Luiz Pessoa
Le cerveau enchevêtré

L’intérêt des neuroscientifiques pour les régions du cerveau était motivé par la notion que chaque région exécute une fonction particulière. Par exemple, nous pourrions dire que la fonction du cortex visuel primaire est la perception visuelle, ou peut-être un mécanisme visuel plus élémentaire, tel que la détection des « contours » (transitions nettes entre la lumière et l’obscurité) dans les images. Le même type de description peut être appliqué à d’autres aires sensorielles et motrices du cerveau. Cet exercice devient beaucoup moins simple pour les zones du cerveau qui sont beaucoup moins sensorielles ou motrices, car leur fonctionnement devient extrêmement difficile à déterminer et à décrire…

Le cerveau ressemble beaucoup moins à une machine qu’aux murmures d’un vol d’étourneaux ou à une symphonie orchestrale.

Lorsque des milliers d’étourneaux s’élancent et tourbillonnent dans le ciel du soir, créant des motifs appelés murmures, aucun oiseau ne chorégraphie ce ballet aérien. Chaque oiseau suit des règles simples d’interaction avec ses voisins les plus proches, mais de ces interactions locales émerge une danse complexe et coordonnée capable de répondre rapidement aux prédateurs et aux changements environnementaux. Ce même principe d’émergence — où des comportements sophistiqués naissent non pas d’un contrôle central, mais des interactions elles-mêmes — se retrouve dans la nature et dans la société humaine.

Considérez la façon dont les prix du marché émergent d’innombrables décisions commerciales individuelles, dont aucune ne contient à elle seule le « bon » prix. Chaque négociant agit sur la base d’informations partielles et de stratégies personnelles, mais leur interaction collective produit un système dynamique qui intègre des informations provenant du monde entier. Le langage humain évolue selon un processus d’émergence similaire. Aucun individu ou comité ne décide que « LOL » doit entrer dans l’usage courant ou que le sens de « cool » doit s’étendre au-delà de la température (même dans les pays francophones). Ces changements résultent de millions d’interactions linguistiques quotidiennes, de nouveaux modèles de discours émergeant du comportement collectif des locuteurs.

Ces exemples mettent en évidence une caractéristique essentielle des systèmes hautement interconnectés : le riche jeu d’interactions entre les parties constitutives génère des propriétés qui défient l’analyse réductrice. Ce principe d’émergence, qui se manifeste dans des domaines apparemment sans rapport, offre une perspective puissante pour examiner l’un des mystères les plus insaisissables de notre époque : le fonctionnement du cerveau.

L’idée centrale de l’émergence m’a inspiré pour développer le concept que j’appelle le cerveau enchevêtré : la nécessité de comprendre le cerveau comme un système complexe et interactif où les fonctions émergent de réseaux de régions distribuées et se chevauchant plutôt que d’être localisées dans des zones spécifiques. Bien que le cadre décrit ici demeure une approche minoritaire dans les neurosciences, nous assistons à une transition progressive du paradigme (plutôt qu’à une révolution), un nombre croissant de chercheurs reconnaissant les limites des modes de pensée plus traditionnels.

La science de la complexité est un domaine interdisciplinaire qui étudie des systèmes composés de nombreux éléments en interaction, dont les comportements collectifs donnent lieu à des propriétés collectives — des phénomènes qui ne peuvent être entièrement expliqués par l’analyse des parties individuelles de manière isolée. Ces systèmes, tels que les écosystèmes, les économies ou — comme nous le verrons — le cerveau, se caractérisent par une dynamique non linéaire, une adaptabilité, une auto-organisation et des interactions en réseau qui s’étendent sur de multiples échelles spatiales et temporelles. Avant d’explorer les idées qui ont conduit au cadre du cerveau enchevêtré, revenons sur certains développements historiques du domaine des neurosciences pour préparer le terrain.

