreux contacts entre les diverses populations conquérantes et la civilisation africaine la plus archaïque, primitive et négritique, celles des Pygmées.
[5] La demeure du « N’gui » est édifiée pour chaque cérémonie ; à la fin de chacune d’elles, on laisse la case tomber en ruine et les figures d’argile demeurent sur les lieux de l’initiation.
[6] Il faut observer à ce sujet que non seulement l’organisation du « N’gui » était la base de toute la sorcellerie en pays Fang, mais que les chefs de la hiérarchie sociale se recrutaient presque uniquement parmi les membres de cette société secrète archaïque.
[7] Les hommes-panthères constituent la plus célèbre des sectes criminelles de l’Afrique ; elle subsiste dans certains districts du Cameroun et des pays limitrophes (Nigeria, Congo). On attribue aux affiliés le pouvoir de se changer la nuit en panthères ; en fait, ils déchirent la gorge de leurs victimes avec des griffes d’acier, ou parfois de vraies griffes de panthère qu’ils s’attachent aux mains. L’atroce mise en scène — qui, l’autosuggestion aidant, a pour premiers croyants ceux qui s’y adonnent — est complétée par le port d’une peau de panthère et de moignons en bois sculpté qui, imprimés sur le sol, imitent les traces du fauve. Les hommes-panthères enlèvent le cœur de leurs victimes, qu’ils consomment cru ; certains groupements font cuire le reste de leur victime en marmite ; d’où la division de la secte en « marmites » : autant de subdivisions qu’il y a de récipients rituels. Au Nigeria, on a signalé aussi l’existence de femmes affiliées à la secte.
[8] La fonction mythique du forgeron a été remarquablement étudiée par Mircea Eliade dans « Forgerons et Alchimistes » (Flammarion, 1956) à partir des mythologies et des rituels de la métallurgie africaine, indienne, indonésienne et sibérienne.
[9] L’incombustibilité des chamanes, dit Mircea Eliade, proclame qu’ils ont dépassé la condition humaine, qu’ils participent à la condition des « esprits »… Qui sait si le rite d’incinération ne traduisait pas lui-même l’espoir d’une transmutation par le feu ? »
[10] Marcel Griaule rapporte cet entretien avec Ogotomêli dans « Dieu d’eau » (Paris 1948) page 160.
[11] Le lébé est l’ancêtre.
[12] Sur la pyramide du roi Duras, selon la traduction du Dr Mardrus, était gravée la conjuration suivante : « O replié sur toi-même qui sors du sein de la terre, tu as dévoré ce qui sort de toi ! Serpent qui descends, couche-toi, châtré, tombe esclave ! »
[13] À vrai dire, comme l’a bien remarqué le R.P. Tempels dans son étude sur « La Philosophie bantoue » (Collection Présence africaine, Paris 1949), « dans ce que les Européens nomment « la magie des primitifs » il n’y a, aux yeux du primitif, aucune action de forces surnaturelles, indéterminables, mais simple interaction des forces naturelles telles qu’elles furent créées par Dieu et telles qu’elles furent mises par lui à la disposition des hommes. Dans leurs études sur la magie, les auteurs distinguent « la magie de similitude, de sympathie, la magie par contact, la magie du désir exprimé, etc. ». Cependant la ressemblance, le contact ou l’expression du désir ne relèvent point de l’essence de ce que l’on a désigné par « magie », notamment l’interaction des créatures. Le seul fait qu’on ait eu recours à des dénominations différentes pour distinguer les « espèces » de magie prouve que l’on a renoncé à pénétrer la nature profonde de cette « magie » pour ne s’attacher qu’à une classification reposant sur ses caractères secondaires » (page 41).
Selon la conception bantoue, qui est analogue à de nombreuses autres modalités de la pensée primitive, tous les êtres de l’univers sont des forces ; celles-ci ne constituent pas une multitude d’énergies indépendantes simplement juxtaposées, car toutes les créatures se trouvent en rapport entre elles suivant des lois et selon des hiérarchies précises. Le monde des forces et de leurs relations mutuelles se présente ainsi comme « une toile d’araignée dont on ne peut faire vibrer un seul fil sans ébranler toutes les mailles » (page 41).
[14] D’après une tradition que relate saint Clément d’Alexandrie (Protreptique II, 20), les Corybantes, qui reçoivent ici le nom de Cabires, étaient trois frères, dont l’un fut tué par les deux autres qui ensevelirent sa tête au pied du mont Olympe. Cette légende relative aux origines des mystères est liée à des mythes cosmogoniques sur l’origine des métaux. Or ces groupes de métallurges mythiques ont des rapports avec la magie (les Dactyles, les Telchines), la danse (les Corybantes, les Courètes), les mystères (les Cabires) et l’initiation des jeunes garçons (Courètes). Nous avons donc ici des traces d’un ancien état social où les confréries de forgerons avaient un rôle à jouer dans les mystères et les initiations. H. Jeanmaire a opportunément souligné la fonction de « moniteurs » des Courètes dans les cérémonies initiatiques en relation avec les classes d’âge : ils rappellent ainsi, par de nombreuses analogies, la mission des forgerons héros civilisateurs africains. À un stade ultérieur et plus complexe de culture, la fonction initiatique du forgeron et du maréchal-ferrant survit encore assez nettement. Le cheval et le cavalier ont tenu une place considérable dans les idéologies et les rituels des « sociétés d’hommes » (Männer–hünde). Voir, sur ces différents thèmes, Mircea Eliade : « Forgerons et Alchimistes », éd. Flammarion 1956, page 108 ; cf. également H. Jeanmaire : « Couroï et Courètes », Lille 1939.