Jean-E. Charon
L'Esprit est dans la matière

Quand nous regardons à l’œuvre chaque cellule de notre corps, nous ne pouvons pas nous empêcher d’être émerveillé devant le savoir qui est déployé, pour construire notamment notre corps depuis les deux cellules initiales du moment de la fécondation, jusqu’à l’être achevé, avec tous ses organes et ses potentialités. Ne doit-on pas dire que c’est encore là l’Esprit qui opère, puisque les actions au niveau cellulaire font apparaître un savoir que physiciens et biologistes, avec tout leur « esprit », seraient encore bien loin d’être capables de reproduire ?

Le lecteur trouvera ici l’exposé de la première version de la particule intelligente qui était limitée à l’électron et qui, plus tard, s’est généralisée à toute une classe de particules possédant un « espace intérieur »…

L’Esprit, cet Inconnu par Jean Charon

(Revue Teilhard de Chardin. No 75-76. Décembre 1978)

Résumé de conférence donnée au 18e symposium international

Le professeur Jean-E. Charon (France), physicien nucléaire, est connu par son travail de recherche en physique fondamentale et sa théorie unitaire de l’univers, dans le prolongement de la théorie de la relativité générale d’Einstein.

Jean Charon a toujours soutenu la pensée de Pierre Teilhard de Chardin auquel ses nombreux ouvrages se réfèrent, particulièrement en ce qui concerne l’évolution de l’espèce humaine, « la marche de l’homme vers l’Humanité » et finalement vers l’Esprit.

Ses écrits de science pure et de philosophie scientifique sont couronnés par le dernier paru L’Esprit, cet Inconnu. C’est le thème précisément de cet ouvrage que le savant avait retenu pour le symposium.

S’appuyant sur la découverte des « trous noirs » par les astrophysiciens, l’orateur formule sa théorie sur le processus d’évolution de l’univers en direction de toujours plus de complexité et de conscience.

Depuis quelques années, ses travaux en effet l’on conduit à préciser la structure des particules élémentaires, dont « des particules stables » c’est-à-dire à durée de vie pratiquement illimitée, « qui contiennent, comme enveloppé dans une carapace de matière un espace-temps nouveau, différent de l’espace et du temps auxquels nous sommes habitués ».

« Est-il possible de dire que l’Esprit qui conditionne chacune de nos pensées comme chacun de nos actes, commence avec notre naissance et même dans les mois qui précèdent celle-ci, à la conception ? Il suffit d’observer la cellule vivante pour apprendre qu’il y est mis en œuvre un savoir construire, un savoir-faire. Ce savoir est-il ce qu’on pourrait appeler Esprit ? Oui, dès le début du vivant, dès le minuscule, l’Esprit transparaît. »

Jean Charon dit sa rencontre sur ce point avec le Père Teilhard qui parle du dedans et du dehors, associant à chaque particule de matière une psyché, « psyché élémentaire, mais donc une forme de l’Esprit ».

La physique constate que ces « particules spirituelles sont stables c’est-à-dire que sauf accident exceptionnel provoquant leur désintégration, leur durée de vie est comparable à la durée de vie de l’Univers lui-même ».

« Nous sommes constitués par des milliards de ces particules. »

« A notre mort, l’Esprit qui pré-existait à notre naissance, va-t-il se désagréger entièrement, sauf en ce qui est transmis à notre descendance ? »

« Nous sommes tous faits de matière, mais qu’est-ce que la matière ? »

La réponse à ces questions vient des astrophysiciens qui ont ces dernières années fait à ce sujet des révélations capitales.

« La relation entre le « Grand » et le « Petit » est tout à fait fondamentale. L’histoire de la science révèle, à maintes reprises, que le plus « petit » est éclairé par les connaissances que l’on a du plus « grand ». L’inverse étant également exact. »

Jean-E. Charon analyse les « trous noirs », sujet n° 1 de l’astrophysique actuelle : « Le trou noir est ce qui va rester d’une étoile qui vieillit, qui a brûlé son oxygène, puis son hélium, qui commence par éclater, puis qui se contracte de plus en plus sous l’effet des forces gravitationnelles au point que la densité de sa matière devient de l’ordre de la matière dans un neutron. Brusquement la contraction devient si forte, qu’il se produit un phénomène curieux : l’étoile courbe l’espace de l’univers. En quelque sorte l’étoile « crève » l’espace-temps de la Matière pour « naître » dans un nouvel espace-temps qui lui est propre, et dont les caractéristiques très différentes de celles de notre espace-temps permettent d’être appelées les caractéristiques d’un espace-temps de l’Esprit ».

