Jean-Louis Siémons
Théosophie et survivance

Si l’un de nos lointains ancêtres de l’Antiquité pouvait se réincarner parmi nous, en conservant toute sa mémoire, il irait sans nul doute de surprise en surprise en découvrant les acquisitions de notre civilisation ; mais quelle ne serait pas sa perplexité en découvrant que ceux-là même qui croient avoir percé les secrets de la matière et sont prêts à s’aventurer bientôt dans de longs voyages interplanétaires sont encore ignorants du devenir de l’homme après la mort — bien plus, s’interrogent gravement sur des sujets qui paraissaient des évidences pour les civilisations du passé.

(Revue Psi International. No 7. Octobre-Novembre-Décembre 1978)

Jamais il ne fut un temps où je ne fus pas, ni toi ni tous ces princes de la terre, et nous ne pourrons jamais cesser d’exister dans l’avenir.

Les égarés ne voient pas l’esprit lorsqu’il abandonne le corps, ou y demeure, ou lorsque, mû par les qualités de la nature, il recueille des expériences dans le monde ; mais ceux qui possèdent l’œil de la sagesse le perçoivent et les fidèles qui s’y exercent assidûment le voient dans leur propre cœur.
Bhagavad Gita (chapitres II et XV)

1 — L’OCCIDENT MALADE DU RATIONALISME

Le paradoxe du savant-ignorant

Si l’un de nos lointains ancêtres de l’Antiquité pouvait se réincarner parmi nous, en conservant toute sa mémoire, il irait sans nul doute de surprise en surprise en découvrant les acquisitions de notre civilisation ; mais quelle ne serait pas sa perplexité en découvrant que ceux-là même qui croient avoir percé les secrets de la matière et sont prêts à s’aventurer bientôt dans de longs voyages interplanétaires sont encore ignorants du devenir de l’homme après la mort — bien plus, s’interrogent gravement sur des sujets qui paraissaient des évidences pour les civilisations du passé.

Jadis, pour le Grec, l’Egyptien, ou même le Gaulois, la question cruciale n’était pas : survivrons-nous ? Mais : quelle conduite tenir ? Quels sacrifices faire pour s’assurer le bonheur après cette vie ? Cependant, avec l’avènement de la Science, la Religion fondée sur l’intuition vivante des réalités spirituelles a progressivement fait place à une sorte de culte de la connaissance accessible par l’expérience.

Comme le remarque Jung [1], « la raison critique semble avoir récemment éliminé, avec de nombreuses autres représentations mythiques, l’idée d’une vie post mortem. Cela n’a été possible que parce qu’aujourd’hui les hommes sont identifiés le plus souvent à leur seule conscience et s’imaginent n’être rien de plus que ce qu’ils savent d’eux-mêmes ». Et notre psychologue d’ajouter [2]: « Le rationalisme et le doctrinarisme sont des maladies de notre temps : ils ont la prétention d’avoir réponse à tout ». D’ailleurs, cette situation irritante est plus grave qu’on ne le croit du fait que la raison ne s’exerce pas toujours librement : n’est-elle pas affligée d’un préjugé matérialiste qui la conditionne ? Pour un grand nombre d’occidentaux, tout doit pouvoir s’expliquer en définitive en termes de physique ; la vie devra tôt ou tard apparaître comme le résultat de mécanismes biochimiques et l’on démontrera un jour que la conscience n’est que le produit de la machine cérébrale.

En ce qui concerne les problèmes de l’évolution en particulier, les préjugés ne manquent pas. C’est encore Jung qui écrit [3]: « les besoins mythiques de l’homme occidental exigent l’image d’un monde en évolution qui ait un commencement et un but ». On ne peut pas imaginer que l’homme n’ait pas son origine dans quelque espèce animale ; on ne peut pas imaginer que la vie ne soit pas apparue un jour fortuitement sur la terre ; on ne peut pas imaginer que l’univers puisse exister de toute éternité et n’ait pas eu un commencement absolu : ce souci d’explication des origines du monde a conduit à la théorie dite du « big bang » qui prétend rendre compte minutieusement de la formation de l’univers par une gigantesque explosion à partir d’un foyer central d’énergie (en laissant cependant inexpliquées les conditions de formation de ce foyer initial et son origine première).

