Gravée dans la pierre de l’ancien temple d’Apollon à Delphes se trouvait l’injonction « Connais-toi toi-même ». Sans cette connaissance, nous sommes ballottés de-ci de-là par des forces que nous ne soupçonnons pas et que nous ne comprenons pas. Se connaître soi-même aide à comprendre notre situation ; et cela est grandement facilité par la compréhension d’un aspect de la manière dont le cerveau construit le monde.
Je crois que nous avons adopté une vision limitée d’un type très particulier, et précisément parce qu’elle est limitée, nous ne pouvons pas voir qu’elle l’est. Nous ne semblons plus reconnaître ce que nous ne savons pas, ce que notre manière d’être au monde rejette hors de nos vies et de notre monde. Pour comprendre ce qui se passe, nous avons besoin d’une largeur de vue devenue de plus en plus rare. C’est la possibilité de cela que j’ai l’intention d’explorer ici aujourd’hui.
Laissez-moi vous poser cette question. Pensez-vous qu’il existe un lien entre le réalisme, l’appréciation de l’unicité, une capacité à comprendre la mélodie et l’harmonie, une aptitude à apprécier le temps, un sens de l’humour, la capacité à lire le langage corporel, à maintenir l’attention, et le mode de combat ou de fuite ; ou, d’autre part, entre un talent pour la manipulation, une tendance au littéralisme, à la théorie au détriment de l’expérience, un optimisme déraisonnable et un souci du détail, ainsi qu’une perte du sens du corps vivant, remplacée par une focalisation sur les parties du corps ? Peut-être pas. Pourtant, je vous assure qu’il existe un tel lien dans les deux cas. Il est profondément enraciné en nous, et il est tout à fait cohérent une fois que l’on comprend ce qui sous-tend ce schéma.
Ma raison de commencer par là est d’introduire un ensemble de travaux réalisés sur plus de trois décennies et publiés dans deux longs ouvrages, The Master and his Emissary: The Divided Brain and the Making of the Western World [1], et The Matter with Things: Our Brains, Our Delusions and the Unmaking of the World [2]. Dans ces deux livres, j’examine de manière critique et approfondie la question de la différence entre les hémisphères et sa signification importante pour nos vies. Comme vous pouvez le constater à partir de la sélection délibérément aléatoire ci-dessus des tendances respectives des hémisphères droit et gauche, la distinction n’est pas aussi simple que beaucoup ont pu entendre, et qui devrait être sans cérémonie reléguée aux oubliettes. Il n’est absolument pas vrai que l’hémisphère gauche est dépourvu d’émotion et fiable, alors que l’hémisphère droit est capricieux et fantaisiste. C’est même le contraire.
Mais le fait qu’une question ait reçu une réponse erronée n’invalide pas la question. Cela devrait plutôt, à mon avis, inviter à une exploration plus poussée. Considérez ces faits : le cerveau, un organe dont la puissance consiste uniquement à établir des connexions, est massivement divisé en son milieu — pourquoi ? De plus, il est asymétrique dans presque tout ce qui peut être mesuré, à de nombreux niveaux, tant dans sa structure que dans sa fonction — pourquoi ? Non seulement cela, mais la bande de fibres qui relie les hémisphères à leur base, le corps calleux, devient proportionnellement plus petite, et non plus grande, au cours de l’évolution — et est, en tout cas, en grande partie inhibitrice dans sa fonction. Encore une fois : pourquoi ? Serait-il possible que deux aspects du fonctionnement cérébral soient maintenus séparés ?
Malheureusement, je ne peux pas consacrer de temps ici aux preuves ; entre autres, il y en a beaucoup, et elles doivent être examinées en détail. Elles sont exposées à cette fin dans les deux longs ouvrages que j’ai mentionnés. Je vais aller directement à une caractérisation de certains des résultats fondamentaux, alors pardonnez-moi s’ils manquent de finesse : dans une certaine mesure, c’est inévitable pour de la présente étude, comme je suis sûr que vous le comprendrez.
En résumé, chaque hémisphère a évolué, pour des raisons darwiniennes classiques, afin de prêter une forme différente d’attention au monde. Lorsque j’ai vu cela, je dois admettre que toute l’importance de cette distinction ne m’est pas apparue immédiatement, car j’avais été formé dans le paradigme des sciences cognitives qui considérait l’attention comme simplement une autre « fonction » cognitive. Mais la nature de l’attention que nous portons est d’une importance cruciale. Elle crée et façonne le seul monde que nous puissions connaître.
L’hémisphère gauche a évolué pour prêter une attention en faisceau étroit, concentrée sur un détail que nous connaissons déjà et désirons, et orientée vers la saisie et l’acquisition, que ce soit pour manger ou pour un autre usage. En un mot, l’hémisphère gauche existe au service de la manipulation. L’hémisphère droit, quant à lui, est attentif à tout le reste qui se passe pendant que nous manipulons : partenaires, congénères, progéniture — et prédateurs, afin de ne pas être mangé pendant que nous mangeons. Son attention est large, soutenue, cohérente, vigilante, et non engagée quant à ce qu’elle peut trouver : exactement l’opposé de celle de l’hémisphère gauche. En bref, l’hémisphère droit est au service de la compréhension du tout contextuel, qui n’est rien de moins que le monde. Et le contexte change tout. La différence, donc, ne tient pas, comme on le supposait autrefois, à ce que chaque hémisphère « fait » — comme s’il s’agissait d’une machine — autant qu’à la manière dont il le fait — comme s’il faisait partie d’une personne. La différence hémisphérique d’attention ne fait aucun doute : en effet, elle est universellement attestée. Et puisque la nature de l’attention modifie incontestablement ce qui vient à notre attention, une telle différence ne peut logiquement qu’aboutir à deux mondes phénoménologiques différents. D’où ma conviction que l’attention est un acte moral. Elle contribue à former à la fois nous-mêmes et le monde que nous apprenons à connaître.
À quoi ressemblent ces deux mondes ?
Très brièvement, et de manière un peu grossière, ces deux mondes pourraient être caractérisés ainsi. Dans le cas de l’hémisphère gauche, le monde est simplifié au service de la manipulation : il est fait de « choses » isolées et statiques ; des choses en outre déjà connues, familières, prédéterminées et figées ; ce sont des fragments, fondamentalement privés de contexte, désincarnés et dénués de sens ; abstraits, génériques par nature, quantifiables, interchangeables, mécaniques : en fin de compte, sans sang ni vie. Il ne s’agit en réalité pas tant d’un monde que d’une représentation du monde, c’est-à-dire d’un monde qui n’est en fait plus présent, mais reconstruit après coup : littéralement bidimensionnel, schématique, théorique. En réalité, ce n’est pas un monde du tout : c’est plutôt une carte. Rien de mal à avoir une carte, bien sûr, sauf si on la prend pour le monde. Et ici, le futur est un fantasme qui demeure sous notre contrôle. L’hémisphère gauche est d’un optimisme déraisonnable et ne perçoit pas les dangers qui se profilent.