Pour une meilleure compréhension de l’auditoire, Jean Charon compare l’univers à un ballon rouge. La peau du ballon se courbe et forme une petite protubérance. « Un nouvel espace a été formé. La protubérance a un seul point de contact avec la peau du ballon. C’est un espace séparé du reste et pourtant encore relié au ballon. »

… « Le trou noir est comme extirpé de notre univers. Il forme un espace à lui dans lequel le temps est retourné. Au lieu en effet qu’il s’écoule comme dans notre univers, ce qui a pour conséquence l’entropie croissante, il est inverse, et il y a néguentropie.

1) Les choses vont aller toujours en se mémorisant davantage et à jamais.

2) Parvenue au trou noir, l’information ne se fera pas n’importe comment mais en se structurant dans l’espace, s’ordonnant et devenant de plus en plus consciente ».

Que l’on admette que l’électron est un micro-trou noir, et le problème de « l’Esprit, cet inconnu » reçoit réponse.

« Depuis quelques années, j’ai débouché sur une super-gravitation, et j’ai été particulièrement heureux de constater au cours de mes recherches, qu’en prolongeant, comme je l’ai fait, la Relativité Générale d’Einstein vers une Relativité Complexe, les équations cosmologiques se présentent sous deux modèles complémentaires l’un de l’autre : l’un décrivant l’évolution de l’espace-temps de la Matière, l’autre décrivant l’évolution de l’espace-temps de l’Esprit. » … « La Relativité Complexe fournit le modèle cosmologique pour l’électron. » … « Avec l’électron il s’agit d’un micro-univers fermé, en pulsation cyclique. Sa caractéristique, avons-nous dit, est qu’il remonte le cours du temps, ce qui lui confère ses qualités néguentropiques. »

« Les physiciens savaient depuis longtemps que les électrons, qui ont une masse, interviennent comme s’ils avaient un point de contact avec notre univers. En allant plus loin, on a constaté que les électrons tout comme les trous noirs, ont leur espace propre, capable de mémoriser les informations reçues, de les ordonner et d’acquérir de plus en plus de conscience. »

« Les physiciens savent que les électrons ne vivent pas des temps comparables à ceux de nos vies, mais des temps à l’échelle de l’infini. »

Les électrons, qui existaient depuis l’aube des temps, qui ont acquis une expérience vieille comme l’Univers lui-même, qui appartiennent aux êtres vivants depuis leur commencement et aussi depuis leur dernière naissance, sont appelés, selon le professeur Charon, à connaître des états et des niveaux de conscience de plus en plus élevés.

La durée de vie de l’électron étant « infinie », c’est sur lui que reposerait la spiritualité et l’immortalité universelles.

« Je ne suis pas seulement cette expérience vécue de quelques dizaines d’années, mais une expérience à l’échelle du temps et de l’univers… »

Jean-E. Charon voit clairement le devoir de chaque vivant : faire croître sa néguentropie, durant chaque existence vécue.

« Nous sentons de plus en plus au plus profond de nous la nécessité de devenir « plus » par les quatre opérations de la connaissance, de l’amour, de la réflexion et de l’acte. »

« Il nous suffit pour avancer dans cette voie de retrouver un peu plus cette voix intérieure qui sait le chemin car ce chemin est le sien. »

Il est malheureusement impossible de reproduire ici, faute de place, les questions essentielles posées par la salle et aussi les réponses du professeur Charon. Ceux qui ont eu la chance d’assister à la séance, ne l’oublieront pas de sitôt.