Dans un pareil modèle d’univers mécaniste, où les plus belles constructions seraient le résultat d’heureuses combinaisons formées de façon aléatoire et où l’homme serait volontiers décrit comme le produit d’une mutation exceptionnelle lui ayant donné l’intelligence, on n’a pas prévu de place pour une conscience indépendante, un monde spirituel, ou quoi que ce soit qui ne se plie pas aux lois générales connues de cet univers : la survivance est un problème vide de sens. Pendant des décennies, l’âme humaine a été tenue à l’écart du temple de la science.

Des fissures dans le temple

Bien heureusement, les inlassables recherches et observations des scientifiques dans le monde entier apportent chaque année une fantastique moisson de faits nouveaux. On sait les progrès spectaculaires de la parapsychologie qui lui ont ainsi progressivement acquis droit de cité. Perception extra-sensorielle et psychokinèse posent déjà de sérieuses questions et l’on se perd en conjonctures pour leur trouver des explications scientifiques. Mais voici que médecins et psychiatres s’attaquent à un problème encore moins orthodoxe : celui de la possibilité d’une survivance pour l’homme. Les enquêtes menées avec toute l’honnêteté et la rigueur nécessaires par des chercheurs comme le Dr. E. Kübler Ross et le Dr. Moody plongent le monde dans la perplexité : les expériences des « rescapés de la mort » ne donneraient-elles pas une image plus ou moins fidèle de ce qui se passe pour tous les hommes au moment de la mort ? Et les observations du Pr. Ian Stevenson — à l’autre bout du couloir de la mort — ne suggèrent-elles pas fortement l’idée de la réincarnation, pour tous les hommes ? L’esprit le plus sceptique ne peut manquer de se sentir concerné par tous ces faits — et se voit conduit à prendre position pour ou contre la survivance. Nous assistons à une polémique, parfois assez vive, et nous verrons que, dans ce domaine, la Théosophie de Mme Blavatsky apporte d’importants éléments à verser au dossier.

Colmater ou ouvrir les brêches

Les réactions du monde pensant sont ici bien souvent irrationnelles ou surprenantes. Pour citer encore Jung [4]: « en général, les représentations que les hommes se font de l’au-delà sont déterminées par leurs désirs et leurs préjugés ». On pourrait analyser à la lumière de cette observation le comportement de certaines autorités scientifiques et religieuses lors de la parution du livre du Dr Moody « La Vie après la Vie ». Certains, mus par des préjugés matérialistes, se sont acharnés à minimiser la portée des découvertes — en se basant sur un dogme immuable : sans cerveau pas de conscience. D’autres ont souligné le fait que les « naufragés de l’au-delà » n’avaient pas fait l’expérience réelle de la mort et que l’on ne pouvait rien tirer de positif. Citons ici, par exemple, l’opinion d’un prêtre doublé d’un médecin, l’abbé Marc Oraison (Voir : La Vie Catholique – 27 oct. 1977) : « En tant que médecin tout d’abord je dis que si quelqu’un revit c’est qu’il n’était pas mort. Donc, tout ce qu’il raconte n’a rien à voir avec la mort ni l’au-delà. Ce sont des phantasmes remontés de l’inconscient. Cela peut être le symptôme du besoin de croire en autre chose — l’homme n’a jamais accepté d’être mortel — mais cette projection de l’inconscient n’est pas une preuve ». Le même auteur ajoute, à juste titre, « il n’y a rien dans l’Evangile, même avec l’épisode de Lazare, qui donne des précisions sur le séjour des morts ». Il faut avouer que cette absence de détails dans l’Ecriture nous laisse dans un grand embarras.

Et si les choses se passaient vraiment comme les ont décrites les sujets du Dr Moody lorsqu’arrive l’instant de la mort définitive ?