Dans le cas de l’hémisphère droit, en revanche, il s’agit d’un monde de processus en mouvement, et non de choses isolées ; un monde où rien n’est simplement figé, totalement certain, entièrement connu ou pleinement prévisible, mais toujours changeant, et en fin de compte interconnecté à tout le reste ; où le contexte est tout ; où ce qui existe, ce sont des ensembles, dont ce que nous appelons les parties ne sont qu’un artefact de notre manière de prêter attention ; où ce qui compte vraiment est implicite ; un monde d’unicité, où la qualité est plus importante que la quantité — un monde fondamentalement animé. Ici, le futur est le produit du réalisme, non du déni. C’est un monde pleinement présent, riche et complexe, un monde d’expérience, qui exige une compréhension ; non pas la carte, mais bien le monde qui est cartographié. La tonalité émotionnelle y est plus prudente, et en général plus réaliste.
Nous avons besoin que ces deux « mondes » fonctionnent ensemble, mais aussi indépendamment : d’où la nécessité de connexion et de séparation. Naturellement, nous ne sommes pas conscients de cette disjonction, car ces mondes sont combinés à un niveau en dessous de notre conscience. Nous n’en prenons conscience qu’à la suite d’un accident de la nature, tels qu’un AVC, une tumeur ou une blessure ; ou à la suite d’une commissurotomie, la fameuse opération du « cerveau divisé » ; ou encore si l’on supprime expérimentalement un hémisphère à la fois. Alors, ils peuvent nous apparaître soudainement, de manière vive et évidente. Pourtant, comme ces deux mondes ont des propriétés mutuellement incompatibles, lorsque nous en venons à réfléchir consciemment et à rationaliser ce que nous découvrons, nous sommes forcés, par exigence de cohérence, de choisir entre les représentations du monde qu’ils offrent. C’est pourquoi, comme l’a observé A.N. Whitehead, une culture atteint son plein épanouissement juste avant de commencer à s’analyser elle-même [3]. Une fois que nos vies deviennent largement médiatisées par le langage et le discours autoréflexifs, comme c’est le cas dans notre monde postmoderne, l’explicite se met en avant et l’implicite se retire. Pourtant, presque tout ce qui compte réellement pour nous — la beauté de la nature, la poésie, la musique, l’art, le récit, le théâtre, le mythe, le rituel, le sexe, l’amour, le sentiment du sacré — doit rester implicite si nous ne voulons pas en détruire la nature. La tentative de rendre explicite ce qui est implicite altère radicalement sa nature : nous ne pouvons plus nous appuyer sur la sagesse qui provient de ces sources essentielles, mais cachées, de la proximité avec la longue tradition d’une société, avec la nature et le sacré, pour raffiner notre compréhension. En fait, nous ne voyons plus ces sources comme des guides irremplaçables vers des vérités plus profondes que celles que la science peut embrasser, mais comme des mensonges. Des mensonges peut-être divertissants, mais des mensonges tout de même. Nous en venons à ne voir que le monde auto-créé, autoréférentiel, selon l’hémisphère gauche. Nous adoptons le modèle de la machine : le matérialisme réductionniste. Et les conséquences sont tout autour de nous.
Malheureusement, les deux hémisphères n’ont pas la même véracité. En termes de capacité à appréhender — à saisir et utiliser — le monde, l’hémisphère gauche est supérieur ; mais en termes de capacité à comprendre le monde, l’hémisphère droit est supérieur. Dans chacun de ce qu’on pourrait appeler les portails vers la compréhension — attention, perception, jugement, intelligence émotionnelle et sociale, intelligence cognitive (c’est-à-dire le QI), et créativité — l’hémisphère droit est tellement supérieur que l’hémisphère gauche, pris isolément, a été à maintes reprises qualifié de franchement délirant. Ce n’est pas une expression rhétorique : le déni des faits et les croyances délirantes sont bien plus fréquents en association avec des lésions de l’hémisphère droit — et donc une dépendance à l’hémisphère gauche — que l’inverse. Pris seul, l’hémisphère gauche fabule, invente des histoires pour qu’elles s’accordent avec ses croyances : il insistera franchement pour dire qu’un membre paralysé ne l’est pas, ou, si on le conteste, niera que le membre en question appartienne au sujet. Contrairement à l’hémisphère droit, qui voit plus d’un angle, et qui a pour cette raison été qualifié par V.S. Ramachandran « d’avocat du diable », l’hémisphère gauche ne doute jamais d’avoir raison [4]. Il n’a jamais tort et n’est jamais en faute : c’est toujours la faute de quelqu’un d’autre.
En outre, dans ce que je considère comme les quatre voies essentielles vers la vérité — la science, la raison, l’intuition et l’imagination — bien que les deux hémisphères contribuent, le rôle crucial, dans chaque cas, y compris dans la science et la raison, est joué par l’hémisphère droit, et non le gauche.
Notre situation est que nous vivons maintenant dans un monde dont la compréhension est largement limitée à celle de l’hémisphère gauche, le plus faible. Parmi les signes de cela, on trouve : notre incapacité à voir le tableau d’ensemble, tant dans l’espace que dans le temps ; la manière dont la sagesse a été perdue, la compréhension réduite à une simple connaissance, et la connaissance remplacée par de l’information, des jetons ou des représentations ; la perte des concepts de compétence et de jugement, qui sont les produits de l’expérience ; le divorce entre l’esprit et la matière, entraînant une forte tendance à l’abstraction tout en avilissant la matière à un simple matériau inerte, destiné à notre exploitation ; une croissance exponentielle de la bureaucratie et de l’administration ; partout, la procéduralisation de la vie ; la réduction de la justice à une simple égalité ; une perte du sens de l’unicité de chaque chose ; le remplacement de la qualité par la quantité ; l’abandon de la nuance au profit de positions simplistes du type « tout ou rien (either/or) » ; la perte du bon sens, remplacé par la rationalisation ; un mépris total pour le sens commun ; la conception de systèmes non pour les humains, mais pour maximiser l’utilité ; une croissance de la paranoïa et de la méfiance généralisée — car, si tout n’est pas sous son contrôle, l’hémisphère gauche devient anxieux et projette son anxiété sur les autres. Néanmoins, nous jouons les victimes passives et renonçons à toute responsabilité pour nos propres vies. De plus, je pourrais mentionner la montée de la colère et de l’agressivité dans la sphère publique : la destruction de la cohésion sociale, remplacée par des factions en colère et belliqueuses. Comme presque tout ce qu’on disait autrefois à propos des différences hémisphériques, l’idée selon laquelle l’hémisphère gauche serait dépourvu d’émotion est fausse : l’émotion la plus latéralisée est la colère, et elle se latéralise dans l’hémisphère gauche. Et il y aurait encore bien d’autres indices, mais pour aujourd’hui, je m’arrêterai ici.