L’Esprit est dans la matière par Jean-E. Charon

(Revue Teilhard de Chardin. No 79-80. Octobre 1979)

Conférence donné au XIXe Symposium international Pierre Teilhard de Chardin

Qui sommes-nous ? Sommes-nous ce corps que nous apercevons en nous regardant dans une glace ? Ne sommes-nous pas plutôt cet Esprit, qui n’est pas notre corps, mais qui est capable de prendre conscience de notre corps, et de l’image qu’il offre dans la glace?

Tout ce que nous avons vécu, depuis notre naissance, a été ressenti au travers de notre Esprit : cet Esprit a mémorisé nos souvenirs. C’est lui qui nous a fait aimer ou détester, lui qui a préparé à chaque instant l’action que nous allons effectuer, lui encore qui façonne maintenant la pensée que nous allons avoir ou la parole que nous allons adresser. Il faut donc conclure que nous sommes cet Esprit. Sans lui notre Je, notre Moi, disparaît complètement. Il représente ce que nous sommes, de notre naissance à notre mort.

Mais est-ce si certain que cet Esprit, que nous nommons nôtre, n’avait pas une existence propre avant notre naissance ? Quand nous regardons à l’œuvre chaque cellule de notre corps, nous ne pouvons pas nous empêcher d’être émerveillé devant le savoir qui est déployé, pour construire notamment notre corps depuis les deux cellules initiales du moment de la fécondation, jusqu’à l’être achevé, avec tous ses organes et ses potentialités. Ne doit-on pas dire que c’est encore là l’Esprit qui opère, puisque les actions au niveau cellulaire font apparaître un savoir que physiciens et biologistes, avec tout leur « esprit », seraient encore bien loin d’être capables de reproduire ? Ce savoir cellulaire n’est-il pas la preuve d’un Esprit ancré au plus profond de nous-même, qui plongerait ses racines dans un passé remontant bien avant notre naissance, un passé au cours duquel l’Esprit dans la Matière aurait graduellement appris son « savoir-faire »?  N’y aurait-il donc pas, comme le pressentait Pierre Teilhard de Chardin, dès le niveau de la particule la plus élémentaire de matière, un « dehors » et un « dedans », le dehors n’ayant que les propriétés de la matière brute (lois physiques), le dedans conférant à la particule certaines caractéristiques spirituelles?

Et qu’advient-il de notre Esprit après notre mort corporelle ? Les religions nous ont, pour la plupart, promis la vie éternelle pour notre Esprit : mais s’agit-il seulement là d’un « vœu pieux » traduisant une espérance de survie, ou bien cette éternité de notre vie spirituelle peut-elle, aujourd’hui, être étayée par les connaissances scientifiques ? Un point paraît, en tout cas de nos jours, définitivement acquis : il n’est plus guère « convaincant », à cause précisément de la Science contemporaine, de croire à l’Esprit comme à une entité « éthérée », susceptible d’exister sans le support de quelque matière. Toutefois cette conclusion ne fait que naître une nouvelle interrogation : puisque, après notre mort corporelle, toute la matière de notre corps finit par retourner à la poussière, c’est-à-dire à ces particules élémentaires de matière que la Physique d’aujourd’hui a pour tâche d’étudier, doit-on penser une nouvelle fois, comme l’avait fait Teilhard, que c’est dans ces particules elles-mêmes que réside l’essence de notre Esprit, et que l’éternité spirituelle est une conséquence de la durée de vie pratiquement illimitée de cette matière élémentaire ?

Autant de questions auxquelles je voudrais chercher à répondre ici. Étant physicien, je me limiterai aux questions justifiables de la Physique de cette fin de notre XXe siècle. Je n’aborderai nullement le problème sous l’angle de la biologie, et encore moins sous celui de la théologie.