Bien entendu, à côté de ces réticences, voire de cette opposition quasi instinctive de scientifiques contre les travaux de l’un des leurs, on trouve l’ensemble des chercheurs qui acceptent les faits observés et s’efforcent de les interpréter, parfois même de les exploiter pour servir leurs propres théories. On voit ainsi fleurir de nos jours toute une littérature un peu fantastique où les faits de la parapsychologie sont analysés d’une manière tendancieuse, voire trompeuse. Les termes de corps astral, d’aura, etc. sont providentiellement remis en honneur. Ainsi, pour certains auteurs qui se préoccupent de bilocation, de « voyages dans l’astral », les enquêtes du Dr Moody apportent la preuve que la mort n’est qu’une « sortie dans l’astral » dont on ne revient pas. Pour d’autres, amis du spiritisme par exemple, la confirmation est apportée de certaines de leurs théories, comme la réunion dans l’au-delà du défunt avec ses parents et amis chers. Cependant, sur la question de la survivance à l’entrée de la mort, comme sur le problème de la réincarnation, pour lequel la survivance est la condition sine qua non, le Dr Moody et le Pr. Stevenson ont eu chacun la sagesse de ne pas se prononcer, puisqu’il n’existe pas de preuve absolue dans ces domaines, ni d’émettre de théorie. On ne peut pourtant manquer d’être frappé par les parallèles établis entre les récits des morts en sursis et les traditions anciennes consignées dans les Livres des Morts, ou les mythes relatifs à l’expérience post mortem.

Il est trop tard pour passer ces découvertes sous silence, refermer les brèches : il y va de la vie de l’humanité. La science n’a jamais été confrontée à un pareil problème : l’homme a-t-il quelque chose d’immortel en lui ?

La Gnose millénaire à laquelle ont puisé des générations de sages et d’initiés, et qui a été présentée au public dans un langage moderne sous le nom de Théosophie (Voir Psi-International n° 6, juillet-août-sept. 1978: « Les Chemins de la Théosophie »),  possède des doctrines d’importance majeure sur le présent sujet puisque, depuis toujours, ces sages ont tenu au centre de leurs recherches l’Homme sous ses trois aspects — terrestre, immortel et éternel.

2 – L’APPROCHE THÉOSOPHIQUE DE LA SURVIVANCE

L’origine des enseignements théosophiques

Au début de cet article, nous avons cité à dessein un extrait de la Bhagavad Gita — l’un des plus connus parmi les livres sacrés de l’Inde. Les implications en sont claires : à ceux qui possèdent l’œil de la sagesse, yogis et sages initiés, il est possible de voir l’activité de l’esprit pendant la vie incarnée et au moment de la mort. Si de tels voyants existent, ne soyons donc pas surpris qu’ils aient pu inspirer ou écrire des textes, comme les Livres des Morts du Tibet ou de l’Egypte, dont certaines précisions semblent corroborées a posteriori par les récits de « ceux qui reviennent ». C’est sur de tels témoignages de yogis que reposent les enseignements théosophiques relatifs à la mort.

Les bases philosophiques de la survivance

En abordant ce sujet, il faut accepter pour un temps de se débarrasser « de ses désirs et de ses préjugés », et d’envisager les choses non par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire dans l’optique de notre petit moi menacé par la mort, mais de la façon la plus large possible. Pour la Théosophie, la survivance n’est qu’une conséquence logique et inéluctable d’un ensemble de postulats dont la portée s’étend au cosmos entier.

L’homme n’est pas une production fortuite de la nature, un étranger inattendu, qui aurait pu ne jamais naître sur cette Terre : il est une partie intégrante de l’univers dont l’évolution suit des lois immuables.

Essayons, en premier lieu, d’imaginer cette chose surprenante pour notre mental occidental : l’éternité de l’univers dans l’espace infini. Jamais un commencement absolu, jamais une fin absolue ; mais une pulsation perpétuelle, faisant tour à tour apparaître des mondes et les réabsorbant dans le sein d’un Absolu omniprésent, éternel, illimité et immuable.

Pour fixer dans un symbole ces réalités essentielles, les Anciens avaient tracé l’image du serpent qui se mord la queue. Le souffle de Brahma, avec ses alternances d’inspirations et d’expirations, illustre également l’apparition et la disparition périodiques des univers. La même idée est symbolisée par la succession des jours et des nuits de Brahma.

Serait-il besoin d’ajouter que ces mondes ne sont que l’expression d’un pouvoir de vie qui les soutient éternellement dans leur manifestation. La vie omniprésente, bien qu’insaisissable, est symbolisée en maints endroits dans l’art égyptien par la croix ansée, ankh.

Il conviendrait ici d’abandonner un autre de ces préjugés qui enferment notre pensée dans un carcan. L’occidental rationnel pense : « au commencement fut la Matière, puis, bien plus tard, l’Esprit, la Conscience ». Pour l’Orient millénaire, l’Esprit et la Matière sont de toute éternité, indissolublement liés, comme l’avers et le revers d’une médaille, indispensables l’un à l’autre pour la formation et l’évolution d’un monde. Que serait un univers de formes sans une conscience pour le façonner, l’explorer et s’y réfléchir ? Que serait la pure conscience sans une substance pour lui servir de véhicule et s’y individualiser ? Cette union fondamentale du couple Esprit-Matière, Conscience-Substance, (Purusha Prakriti en Inde) est symbolisée depuis une haute antiquité par l’entrelacement de deux triangles, dans l’image du sceau de Salomon.

