Albert Low
Sur le pardon

traduit de l’anglais par Monique Dumont Par soi-même le mal est fait, Par soi-même l’on souffre. Par soi-même le mal est défait, Nul ne peut purifier un autre. Imaginez la scène suivante : vous êtes un Juif ou une Juive dans un camp de concentration. On vous convoque au chevet d’un SS qui agonise. Il vous […]

traduit de l’anglais par Monique Dumont

Par soi-même le mal est fait,
Par soi-même l’on souffre.
Par soi-même le mal est défait,
Nul ne peut purifier un autre.

Imaginez la scène suivante : vous êtes un Juif ou une Juive dans un camp de concentration. On vous convoque au chevet d’un SS qui agonise. Il vous confesse alors une horrible atrocité que lui et d’autres ont commise envers des hommes, des femmes et des enfants juifs. Parce que vous êtes Juif et afin de pouvoir mourir en paix, il vous demande votre pardon. Que feriez-vous ?

Simon Wiesenthal, qui s’est fait connaître comme chasseur de Nazis, a été placé exactement dans cette situation et c’est cette expérience qu’il raconte dans son livre * The Sunflower [1]. Il termine son témoignage en disant : « Vous, qui venez de lire ce triste et tragique épisode de ma vie, pouvez vous mettre à ma place et vous poser cette question cruciale : ‘Qu’aurais-je fait ?’ » Dans l’édition de 1976, le livre inclut un certain nombre de personnes dont le Dalaï Lama, Mathew Fox, Rebecca Goldstein, le cardinal Franz Konig, Herbert Marcuse, Albert Speer, Primo Levi et beaucoup d’autres, donnant leur réponse à cette question.

Je pratique le Zen assidûment depuis 35 ans et je l’enseigne depuis 20 ans. « Qu’aurais-je fait à sa place ? » Il m’est bien sûr difficile de me projeter moi-même dans cette horrible situation, installé comme je le suis présentement dans un bureau confortable, entouré de gens que j’aime et qui m’aiment, protégé par la police et l’armée, vivant dans un pays où la loi est souveraine. La question n’en demeure pas moins une question vraie et j’ai senti, après la lecture de Wiesenthal, que je devais répondre à son défi, ne serait-ce que pour moi-même, et aussi honnêtement que possible. Permettez-moi donc de partager avec vous certaines de mes réflexions qu’il faut voir comme étant provisoires et que je présente beaucoup plus comme des suggestions que des opinions définitives.

Que veut dire pardonner ? Qui peut pardonner à d’autres ? Quelle est la validité du pardon ? Celui qui récite le Notre-Père supplie que ses péchés lui soient pardonnés « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Le pardon est exigé de la part de ceux qui le demandent. Dans les Béatitudes, il est dit : « Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde ». Le cardinal Franz Konig, dans sa réponse à la question de Wiesenthal, écrit que le Christ a nié explicitement toute limite au pardon. Il semblerait donc qu’un chrétien n’a pas le choix, qu’il doit pardonner. Dans sa réponse, Edward Flannery, un prêtre jésuite, réitère cette position en disant : « C’est un des principes cardinaux de l’éthique judéo-chrétienne que le pardon doit toujours être accordé à celui qui se repend sincèrement ». Il cite, pour appuyer ses dires, ce que Jésus a répondu lorsqu’on lui a demandé combien de fois il fallait pardonner : « soixante dix-sept fois sept ». Cette expression, explique-t-il, est une métaphore pour « toujours ». Mais lorsque Wiesenthal posait sa question, nous invitait-il à ce genre de débat abstrait , théologique ? Nous demandait-il de lui fournir des règles de conduite et de la théologie ? Je ne peux m’empêcher de penser que le cardinal, le prêtre jésuite et ceux qui raisonnent comme eux, y compris le Dalaï Lama dont la réponse est basée sur le fait que de condamner les autres n’est pas la voie bouddhique, se sont retranchés derrière des principes religieux. Je ne peux m’empêcher de penser que d’une certaine façon ils ont évité la question.

Encore une fois, qu’est-ce que le pardon ? Pourquoi le demande-t-on ?

La réponse qui vient immédiatement : on se sent coupable et on sollicite le pardon pour soulager ce sentiment de culpabilité. Mais pourquoi se sent-on coupable? Doit-on commettre un crime horrible pour se sentir coupable ? Certainement pas. À preuve, le titre de ce livre que je me rappelle avoir vu dans une librairie : « Pourquoi est-ce que je me sens coupable quand je dis non ? » Même lorsqu’il faut dire non, même lorsque la situation l’exige, on se sent coupable. Il suffit de passer devant un mendiant dans la rue pour ressentir un serrement, une tension, et derrière cette tension, la culpabilité. Est-il possible que les actes du soldat SS ne soient qu’une amplification, une immense amplification je vous l’accorde, mais une amplification tout de même, de ce geste d’éviter un mendiant dans la rue ? On peut voir des gens porter un très lourd fardeau de culpabilité causé par ce qu’un observateur impartial pourrait juger comme une infraction mineure. D’autres par contre, et les noms de Hoess et Goring nous viennent immédiatement à l’esprit, ne manifestent aucune culpabilité apparente, alors même qu’ils ont les mains tachées du sang de millions d’individus. La culpabilité ne serait donc pas le résultat d’actions que j’aurais commises, mais le résultat de mes réactions à ces actions. Je suis coupable, non à cause de ce que je fais, mais à cause de ce que je suis.