Sous une énorme diversité d’aspects, la Nature nous présente une grande unité de mécanismes fondamentaux, du plus petit jusqu’à l’immense. C’est d’ailleurs ce qui justifie la recherche des théories dites « unitaires », ambitionnant de rassembler sous quelques lois naturelles seulement, mais à vaste portée, l’explication du comportement de toute la matière, depuis l’atome jusqu’aux étoiles et aux galaxies. Cette unité des phénomènes permet d’utiliser parfois la connaissance du plus petit pour mieux expliquer le plus grand; parfois, c’est l’inverse qui se produit. C’est ainsi que l’étude de la lumière, d’abord effectuée sur notre terre et les éléments chimiques qu’elle contient, a ensuite permis d’expliquer la constitution et le fonctionnement des étoiles en analysant la lumière qu’elles nous adressent. Les systèmes stellaires, avec leurs planètes tournant autour d’une étoile centrale, ont suggéré au physicien Rutherford, au début du siècle, le modèle de l’atome, ayant un noyau central analogue au soleil et des électrons tournant comme des planètes autour de ce noyau. On découvrait dans le ciel, il y a une quinzaine d’années, des étoiles très denses et en pulsation, qu’on nommait des pulsars. L’étude de cette matière super-dense a permis de développer des « modèles » des nucléons, particules formant le noyau central des atomes qui, à leur échelle minuscule, sont aussi des objets sphériques en pulsation ayant une densité de l’ordre de celle des pulsars. Mais, nous l’avons remarqué, il tourne aussi autour du noyau central des atomes, comme des planètes autour du soleil, de petites particules qu’on appelle des électrons : y aurait-il aussi, dans le ciel, des objets cosmiques qui ressembleraient aux électrons, et nous aideraient à mieux comprendre leur structure? Depuis quelques années, les astrophysiciens savent que la réponse est affirmative : ces objets cosmiques sont baptisés « trous noirs », et l’électron ressemble tout à fait à un micro-trou noir. Voyons cela d’un peu plus près.

Une caractéristique essentielle qui différencie les électrons de toutes les autres particules atomiques, comme les nucléons constituant le noyau, est le fait que ces électrons possèdent une masse non nulle mais des dimensions géométriques nulles; en d’autres termes, toutes leurs interactions avec les autres particules conduisent à les assimiler à des points mathématiques, de volume nul. L’électron traverse notamment un nucléon sans subir ce que les physiciens nomment des interactions fortes, c’est-à-dire passent au travers de la matière comme le ferait un projectile sans volume. Comme la logique contraint à refuser d’admettre qu’une masse non nulle soit contenue dans un volume nul, on est tenté de penser que le volume de l’électron n’est pas nul, mais qu’il se dissimule « en dehors » de l’espace habituel. Une image serait celle de ces aiguilles posées sur une feuille de papier qu’on semble voir bouger « toutes seules » : comme on refuse d’admettre que c’est l’œuvre du Saint-Esprit, on pense que les aiguilles bougent parce que quelque chose (probablement un aimant) se dissimule « en dessous » de la feuille de papier, et entraîne les aiguilles dans leur mouvement invisible à l’œil de l’observateur. C’est aussi là l’idée qui peut venir en ce qui concerne l’électron « invisible » : notre espace aurait un « dessous », qu’on appelle généralement plutôt un « dehors »; c’est dans ce dehors que serait logé le volume de l’électron; un tel volume n’aurait plus alors qu’un point (mathématique) de contact avec l’espace ordinaire, celui directement accessible aux organes des sens.

Y a-t-il des objets cosmiques qui justifieraient de croire à l’existence d’un tel « dehors » de l’espace observable ? Les astrophysiciens savent maintenant que c’est le cas. Ces objets « invisibles » du ciel sont nommés « trous noirs ». Ils sont devenus, ces dernières années, un sujet de pointe de la recherche. Les trous noirs portent ce nom particulier parce qu’ils sont, précisément, logés dans le « dehors » de l’espace dans lequel les astrophysiciens braquent leurs télescopes : rien ne peut sortir de ce dehors de l’espace, pas même la lumière. Disons quelques mots de ces curieux objets cosmiques, et surtout des propriétés très spéciales de cet espace nouveau qui est au nôtre ce que le dehors est au-dedans.

