Talmud et biophysique entretien avec Henri Atlan

Tout d’abord, le Dieu de la Bible, ce n’est pas forcément le Dieu auquel les gens pensent lorsqu’ils disent qu’ils sont croyants. Le Dieu de la Bible, pour moi, c’est d’abord le sujet d’un texte. Plus exactement encore c’est le sujet dont parle un texte, et ce sujet qui parle et dont on parle, porte de nombreux noms. D’ordinaire, les traductions rendent ces noms de manière tout à fait indifférenciée. Lorsqu’on essaie de pénétrer dans ce texte, on s’aperçoit que les traductions sont tout à fait malvenues. En fait, il faudrait traduire chacune des désignations de Dieu par des noms différents. Du coup, bien sûr, se pose la question de l’unité éventuelle entre toutes ces désignations. Certains noms ont un caractère singulier, d’autres sont au pluriel…

(Revue Science et Avenir. Numéro Spécial No 42. Dieu et la science. Sans date, probablement milieu des années 1980)

Un entretien avec Henri Atlan, qui est un intellectuel, médecin biologiste, philosophe et écrivain français. De 1983 à 2000, il a été membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en France pour les sciences de la vie et de la santé. Il est aussi professeur émérite de biophysique et directeur du centre de recherche en biologie humaine de l’hôpital universitaire d’Hadassah, à Jérusalem, et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Auteur de plusieurs ouvrages dont : « Entre le cristal et la fumée », aux éditions du Seuil, « Organisation biologique et théorie de l’information », éditions Hermann.

Êtes- vous croyant ?

Henri Atlan : Je crois en la valeur de la tradition biblique.

Mais plus précisément croyez- vous au Dieu de la Bible ?

H. A. : Le Dieu de la Bible ! Les choses ne sont pas aussi simples. Tout d’abord, le Dieu de la Bible, ce n’est pas forcément le Dieu auquel les gens pensent lorsqu’ils disent qu’ils sont croyants. Le Dieu de la Bible, pour moi, c’est d’abord le sujet d’un texte. Plus exactement encore c’est le sujet dont parle un texte, et ce sujet qui parle et dont on parle, porte de nombreux noms. D’ordinaire, les traductions rendent ces noms de manière tout à fait indifférenciée. Lorsqu’on essaie de pénétrer dans ce texte, on s’aperçoit que les traductions sont tout à fait malvenues. En fait, il faudrait traduire chacune des désignations de Dieu par des noms différents. Du coup, bien sûr, se pose la question de l’unité éventuelle entre toutes ces désignations. Certains noms ont un caractère singulier, d’autres sont au pluriel.

Tout cela pour vous dire qu’il est absolument nécessaire de rentrer dans l’étude du sujet de ce texte pour pouvoir vous répondre. Il n’y a pas, dans la tradition à laquelle j’appartiens, d’acte de foi primordial. Un acte initial qui consisterait à dire : « Je crois en Dieu », et qui permettrait de pénétrer dans la religion. La relation essentielle est d’abord avec un texte. Il sert de base. Ce n’est pas le seul d’ailleurs, mais enfin, le texte biblique est le principal de ceux-ci. L’ensemble de ces textes forme la base de l’étude d’une sagesse traditionnelle. Voilà les distinctions que je dois faire pour répondre à votre question.

Cela étant dit, est-ce que l’ensemble que je viens de désigner forme, en définitive, une sphère que l’on pourrait appeler sphère de la foi ? Je crois que cette sphère est beaucoup plus de l’ordre de la connaissance que de l’ordre de la foi. Je m’empresse de préciser qu’il y a, bien sûr, plusieurs méthodes de connaissance. Et que celle-là n’est pas du tout la même que celle qui a été développée par les sciences en Occident. La méthode scientifique a ses propres règles du jeu. La tradition biblique en a d’autres qui sont tout à fait différentes. Ces dernières ne sont d’ailleurs ni plus ni moins rationnelles que les règles de la méthode scientifique.

Les règles de l’une et de l’autre sont singulières aussi bien par les objectifs que par les fonctionnements. Leurs rapports avec la réalité objective comme avec la réalité subjective ne sont pas identiques.

Pour beaucoup, la foi est un sentiment qui s’impose sans médiation. Un sentiment d’acceptation direct. Le contraire en somme, de ce que vous dites, où le type de foi que vous pouvez développer s’apparente à un parcours de médiations, d’études, un parcours de reconnaissance.

