Archaka
Bénédiction de l’abîme : Livre II

Même le plus abject des hommes est promis à cette trans­figuration de la semence aveugle en créature visionnaire. Et la plus épaisse ténèbre doit se transmuer en le Soleil éternel. Le voyant n’a pas besoin de le penser pour le savoir. Et il sait qu’un jour viendra où les Pouvoirs obscurs et que nous disons diaboliques seront eux aussi rendus à la Lumière. À eux aussi, va son amour. À eux qui semblent lutter contre la Beauté et la Vérité, à eux qui se servent de nous pour instituer le règne du Mal, mais n’y arrivent jamais complètement, à eux qui, plus que nous encore, ont oublié leur origine et ne peuvent même pas aspirer à la revoir un jour, à eux, les plus affligés de la manifestation universelle, va l’amour illimité de l’homme de Dieu.

(Extrait de Bénédiction de l’abîme. Sri mira trust 1990)

Livre I

Adversaires du Suprême ils sont sortis
De leur monde de pensée et de puissance sans âme
Afin de servir par leur hostilité le programme cosmique.

*

Et tandis qu’il chantait les démons pleuraient de joie,
Présageant la fin de leur longue tâche horrible
Et la défaite qu’ils espéraient en vain
Et l’heureux affranchissement du funeste destin qu’eux-mêmes avaient choisi
Et le retour en l’Un dont ils étaient issus.

Sri Aurobindo, Savitri, Livre II, Chant III ;
Livre VI, Chant I.

Depuis que circule en lui le frémissement sacré, il sait, par-delà tous nos mots, qu’il doit nous le communiquer, car c’est cela bénir. C’est faire passer en ceux que touchent ses mains l’onde de vérité, de lumière et d’immortalité dont son propre corps est l’écrin.

Et imposant les mains sur nos têtes, sur nos fronts, sur nos cœurs, il éveille en nous la Divinité qu’aveuglément nous cherchons hors de nous. Et c’est là ce nouveau degré de l’amour qu’il découvre peu à peu. Il n’est plus seulement Dieu qui aime tous les hommes, il est celui qui voit Dieu en tous les hommes. Il ose l’inexpiable, il évoque l’esprit jusqu’en le pire d’entre nous. Ce n’est plus la compassion qui le pousse, ce n’est plus l’abnégation, ce n’est plus l’obéissance à l’ordre, perçu au-dedans, de consoler les affligés et de racheter les pécheurs. À ses yeux, il n’y a plus de différence entre lui et nous. Nous ne sommes plus les créatures enchaînées à l’igno­rance et au malheur. Nous sommes lumière pure et liberté. Nous sommes Dieu. Et c’est Dieu qu’il aime en nous et qu’il salue lorsque ses mains se posent sur nous et instillent en vagues solaires l’énergie qui fait de lui un dieu.

Quelle plus grande extase que de connaître Dieu dans son contraire apparent ? Éperdu d’amour, le sage embrasse les réprouvés et les maudits qui le trompent, tout autant et peut-être davantage que ceux d’entre nous qui le respectent. Ses mains touchent les fronts de ceux qui se courbent devant lui pour lui voler cette force miraculeuse et rêvent de gouver­ner une parcelle de l’univers. Et elles touchent pareillement ceux qui n’aspirent qu’au bien. Il bénit, il nous bénit. Il est la vivante arche d’alliance qui nous relie à notre origine incon­nue. Ses mains infusent en notre chair un sérum immatériel qui allume l’espérance. Il y faudra des années, il y faudra des vies et des vies, peut-être, mais un jour viendra où, nourri par ce sérum, un être s’éveillera en nous, insoucieux de ce que nous aurons été en mal ou en bien, et qui, repolissant tout souvenir d’alors, ne sera que mémoire de cette bénédiction.

Ce que le voyant divin dépose en nous lorsque ses mains appuient doucement sur les os de notre crâne et semblent modeler notre cerveau, c’est cet avenir où nous aussi devons nous savoir Dieu. Chaque bénédiction délivre une semence de soleil, un sperme mystique qui touche en nous une zone à nous inaccessible et y féconde notre attente. Le Mystère peut désormais se déployer au fil des ans, ou bien des siècles. Qu’importe si nous dérivons dans la Nuit et divaguons dans l’incohérence du monde tel que le perçoivent nos sens, notre rédemption est inéluctable. « Tous, nous serons transformés » (Paul, Épître aux Corinthiens, I, 15, 51).