Un trou noir est l’étape finale de la mort d’une étoile. Quand une étoile a brûlé tout son combustible, elle se refroidit et les forces de la gravitation, qui tendent à faire s’écrouler vers le centre toute la matière de l’étoile, ne sont plus compensées par la pression des gaz chauds qui contrecarrent cet écroulement. Dans cette phase terminale, l’étoile se contracte donc de plus en plus, et la matière qu’elle contient encore devient de plus en plus dense. Or on sait, depuis Einstein et sa théorie de la Relativité générale (1915) , qu’une étoile « courbe » l’espace autour d’elle, et que pour une étoile donnée cette courbure est d’autant plus forte que le rayon de l’étoile est devenu plus petit. Dans le stade final de l’agonie d’une étoile, toute sa matière vient se condenser dans une sphère n’ayant bientôt plus que quelques kilomètres de diamètre, qu’on comparera au diamètre actuel de notre soleil qui est de l’ordre du million de kilomètres. La contraction de l’étoile se poursuivant encore, la courbure de l’espace devient bientôt si forte autour de l’étoile mourante que l’espace vient comme « se refermer » complètement autour de l’étoile. Le phénomène ressemble à ce qui se passe quand on pince avec la bouche la peau d’un ballon d’enfant, de manière à former une sorte de « hernie » n’ayant plus, avec le ballon initial, qu’un seul point de contact : on a alors, en fait, deux ballons, et non plus un seul, le grand et le petit. De même, l’étoile mourante a, en se contractant, fini par provoquer une « hernie » dans notre espace ordinaire, et cette hernie, où elle se trouve maintenant enfermée, constitue un véritable « dehors » de notre espace observable, n’ayant plus avec celui-ci qu’un point de contact. Cet espace « annexe » de notre espace ordinaire, et situé hors de lui, est nommé « trou noir ». Plus aucune communication directe n’existe entre notre espace habituel et le trou noir, en ce sens qu’aucun objet ne pourrait sortir du trou noir pour venir dans notre espace. Mais ce trou noir peut cependant avoir une influence « indirecte » sur notre espace, et traduire ainsi sa présence « derrière l’écran » : il peut, par exemple, signaler cette présence au moyen d’un champ magnétique, agissant sur les particules chargées de notre espace qui viennent à passer dans le voisinage du point de contact entre le trou noir et notre espace.

Les astrophysiciens pensent avoir mis en évidence l’existence d’un premier trou noir, dans la Constellation du Cygne. On se doute, cependant, qu’il ne s’agit pas d’une observation facile, puisqu’aucune lumière ne sort du trou noir et qu’il s’agit donc d’une véritable chasse au fantôme. Mais, ce qui nous intéresse ici n’est pas tellement de savoir si oui ou non les trous noirs, prévus théoriquement, sont effectivement observés, mais plutôt les propriétés très particulières que ces recherches théoriques ont souligné pour l’espace contenu dans les trous noirs. En fait, les trous noirs ont attiré l’attention des physiciens sur des caractéristiques nouvelles auxquelles l’espace pouvait se prêter, cet espace n’est pas aussi simple qu’on l’avait cru pendant des millénaires. Il possède non seulement un « dedans » directement accessible à nos organes des sens, mais encore un « dehors », au moins localement, où peuvent se dissimuler des objets « invisibles » mais ayant cependant une influence indirecte sur notre espace observable. Il devient dès lors tout à fait naturel de penser que, si on est conduit à donner à l’électron un volume nul au cours de son observation directe, c’est parce que cet électron développe ses dimensions non pas dans notre espace observable mais dans le « dehors » de cet espace. Et, de fait, les études les plus récentes de physique théorique n’ont pas tardé à montrer [1] qu’on pouvait fournir un « modèle » rendant compte de manière particulièrement satisfaisante de toutes les observations relatives à l’électron en assimilant cet électron à un micro-trou noir. Et les propriétés que les astrophysiciens avaient découvertes pour l’espace des trous noirs, que ceux-ci soient ou non observés, sont alors valables pour l’électron micro-trou noir, dont on est certain de l’existence.