Qu’est-ce que cela signifie ? D’où vient la culpabilité ? Du péché originel, répondrait l’Église. Nous participons à la malédiction d’Adam. Le bouddhisme dirait : nous sommes coupables parce que nous sommes ignorants. À première vue, ces deux réponses semblent se situer à des kilomètres de distance. Pourtant Adam a été puni parce qu’il s’est détourné de Dieu, parce qu’il a ignoré ses commandements. De même que l’ignorance pour le bouddhisme n’est pas le résultat d’une carence dans l’instruction, mais elle est l’ignorance de nos origines. Nous avons tourné le dos à notre propre nature. Tous les deux, le christianisme et le bouddhisme, affirment qu’une rupture s’est produite, une rupture qui donne naissance à la souffrance et à la culpabilité, qui la sous-tend.

Hakuin, un maître Zen, a dit : « Depuis le commencement, tous les êtres sont Bouddha ». Depuis le commencement, tous les êtres sont l’intelligence créatrice. Unité et plénitude, voilà les mots bouddhistes pour le Jardin de l’Éden. L’unité est amour ; quand j’aime quelqu’un, je fais un avec lui. L’amour donc est mon état naturel. C’est aussi l’état naturel du SS. Quand je me détourne de l’Unité, je rencontre une monde fracturé et je tombe en enfer. Quand je ne le fais plus, quand je ne tourne plus le dos à la source, le sentiment d’être en opposition avec le monde, cette opposition d’où le monde semble tirer sa réalité même, n’existe plus. C’est le paradis. Le monde ne semble plus être « là-bas », froid et impersonnel, mais « ici », c’est moi-même. Bassui, un maître Zen célèbre, a dit : « L’univers et vous-mêmes êtes d’une même racine ; vous et chacune des choses formez une unité. Le murmure du ruisseau et le souffle du vent sont votre voix. Le vert du pin et la blancheur de la neige sont votre couleur. »

Un samouraï demanda au maître Hakuin : « Qu’est-ce que l’enfer, qu’est-ce que le paradis? » Hakuin rétorqua : « Qu’est-ce qu’un balourd ignorant comme toi peut savoir du paradis et de l’enfer ? » La colère envahit le samouraï qui se précipita sur Hakuin l’épée brandie. Hakuin dit : « L’enfer, c’est ça » Le samouraï, comprenant ce que Hakuin voulait lui montrer, rengaina son épée. « Ça, c’est le paradis », dit Hakuin.

Quand je me détourne de la source, je me retrouve dans un monde de colère, d’agressivité, de cruauté et de haine. Face à ce monde séparé, fragmenté et douloureux, je lutte pour saisir l’unité à nouveau. Je tente de le faire par la destruction, en imagination ou dans les faits, de tout ce qui ne s’accorde pas avec mon idée de l’unité. Dans cette lutte pour saisir l’Un, je m’agrippe de plus en plus à une idée de moi-même, de ce que je suis, à mes idéaux, à ce qui donne sens à ma vie ; ce faisant, je me coupe de plus en plus des autres. En cherchant à obtenir le salut, je me déchire de plus en plus, je m’éloigne de ma véritable demeure.

Tout le temps où je réussis dans ma lutte pour être, ou connaître, ou posséder l’Un, je me sens sûr de moi, je fais preuve d’arrogance, je suis immunisé. Mais lorsque ma prise s’affaiblit, le roc sur lequel j’avais bâti ma sécurité s’effrite. Je me sens alors vulnérable, faible, et la culpabilité s’infiltre de plus en plus. C’est alors que je peux, dans un dernier effort, tenter de boucher les fissures avec de la haine et du fanatisme.

Le soldat SS, lorsqu’il s’acharnait cruellement sur ses victimes souffrantes ressentait, sans aucun doute, de la pitié et du remords, de la culpabilité même, mais ces sentiments devaient rapidement être engourdis par la potion de pouvoir brut qu’il buvait. Mais lorsqu’il s’est retrouvé étendu sur son lit dans le noir, blessé à mort, le roc sur lequel reposait son arrogance se mit à fondre et la culpabilité, comme les eaux qu’un barrage ne retient plus, le submergea complètement.

On dit que Dieu est amour. Dieu est Un. Jésus a dit : « Le Père et moi ne faisons qu’Un ». Il ne parlait sûrement pas exclusivement pour lui-même. Il ne disait pas moi, Jésus, et le Père sommes Un tandis que vous tous, tous les autres, vous êtes condamnés pour toujours à être séparés de le source même, du fondement de votre être. Le Bouddha également a dit : « Partout au ciel et sur la terre, moi seul suis l’Un digne d’être honoré. » Il ne voulait certainement pas dire que lui, Siddhartha Gautama, était le seul et l’unique. Quand il disait « moi seul suis l’Un digne d’être honoré », il parlait pour nous tous. Si Dieu est amour, alors je suis amour, je suis Un. Si tel est le cas, pourrait-on dire alors que la culpabilité est l’amour torturé par la séparation ? Cela signifierait que le seul péché est la séparation. Je cherche le pardon de mes péchés pour redécouvrir le Jardin de l’Éden, pour guérir la blessure au cœur même de mon être, pour transcender la coupure de l’existence. Mourir complet et entier, c’est aller au paradis ; mourir fracturé, déchiré par ma propre arrogance, ma peur ou ma stupidité, c’est aller en enfer.