Dans la seconde partie de The Master and his Emissary, j’ai retracé les principaux tournants dans l’histoire des idées en Occident et conclu que nous avons vu se reproduire à trois reprises un certain schéma. D’abord, il y a une soudaine floraison de tout ce qui résulte d’un bon fonctionnement harmonieux entre les deux hémisphères. Suit alors une période stable de quelques centaines d’années tout au plus ; puis un déclin, après lequel la civilisation finit par s’effondrer sous son propre poids. Je retrace ce schéma à partir du monde grec vers le VIe siècle av. J.-C. ; dans le monde romain, vers la fin de la République et le début de l’Empire ; et dans le monde moderne avec la Renaissance. Dans chaque cas, on voit clairement que la vitalité et l’harmonie d’une culture florissante se perdent, car elle finit par dépasser ses propres limites, devient moins créative, de plus en plus sclérosée, sans imagination, suradministrée, surhiérarchisée — et avide de pouvoir. Il y a un durcissement des valeurs. Là où la bonté, la beauté et la vérité avaient autrefois été les valeurs directrices, le pouvoir et le besoin de contrôle prennent le dessus.
On me demande parfois pourquoi, si l’hémisphère droit est plus intelligent et de loin plus perspicace que le gauche, cette évolution est toujours orientée vers la gauche. C’est une bonne question. En résumé, il existe plusieurs raisons.
Premièrement, et de manière évidente, la vision de l’hémisphère gauche est conçue pour nous aider à saisir des choses. Il contrôle la main droite, avec laquelle la majorité d’entre nous saisit. À ce titre, il est séduisant — pour ne pas dire qu’il crée une dépendance.
Deuxièmement, la vision de l’hémisphère gauche propose un schéma très simplifié du monde et offre des réponses simples à nos questions. Son mode de pensée valorise la cohérence avant tout, et propose le même modèle mécaniste pour expliquer tout ce qui existe. Lorsque la pensée réductionniste rencontre un problème de conciliation d’éléments apparemment inconciliables — par exemple, la matière et la conscience —, elle nie simplement l’existence de l’un ou de l’autre. C’est très commode.
Troisièmement, la vision du monde de l’hémisphère gauche est plus facile à exprimer. Bien que le langage soit partagé entre les hémisphères, la parole est presque toujours confinée au gauche : l’hémisphère droit est littéralement sans voix. Et la carte est, ipso facto, infiniment plus simple que le terrain complexe qu’elle représente. Presque tout ce qui importe vraiment ne s’y trouve pas, ni dans la banalité de la prose discursive.
Quatrièmement, il y a, ou il devrait y avoir, toujours un appel d’une théorie vers les preuves empiriques. Si l’on veut, l’hémisphère gauche élabore un modèle théorique ; l’hémisphère droit regarde par la fenêtre pour voir si le modèle correspond à l’expérience. Depuis la Révolution industrielle, et particulièrement au cours des cinquante dernières années, nous avons créé un monde autour de nous qui, à l’opposé du monde naturel, reflète les priorités et la vision de l’hémisphère gauche. Ce que nous voyons autour de nous aujourd’hui — en regardant par cette fenêtre métaphorique — est rectiligne, artificiel, utilitaire, chaque chose arrachée au contexte dans lequel seule elle a du sens. Et pour beaucoup, les représentations bidimensionnelles fournies par les écrans de télévision et d’ordinateur ont largement supplanté l’expérience directe, en face-à-face, de la vie tridimensionnelle dans toute sa complexité.
Cinquièmement, il est inhérent à la relation entre les hémisphères qu’ils aient une perspective différente sur tout — y compris sur leur propre relation. Essentiellement, l’hémisphère droit tend à ancrer l’expérience ; l’hémisphère gauche travaille ensuite sur ce qui est offert pour clarifier, « déballer », et en général rendre explicite ce qui est implicite ; et l’hémisphère droit réintègre enfin ce que l’hémisphère gauche a produit avec sa propre compréhension, l’explicite s’éloignant une fois de plus, pour produire un tout nouveau, désormais enrichi. La contribution de l’hémisphère gauche est donc précieuse, mais elle doit intervenir à une étape intermédiaire. Les problèmes surviennent lorsque celle-ci est considérée — comme c’est souvent le cas aujourd’hui — comme l’étape finale. L’analyse est un outil précieux, mais décomposer les choses doit être suivi d’une tentative de compréhension globale. Malheureusement, l’hémisphère gauche ne se rend pas compte de ce qui lui manque. Il ne voit pas la Gestalt, le tout fondamentalement indivisible. Il pense donc pouvoir se suffire à lui-même.
Sixièmement, une culture qui incarne les qualités du monde de l’hémisphère gauche attire à elle, dans des positions d’influence et d’autorité, ceux dont la vision du monde naturelle est similaire, en particulier dans les domaines de la science, de la technologie et de l’administration, qui ont une influence disproportionnée dans la formation de la vie contemporaine. Ces personnes nous façonnent alors à leur image. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas que les machines deviennent semblables aux humains — ce qui est impossible — mais que les humains deviennent déjà comme des machines.
Enfin, j’ai déjà évoqué le problème qu’une civilisation de plus en plus coupée de sa vie intuitive s’appuie davantage sur l’échange d’idées explicites dans l’espace public. Là, bien que la vérité soit manifestement complexe et à multiples niveaux, la conscience des ambiguïtés inhérentes, et la capacité à voir les deux côtés d’une question ne sont plus considérées comme une force. La vision de l’hémisphère droit est multifacette et prend déjà en compte le point de vue de l’hémisphère gauche ; cette vertu la rend immédiatement vulnérable à l’accusation d’incohérence, et elle est donc susceptible d’être rejetée.
Je crois que c’est la vision du monde de l’hémisphère gauche, intellectuellement indigente et moralement en faillite, qui est à l’origine de ce qu’on appelle la métacrise : non pas simplement des crises isolées ici et là, mais la spoliation du monde naturel ; le déclin des espèces à une échelle colossale ; la déstabilisation du climat ; la destruction du mode de vie des peuples autochtones ; la fragmentation et la polarisation d’une société autrefois civilisée, avec des ressentiments croissants — et non décroissants — de toutes parts ; un fossé grandissant — et non rétrécissant — entre riches et pauvres ; une montée des troubles mentaux, et non l’augmentation promise du bonheur ; une prolifération des lois, mais une hausse de la criminalité ; l’abandon du discours civil ; une trahison des standards dans nos grandes institutions — le gouvernement, la BBC, la police, nos hôpitaux, écoles et universités, autrefois justement admirés dans le monde entier — qui sont tous devenus excessivement encombrés de bureaucratie, rigides et obsédés par l’application d’une vision du monde en totale contradiction avec la réalité ; et la menace grandissante d’un contrôle totalitaire via l’IA. Ces aspects de la soi-disant métacrise ont une multitude de causes immédiates : économiques, politiques, sociales, psychologiques, technologiques, etc. Mais en dessous et au-delà de cela, chacun manifeste, dans ces domaines, des aspects de la vision dysfonctionnelle du monde propre à l’hémisphère gauche.