Quelles sont donc ces propriétés de l’espace et du temps dans ce « dehors » de notre Univers où se meuvent électrons et trous noirs ? L’espace et le temps échangent leurs rôles quand on passe du dedans au dehors de notre espace observable. Dans le dehors, l’espace « s’écoule » sans cesse, comme le fait notre temps habituel; et, toujours dans ce dehors, on « se déplace » dans le temps, revenant éventuellement vers les événements passés, comme on se déplace dans toutes les directions dans notre espace ordinaire. En très bref (car on ne peut malheureusement entrer ici dans le détail de ces propriétés d’allure « paradoxale »), ceci signifie que si un « voyageur » pénétrait à l’intérieur d’un trou noir, ou d’un électron, il verrait sans cesse défiler devant lui, comme au cours d’un balayage continuel d’un espace cyclique, toutes les informations contenues dans ce nouvel espace; d’autre part, ces informations posséderaient une sorte de « relief dans le temps », en ce sens que le voyageur pourrait dire : cette information date d’il y a dix jours, celle-là d’hier etc… En somme, le voyageur aurait accès aux informations du trou noir, ou de l’électron, comme nous avons accès aux informations mémorisées dans notre Esprit, c’est-à-dire avec une possibilité de balayer le champ entier des informations stockées et de dater chronologiquement chacune de ces informations.

Par ailleurs, et il s’agit encore là d’une propriété essentielle de l’espace d’un trou noir ou d’un électron, le temps ne s’écoule pas ici du passé vers le futur mais du futur vers le passé. Une des conséquences fondamentales est que, chez les trous noirs et les électrons, les lois de la physique doivent s’écrire en inversant le signe du temps. Ainsi, alors que chez nous les choses évoluent en se dégradant, s’il n’y a pas intervention de l’Esprit dans cette évolution (principe de l’entropie croissante), dans l’espace des trous noirs comme dans celui intérieur aux électrons l’évolution conduit à « ordonner » toujours plus les informations les unes par rapport aux autres (principe de néguentropie croissante).

Nous découvrons donc que les propriétés de l’espace dans le « dehors » de notre espace ordinaire sont exactement celles qu’on pourrait réclamer à un espace de l’Esprit : possibilité de mémoriser l’information, possibilité de se remémorer une information précise, possibilité d’ordonner les informations les unes par rapport aux autres (raisonnement).

Et ces propriétés si particulières, elles sont celles de l’espace qu’enferme en elle une particule qui entre en abondance dans le minéral, dans le végétal, dans l’animal et dans l’humain : l’électron.

Ainsi voilà le problème posé dans toute sa généralité : notre corps contient par milliards des électrons dont la structure permet de les assimiler à des micro-trous noirs, ce qui leur donne notamment la possibilité de mémoriser et ordonner toujours plus, au cours de leur vie quasi-éternelle, les informations qu’ils prélèvent au monde extérieur. Reprenant le langage de Teilhard, nous dirons que la physique moderne a confirmé que certaines particules élémentaires, les électrons, possèdent un « dedans », et non seulement un dehors. Le dehors est caractérisé par les propriétés physiques de l’électron. Le « dedans », au contraire, se caractérise par des propriétés spirituelles, ce « dedans » peut être porteur d’Esprit. On peut même ajouter que le niveau de conscience de cet Esprit s’élève sans cesse, puisque les informations mémorisées par l’électron ne peuvent jamais se perdre,  pas plus que ne peut se perdre la lumière qui est enfermée dans un trou noir.

Voici donc un objet, entrant dans la composition de notre corps, à mémoire parfaite et à conscience toujours croissante. Va-t-on, dans ce cas, sauter le pas et dire que « notre » Esprit, celui que nous connaissons chez l’homme, est l’Esprit contenu dans certains, sinon dans tous les électrons de notre corps? Je pense que, pour un problème aussi crucial et important, il convient de rester prudent. Pour la réponse à donner, il en va ici un peu de même que pour celle concernant les mondes habités de l’Univers : toutes les études astronomiques montrent qu’il y a certainement dans le ciel des milliards de planètes possédant des conditions atmosphériques, climatiques et chimiques très voisines de celles de notre terre; il y a donc une meilleure probabilité en faveur de l’existence d’autres mondes habités qu’en faveur de l’hypothèse de notre terre seule porteuse du Vivant et du Pensant dans la totalité du cosmos, où les étoiles se comptent par centaines de milliards dans chaque galaxie, et où les galaxies visibles dans nos télescopes sont elles-mêmes des centaines de milliards. Ceci reste vrai même si, comme c’est actuellement le cas, la vie ou la pensée n’ont pas encore été directement mises en évidence dans la minuscule région du cosmos où nous avons pu faire des observations directes, Mars ou Vénus par exemple. Semblablement, si nous avons en nous des particules, les électrons, qui sont porteuses d’Esprit, il y a une meilleure probabilité pour que ce que nous nommons notre Esprit soit précisément constitué de l’Esprit des électrons de notre corps, que de nous ranger à l’hypothèse contraire prétendant que notre Esprit doit être recherché ailleurs que dans les électrons. Ou, au moins, nous dirons que tant que nos biologistes ne nous auront pas démontré que l’Esprit est ailleurs que là où nous l’avons déjà localisé, nous devons raisonnablement accepter cette conclusion comme l’hypothèse de travail la plus naturelle et la plus probable.