En 1899, Cécile et Oskar Vogt, âgés respectivement de 24 et 29 ans, arrivèrent à Berlin pour fonder le Centre neurologique, d’abord une institution privée dédiée à l’étude anatomique du cerveau humain, qui devient en 1902 le Laboratoire neurobiologique, puis l’Institut Kaiser Wilhelm pour la recherche sur le cerveau en 1914. Cécile Vogt était l’une des deux seules femmes de tout l’institut. (En Prusse, jusqu’en 1908, les femmes n’avaient pas accès à l’enseignement universitaire régulier, et encore moins la possibilité de mener une carrière scientifique). Elle obtient son doctorat à l’université de Paris en 1900, tandis que son mari Oskar obtient un doctorat pour sa thèse sur le corps calleux (corpus callosum) à l’université d’Iéna en 1894.

En 1901, Korbinian Brodmann, qui avait obtenu son doctorat à Leipzig en 1898, rejoignit le groupe dirigé par les Vogt et fut encouragé par eux à entreprendre une étude systématique des cellules du cortex cérébral en utilisant des coupes de tissus colorées avec une nouvelle méthode de marquage des cellules. (Le cortex est la surface externe du cerveau, avec des sillons et des circonvolutions ; le sous-cortex comprend d’autres masses cellulaires qui se trouvent en dessous). Les Vogt, ainsi que Brodmann, qui travaillait séparément, faisaient partie de la première vague d’anatomistes qui tentaient d’établir une carte complète du cortex cérébral, dans le but ultime de comprendre comment la structure et la fonction du cerveau sont liées. En bref, où une fonction mentale telle qu’une émotion réside-t-elle dans le cerveau ?

Les neurones — un type de cellule clé du système nerveux — sont divers, et plusieurs classes de cellules peuvent être déterminées sur la base de leur forme et de leur taille. Les chercheurs utilisaient ces propriétés, ainsi que les différences spatiales de distribution et de densité, pour définir les limites entre les secteurs potentiels. De cette manière, Brodmann subdivisa le cortex en une cinquantaine de régions (également appelées aires) par hémisphère. Les Vogt, en revanche, pensaient qu’il pouvait y en avoir plus de 200, chacune ayant son propre schéma cytoarchitectonique distinctif (c’est-à-dire une organisation liée aux cellules).

C’est une idée qui se rapproche d’un axiome en biologie : la fonction est liée à la structure

La carte de Brodmann est celle qui s’imposa, probablement parce que les neuroanatomistes s’opposaient à une subdivision trop vigoureuse du cortex, et, aujourd’hui encore, les étudiants et les chercheurs se réfèrent aux parties corticales en invoquant sa carte. Bien que les fonctions des régions corticales soient relativement peu connues à l’époque, Brodmann pensait que sa partition identifiait les « organes de l’esprit » — il était convaincu que chaque région corticale remplissait une fonction particulière. En effet, lorsqu’il rejoignit le laboratoire des Vogt, ceux-ci l’avaient encouragé à essayer de comprendre l’organisation du cortex à la lumière de leur thèse principale, selon laquelle différentes zones définies sur le plan cytoarchitectonique sont responsables de réponses et de fonctions physiologiques spécifiques.

Les Vogt et Brodmann suivaient une logique profonde. En fait, il s’agit d’une idée qui s’apparente à un axiome en biologie : la fonction est liée à la structure. Dans le cas présent, les parties du cortex qui sont structurellement différentes (elles contiennent des types de cellules, des arrangements cellulaires, des densités cellulaires, etc., différents) remplissent des fonctions différentes. Ils pensaient ainsi pouvoir comprendre comment la fonction s’individualise à partir d’une caractérisation détaillée de la microanatomie sous-jacente. Ils étaient à la recherche des unités fonctionnelles du cortex — la fonction pouvait être sensorielle, motrice, cognitive, etc.

Contrairement à d’autres organes du corps qui ont des frontières plus nettes, les subdivisions potentielles du cortex ne sont pas facilement visibles au niveau macroscopique. L’un des principaux objectifs de nombreux neuroanatomistes de la première moitié du XXe siècle était d’étudier ces « organes de l’esprit » (un objectif qui perdure aujourd’hui). Une conséquence de ce programme de recherche était que des régions cérébrales individuelles — par exemple, l’aire 17 de Brodmann à l’arrière du cerveau — mettaient en œuvre des mécanismes spécialisés, en l’occurrence liés au traitement des stimuli sensoriels visuels. Il est donc essentiel de comprendre le fonctionnement des différentes parties, car la zone/région est l’unité mécaniste appropriée pour comprendre le fonctionnement du système nerveux.