La chose même qui est à l’origine du problème agit également contre sa reconnaissance. Voir l’ensemble du tableau — préalable nécessaire à la compréhension — est aujourd’hui de plus en plus mal vu, et, par conséquent, les crises que j’ai évoquées sont souvent perçues comme des malchances isolées. Mais ce n’est pas le cas : elles auraient pu être, et ont été, prédites par certains. La métacrise est le résultat prévisible d’un échec total à comprendre ce qu’est un être humain, ce qu’est le monde, et quel est le lien entre les deux. Et tout cela fait partie de ce que l’hémisphère droit est infiniment mieux équipé pour comprendre que le gauche.
Le Maître légitime, l’hémisphère droit, a été subordonné par son émissaire ou serviteur, l’hémisphère gauche. Dans un parallèle entièrement prévisible, nous sommes devenus esclaves de la machine qui aurait dû rester notre servante, comme tant d’observateurs l’avaient prédit depuis l’époque de Goethe : nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas été avertis. Même la physique nous enseigne aujourd’hui que le modèle mécanique de l’univers est erroné. Mais en raison de notre succès dans la fabrication de machines, nous continuons d’imaginer que la machine est le meilleur modèle pour comprendre tout ce que nous rencontrons. Nous-mêmes, nos cerveaux et nos esprits, notre société et le monde vivant doivent désormais être expliqués à travers la métaphore de la machine. Pourtant, seule une infime minorité d’objets dans l’univers connu ressemblent à des machines : à savoir, les machines que nous avons fabriquées au cours des quelques derniers siècles. Les machines, contrairement à la vie et à tous les systèmes complexes — qu’ils soient animés ou inanimés — sont linéaires et séquentielles ; elles sont assemblées, pièce par pièce, du bas vers le haut ; et peuvent être mises en marche ou arrêtées à volonté. Leur état par défaut est la stase, non le flux ; elles ne sont pas enchevêtrées de manière résonante avec leur environnement ; elles ont des limites précises ; leurs parties ne changent pas de structure ni de fonction à mesure que le tout évolue — entre autres parce que, dans une machine, l’ensemble n’évolue pas ; et ce sont des constructions utilitaires au service du pouvoir de leur créateur. Rien de tout cela ne s’applique à la vie — ni à quoi que ce soit d’autre dans l’univers. Le brillant mathématicien et biophysicien Robert Rosen, dans son livre Life Itself, démontre à quel point les organismes sont différents des machines [5]. Il soutient également que la meilleure façon de comprendre tous les systèmes naturels — qui ne sont jamais simplement compliqués, mais complexes, et donc jamais totalement prévisibles — est de les envisager comme des organismes, que nous choisissions ou non de les considérer comme vivants. Et cela, sans même aborder la négligence de notre nature émotionnelle, morale et spirituelle, qui est au cœur de l’être humain.
Nous semblons avoir été séduits par l’idée que nous comprenons tout, et que, de plus, nous pouvons tout maîtriser et modeler, comme une machine, afin de créer un avenir qui profiterait à l’humanité. Le fait que cela soit un fantasme néfaste devient plus clair chaque jour. Ceux qui ont élaboré de grands projets pour améliorer l’humanité ont causé une misère d’une ampleur presque inimaginable par leur narcissisme, leur cruauté et leur aveuglement volontaire. En psychologie, il existe ce que l’on appelle l’effet Dunning-Kruger, qui nous dit que moins les gens en savent, plus ils croient savoir. Ce n’est pas sorcier, j’en conviens, mais cela mérite d’être gardé à l’esprit.
Au lieu de voir toutes choses comme des processus, s’écoulant organiquement du passé vers le futur à travers le temps, et se déployant dans l’espace comme l’eau se frayant un chemin à travers un paysage, nous nous voyons, ainsi que le monde, comme composés de tranches statiques — ici et maintenant — compartimentées de manière conforme au mode opératoire de l’hémisphère gauche. Un monde de fragments dénués de sens. Nous ne devons rien à l’histoire, et nous ne pouvons rien en apprendre — ou du moins c’est ce que nous croyons. Nous ne devons rien à la postérité, et nous n’avons pas à lui laisser quoi que ce soit. Nous fermons les yeux sur l’impact inévitable de notre rapacité sur des modes de vie plus humbles et plus stables, qui ont mieux résisté à l’épreuve du temps que le nôtre. Nous négligeons l’importance du contexte : nous croyons avoir raison, et que « une taille unique convient à tous », ce qui justifie l’imposition de vastes structures bureaucratiques mondiales, voire de guerres, afin d’imposer notre pensée à des cultures très différentes de la nôtre. De même, nous critiquons avec arrogance nos ancêtres pour ne pas partager la vision du monde idiosyncratique que nous avons forgée au cours des vingt dernières années, et que nous croyons maintenant devoir imposer à tous, quelles que soient leurs objections légitimes. Et nous traitons les gens non comme des êtres vivants uniques, mais comme des exemples d’une catégorie.
Un aspect de cela est la machine virtuelle qu’est la bureaucratie. Hannah Arendt a parlé, de manière célèbre, de la banalité du mal [6]. L’un des aspects les plus troublants du régime nazi était sa bureaucratie glaçante : un mal accablant était commis par des personnes qui, pour la plupart, n’étaient pas des monstres conventionnels, mais simplement des exécutants des procédures en vigueur : les vraies personnes et la vraie vie avaient été presque entièrement obscurcies par des formulaires et des chiffres. Après la guerre, Theodor Adorno constatait autour de lui ce qu’il appelait die verwaltete Welt — le monde administré, dans lequel tout était contrôlé, mis en procédure, et vidé de sa substance [7]. À ce moment de l’histoire, cela ne pouvait évidemment être séparé du mal que fut le nazisme ; mais Adorno comprenait que c’était bien plus que cela. Le nazisme était au moins autant le symptôme d’une nouvelle mentalité que sa cause, une mentalité de contrôle total qui avait pris racine sous la forme d’une bureaucratie auto-légitimante, dont les racines remontaient au passé. Il citait l’écrivain autrichien du milieu du XIXe siècle Ferdinand Kürnberger : « la vie ne vit plus » [8]. Qui ne reconnaît pas avec un frisson ce diagnostic de notre situation moderne ? Et Adorno souligne que ce n’est même pas le triomphe de la logique — puisque l’administration sert à rationaliser l’irrationnel : ce qui explique pourquoi ses mécanismes et ses résultats sont souvent profondément déraisonnables et profondément nuisibles.