Mais il nous faudra bien alors accepter aussi les conséquences de cette hypothèse de travail. Admettre d’abord que l’aventure spirituelle de l’Univers est, en fait, l’aventure spirituelle des électrons, et non celle seulement des « machines » comme le minéral, le végétal, l’animal, ou l’humain auxquelles les électrons participent pour les avoir « inventées ».

Reprenant l’ancien mot choisi par les gnostiques du premier siècle de notre ère, nous appellerons désormais éons ces porteurs de l’Esprit dans le monde, réunissant sous ce vocable à la fois les propriétés physiques et les propriétés spirituelles de la particule nommée actuellement électron par les physiciens. Cette tendance à ne plus séparer complètement Matière et Esprit dans la description scientifique de l’Univers s’est d’ailleurs déjà fait jour depuis quelques années : le « mouvement », si on peut qualifier ainsi cette nouvelle orientation des idées scientifiques [2], paraît avoir principalement pris naissance à Princeton et Pasadena, aux États-Unis, vers les années 1970. Des physiciens et des astronomes, parmi les plus éminents, ont été à l’origine. Ils se sont grossis depuis de biologistes, de médecins et de psychologues. Et, plus récemment encore, de théologiens.

Les néo-gnostiques de Princeton et Pasadena ont gardé de l’ancienne philosophie des gnostiques du début de notre ère l’idée que ce que nous nommons Esprit est indissociable de tous les phénomènes auxquels l’Univers nous donne à assister, qu’ils soient physiques ou psychiques. Il convient dès lors, au moins en principe, d’être capable d’avoir une connaissance « scientifique » de l’Esprit, c’est-à-dire d’en fournir une description en termes scientifiques, quitte à renouveler si nécessaire le langage scientifique lui-même. Mais, précisément pour permettre à l’Esprit d’accéder au rang de phénomène « scientifique », les néo-gnostiques refusent dès le départ de mettre l’homme au centre du phénomène pensant : quand l’homme affirme « je pense » soulignent-ils, il devrait plus correctement dire « il pense », ou « il règne un champ magnétique dans l’espace », ou que l’homme de la rue annonce « il pleut ». En d’autres termes, il existe une réalité profonde, partout présente dans l’Univers, qui est capable de faire « naître » la pensée dans l’espace, dans le même sens qu’un électron est capable de faire naître autour de lui un champ électrique ou magnétique dans l’espace. Dès lors, la pensée est partout présente, aussi bien dans le minéral, le végétal ou l’animal que dans l’homme.

Ce qu’il convient de bien souligner, c’est que l’attitude néo-gnostique, qui cherche à axer autour d’un « immense peuple d’éons », et non autour de l’homme, l’aventure spirituelle de l’Univers, ne consiste nullement à conclure que l’homme est, avec tout le reste du monde, en quelque sorte « manipulé » sur le plan de l’Esprit par ce peuple des éons, avec pour conséquence de ne pas véritablement participer à son propre destin. Ce ne sont pas les éons qui « pilotent » mon esprit, « Je » suis ces éons eux-mêmes, en ce sens que dans chacun des éons qui entrent dans mon corps est présent ce que je nomme mon « Je », c’est-à-dire ma personne. Non seulement l’attitude néo-gnostique ne fait pas de l’homme un « pantin » dont d’autres tireraient les ficelles, mais elle suggère que notre personne participe directement à toute l’aventure spirituelle du monde, une aventure qui prend ses racines dans l’origine de notre Univers, il y a quelque quinze milliards d’années, et qui se terminera avec lui… si toutefois l’Univers doit finir un jour.