Nous, les menteurs, les voleurs, les assassins, nous les infidèles, les apostats et les traîtres, nous les dictateurs hallu­cinés, les fous de génocides, nous serons tous transformés par l’amour du voyant, parce qu’il a vu Dieu en nous et qu’en nous il l’a aimé. Que nous ricanions n’y change rien. Que, pour le ridiculiser, nous nous prosternions devant lui avec l’envie de le mettre plus bas que nous ne saurait altérer son amour, ni modifier sa prophétie. Il a vu, il voit Dieu en nous, et c’est Dieu qu’il aime en nous, si follement pervers que nous nous voulions pour l’insulter, et c’est Dieu qu’il éveille, c’est Dieu qu’il sème en sa bénédiction, c’est Dieu que, patiem­ment, il met au monde.

Et tandis que nous nous agitons et clabaudons dans l’ombre où nous nous croyons plus forts que lui tout en lui enviant le calme pouvoir dont ses actes sont empreints, tan­dis que nous pleurons de ne pouvoir lui ressembler ou que nous le raillons et lui jetons la triste rognure de nos vies, lui se souvient d’avoir été jadis comme nous.

Souvenons-nous avec lui. Revenons en arrière dans sa vie d’autrefois. Comme nous prisonnier de la caverne, il a jadis souffert et s’est interrogé, il a gémi, il s’est rué dans le plaisir et dans la honte pour faire taire la voix de son chagrin, il a voulu jouir de toutes ses forces atrophiées, il a voulu com­mander, lui comme nous lamentable nabot, il a voulu tout rejeter, il a tout nié, Dieu et le monde et lui-même, ainsi que nous le faisons nous-mêmes en l’orgie funèbre où nous nous démenons.

Et d’abord, il a nié Dieu. Puis, c’est le monde qu’il a renié, le croyant responsable du mal dont il souffrait. Les Écritures nous accusant d’avoir rompu l’harmonie universelle, il a méprisé ou haï ses compagnons de chaîne dont il partageait pourtant la pitance et les larmes. Il leur en a voulu de tout salir et de tout abîmer. Il leur a reproché son propre malheur. Lui seul, sans doute, avait raison, et sa souffrance le purifiait, tandis qu’autour de lui on se goinfrait de pacotille. Lui seul souffrait et possédait un idéal, tandis que les autres n’avaient en tête que de s’étourdir dans un carrousel de plaisirs fétides. Alors, délaissant le troupeau, il s’est tourné vers Dieu qui, du moins, méritait son intérêt. Qui, du moins, était digne de lui.

Était-il donc alors si orgueilleux ? N’avait-il donc que dédain pour la tourbe de ses frères ? N’aimait-il donc que lui-même ? Il ne s’en rendait pas compte. Il était prêt à toutes les pénitences afin de vivre enfin autre chose. Il était las jusqu’au dégoût des vaines ombres de la caverne et suppliait qu’on lui donnât un cilice et des bijoux barbelés en place de ses vêtements et de ses ornements d’autrefois, et qu’un fouet lesté de plomb lui cinglât la chair pour en arracher le souvenir de caresses brûlantes. Que voulait-il ? La colonne des stylites ? La solitude des anachorètes ? L’oubli définitif ? Il ne le savait pas lui-même. Simplement autre chose – que
cela fût Dieu et son effulgence infinie, ou le noir Néant de la non-existence. Oui, autre chose, autre chose que cette ronde infernale et absurde où l’on naît sans raison, où l’on vit sans motif et où l’on meurt sans nécessité.

Désespérée était son espérance, et implacable sa résolu­tion : il lui fallait mourir, ou bien de la mort qui est le lot de chacun, ou bien de celle qui dissout la persona et que, dit-on, Dieu réserve à ses élus.

Et Dieu l’ayant choisi, il l’est devenu au cours d’une extase où tout a disparu. Ses maux et leurs pauvres remèdes se sont évanouis dans un Soleil sans orbe qui était lui-même depuis toujours et à jamais. Et pendant des jours, des semaines, des mois, des années, il a vécu ainsi, déchiffrant en lui le langage de la Lumière. Il était sorti de la caverne et découvrait la vraie cause de tout ce qui est, arrive ou bien s’efface. Et c’était aussi comme si, la mer s’étant retirée, il avait pu en étudier le fond mis à nu. Il avait changé de dimen­sion, et tout son être se modifiait à mesure qu’il dévoilait en lui-même le visage de la vérité.

Il avait vu Dieu. Il était devenu Dieu. Depuis toujours et à jamais, il était Dieu. Pouvait-il y avoir félicité plus haute ?

Or, plus Dieu se manifestait en sa conscience et l’initiait à ses mystères, plus il comprenait les hommes, ses anciens compagnons. Plus Dieu lui devenait accessible, plus il se sentait proche des hommes. Car cette connaissance qu’il avait de Dieu et qui ne cessait de grandir en lui éclairait d’un jour nouveau notre comportement. Il ne le voyait plus de l’extérieur, mais de l’intérieur. Et nous cessions d’être res­ponsables de ce dont les siècles nous accusaient comme de ce pour quoi on nous blâmait au jour le jour.