L’intérêt des neuroscientifiques pour les régions du cerveau était motivé par la notion que chaque région exécute une fonction particulière. Par exemple, nous pourrions dire que la fonction du cortex visuel primaire est la perception visuelle, ou peut-être un mécanisme visuel plus élémentaire, tel que la détection des « contours » (transitions nettes entre la lumière et l’obscurité) dans les images. Le même type de description peut être appliqué à d’autres aires sensorielles et motrices du cerveau. Cet exercice devient beaucoup moins simple pour les zones du cerveau qui sont beaucoup moins sensorielles ou motrices, car leur fonctionnement devient extrêmement difficile à déterminer et à décrire. Néanmoins, en théorie, on peut imaginer d’étendre l’idée à toutes les parties du cerveau. Le résultat de cette entreprise serait une liste de paires aire-fonction : L = {(A1, F1), (A2, F2),…, (An, Fn)}, où les aires A mettent en œuvre les fonctions F.

Ce projet pose toutefois un sérieux problème. À ce jour, aucune liste de ce type n’a été générée de manière systématique. En effet, les connaissances actuelles suggèrent fortement que cette stratégie ne permettra pas d’obtenir une liste simple des aires-fonctions. Ce qui peut commencer comme une simple paire (A1, F1) est progressivement révisée au fur et à mesure que la recherche progresse et finit par inclure une liste de fonctions, de sorte que l’aire A1 participe à une série de fonctions F1, F2,…, Fk. À partir d’une correspondance de base un à un A1 → F1, le tableau évolue vers une correspondance un à plusieurs : A1 → {F1, F2,…, Fk}.

Si la correspondance entre structure et fonction n’est pas biunivoque, quel type de système est le cerveau ? C’est à cette question que le concept de cerveau enchevêtré tente de répondre. Il est utile de considérer deux types d’informations : anatomiques et fonctionnelles. Commençons par l’énorme connectivité anatomique combinatoire du cerveau. Les neurones échangent constamment des signaux électrochimiques entre eux. La transmission des signaux est facilitée par des extensions physiques des cellules, appelées axones, qui dépassent le corps cellulaire sur des distances allant de moins de 1 mm à environ 15 mm dans le système nerveux central. Les axones parcourant de plus longues distances se regroupent généralement le long de ce que l’on appelle des faisceaux de substance blanche, pour les distinguer des tissus composés de corps cellulaires neuronaux, appelés substance grise. La connectivité anatomique peut donc être considérée comme un système de routes et d’autoroutes qui favorise la transmission de signaux dans le cerveau.

Bien que la plupart des connexions soient locales, le cerveau entretient également un réseau impressionnant de voies à moyenne et longue distance. Pour donner une idée des dimensions en jeu, les longueurs axonales à l’intérieur des circuits cérébraux locaux (tels que ceux d’une seule aire de Brodmann) vont de moins de 1 mm à un peu moins de 1 cm. Les connexions entre les régions adjacentes ou proches peuvent s’étendre de 0,5 à 4 cm, et les connexions entre les zones de lobes différents, par exemple entre le lobe frontal et le lobe occipital, peuvent atteindre 15 cm ou plus.

Bien que les détails varient d’une espèce de mammifère à l’autre, il est prouvé que le cerveau des macaques (une espèce, dont l’organisation cérébrale ressemble à celle de l’homme) est densément interconnecté. Par exemple, lorsque les scientifiques examinaient deux régions quelconques du cortex, ils constataient qu’il existait une connexion directe entre elles dans environ 60 % des cas (bien que la force de la voie diminue entre les régions les plus éloignées). Le cortex organise notamment la communication à moyenne et longue distance par l’intermédiaire de régions spéciales qui agissent comme de grands centres de transport, acheminant et coordonnant les signaux dans l’ensemble du cortex, un peu comme les grands aéroports servent de points de connexion centraux dans le réseau mondial de transport aérien.

Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Au-delà des interconnexions étendues que l’on trouve dans le cortex, il existe de multiples « systèmes de connexion » qui relient encore davantage les régions entre elles. L’ensemble du cortex est relié à des structures cérébrales plus profondes. Nous pouvons considérer que le cerveau comporte des secteurs distincts. En simplifiant quelque peu, il s’agit du cortex, des parties sous-corticales qui se trouvent physiquement sous le cortex chez l’homme, et du tronc cérébral. Dans les années 1980, il est apparu clairement que le cortex et le sous-cortex font partie de boucles de connexion étendues — du cortex au sous-cortex, puis retour au cortex. Nous savons aujourd’hui que les multiples secteurs sont amplement interconnectés. Qui plus est, une structure sous-corticale telle que le thalamus, considérée dans le passé comme un relais relativement passif transmettant des signaux au cortex, est si largement interconnectée avec l’ensemble du cortex qu’il est peut-être préférable de penser en termes de système thalamocortical. Même les aires sous-corticales censées contrôler principalement les fonctions de base, comme l’hypothalamus, qui régule notamment la faim et la température corporelle, présentent des connexions étendues dans l’ensemble du cerveau. Cela crée un réseau de connexions incroyablement complexe où les signaux peuvent voyager entre des parties disparates par des voies multiples, d’où l’idée de connectivité « combinatoire ».

Quelles sont les implications de l’organisation connexionniste du cerveau ? Le réseau dense de voies permet une flexibilité remarquable dans la manière dont le cerveau traite l’information et contrôle le comportement. Des signaux de tous types peuvent être échangés et intégrés de multiples façons. Tous ces mélanges potentiels remettent fortement en question la façon dont nous concevons traditionnellement l’esprit et le cerveau en termes d’étiquettes simplistes, telles que « perception », « cognition », « émotion » et « action ». Je reviendrai sur ce point plus tard, mais la vision standard est encore remise en question par un deuxième principe d’organisation du cerveau : la coordination fonctionnelle hautement distribuée.

Les groupes de neurones qui émettent des signaux de manière cohérente indiquent qu’ils sont fonctionnellement liés.

Les routes de l’Empire romain, essentielles à son succès, étaient suffisamment étendues pour faire environ deux fois le tour du globe. Outre les applications militaires évidentes, le réseau routier favorisait le commerce, ainsi que l’intégration culturelle et administrative. Ces relations économiques et culturelles et la coordination entre les différentes parties de l’empire étaient soutenues par l’incroyable infrastructure physique connue sous le nom de cursus publicus. De même, dans le cerveau, nous devons aller au-delà du domaine anatomique (les routes) pour nous intéresser aux propriétés fonctionnelles (comme les relations économiques et culturelles entre les différentes parties de l’Empire romain), d’autant plus que les neuroscientifiques eux-mêmes se concentrent souvent trop sur les caractéristiques anatomiques.

Dans le cerveau, les relations fonctionnelles entre les signaux neuronaux sont détectées à plusieurs échelles spatiales — de l’échelle locale des neurones à l’intérieur d’une aire cérébrale jusqu’à des échelles plus grandes impliquant des signaux provenant de la substance grise de différents lobes (tels que les lobes frontal et pariétal, séparés de plusieurs centimètres). Par signaux, nous entendons l’activité électrique des neurones directement enregistrée par des microélectrodes insérées dans la matière grise (c’est-à-dire le tissu neuronal), mesurée indirectement à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) chez l’homme, ou éventuellement par d’autres techniques de mesure.

Quels types de relations fonctionnelles sont détectés ? L’une des plus importantes est que les signaux provenant de différents sites présentent une activité neuronale synchronisée. Ceci est remarquable, car les groupes de neurones qui émettent des signaux de manière cohérente indiquent qu’ils sont fonctionnellement liés et qu’ils font potentiellement partie d’un processus commun. On pense que différents types de coordination des signaux reflètent des processus tels que l’attention et la mémoire, entre autres. D’autres types de relations sont également détectés mathématiquement, comme l’intensité de la réponse dans une aire cérébrale est liée à l’évolution temporelle des signaux dans un site éloigné. Dans le cerveau, nous identifions des relations de signaux qui sont des indicateurs de fonctions communes entre régions, tout comme nous détectons des échanges culturels entre des parties distinctes de l’Empire romain grâce à des artefacts ou de schémas linguistiques partagés.