H. A. : Absolument. Quelque chose qui est médiatisé par une tradition de connaissance précisément. Et si vous tenez à appeler cela une sphère de foi, je pense, alors, que rien ne nous empêche de désigner les méthodes scientifiques comme appartenant, elles aussi, à une sphère de la foi. Par exemple la foi dans les possibilités de cette méthode pour rendre compte de la réalité, pour donner une maîtrise complète sur cette réalité. Que cette sorte de foi soit confirmée régulièrement, dans chacun des succès de cette connaissance, c’est un fait. Mais regardez comme elle est renouvelée au début de chacune des recherches nouvelles. C’est un peu dans ce sens que je dis qu’il y a bien une sorte de foi dans la démarche scientifique comme méthode de connaissance. Cela ne veut pas dire du tout que la méthode développée par ces sagesses traditionnelles soit la même.

Par ailleurs beaucoup de tentatives se multiplient, actuellement, pour proposer des parallèles entre la mystique et la science. Le reproche principal que l’on peut leur faire, c’est précisément de mélanger les genres, de ne pas distinguer en quoi ces méthodes sont incommensurables. En fait, toutes les analogies que proposent ces tentatives sont très superficielles.

Beaucoup de scientifiques, surtout des chrétiens, ont vécu de manière douloureuse leur double appartenance. La rationalité scientifique et leur conviction religieuse. Vous pas du tout, n’est-ce pas ?

H. A. : Non, au contraire, car je suis persuadé que ces deux domaines peuvent s’enrichir de manière différente, dialectique. Par la comparaison, par la mise en évidence des différences, beaucoup plus que par l’identification.

La tradition judaïque vous semble-t-elle plus libérale que la tradition chrétienne ?

H. A. : Je ne pourrais vous donner sur cette dernière qu’un point de vue très extérieur. Pour ce qui est de la tradition judaïque, il existe des exemples étonnants de libéralisme. Ainsi dans l’Antiquité, pour ce qui est des rapports entre la connaissance juive et les sciences d’origine grecque. À l’origine, on trouve un dialogue extrêmement curieux, entre les sages d’Israël et les sages grecs, concernant la structure de l’Univers. Les sages d’Israël se font une idée de la Terre, du Soleil, de l’ensemble des planètes qui est à l’opposé des Grecs. Mais toute la conception grecque du cosmos est écrite, explicitée, détaillée de la manière la plus décontractée dans les textes juifs. Tout est consigné dans le Talmud. Ils poussent même le libéralisme à admettre les arguments empiriques donnés par les Grecs.

Mais les sages juifs constatent simplement que leurs objectifs propres sont différents, que leur symbolisme l’est aussi.

Il y a peut-être une différence qui joue dans cette attitude : il n’existe pas l’équivalent d’une Église constituée avec son ensemble de dogmes comme elle existe pour le christianisme.

H. A. : Non, cela ne peut pas exister. Il suffit d’étudier un peu le texte du Talmud, pour se rendre compte de la multiplicité d’opinions qui sont présentées. Prenons encore un autre exemple qui date à peu près des mêmes années. C’est celui de l’astrologie. À ce moment-là, cette dernière est la science de l’époque, la science babylonienne. Se pose alors aux sages juifs, avec beaucoup d’insistance, la question de leur attitude par rapport à cette science. Vont-ils l’accepter ou pas ? Ils sont un peu contraints à l’acceptation, car c’est la science souveraine à cette époque. Pourtant, ils ont, face à elle, de grandes réticences lorsqu’ils écoutent leur propre tradition. Finalement, différentes opinions sont mises dans la bouche de différents sages concernant le caractère absolu ou relatif des déterminations astrologiques. Déterminations qui étaient, à l’époque, parfaitement acceptées par l’ensemble des gens comme émanant de la véritable science.

Si l’on analyse ce qui a pu se passer bien plus tard, disons lors des grandes révolutions scientifiques — je pense, par exemple, à l’évolutionnisme qui, d’un seul coup, balayait la création divine, ou plus tard encore lorsqu’on a commencé à se rendre compte des dimensions réelles de l’Univers, toutes idées qui sont venues contrarier les dogmes chrétiens —, la religion judaïque n’a-t-elle pas connu, elle aussi des oppositions à ces idées nouvelles ?