La croissance cancéreuse de bureaucraties toujours plus élaborées, et toujours plus coûteuses, dans les domaines que je connais particulièrement bien — les hôpitaux et les universités (mais on pourrait en dire autant du gouvernement, des écoles et de la police) — est une conséquence inévitable et dangereuse de la vision du monde que nous avons adoptée. L’autre expansion, si possible encore plus dangereuse, est celle de l’intelligence artificielle. Bureaucratie et IA vont de pair, élargissant l’empire de l’hémisphère gauche et rendant possible, sinon inévitable, dans un avenir proche, un contrôle presque total de la population par n’importe quel régime, aussi malfaisant soit-il.
À mesure que notre perspective s’élargit, il devient évident à quel point la métacrise peut être comprise comme une guerre contre la nature et une guerre contre la vie. Voilà, mes amis, la réalité à laquelle nous faisons face. Pourquoi donc une guerre aussi suicidaire devrait-elle avoir lieu ? Trois raisons me viennent à l’esprit. La première est que l’hémisphère gauche, qui fait de nous ce que Benjamin Franklin appelait « l’animal fabricant d’outils », pense comme une machine, et a donc exporté une pensée mécaniste partout dans notre environnement. La nature et la vie deviennent alors ultimement des obstacles. La seconde est que l’hémisphère gauche ne comprend réellement que ses propres représentations, ce qu’il a lui-même créé et s’est donné à lui-même. La nature et la vie lui sont donc ultimement incompréhensibles. Et la troisième, et la plus importante, est la rancune d’un esprit qui croit comprendre et pouvoir — et devoir — tout contrôler. Ici, la nature et la vie sont un affront à son pouvoir, un affront qu’il ne peut tolérer. L’artiste allemand George Grosz a produit une représentation d’une vivacité choquante de cet état d’esprit alors qu’il contemplait l’Europe avant la Seconde Guerre mondiale, intitulée : « J’anéantirai tout autour de moi qui m’empêche d’être le Maître ».
Le fantasme contemporain selon lequel nous pourrions être tout ce que nous voulons et faire tout ce que nous voulons est un cruel travestissement de la vérité : cela n’a jamais été vrai et ne pourra jamais l’être. C’est le produit d’une culture de fragmentation narcissique. Ironie du sort, nous avons inventé de nouveaux obstacles à sa réalisation. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où l’on ne peut plus parler ou agir sans avoir préalablement soumis chaque mot à un tribunal intérieur sans humour, prêt à dire non à tout ce que vous voulez dire ou faire. Je suis bien sûr un vieux grincheux ennuyeux, mais j’ai tellement de peine pour les jeunes aujourd’hui — qu’est-il donc arrivé à l’acte spontané, au sentiment de joie de vivre, au mouvement de l’esprit par pur élan d’exaltation ? Même une simple envie de visiter une galerie se heurte rapidement à la nécessité d’avoir réservé des semaines à l’avance via une application. Et ce n’est que pour entrer dans une galerie : que dire des innombrables écueils à affronter pour un simple rendez-vous galant ? La vie ne vit plus.
La sagesse, la compétence, le jugement, l’intuition, et même la compréhension — que l’on n’acquiert qu’à travers une vie bien vécue — ont été mises de côté au profit d’algorithmes mécaniques qui étouffent toute véritable pensée.
L’assaut contre la vie se poursuit. Du point de vue d’un système mécanique, les êtres humains doivent être dispensables et entièrement interchangeables ; en réalité, malgré le discours ambiant, la véritable diversité ne saurait être tolérée. Les excentriques imaginatifs perdent leur emploi. Les êtres humains ne doivent avoir aucune allégeance qui puisse entrer en conflit avec leur devoir de s’intégrer dans leur case. C’est ainsi que nous avons vu se multiplier les attaques concertées contre l’idée qu’il existe des différences entre les hommes et les femmes ; les tentatives de conditionnement des enfants ; les attaques contre la famille et les liens de parenté, qui exigent légitimement une forme de loyauté ; contre les professions, dont l’expertise doit être remplacée par l’obéissance aveugle aux règlements, et dont les codes d’éthique — qu’une machine ne peut comprendre — sont remplacés par la fiction selon laquelle enseignants, médecins et prêtres ne feraient que fournir un service à des « consommateurs, plutôt qu’incarner ce qui constitue au fond des devoirs sacrés. En effet, que quoi que ce soit puisse être sacré est une offense à l’esprit de l’hémisphère gauche dominé par la soif de pouvoir : la croyance en un cosmos divin est perçue comme un obstacle à la société vers laquelle nous précipite la machine. Milton l’avait vu venir. Lucifer le Lumineux ne peut tolérer qu’il existe quelque chose de supérieur à lui. Et le mot même de société nous rappelle qu’aucune société véritablement fonctionnelle ne peut être mécaniste. On assiste donc à la dissolution de la cohésion sociale et à l’effacement des traditions vivantes : remplacées par la fragmentation, l’attisement des ressentiments et la montée de l’agressivité. Cela est ensuite considéré comme nécessitant ce que de Tocqueville avait décrit avec clairvoyance comme un « réseau de petites règles compliquées » qui finirait par étouffer la vie elle-même [9]. Une fois perdue l’intégrité fondée sur un sens moral intuitif, une société devient comme un bâtiment privé de sa structure, qu’il faut soutenir par toujours plus d’échafaudages. Il faut alors une loi pour tout — et pourtant la criminalité augmente.
Pourquoi, voyant combien ce processus peut être dévastateur, continuons-nous à le promouvoir ? Le physicien David Bohm a réfléchi à un phénomène qu’il appelait « incohérence soutenue », caractéristique de ce qu’il nommait la « pensée », c’est-à-dire des processus de pensée que nous savons désormais typiques de l’hémisphère gauche [10]. Il entendait par là que, face à une incohérence, il serait intelligent de s’arrêter, d’en rechercher la cause, et de changer de cap. Mais il a observé qu’il existe dans cette forme de pensée une tendance réflexe à se défendre, menant au contraire à une poursuite obstinée. Autrement dit, l’hémisphère gauche, par-dessus tout, ne veut pas entendre pourquoi il pourrait s’être trompé.
Je vois de nombreuses preuves de cette incohérence soutenue dans les entreprises, les gouvernements, les systèmes de santé, et l’éducation — partout où règne la « culture managériale » — : lorsque les choses tournent mal, ce n’est jamais parce que nous avons suivi une mauvaise direction, ou été trop loin dans ce qui avait peut-être été, au départ, une bonne direction ; c’est toujours parce que nous ne sommes pas allés assez loin. Cela se relie à l’effet Dunning-Kruger : moins on sait, plus on pense savoir. Mais une autre découverte de Dunning et ses collègues renforce le lien avec la mentalité de l’hémisphère gauche, en raison de sa préférence pour des algorithmes et des procédures simples et linéaires qui, croit-il, doivent logiquement aboutir à un certain résultat. Ceux qui ont adhéré à de telles procédures sont convaincus d’avoir raison, même quand les résultats devraient les mener à conclure l’inverse. Des expériences psychologiques montrent que, une fois engagés dans leur théorie sur le fonctionnement des choses, le fait d’attirer leur attention sur son échec manifeste dans le monde réel n’entraîne pas le moindre doute, mais au contraire un regain de confiance et des efforts redoublés dans la même direction.