Lorsque les signaux sont mesurés à partir de deux sites situés dans une zone locale (disons, à quelques millimètres de distance), il n’est pas très surprenant de trouver des relations fonctionnelles notables entre eux (par exemple, leur activité neuronale est corrélée), car les neurones reçoivent probablement des entrées similaires et sont connectés localement. Cependant, nous observons également des relations fonctionnelles entre des signaux neuronaux provenant de localisations beaucoup plus éloignées les uns des autres et, surtout, entre des parties du cerveau qui ne sont pas directement connectées sur le plan anatomique — il n’y a pas de connexion axonale directe entre elles.

Comment cela se produit-il ? Il existe des preuves que la coordination des signaux entre les régions dépend davantage du nombre total de voies de communication possibles entre elles que de l’existence de connexions directes entre les points A et B. Par exemple, bien que les régions A et B ne soient pas anatomiquement connectées, elles sont toutes deux reliées à la région C, qui sert donc de pont entre elles. Des chemins encore plus détournés peuvent relier A et B, à l’instar d’un vol entre deux villes qui n’ont pas de vols directs et nécessitent de multiples escales. De cette manière, le cerveau crée des partenariats fonctionnels qui tirent parti de toutes les voies possibles offertes par ses circuits complexes. Cela permet d’expliquer comment le cerveau peut être si remarquablement flexible, en maintenant différents partenariats entre les régions en fonction de ce que nous faisons, pensons ou ressentons à un moment donné.

Lorsque nous examinons les routes qui traversent le cerveau et la manière dont les signaux établissent des relations comportementales pertinentes dans le système nerveux central, nous arrivons à une conclusion importante. Dans un système fortement interconnecté, pour comprendre la fonction, nous devons cesser de penser en termes de régions cérébrales individuelles. L’unité fonctionnelle ne se trouve pas au niveau de l’aire cérébrale, comme on le propose généralement. Nous devons plutôt considérer des ensembles neuronaux répartis dans plusieurs régions cérébrales, tout comme le murmure des étourneaux forme un modèle unique à partir du comportement collectif des oiseaux individuels.

Il existe de nombreux exemples d’ensembles neuronaux distribués. Des groupes de neurones s’étendant sur des régions corticales (par exemple, le cortex préfrontal et l’hippocampe) et sous-corticales (par exemple, l’amygdale) forment des circuits qui sont importants pour apprendre ce qui est menaçant et ce qui est sûr. Ces circuits multirégions sont omniprésents ; des études par IRMf chez l’homme ont montré que le cerveau est organisé en termes de réseaux à grande échelle qui s’étendent à travers le cortex et les territoires sous-corticaux. Par exemple, ce que l’on appelle le « réseau de saillance » (qui serait activé en cas d’événements importants) s’étend sur des régions cérébrales des lobes frontal et pariétal, entre autres, et peut également être considéré comme un ensemble neuronal.

Que l’on considère les ensembles dans le cas des circuits cérébraux ou des réseaux à grande échelle, les groupements neuronaux associés doivent être considérés comme fortement dépendants du contexte et dynamiques. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’entités fixes, mais d’entités qui se forment dynamiquement pour répondre aux exigences de la situation actuelle. En conséquence, ils s’assemblent et se désassemblent dynamiquement en fonction des besoins comportementaux. L’implication de ce point de vue est qu’alors que les régions cérébrales A, B et C peuvent généralement être actives ensemble pour traiter un type de comportement spécifique, dans certains contextes, nous observerons également un ensemble qui englobe la région D, ou plutôt l’ensemble {A, C, D} qui répond à des exigences légèrement différentes. Au total, les ensembles neuronaux constituent une unité fonctionnelle extrêmement malléable.