Dans le grand barattement des univers, une évolution aux dimensions infinies suit son cours, de toute éternité : chaque monde nouveau est l’enfant du précédent et tout l’acquis d’un cycle, toutes les expériences accumulées dans les innombrables tentatives de la nature et des êtres vivants s’enregistrent sans cesse dans une impérissable mémoire cosmique, pour servir de base de construction du nouveau monde à venir.

Ajoutons encore une idée essentielle à la compréhension de l’ensemble : dans l’histoire d’un univers, tout part d’en haut, du niveau le plus spirituel et éthéré, à un degré où la Matière n’est que substance indifférenciée et où se réveille la collectivité des consciences les plus évoluées qui président à l’aube d’un nouveau « jour de Brahma ».

« Au (nouveau) commencement était le Verbe ou Logos… ».
Le cycle se poursuit ensuite dans le sens de l’involution, de l’incarnation progressive de l’Esprit dans la Matière, en développant des formes de plus en plus perfectionnées, mais faites d’une substance de plus en plus dense, avec parallèlement des expressions de conscience de plus en plus individualisées et éloignées d’une Conscience universelle. Au point le plus bas du cycle apparaît l’homme — conscience indépendante réfléchie sur elle-même, incarnée dans la forme la plus parfaite et capable de prendre le relais de l’évolution naturelle, en gravissant par ses propres efforts responsables le chemin de la remontée vers l’Esprit — en plein éveil.

Dans ce vaste tableau, tout l’univers ne semble exister, en définitive, que pour l’expérience et l’émancipation de la conscience, comme le suggère Patanjali dans ses Aphorismes sur le Yoga. Mais tous les êtres impliqués dans le mouvement de cette immense machine sont liés solidairement par une commune origine et les échanges constants qui se font entre eux à tous les niveaux. C’est là d’ailleurs la base de la Fraternité Universelle que l’on doit bien reconnaître comme une réalité essentielle, inéluctable — même si sa réalisation dans les faits et dans les cœurs reste un rêve utopique.

Et la mort, dans tout cela ? Ne serons-nous pas broyés par cette machine cosmique ? Tout dépend de ce que nous entendons par nous.

Si nous voulons bien considérer un moment que nous ne sommes pas le corps que nous habitons, ni les pensées que nous agitons dans notre tête, ni les désirs, passions et sentiments qui occupent notre cœur, pas plus que nous ne sommes le costume que nous portons, ni l’ensemble de nos possessions, mais bien l’être conscient, le Soi intérieur, qui utilise le pouvoir de penser, d’aimer, de sentir et d’agir, l’étincelle d’Esprit individualisé qui nous fait dire JE depuis notre naissance jusqu’à notre trépas, alors nous nous référons à l’Homme véritable que nous sommes, l’aspect permanent de notre être, le Purusha appelé, dans la Bhagavad Gita, Kshetrajna, le témoin, le connaisseur réel du champ de la nature. La Théosophie l’appelle l’Ego supérieur, ou simplement l’Ego — l’individualité permanente — en l’opposant à l’égo inférieur ou la personnalité changeante, c’est-à-dire le personnage complexe que nous avons élaboré depuis notre enfance et auquel nous nous identifions, en déclarant : je suis Monsieur X. ou Madame Y. Pour la Théosophie, l’Ego, ou Soi profond, est en fait une entité spirituelle, qu’il faudrait bien qualifier de divine dans son essence car, pour prendre une image, elle est comme un rayon individualisé d’un Soleil Spirituel Unique ou Esprit Divin Universel. Cette idée est exprimée dans la Bhagavad Gita par ces mots :
« De même qu’un seul soleil illumine le monde entier,
« de même l’Esprit divin illumine chaque cœur ».    (Ch. XIII)

Cet Ego est la partie vraiment immortelle de notre être qui survit dans tous les cas à la mort. C’est lui qui, en réalité, gravit les échelons d’un retour conscient vers la source originelle, afin de communier avec elle, et réaliser toutes les promesses de perfection de son être. On l’a deviné, ce pèlerinage suit la voie des réincarnations successives. De même que l’abeille accumule le nectar récolté dans les fleurs qu’elle visite tour à tour, de même l’Ego s’enrichit du suc de toutes les expériences faites lorsqu’il s’incarne dans des personnalités successives.