H. A. : En aucun cas, ces avancées scientifiques n’ont profondément mis à mal la « dogmatique » judaïque. Là, encore une fois, il n’y a pas dans cette tradition d’équivalent de la dogmatique chrétienne. Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’il existe un ensemble très large de discussions de toutes sortes, des lettres, des écrits, des essais très nombreux qui, tous, prennent le texte biblique selon plusieurs angles. Ce texte n’est jamais lu au premier degré. Chacune des lectures est comme l’occasion de création nouvelle, littéraire, philosophique… Cette tradition ne pourrait donc pas être mise à mal par ces révolutions scientifiques. En revanche, la tradition populaire, elle, peut être contrariée par certaines avancées scientifiques. Je suppose qu’il serait possible de trouver, aujourd’hui, des religieux juifs qui auraient une attitude de rejet par rapport à l’évolutionnisme.

Existe-t-il des groupes juifs « fondamentalistes » dans la même attitude que certains groupes protestants ?

H. A. : Je suppose que l’on pourrait en rencontrer, mais ils ne seraient pas du tout significatifs. Cette attitude ne serait pas du tout significative des courants principaux et profonds de la tradition juive. Pourquoi ? Parce que cette dernière forme un système extrêmement décentralisé. Il n’y a pas d’autorité centrale du point de vue du dogme. Il y a, bien sûr, des autorités du point de vue des pratiques, du droit, de la jurisprudence, du rituel aussi, mais absolument pas d’autorité du dogme. Les idées sont toujours justement laissées à l’exercice de l’étude.

Donc, il est impossible d’imaginer des savants issus de la tradition juive qui auraient une conscience divisée ?

H. A. : Si, bien sûr, mais elle serait le fait d’individus dont la connaissance de la tradition juive se serait arrêtée au stade d’une connaissance infantile, du type catéchisme simpliste. Dans ce cas, l’éclatement dont vous parlez sera entre une appartenance juive, mais qui s’arrêterait à l’enfance intellectuelle, et une vie intellectuelle développée. Par contre, s’il vous est possible de poursuivre parallèlement, et à des niveaux intellectuels équivalents, une recherche dans les deux voies, la tradition talmudique par exemple et la recherche scientifique, alors l’enrichissement réciproque est assuré.

Depuis combien de temps étudiez-vous régulièrement le Talmud ?

H. A. : Depuis maintenant une trentaine d’années.

Encore une fois, lorsque vous parlez de la rationalité scientifique, vous êtes presque rigoureusement positiviste. Vous refusez toute dérive spiritualiste et d’un autre côté vous maintenez votre intérêt pour cette sagesse spirituelle, sans qu’il y ait la moindre contradiction.

H. A. : Si vous avez un pied dans chacune de ces deux démarches, cela vous empêche de tomber dans des travers qui, malheureusement, sont très répandus chez ceux qui ne s’adonnent qu’à une seule de ces traditions. Prenez des mystiques aussi bien que des scientifiques. Les uns comme les autres vous disent qu’ils sont sur la piste, par leur seule méthode, de la réalité du monde, de sa vérité.

Je suis toujours très frappé, par exemple, lorsque j’entends des physiciens vous parler de la réalité ultime qu’ils vont approcher, des scientifiques qui vous annoncent que la matière se dévoilera dans la prochaine interaction, dans la prochaine découverte d’une particule élémentaire. En fait, il me semble tout à fait mystique… précisément, d’imaginer posséder une méthode de connaissance, quelle qu’elle soit, y compris la méthode scientifique, qui va vous assurer le dévoilement ultime du réel. Toute connaissance est forcément marquée par la méthode qu’elle utilise. Toute méthode implique des limitations. Des limitations qui viennent, par exemple, de ses appareils de mesure, de ses protocoles d’observation. Le discours lui-même que l’on utilise pour théoriser est marqué. Bref, il me semble donc évident que chaque type de connaissance est relatif à ses propres moyens. Cela pour les connaissances traditionnelles comme pour la connaissance scientifique. D’ailleurs pour moi, ce que vous appelez mon « positivisme » ressort presque inévitablement de ma double appartenance. Cela dit, pour revenir à la tradition chrétienne, j’ai le sentiment qu’elle est dans une position singulière par rapport à d’autres sagesses traditionnelles. Celles-ci, d’après ce que je peux en savoir, se sont toujours développées comme des méthodes de connaissance soit mystiques soit empiriques, dans une sorte de mélange des deux. Et en général elles n’ont pas été dogmatiques, pas exclusives. En regard, la tradition chrétienne avec son appareil de dogmes, ses actes de foi m’apparaît comme quelque chose d’unique, de très singulier.