Pensez à la façon dont un orchestre travaille lors d’une pièce musicale complexe. La section des cordes peut se diviser en différents groupes, certains violons rejoignant les bois pour une phrase musicale tandis que d’autres s’harmonisent avec les violoncelles. Plus tard, ces groupes changent complètement pour un autre passage. Le cerveau fonctionne de manière analogue : plutôt que de recruter des régions fixes, il forme des agrégations flexibles qui s’assemblent et se désassemblent en fonction de ce que nous faisons, pensons ou ressentons. Cela s’appuie sur ce que nous avons appris au sujet des connexions physiques étendues du cerveau et de l’activité coordonnée entre les régions. Ces caractéristiques rendent possible la formation d’ensembles.

Les régions cérébrales peuvent participer simultanément à plusieurs réseaux et modifier leur rôle en fonction des besoins.

Comme c’est souvent le cas en science, ces idées ont une longue généalogie. En 1949, le psychologue canadien Donald Hebb proposa que la capacité du cerveau à générer des pensées cohérentes découle de l’orchestration spatio-temporelle de l’activité neuronale. Il émit l’hypothèse qu’un groupe discret et fortement interconnecté de neurones actifs, appelé assemblée cellulaire, représente une entité mentale distincte, telle qu’une pensée ou une émotion. Pourtant, ces idées ont mis longtemps à mûrir, notamment en raison des limitations techniques liées à la mesure simultanée des signaux dans le cerveau et de l’isolement relatif des neurosciences expérimentales par rapport à d’autres disciplines, telles que l’informatique, les mathématiques et la physique.

Tout comme une symphonie émerge à la fois des instruments individuels et de la façon dont ils jouent ensemble, les fonctions cérébrales émergent à la fois des régions elles-mêmes et de leurs interactions dynamiques. Les scientifiques constatent qu’il n’est pas possible de comprendre les processus mentaux complexes en étudiant des régions cérébrales isolées, pas plus qu’il n’est possible de comprendre une symphonie en écoutant chaque instrument séparément.

Ce qui est particulièrement fascinant, c’est que ces assemblages cérébraux se chevauchent et évoluent dans le temps. Tout comme un violon peut faire partie de la section des cordes à un moment donné et rejoindre un plus petit ensemble à l’instant suivant, les régions cérébrales peuvent participer à plusieurs réseaux simultanément et changer de rôle en fonction des besoins. Il convient toutefois de noter que, dans cette optique, même les réseaux cérébraux ne sont pas considérés comme constitués d’ensembles fixes de régions ; il s’agit plutôt de coalitions dynamiques qui se forment et se dissolvent en fonction de l’évolution des besoins du cerveau. Cette flexibilité permet d’expliquer comment le cerveau peut prendre en charge un si large éventail de comportements complexes avec un nombre limité de régions.

Les catégories telles que la perception, la cognition, l’action, l’émotion et la motivation ne sont pas seulement les titres de manuels d’introduction, mais reflètent la façon dont les psychologues et les neuroscientifiques conceptualisent l’organisation de l’esprit et du cerveau. Ils cherchent à subdiviser le cerveau en territoires qui ont des préférences pour les processus qui soutiennent un type spécifique d’activité mentale. Certaines parties s’occupent de la perception, comme l’arrière de la tête et son implication dans la vision, ou l’avant du cerveau et son rôle dans la cognition. Et ainsi de suite. La décomposition de l’esprit-cerveau adoptée par de nombreux neuroscientifiques suit une organisation dite modulaire. La modularité renvoie ici à l’idée que le cerveau est constitué de composants ou de modules spécialisés et relativement indépendants qui gèrent chacune des fonctions mentales spécifiques, à l’instar des pièces distinctes d’une machine qui fonctionnent ensemble, mais effectuent des opérations séparées.