Nous pouvons tous, je pense, évoquer quantité d’impasses de ce type dans notre environnement, mais j’aimerais n’en aborder qu’une ici : le gaspillage de la confiance. Elle a ceci de particulier qu’elle est à la fois d’une importance capitale et presque totalement ignorée. Vérité et confiance — deux mots issus de la même racine — vont naturellement de pair. On ne peut avoir confiance dans une société où il n’y a pas de vérité ; et on ne peut être fidèle à une société dans laquelle la confiance est absente. Comme Confucius l’a dit à son disciple Tzu-kung, un souverain a besoin de trois choses pour qu’une société soit stable : des armes, de la nourriture, et de la confiance. S’il ne peut garder les trois, il devrait abandonner les armes d’abord, puis la nourriture ; car « sans confiance, nous ne pouvons pas tenir debout ». La confiance ne coûte rien d’autre que le temps de la construire, et, une fois bâtie, elle permet à toute entreprise humaine de fonctionner avec une efficacité remarquable. Mais elle se perd facilement. Un proverbe néerlandais dit : « la confiance arrive à pied, mais repart à cheval ». L’énorme complexe administratif et technologique de l’IA ne fait rien pour promouvoir une société de confiance ; au contraire, il sape activement ce qu’il en reste à chaque instant.
Être digne de confiance n’est pas une mince affaire, et son importance doit être inculquée dès le plus jeune âge, puis nourrie par l’individu comme par la société. Personne ne pourra croire en nous si nous ne pouvons croire en nous-mêmes. Il nous faut recommencer à croire en nous — et mériter cette confiance. Une fois que les gens perdent la fierté de tenir parole, de faire de leur mieux, et d’avoir des attentes élevées envers eux-mêmes, les règles doivent être imposées de l’extérieur, et un code pénal remplace le code moral qu’il a contribué à détruire. La médiocrité prend rapidement la place de l’excellence. L’ennui remplace la vitalité. Non seulement cela est beaucoup moins efficace, mais cela coûte immensément cher en administration et en contentieux, sans parler du temps et du moral, et mène à un problème vicieux : une fois la confiance perdue, il n’est pas facile d’enlever les échafaudages de règles et de procédures qui l’ont remplacée. Dans le monde du capital, les anciennes pratiques commerciales européennes fondées sur l’honneur ont été profondément sapées par un paradigme plus « intelligent » importé d’Amérique, dans le but de permettre aux transfuges de réaliser des gains à court terme. C’était une vision à très court terme. La confiance s’est également perdue dans les écoles et universités, les hôpitaux, la police, et l’armée — tous ces domaines connaissent aujourd’hui de graves problèmes de recrutement, parce qu’ils sont perçus comme des vocations qui ne sont plus respectées ni convenablement récompensées ; que la créativité, l’indépendance, la capacité d’initiative exigées d’un professionnel compétent sont étouffées ; et que les meilleurs candidats ne seront ni soutenus ni promus à cause d’un agenda condescendant basé sur des cases à cocher, qui nuit à l’excellence. À l’instar des civilisations qui nous ont précédés, et qui se sont éloignées de plus en plus de l’esprit de l’hémisphère droit, nous paraissons engagés dans un suicide intellectuel et moral — voire littéral ; car je crains que le monde occidental n’ait plus ni la volonté ni la compétence pour se défendre contre des ennemis autoritaires que nous ne pouvons écarter d’un simple souhait, parce que, selon notre théorie, ils n’existent pas.
Il nous arrive d’être étonnés de constater combien souvent un chemin qui semblait prometteur nous conduit à l’opposé de ce que nous espérions. Mais en prenant du recul, on commence à comprendre pourquoi le résultat espéré nous a échappé. Nous avons le sentiment d’être assiégés par des paradoxes. Dans The Matter with Things, je consacre un chapitre aux paradoxes logiques ; j’y examine une trentaine des paradoxes les plus connus qui ont intrigué et souvent laissé perplexes les philosophes au fil du temps. Dans chaque cas, je montre comment le paradoxe apparent peut être vu comme découlant des dispositions différentes envers le monde qu’offrent les hémisphères droit et gauche. Cela ne signifie pas pour autant que ces deux perspectives soient équivalentes. Dans le célèbre paradoxe de Zénon, celui d’Achille et de la tortue, bien qu’il prétende démontrer qu’Achille ne pourra jamais rattraper, encore moins dépasser la tortue, nous savons très bien que, dans la réalité, il la dépasse en deux foulées.
En tant que société, nous poursuivons le bonheur et devenons objectivement de moins en moins heureux avec le temps. Des études sur les taux de psychopathologie chez les adolescents, s’appuyant sur des évaluations contemporaines successives utilisant le même instrument objectif et répondant à des critères rigoureux, sur la période allant de 1938 à 2007, montrent que le nombre d’élèves atteignant un seuil commun de psychopathologie était de cinq à huit fois plus élevé dans la cohorte la plus récente que dans la plus ancienne — et ce chiffre est probablement sous-estimé, car de nombreux sujets récents étaient déjà stabilisés par des antidépresseurs, une possibilité inexistante pour les premières cohortes. Les taux de suicide, historiquement trois fois plus élevés chez les hommes, augmentent aujourd’hui le plus fortement chez les jeunes femmes.