Ce qui est étonnant aussi, c’est que la science occidentale se soit développée dans ce contexte-là. Peut-être était-ce nécessaire ? Peut-être que la science ne pouvait émerger qu’en rupture avec des conceptions religieuses mythologiques. La science occidentale s’est développée dans un contexte monothéiste qui relayait le contexte polythéiste précédent. Pourquoi ? Il est intéressant de voir, par exemple, que le monothéisme juif, s’exprime, lui, sur un fond de polythéisme. Pour la tradition juive, la connaissance du monde est d’abord la connaissance d’une réalité polythéiste. C’est sur ce fond polythéiste que se fait la proclamation monothéiste.

Ce fond polythéiste vient de l’observation de la réalité. Celle-ci se fait par des voies différentes. Il existe une expérience psychique, celle-ci est différente de celle qui nous est donnée par les organes des sens. Autrement dit, nous avons au moins une dualité d’expérience. On peut aller plus loin encore. Il est évident que les expériences sensorielles elles-mêmes sont multiples. Par conséquent, recevoir le monde tel qu’il s’offre à nous, c’est forcément l’appréhender à travers une multiplicité de canaux. Donc, à travers la perception, une multiplicité de domaines différents s’impose. Chacun avec ses propres lois. C’est tout cela qui forme la réalité que j’appelle polythéiste. C’est elle, qui, justement s’exprime par ces noms différents que l’on trouve dans les textes bibliques. Ces noms « divins » désignent ces différentes sortes de découpages du réel et les règles qui les régissent.

À partir de là, le monothéisme n’a d’intérêt que par rapport à cette expérience immédiate des choses. Il faut bien voir que le monothéisme est là comme une espèce de souhait. Il ne correspond pas à une expérience mais à une volonté, à un désir unificateur. C’est quelque chose qui est projeté dans l’utopie, ou encore, plus précisément, dans l’avenir eschatologique [1] d’une fin des temps.

Tout cela s’exprime dans la liturgie, dans des textes qui sont récités à certains moments précis du calendrier hébraïque, et où l’unité de tous ces dieux est proclamée. Là, le dieu d’Israël se présente comme le principe unificateur.

Y-a-t-il dans la tradition juive des courants qui aient plus privilégié le principe unificateur du monothéisme ?

H. A. : Pendant très longtemps on a distingué deux grandes écoles. Une école dite rationnelle et une école dite mystique. La première, qui est représentée par Maïmonide, est en fait une école de théologie rationnelle. Elle commence par poser l’affirmation du Dieu unique, créateur. D’un Dieu auquel nous adhérons par un acte de foi comme celui dont nous parlions tout à l’heure. Là, tout dérive de cet acte premier. Ce courant a été combattu par celui qui a été désigné comme mystique. Pourquoi ? Celui-ci se retrouve dans la multiplicité d’expressions dont j’ai parlé, multiplicité qu’il s’agit ensuite d’unifier par le travail sur soi-même, par le rite, etc. Ce sont les mouvements cabalistes, dont le Hassidisme en Europe est un exemple particulier, qui donc ont été considérés comme mystiques. Cela repose, à mon avis sur un malentendu total, car les plus rationnels, en fait, ce sont eux. Ils ne posent pas d’a priori. Au XVIIIe et au XIXe siècle, pour la pensée qui régnait en Europe et qui reposait sur la philosophie classique, elle-même issue d’une théologie rationnelle, bref, pour cette pensée, les membres du courant dit mystique faisaient figure d’alchimistes. Ce qui n’était pas complètement faux, puisqu’ils venaient de courants alchimistes. Mais, en définitive, dans leur domaine, et du point de vue de la raison et de l’usage d’une pensée logique, ils sont finalement beaucoup plus rationnels que les théologiens.

Dans vos travaux de biophysique, vous avez imposé l’idée de « l’ordre par le bruit », où vous montrez que, d’une certaine manière, le désordre, le bruit, aide la complexification croissante des structures d’ordre. Y-a-t-il dans le Talmud des idées, des concepts qui résonnent particulièrement avec votre travail de biophysicien?

H. A. : Je ne crois pas. A posteriori, il est toujours possible de projeter sur des textes de la tradition juive une grille interprétative. Il est toujours possible d’y trouver quelque chose qui résonne avec nos préoccupations actuelles. Mais il y aurait, eu autant de points de contact possibles entre les textes bibliques et, disons, la mécanique galiléenne, qu’entre ces textes et la biophysique comme elle est faite aujourd’hui. Cette tradition est un tel réservoir de sens qu’on a toujours le loisir d’y puiser des homologues. La Bible permet cette extraction de sens d’une manière quasiment infinie. Mais, malgré tout, cette extraction ne doit pas être complètement arbitraire. Elle obéit à certaines règles.

[1] L’eschatologie est l’étude des fins dernières de l’homme et du monde.