Pourtant, une organisation modulaire, aussi populaire soit-elle parmi les neuroscientifiques, est incompatible avec les principes de la neuro-architecture anatomique et fonctionnelle examinée ici. La connectivité combinatoire massive du cerveau et la coordination fonctionnelle hautement distribuée défient toute compartimentation nette. Les voies bidirectionnelles étendues qui couvrent l’ensemble du cerveau créent des systèmes de connexions entrecroisés qui dissolvent les frontières potentielles entre les domaines mentaux traditionnels (cognition, émotion, etc.).

L’anxiété, le syndrome de stress post-traumatique, la dépression, etc., doivent être considérés comme des entités au niveau du système.

Les régions cérébrales s’associent dynamiquement à de multiples réseaux en fonction du contexte, formant des coalitions qui s’assemblent et se désassemblent en fonction des exigences du moment. Cette complexité interactionnelle signifie que les fonctions ne sont pas localisées dans des modules discrets, mais qu’elles émergent d’une coordination décentralisée à travers des assemblées multirégionales. Les propriétés qui émergent de ces interactions ne peuvent être réduites à des composants individuels, ce qui fait qu’un cadre modulaire strict ne permet pas de saisir la nature enchevêtrée du cerveau.

Pourquoi le cerveau est-il si enchevêtré, et donc si différent des systèmes conçus par l’homme ? Les cerveaux ont évolué pour fournir des réponses adaptatives aux défis auxquels sont confrontés les êtres vivants, favorisant la survie et la reproduction — et non pour résoudre des problèmes cognitifs ou émotionnels isolés. Dans ce contexte, même le vocabulaire mental des neurosciences et de la psychologie (attention, contrôle cognitif, peur, etc.), dont les origines sont déconnectées de l’étude du comportement animal, fournit des piliers théoriques problématiques. En revanche, les approches inspirées par des considérations évolutionnistes fournissent de meilleurs échafaudages pour démêler les relations entre la structure et la fonction du cerveau.

Les implications du cerveau enchevêtré sont considérables pour la compréhension des processus cérébraux sains et malsains. Il est courant que les scientifiques cherchent une source unique de détresse psychologique. Par exemple, l’anxiété ou le syndrome de stress post-traumatique sont le résultat d’une amygdale hyperactive ; la dépression serait causée par un approvisionnement déficient en sérotonine ; la toxicomanie est le résultat d’une surabondance de dopamine. Mais, selon les idées décrites ici, nous ne devrions pas nous attendre à des déterminants uniques pour les états psychologiques.

L’anxiété, le syndrome de stress post-traumatique, la dépression, etc., doivent être considérés comme des entités au niveau du système. Les altérations de plusieurs circuits cérébraux, couvrant plusieurs régions du cerveau, sont presque certainement impliquées. Par conséquent, les états sains ou malsains ne doivent pas être considérés comme des états émotionnels, motivationnels ou cognitifs. Une telle classification est superficielle et néglige l’imbrication qui résulte de l’organisation anatomique et fonctionnelle du cerveau.

Il ne faut pas non plus s’attendre à trouver un coupable unique, même au niveau des ensembles neuronaux distribués. Les conditions en question sont trop hétérogènes et variées d’un individu à l’autre ; elles ne se traduiront pas par une altération unique, y compris au niveau distribué. En fait, nous ne devrions pas nous attendre à un type de perturbation constant dans le temps, car les processus cérébraux dépendent fortement du contexte et sont dynamiques. La variabilité de la dynamique même contribuera à la manière dont les expériences de santé mentale se manifestent.

En fin de compte, nous devons cesser de chercher des explications simples aux processus complexes de l’esprit et du cerveau, qu’ils soient considérés comme sains ou malsains. C’est peut-être l’implication la plus générale du point de vue de l’enchevêtrement des cerveaux : les fonctions du cerveau, comme les murmures des étourneaux, sont plus compliquées et plus mystérieuses que les éléments qui les composent.

Luiz Pessoa est directeur du Maryland Neuroimaging Center, chercheur principal au Laboratory of Cognition and Emotion et professeur de psychologie à l’université du Maryland. Il est l’auteur de The Cognitive-Emotional Brain (2013) et The Entangled Brain (2022).

Texte original publié le 19 mai 2025 : https://aeon.co/essays/how-the-human-brain-is-like-a-murmuration-of-starlings