Sa vision s’aiguisant, il comprenait de plus en plus que, loin d’être les auteurs du désordre où nous nous déchirions, nous n’en étions que les outils impuissants, loin d’être cou­pables des petits crimes quotidiens ou des abominations de l’Histoire, nous n’en étions que les victimes châtiées ici et au-delà pour ce qui se commettait par notre entremise et sans qu’il nous fût seulement demandé d’y consentir. Le rideau se levait sur les tréteaux cosmiques. D’énormes forces, dieux ou diables, nous poussaient et se livraient en nous un combat gigantesque, nous inspirant beauté ou hideur, amour ou haine, calme ou violence, paix ou guerre, et nous cachant l’origine et la fin de notre être.

Ayant perdu le sens de sa personnalité, le voyant pouvait désormais voir les hommes par-delà la leur. Et ils étaient comme lui, lumineux, éternels et infinis comme lui, un avec lui et indistincts de Dieu. Et cependant, ô terreur plus sauvage, ô colère plus enflammée qu’aucune autre, il était bien obligé de voir que le monde souffrait à chaque instant, pleurait et gémissait et pantelait dans les ténèbres et ne trouvait nulle part d’issue. À quoi bon promettre des récompenses ou des châtiments au-delà quand on a vu que nul ne fait rien, que Dieu seul agit sous les innombrables visages de sa création? Aux disciples de créer des codes. Mais lui, le voyant, qu’irait-il parler de jugement à des êtres dont la vie tout entière est douleur imméritée ? S’il en est un qu’il faille juger, et con­damner pour l’immense misère du monde, c’est Dieu, et lui seul.

On ne s’en doute guère, mais il y a, dans la vie du voyant, un moment de révolte où il découvre qu’il n’aime pas Dieu.

Comment pourrait-on aimer celui qui inflige à sa création un si constant supplice ? D’horreur pour un tel monstre et par compassion pour notre humanité torturée, le Bouddha en est arrivé à nier Dieu purement et simplement. Démarche inexorable qui s’exprime en termes vertigineusement clairs la Réalité suprême avec laquelle s’identifie le voyant fait paraître le monde irréel. Si le monde est irréel, le voyant, qui en fait partie, est lui aussi irréel. Irréelle se trouve donc son expérience et irréelle cette Réalité suprême à laquelle il avait atteint, irréel ce Dieu transcendant, origine de notre être. Rien n’existe, que le Zéro absolu où ne sont ni Être ni Non-Être. En sorte que la pitié du Bouddha pour nos maux s’est muée en pitié pour l’ignorance où nous sommes de l’illusion de nos maux. Il suffit, selon lui, de savoir que nous n’existons pas, ni rien de ce qui nous entoure, ni rien de ce que nous considérons comme notre origine pour que cesse la souffrance et que la Mort n’ait plus de prise [1].

Nulle âme au monde n’est sans doute allée aussi loin dans le refus de Dieu, n’a aussi complètement exploré ni aussi radicalement traduit l’impossibilité d’aimer l’Être de notre être qui, en se cachant de nous, ne cesse de nous blesser que pour envenimer nos plaies et nous en faire mourir. Cepen­dant, un vertige analogue s’est emparé de tous les hommes de Dieu. Non pas tentation luciférienne pour qu’ils abandon­nent leur mission, car il est trop tard pour succomber à aucune tentation une fois que l’on s’est identifié avec l’Éternel et Infini, mais amour éperdu pour l’humanité qui ne se doute de rien : ce n’est pas pour Dieu, son moi suprême, que le voyant se sacrifie, mais pour les hommes, ses semblables. Dieu n’a aucun besoin d’être prêché, mais nous il faut que l’on nous éclaire à chaque pas afin que notre marche prenne un sens, fût-il mystérieux et lointain. Et il faut que l’on nous aime, que l’on nous aime plus que soi, plus que la vie et plus que Dieu afin de nous sauver.

De cet amour, le Christ est la brûlante incarnation, qui a renoncé à la radieuse extase de son Père — la conscience de l’Éternel et Infini où il aurait pu égoïstement se retrancher des affres du monde — pour s’instituer notre frère, nous prendre dans ses bras et ranimer de son haleine nos corps déchiquetés par la douleur, l’ignorance et la crainte. L’image canonique en fait le fils unique du Dieu unique envoyé par celui-ci pour racheter nos péchés. Mais si, pour le voyant de Dieu, il est impossible de nous considérer comme des pécheurs, que faut-il déduire de son sacrifice ?