Mais que deviennent ensuite ces fleurs terrestres, et que devient l’Ego après chaque vie ?

N’est-il pas clair que ce qui est, comme le corps, la créature d’un jour — c’est-à-dire le personnage humain qui s’y est construit, avec toutes ses caractéristiques propres de tempérament, nationalité, sexe, etc. — ne peut durer bien longtemps après la dissolution du corps et que l’Ego permanent, incarné pour un temps dans la peau de ce personnage, doit disposer, comme l’abeille rentrée à la ruche, de quelque moyen d’assimiler le fruit de sa récolte, pour pouvoir reprendre, plu fort, plus riche, plus libre, le chemin de son pèlerinage terrestre dans une nouvelle personnalité et un nouveau corps ?

Ces remarques nous permettront de comprendre la logique des processus la mort.

Avant d’examiner un texte théosophique relatif à l’expérience de la mort, résumons ce qui précède par ces simples remarques : l’Homme n’a pas une âme, il est une âme — un Ego immortel — dont la mission est d’incarner progressivement le divin dans l’homme, au prix d’expériences innombrables faites sur la terre, à l’aide de corps et de personnalités qu’il se forge et utilise pour répondre à ses besoins.

Si on réfléchit aux choses de la vie dans cette optique, on n’échappe pas à une conclusion : cet Ego, qui plonge ses racines dans l’Infini et l’Eternel, doit avoir une richesse inimaginable, une connaissance presque illimitée, un pouvoir d’amour dont nous n’avons pas idée, avec l’acquis accumulé de milliers et de milliers d’incarnations. Ne mériterait-il pas le titre d’Enfant de Lumière ? Et les Egyptiens n’avaient-ils pas eu l’intuition de la réalité en identifiant l’âme purifiée du défunt à Osiris, dieu solaire ?

L’heure de la mort

Dans un article intitulé « La mémoire chez les mourants », Madame Blavatsky publia en 1889 un texte théosophique, datant de 1883, dont l’importance reste actuelle et dont nous soumettons à nos lecteurs les passages significatifs :
« Au dernier moment, la vie tout entière est reflétée dans notre mémoire ; elle émerge de tous les recoins oubliés, image après image, un évènement succédant à l’autre. Le cerveau mourant déloge les souvenirs avec une impulsion extrême d’énergie et la mémoire restitue fidèlement chacune des impressions qui lui avaient été confiées pendant la période d’activité du cerveau…

Aucun homme ne meurt fou ou inconscient — comme l’affirment certains physiologistes. Même un homme en proie à la folie, ou dans une crise de delirium tremens, a son instant de parfaite lucidité au moment de la mort, bien qu’il soit incapable de le faire savoir aux assistants. L’homme peut souvent paraître mort. Pourtant après la dernière pulsation, entre le dernier battement de son cœur et le moment où la dernière étincelle de chaleur animale quitte le corps, le cerveau pense et l’Ego passe en revue en quelques brèves secondes l’intégralité de sa vie. Aussi parlez tout bas vous qui vous trouvez près du lit d’un mourant, en la présence solennelle de la Mort.

Tout spécialement observez le calme dès que la Mort a posé sa main glacée sur le corps. Parlez tout bas, dis-je, de peur de troubler le cours naturel des pensées qui reviennent et d’empêcher l’activité intense du Passé projetant sa réflexion sur le voile du Futur… ».

Le phénomène de la revue du film de la vie était connu depuis longtemps ; on trouve dans la littérature scientifique du siècle dernier des observations publiées par un modeste prédécesseur du Dr Moody.

Dans les Mémoires de la Société de Biologie de Paris (année 1889, tome 1er, pp. 108-110) le Dr Ch. Ferré communique une « note pour servir à l’histoire de l’état mental des mourants ». Dans son préambule, cet auteur remarque que la réminiscence à l’article de la mort est un fait déjà connu (attesté d’ailleurs par un certain nombre de noyés rappelés à la vie) mais qui « ne paraît pas avoir frappé l’attention comme il le mérite ». Paroles prophétiques.