Nous valorisons l’autonomie et nous retrouvons liés par des règles auxquelles nous n’avons jamais consenti, plus surveillés que n’importe quel peuple dans toute l’histoire. Nous recherchons les loisirs à travers la technologie et découvrons que nos journées de travail sont plus longues que jamais, et que nous disposons de moins de temps qu’auparavant. Nous découvrons aussi que cette technologie pèse lourdement sur notre temps, nous aliène des relations humaines, et nous expose aux risques liés à la criminalité organisée — et au contrôle mental par des criminels désorganisés, tels que les gouvernements. Les moyens sont de plus en plus disponibles, tandis que nous avons de moins en moins de repères quant aux fins à poursuivre, ou quant à la possibilité qu’il y ait un sens à quoi que ce soit. Les économistes modélisent et surveillent soigneusement les marchés financiers pour éviter une future crise : ils provoquent immédiatement une crise. Nous sommes tellement avides que toute recherche scientifique débouche sur des « résultats positifs » que la recherche devient de plus en plus prévisible et timorée, découvrant de moins en moins de choses réellement significatives. Nous concevons grossièrement les études en sciences humaines comme utilitaires, afin d’obtenir un « retour sur investissement », les rendant ainsi inutiles et, sous cette forme, effectivement un gaspillage de ressources. Nous « améliorons » l’éducation en imposant des programmes et en focalisant sur les résultats aux examens, au point que la pensée libre — sans doute l’objectif fondamental de toute éducation — en est découragée ; dans nos universités, de nombreux étudiants sont si effrayés à l’idée que la vérité puisse ne pas cadrer avec leur modèle théorique qu’ils exigent d’être protégés contre toute discussion susceptible de remettre en question ce modèle ; et leurs professeurs, qui devraient savoir mieux, s’en rendent complices — une grave défaillance éthique. Nous surassainissons, et cela entraîne une vulnérabilité aux infections ; nous surutilisons les antibiotiques, ce qui mène à des super-bactéries que plus aucun antibiotique ne peut tuer ; nous protégeons les enfants au point qu’ils sont incapables — sans parler de prendre plaisir — à l’incertitude ou au risque, et se retrouvent fragilisés. La motivation de l’hémisphère gauche est le contrôle ; et ses moyens pour y parvenir sont d’une linéarité inquiétante, comme s’il ne pouvait percevoir qu’une seule des flèches dans un réseau d’interactions infiniment complexe, à un instant donné. Ce qui est en effet tout ce qu’il peut.
Si ces paradoxes nous surprennent, c’est parce que nous n’avons pas pensé assez loin dans le temps ni assez largement dans l’espace : nous prenons une petite partie du complexe pour le tout. La conscience issue de l’hémisphère droit peut embrasser celle de l’hémisphère gauche, mais pas l’inverse. Lorsque les hémisphères fonctionnent ensemble sous l’influence unificatrice de l’hémisphère droit, l’effet n’est pas simplement additif, mais transformateur. Cependant, puisque l’hémisphère gauche non seulement « capte » moins, mais comprend aussi moins bien ce qu’il capte, notre dépendance quasi exclusive à son égard dans la culture occidentale contemporaine — notre dépendance au serviteur — est un problème de proportions considérables.
Les trois éléments dont dépend le plus l’épanouissement humain et le bien-être sont les suivants : l’appartenance à un groupe social cohérent en qui l’on peut avoir confiance et avec qui l’on peut partager sa vie ; la proximité avec le monde naturel ; et la communion avec un domaine divin, quel qu’en soit le concept. Ce n’est pas qu’une opinion personnelle : c’est confirmé par une quantité vaste et croissante de recherches. Mais rien de cela ne s’accorde avec notre valeur actuelle : le pouvoir. Il n’est donc guère surprenant de constater que l’opulence matérielle ne nous rend pas heureux si elle s’accompagne de pauvreté spirituelle.
Permettez-moi de m’arrêter enfin sur l’influence de la capture par l’hémisphère gauche dans le domaine des valeurs. Pendant plus de deux mille ans, dans la tradition platonicienne, puis chrétienne, de la pensée occidentale, la vie humaine était perçue comme orientée vers trois grandes valeurs : la bonté, la beauté et la vérité, chacune étant à son tour considérée comme une manifestation d’un aspect du sacré. Durant ma vie, j’ai vu chacune de ces valeurs essentielles, ainsi que le sacré lui-même, rejetées et vilipendées. Un modèle qui privilégie la machine à l’être humain, l’inanimé au vivant, est un modèle corrosif de tout ce qui est beau, bon et vrai. Et il n’y a pas de place en lui pour le sacré.
Le philosophe du début du XXe siècle Max Scheler s’est beaucoup intéressé aux questions de valeur. Lors de sa mort en 1928, Heidegger, qui prononça son oraison funèbre, le décrivit comme la force la plus puissante dans le monde philosophique de l’époque [11]. Scheler pensait qu’il existait une hiérarchie des valeurs, les valeurs du plaisir et de l’utilité — celles de l’utilitarisme et de l’hémisphère gauche — occupant le niveau le plus bas, et s’élevant par degrés jusqu’au saint ou au sacré, qu’il considérait comme le plus haut, une valeur que, selon moi, l’hémisphère gauche est incapable de comprendre. Entre les deux se trouvent d’abord les Lebenswerte, ou valeurs de la « vie », telles que le courage, la magnanimité, la noblesse, la loyauté et l’humilité ; puis les geistige Werte, les valeurs de l’esprit, telles que la beauté, la bonté et la vérité — que, selon moi, l’hémisphère droit comprend bien mieux [12].
La raison d’être de l’hémisphère gauche étant le pouvoir et le contrôle, il place naturellement en tête les valeurs utilitaires et hédonistes, celles de rang le plus bas dans la pyramide de Scheler. Je peux me tromper, mais j’ai l’impression très nette qu’il y a eu un déclin du courage, de la magnanimité, de la noblesse, de la loyauté et de l’humilité dans notre société — et plus largement de tout comportement qui porte son coût en amont, plutôt que de dissimuler son venin dans la queue. Dire la vérité demande du courage, et il semble que ceux qui se trouvent dans nos institutions publiques préfèrent se conformer plutôt que de confronter le mensonge. Et avec la perte du courage de dire la vérité, on a vu s’opérer un retrait manifeste de la beauté et du sacré. Tout cela concourt à renforcer une perte de sens et de direction ; d’où la crise de sens que nous connaissons, désormais devenue un lieu commun.
Scheler appelle l’être humain ens amans, l’être capable d’aimer ; à sa place, nous avons homo economicus. Dans le monde dans lequel nous vivons, le matérialisme réductionniste inverse la perception de Scheler, et dans une évaluation profondément cynique de ce que signifie être humain, nous avons exalté l’ego individuel par-dessus tout. Cela a rendu de nombreuses vertus, y compris, mais pas seulement la beauté, la bonté et la vérité, obsolètes. Ces valeurs, je le crois, loin d’être des inventions humaines, sont des primitives ontologiques, car elles sont des aspects du fondement de l’Être : notre capacité à y répondre et à les faire advenir toujours davantage est notre privilège, et même, j’en suis convaincu, notre but. C’est pourquoi la vie existe. Bien sûr, nous pouvons aussi les ignorer, les dévaloriser, et les laisser s’éteindre — mais à quel coût pour nous-mêmes, et pour l’ensemble du monde vivant, nous ne pouvons que le deviner. Le monde que nous créons est un monde qui « fonctionne », du point de vue de l’hémisphère gauche, mais qui est profondément appauvri, démoralisé et privé de sens. Un monde, en somme, plus adapté à une machine qu’à un être humain.