Mais qui peut me pardonner mes péchés ? Qui peut guérir cette blessure que je m’inflige moi-même ? En épigraphe nous avons placé cette citation qui dit : « Nul ne peut purifier un autre ». Nul ne peut pardonner à un autre. Seul Dieu peut pardonner. Seule l’Unité peut guérir l’Unité fracturée, seul l’amour peut faire fondre la haine. Le père Flannery écrit : « Le pardon doit toujours être accordé à celui qui se repend sincèrement. » Mais non ! Le pardon est toujours accordé à celui qui se repend sincèrement. Nous n’avons pas besoin de quelqu’un d’autre pour nous dire : « Vos péchés sont pardonnés » [2]. En réalité, pardonner ses péchés à quelqu’un, c’est le priver de la véritable absolution.

Qu’est-ce que le repentir ? C’est ressentir de la tristesse, du remords. Le mot « remords » est probablement celui qui frappe le plus juste. Il vient du latin et signifie littéralement « mordre à nouveau ». Le repentir, c’est être mordu à nouveau ; l’on entre dans la douleur du conflit et l’on vit cette douleur. Le repentir, c’est de payer ses dettes, celles que nous avons faites en nous séparant de notre source. Pour payer nos dettes nous devons, par la prière, la méditation, la réflexion profonde et sincère, retourner à la source, abandonner notre orgueil et notre arrogance, nos peurs et nos désirs, et permettre au pouvoir de notre propre compassion innée de guérir nos blessures. Le repentir est douloureux. Il implique l’abandon de ces barrières mêmes que nous avons construites pour nous protéger des conséquences de la séparation. À mesure que nous obtenons l’absolution [3], que nous nous délivrons de notre propre emprisonnement, notre culpabilité augmente, une peur primordiale s’empare de nous, nous laissant nus, sans défense, seuls (alone – all One). C’est alors que nous voulons crier au secours, demander de l’aide, demander pardon. Mais si nous cédons à ces impulsions, nous ne faisons que reconstruire nos défenses, rebâtir les murs qui nous emprisonnent. Le repentir est le purgatoire, là où s’accomplit la purgation de nos péchés. Plus grand est le péché, plus nous avons crucifié l’Unité au profit de notre moi, plus intense doit être le feu de la compassion.

Qu’en est-il de celui qui pardonne ? Le pardon que je donne à quelqu’un peut ne pas avoir de valeur pour lui, il peut même être un obstacle à sa propre absolution, mais quel est sa valeur pour moi ? Peut-être que la question, ici, serait plus significative si je demandais : « Qu’arrive-t-il si je ne pardonne pas ? » Cela aussi constitue un rejet, une séparation. Et plus la demande de pardon est sincère, plus profonde est la blessure qui résulte de mon refus. Nous avons tendance à pardonner pour soulager les feux de la douleur qui brûleraient en cas de refus, non chez l’autre mais en nous-mêmes. Mais la paix s’achète-t-elle à si bas prix ? Si je pardonne, je dois faire un avec celui qui m’a offensé. Je dois porter son fardeau comme si c’était le mien. Si je ne le porte pas, mon pardon est un ersatz, de la fausse monnaie qui n’a pas son équivalent en or.

Aurais-je pardonné au soldat SS ? Si je ne le fais pas, je dois me séparer de lui. Je dois le porter comme un fardeau pour le restant de mes jours. Simon Wiesenthal a refusé. Est-ce la raison pour laquelle il a écrit son livre ? Ce soldat SS a-t-il continué de le hanter comme un fantôme non apaisé ? Mais si je lui pardonne, je dois porter son fardeau avec lui. Je dois faire ma paix avec ses atrocités, non seulement en mon nom propre, mais au nom de toutes ces âmes qu’il a assassinées.

Non, je ne crois pas que j’aurais pu le faire, je ne crois pas que j’aurais pu lui pardonner. Mais son sort aurait-il été meilleur si j’avais pu ?

***

Albert Low a été le maître et directeur du Centre Zen de Montréal jusqu’à son décès survenu en janvier 2016, à l’âge de 87 ans. C’est dans le respect et le prolongement de son enseignement que le Centre Zen de Montréal poursuit ses activités.

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1 Simon Wiesenthal, The Sunflower : On the Possibilities and Limits of Forgiveness, Shocken Books, New York, 1976.

2 Le lecteur intéressé à poursuivre cette réflexion pourra consulter le chapitre V de mon livre Zen and the Sutras publié chez Charles E. Tuttle and Co.

3 Le mot absolution vient du latin et signifie être dégagé de, être relâché.