La suite de la note est consacrée à deux cas de mourants rappelés à la vie, l’un et l’autre par une injection d’éther, et faisant aux assistants d’ultimes recommandations… sur des sujets remontant à un lointain passé et d’importance bien mineure. Fait curieux, l’un des mourants s’exprima en flamand, langue qu’il ne comprenait pas malgré ses origines anversoises. Il s’agissait de rembourser une modique somme empruntée à un individu quelque vingt ans auparavant.

Dans son article « La mémoire chez les mourants », Mme Blavatsky commente les observations du Dr Ferré en les citant à l’appui du texte que nous avons présenté plus haut.

Elle décrit également le cas encore plus troublant d’une jeune fille atteinte de somnambulisme qui, au cours d’une de ses crises, avaient dérobé dans le bureau de son père, notaire renommé, des documents de grande valeur pour les cacher dans un endroit inaccessible. Nul ne put s’expliquer cette disparition, causant la ruine de la famille, la jeune fille n’ayant elle-même, dans sa conscience de veille, aucun souvenir de son acte. Ce n’est que plus tard, au moment où elle mourait de consomption, que se déchira le voile qui avait enveloppé sa mémoire pendant neuf ans. Sortant d’une léthargie où elle était plongée depuis plusieurs heures, son visage montra des signes d’une terrible émotion et elle s’écria : « Ah ! qu’ai-je fait ?… C’est moi qui ai dérobé le testament… » Elle eut juste la force d’indiquer la cachette et s’écroula sous le coup de l’émotion.

Au sujet de ce cas, Mme Blavatsky fait les commentaires suivants :
« Si on prend les faits tels qu’ils sont présentés, n’est-on pas conduit à penser que le personnage atteint de somnambulisme possède une intelligence et une mémoire propres, indépendamment de la mémoire physique de l’égo inférieur à l’état de veille, et que c’est la première qui se souvient à l’article de la mort, le corps et les sens physiques cessant alors de fonctionner et l’intelligence frayant graduellement sa voie d’évasion finale par le canal de la conscience psychique et, en dernier lieu, de la conscience spirituelle ?… Alors que la trace d’évènements même importants est souvent effacée de notre mémoire, pas la moindre petite action de notre vie ne peut disparaître de la mémoire de l’Ame (l’Ego qui se réincarne) parce que, pour elle, ce n’est pas une MEMOIRE mais une réalité toujours présente sur le plan qui se trouve au-delà de nos conceptions de l’espace et du temps ».

Les remarques suivantes sont également à noter :
« Si, au moment du grand changement que l’homme appelle la mort, ce que nous désignons comme « la mémoire » semble nous revenir dans toute sa vigueur et sa fraicheur… ne serait-ce pas dû simplement au fait que, pendant quelques secondes au moins, nos deux mémoires (ou plutôt les deux états de conscience, l’inférieur et le supérieur) se rencontrent pour ne faire qu’un, et que le mourant se trouve sur un plan où il n’y a ni passé ni futur, mais où tout est en un seul présent ?

Ces lignes sont capitales si on y réfléchit en songeant aux travaux récents sur les expériences des mourants. Répétons les mots essentiels : à l’instant suprême, les deux états de conscience, c’est-à-dire la conscience de la personnalité qui quitte la scène de la vie, et la conscience permanente de l’Ego, pour laquelle tout est une réalité toujours présente, se rencontrent en une étroite communion.

La « Vie après la Vie » et l’Etre de Lumière

Si on veut bien relire les deux livres du Dr Moody « La Vie après la Vie » et « Lumières nouvelles sur la Vie après la Vie » en les comparants aux écrits théosophiques cités (qui remontent, rappelons-le, à 1883 et 1889), on ne peut manquer de s’interroger sur un sens nouveau à donner aux récits des mourants.

Le point important dans le déroulement des choses n’est pas la projection de la conscience de la personnalité hors du corps physique, qui permet à l’individu d’assister, en spectateur, aux efforts des sauveteurs autour de son corps — bien que cette expérience soit impressionnante pour ceux qui s’étaient identifiés toute leur vie à leur enveloppe physique. Cette projection consciente pourrait selon la Théosophie être la règle dans les cas de morts violentes (les exemples du Dr Moody se rattachent d’ailleurs à cette catégorie de décès). Elle n’est cependant pas décrite en rapport avec la mort naturelle, peut-être parce que, pour la Théosophie, l’essentiel est ce qui se passe après.