On me demande souvent ce qu’il faudrait faire face à cette situation. C’est compréhensible, bien sûr, mais je pense que toute liste de mesures, aussi nécessaire soit-elle à un certain niveau, risque de manquer presque totalement le point essentiel à un autre niveau. Car ce n’est pas que nous ayons pris une mauvaise décision ici ou là : c’est que nous avons complètement perdu notre cap à cause de la valeur que nous avons fini par adopter. Alors que je m’approche de la fin de ma vie, je suis de plus en plus convaincu que le fait d’être réceptif à l’appel des valeurs est non seulement la clé d’une vie épanouissante, mais aussi celle d’une société et d’un monde naturel florissants, et tout aussi essentielle que la survie elle-même. Ce que je veux dire, c’est que, même si nous parvenions, par un effort immense et une chance inouïe, à empêcher toute perte supplémentaire des forêts du monde, à inverser la pollution des océans, à enrayer le déclin des espèces, et à faire face de manière similaire aux autres dimensions de la métacrise que j’ai évoquées, cela ne servirait à rien si nous ne subissions pas une véritable conversion du cœur et de l’esprit. Car nous resterions les mêmes animaux arrogants, revendicatifs et avides de pouvoir que nous sommes devenus. Et cela, comme tout le reste, a tout à voir avec la domination du mode d’être de l’hémisphère gauche.
Alors, que faire ? Je pourrais dresser une liste : réforme du système éducatif, renaissance des humanités, réduction drastique de la bureaucratie, développement de pratiques méditatives ou spirituelles, abstinence des réseaux sociaux, maintien des machines en arrière-plan — là où elles peuvent être utiles — mais loin de l’échange humain, et bien d’autres choses encore que nous savons tous susceptibles d’aider. Et il va de soi que nous devons sans relâche chercher à stopper — et, si possible, inverser — les dommages infligés à la Nature (je ne dirai pas « environnement », car ce terme traduit la séparation d’avec la Nature, qui est précisément une part du problème). Mais aucune de ces actions ne suffira à guérir ce qui est une affaire de psyché, d’âme. Il n’existe malheureusement pas de remède rapide à de tels problèmes. En tant que psychiatre, il m’est souvent arrivé, après avoir écouté un patient pendant une heure ou plus lors de sa première visite, de savoir ce qu’il devait faire. Et quand j’étais inexpérimenté, je le lui disais. C’était une erreur. Tant qu’une personne ne voit pas par elle-même, de l’intérieur, ce qu’elle doit faire, elle ne le fera pas ; et une fois qu’elle le voit, il n’est plus besoin de le lui dire. Le travail consiste à l’amener à ce point.
La bonne nouvelle, c’est que chacun de nous peut commencer ce travail de guérison dès aujourd’hui. Les gens disent : « Mais que puis-je faire ? Le monde est si vaste et je suis si petit ». Et parfois ils ajoutent : « Et notre planète est si minuscule dans un univers incompréhensiblement immense ». Mais cela, c’est penser en termes d’hémisphère gauche : mesurer et quantifier. Quand l’amoureux dit : « Mon amour est aussi profond que l’océan et aussi vaste que le ciel », quelle est sa taille, au juste ? Tous les changements importants se produisent de l’intérieur, pas de l’extérieur. Si nous pouvions retrouver un peu d’humilité face à notre ignorance ; un peu de compassion dans notre manière d’aborder les autres êtres humains ; et un peu de sens du mystère et de l’émerveillement devant le cosmos, nous aurions déjà fait un grand pas en avant. On a dit que s’il était possible de changer radicalement le cœur et l’esprit d’à peine 3 % des êtres humains, cela suffirait à amorcer les transformations nécessaires dans le monde qui nous entoure. Pour cela, nous devons apprendre à nous comprendre à nouveau. Gnothi seauton : connais-toi toi-même. Nous avons besoin de toutes les lumières possibles sur ce que nous faisons à nous-mêmes, à la vie, et à notre monde infiniment beau et complexe. J’espère avoir pu ici offrir une de ces lumières, aussi modeste soit-elle. La tâche est grande, mais nous sommes capables de plus que ce que nous croyons.
Iain McGilchrist
Iain McGilchrist FRSA est un psychiatre, philosophe et neuroscientifique britannique, ancien Fellow du All Souls College d’Oxford. Il est notamment l’auteur de The Master and His Emissary: The Divided Brain and the Making of the Western World (2009) et de The Matter with Things: Our Brains, Our Delusions and the Unmaking of the World (2021).
Le texte ci-dessus est une version éditée de la conférence donnée par McGilchrist à Darwin College, Cambridge, le 9 février 2024.
Texte original publié le 23 juin 2025 : https://www.cjlpa.org/post/a-revolution-in-thought-how-hemisphere-theory-helps-us-understand-the-metacrisis
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1 Iain McGilchrist, Le maître et son émissaire : The Divided Brain and the Making of the Western World (Yale University Press 2009).
2 Iain McGilchrist, The Matter with Things: Our Brains, Our Delusions and the Unmaking of the World, 2 volumes (Perspectiva 2021).
3 Voir Lucien Price, « The Permanence of Change: Dialogues of Whitehead » The Atlantic (Washington DC, avril 1954) <https://www.theatlantic.com/magazine/archive/1954/04/the-permanence-of-change-dialogues-of-whitehead/642948/> consulté le 11 juin 2025.
4 Voir VS Ramachandran, Phantoms in the Brain: Human Nature and the Architecture of the Mind (HarperCollins 2005).
5 Voir Robert Rosen, Life Itself: A Comprehensive Inquiry into the Nature, Origin, and Fabrication of Life (Columbia University Press 1991).
6 Voir Hannah Arendt, Eichmann in Jerusalem: A Report on the Banality of Evil (Penguin 2006; tr fr Eichmann à Jérusalem).
7 Voir par exemple Theodor Adorno, Dissonanzen : Musik in der verwalteten Welt (Vandenhoeck & Ruprecht 1972).
8 Voir Theodor Adorno, Minima Moralia : Reflexionen aus dem beschädigten Leben (Suhrkamp 2019 ; tr fr Minima moralia : Réflexions sur la vie mutilée) 20.
9 Alexis de Tocqueville, Democracy in America (Doubleday 1969 ; en fr De la démocratie en Amérique) 650.
10 Voir « Wholeness, Timelessness and Unfolding Meaning » (Beshara Magazine, 2020) <https://besharamagazine.org/metaphysics-spirituality/david-bohm-wholeness-timelessness-and-unfolding-meaning/> consulté le 11 juin 2025.
11 Martin Heidegger, « In Memory of Max Scheler (1928) » dans Thomas Sheehan (ed), Heidegger : The Man and the Thinker (Precedent Publishing 1981) 159-60.
12 Voir Max Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik (Meiner 2014 ; tr fr Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs : Essai nouveau pour fonder un personnalisme éthique). https://www.cjlpa.org/post/a-revolution-in-thought-how-hemisphere-theory-helps-us-understand-the-metacrisis