En dehors de ces expériences objectives, le défunt ne connaîtra plus que des états de conscience subjectifs, comme le sont les rêves, les visions, etc. Sans nul doute y-a-t-il, à l’entrée de la mort, des processus psychiques comparables à ceux qui sont liés aux états hypnagogiques, à l’entrée du sommeil. Ces processus — et les images psychiques qu’ils produisent — n’auraient-ils pas été connus des anciens ? Et même, n’auraient-ils pas été symbolisés par la figure mystérieuse du Psychopompe — conducteur des âmes — qui porte les noms d’Hermès, chez les Grecs, et de Thot et Anubis chez les Egyptiens ?

Si nous passons sous silence les considérations sur l’enveloppe éthérée dont se sentent revêtus les mourants — et qui ne mérite sans doute pas l’épithète de spirituelle si elle n’est qu’un corps psychique ou astral, quel que soit le mot employé — ce qui retient notre attention ce sont les chemins suivis par le témoin intérieur de ces évènements, dans son évasion finale, empruntant d’abord le canal de la conscience psychique, peuplée d’images liées au temps et à l’espace, et finalement celui de la conscience spirituelle, affranchie de ces limitations.

L’expérience de l’Etre de Lumière est celle d’un état de conscience subjectif que les témoins tentent ensuite de décrire à grand-peine avec un vocabulaire lié à la vie terrestre objective. Mais leur témoignage incite irrésistiblement à voir dans cet Etre si proche de la conscience personnelle, si plein d’amour et de compréhension, le Symbole d’un Parent accueillant un fils aîné au retour d’une journée de labeur — l’image même de l’Ego immortel auquel se réunit la personnalité incarnée, avec toute sa moisson d’expériences de la vie qui se termine. C’est l’instant de communion des deux consciences, sur le plan de l’Ego « où il n’y a ni passé ni futur mais où tout est en un seul présent ».

On a sans doute remarqué que les récits des mourants ont une qualité spirituelle très variable. Un soldat frappé au Viet Nam revoit sa vie à la manière d’une série de diapositives, « comme si quelqu’un se chargeait de faire défiler des photos à toute vitesse ». Pour d’autres, la vision n’est pas seulement une rapide succession d’images, mais l’enchaînement causal des évènements apparaît en lumière avec la responsabilité qui s’y attache. D’autres rapportent le souvenir d’un instant d’illumination « pendant lequel ils accédaient, leur semblait-il, à la conscience universelle ». Une impression d’omniscience. Un éclair de conscience intégrale.

Dans le second livre du Dr Moody, on peut lire ces lignes (p. 47) :
« Sous quelle forme cette connaissance vous était-elle présentée ? Sous forme verbale ou en images ?
Sous toutes les formes possibles : images, sons, pensées. C’était n’importe quoi et tout, comme si rien ne restait inconnu. Toute la connaissance était là, pas seulement certains aspects : tout ».

Rapprochons ces mots du commentaire de Mme Blavatsky au sujet du mourant s’exprimant — de façon volubile — en flamand malgré son ignorance de cette langue :
« Evidemment… ce dernier flash de mémoire… n’émanait pas seulement de son cerveau physique mais plutôt de sa mémoire spirituelle — celle de l’Ego Supérieur. Le fait de parler et d’écrire en flamand est une preuve supplémentaire. L’EGO est presque omniscient dans sa nature immortelle ».

Y-a-t-il lieu, dans ces conditions, de s’étonner de l’expérience d’omniscience accordée parfois à la conscience personnelle réunie à sa racine permanente, pendant le bref instant de répit dont elle jouit, dans le cas des rescapés, avant de reprendre son poste dans le corps terrestre ?

On mesure aussi le dénuement intérieur dans lequel doivent se trouver ceux qui reviennent à la grisaille du jour, après avoir vécu de pareils instants et le besoin qu’ils ressentent, en contrecoup, de projeter dans leur vie quelque chose du pouvoir de Connaissance et d’Amour qui s’est révélé au contact intime de leur propre Etre.

En guise de conclusion

Dans le monde du XIXe siècle fasciné par les phénomènes paranormaux du spiritisme et de l’hypnotisme, l’effort de Mme Blavatsky a été naturellement concentré, à maintes reprises dans son œuvre, sur l’explication de ces phénomènes et sur l’aventure de l’homme après la mort. La Théosophie ne prétend pas donner le dernier mot en ces matières, mais suffisamment a été dit pour faire comprendre les points essentiels et dénoncer d’innombrables erreurs qui ont cours sur le sujet de la mort et de l’au-delà, et qui sont entretenues en raison d’une incompréhension fondamentale de ce qu’est l’homme.

Dans un prochain article, nous tenterons de suivre la conscience humaine dans ses expériences post mortem, avant de la voir reprendre la voie de l’incarnation.

Depuis l’avènement de la Théosophie, la psychologie et la psychanalyse ont fait des percées profondes dans le domaine mystérieux de notre être intérieur. Sans doute la dualité du Soi et du moi est-elle devenue plus claire pour les penseurs modernes, mais combien d’entre eux ont pu aller assez loin pour découvrir ou soupçonner l’existence et la puissance de cet Ego permanent dont parle la Théosophie et qui se manifeste à l’heure suprême de la mort ?

Il faut rappeler ici un rêve relaté par Jung [5] qui pose d’une façon très vive le problème des relations entre le Soi et le moi, l’Ego et la personnalité incarnée : dans une chapelle dépourvue de symboles religieux mais richement décorée de fleurs, devant l’autel et sur le sol, un yogi se trouve là, dans la position du lotus profondément recueilli ; en le regardant de plus près, le rêveur découvre qu’il a son visage ; stupéfait et effrayé, il se réveille en pensant : « Ah ! par exemple ! voilà celui qui me médite. Il a un rêve, et ce rêve c’est moi ».

Jung a interprété cette vision comme une parabole : le Soi « prend la forme humaine pour venir dans l’existence à trois dimensions, comme quelqu’un revêt un costume de plongeur pour se jeter dans la mer. Le Soi renonçant à l’existence dans l’au-delà assume une attitude religieuse ainsi que l’indique la chapelle dans l’image du rêve ; dans sa forme terrestre, il peut faire les expériences du monde à trois dimensions et par une conscience accrue progresser vers sa réalisation ».

L’âme a été représentée sous divers symboles : dans les papyrus égyptiens, elle est dépeinte sous les traits d’un oiseau à tête humaine qui volète au-dessus du cadavre. Tantôt emprisonné dans sa cage terrestre, tantôt s’élevant dans l’air pur du ciel, l’oiseau de l’âme, à l’image du Goéland Jonathan du beau livre de Richard Bach, parcourt les espaces sans bornes de l’univers, dans l’apprentissage de la liberté et de l’amour, en vue de « progresser vers sa réalisation » selon les termes de Jung.

Après un siècle de rationalisme, la vieille croyance dans la survivance allait-elle être définitivement reléguée au rang des superstitions ?

A l’heure où se découvrent de nouvelles dimensions de l’homme, n’est-il pas clair au contraire qu’elle est en passe d’apparaître comme une réalité plausible, voire certaine, grâce aux travaux conjugués de chercheurs qui osent aller de l’avant, en bousculant la barrière de préjugés tenaces ?

Quant à ces chercheurs, est-ce pure coïncidence si leurs voix s’élèvent parfois comme des échos fidèles d’enseignements d’une sagesse millénaire dont les grandes lignes sont retranscrites aujourd’hui dans les textes théosophiques ?

Disons plus : n’est-ce pas l’heure pour eux de prendre conscience du fait que leurs travaux les amènent à l’entrée d’un chemin que d’autres ont réellement parcouru depuis des siècles — en rapportant de leurs explorations non seulement des mythes et des symboles visant à inspirer la pensée des peuples, mais aussi des instructions précises, bien que cachées, réservées au petit nombre de leurs disciples désireux de les suivre sur la même voie ?

Nous sommes ici tentés de conclure, en paraphrasant André Malraux :
Le XXIe siècle aura retrouvé la vision d’horizons perdus que seul avait pu découvrir jadis « l’œil de la Sagesse » et aura intégré à la pensée moderne l’image archétypale d’un Homme témoin de l’éternité, au potentiel infini, dans un monde où l’harmonie et la compassion sont les lois nécessaires — ou il ne sera pas.

Les citations de l’œuvre du Professeur C.G. Jung sont tirées du livre intitulé « MA VIE, souvenirs, rêves et pensées » NRF Gallimard, nouvelle édition 1973.

[1] p. 340-341
[2] p. 341
[3] p. 360
[4] p. 364
[5] p. 367-368