Depuis ces premières heures du monde les éons auraient ainsi, progressivement, accumulé et ordonné l’information. Afin d’accroître toujours plus, en qualité et en quantité, les informations qu’ils mémorisent et ordonnent, ils auraient inventé des machines, qu’on appelle par exemple l’ADN, les virus, la cellule, le végétal, l’animal, l’humain. Et ils continuent. Les éons ont le temps pour eux, ils ont sonné la défaite de la mort, puisque leur durée de vie est illimitée.

On peut montrer [3] que les éons possèdent des propriétés psychiques qui rappellent (et c’est naturel, si notre Esprit est l’Esprit des éons) celles de la machine humaine; je les ai distinguées en Connaissance (informations en provenance du monde physique extérieur), Amour (échange réciproque d’informations avec d’autres éons), Réflexion (réorganisation des informations mémorisées) et Acte (actions dans le monde extérieur).

Les électrons que l’on rencontre dans le monde physique possèdent sans doute, comme dans n’importe quelle population vivante, des savoirs et des niveaux de conscience très variés. Ceux qui en sont capables, compte tenu de leur expérience vécue antérieure, et ceux-là seulement, participent à l’élaboration du Vivant et du Pensant.

Ceux-là ont un Esprit qui s’est affiné au cours de nombreuses expériences vécues antérieures, remontant à un passé lointain, à travers des réincarnations successives dans des « machines » vivantes ou pensantes de plus en plus élaborées. La route de l’évolution spirituelle n’est pas tracée à l’avance, le peuple des éons est en recherche continuelle de l’objectif, en s’appuyant sur un niveau de conscience (les physiciens parleront d’un niveau néguentropique) toujours plus élevé, au fur et à mesure que s’écoule le temps.

Les éons qui participent aux structures de notre corps qui, comme l’ADN de nos cellules nerveuses par exemple, ne se renouvellent pas tout au long de notre vie, possèdent chacun toutes les informations relatives à notre vie vécue depuis notre naissance. L’ensemble de ces informations constitue notre Conscient. Il n’y a pas lieu de nous étonner que ce Conscient soit en fait porté par une multiplicité d’éons, et fournisse cependant ce fort sentiment que nous avons de l’unité de notre Moi : nos éons ont en effet tous en commun les informations de notre vie vécue, ils pensent donc tous en harmonie, comme jouent en harmonie les différents musiciens d’un orchestre dès qu’ils possèdent la même partition musicale. D’ailleurs, nous ne nous étonnons pas davantage quand nos biologistes actuels prétendent expliquer notre Esprit comme le résultat du fonctionnement des milliards de neurones de notre encéphale. Ce que nous disons, c’est seulement que notre Esprit est encore sous-jacent à nos neurones, il prend racine sur la plus élémentaire des structures de notre corps, nos électrons.

Les informations stockées par nos éons se rapportant à leur vie vécue avant notre naissance constituent notre Inconscient. Certaines données de notre Inconscient remontent parfois, de manière symbolique, jusqu’à notre Conscient (c’est-à-dire sont partagées en commun par nos éons). Cette « voix intérieure », qui sort sans langage préétabli du plus profond de notre chair, et peut nous transmettre quelque chose d’une vie vécue antérieure s’étalant sur un passé de millions d’années, est la voix que paraissent être capables d’entendre les prophètes, ou les sages. Nous aurions sans aucun doute intérêt à nous efforcer plus souvent, au moyen de la méditation par exemple, de discerner quelques bribes de cette voix qui chuchote au fond de nous.

Et puis, bien sûr, il y a cette conséquence qui nous intéresse tous, car elle répond à notre angoisse la plus authentique, celle de notre propre Mort : notre vie spirituelle ne se termine pas avec notre mort corporelle, puisque nos éons sont par millions à emporter avec eux, quand notre corps sera retourné à la poussière, notre Moi complet, c’est-à-dire la totalité des souvenirs accumulés pendant notre vie terrestre, ces souvenirs qui forment notre Conscient. Jusqu’à la fin des temps.

« Tu es poussière et tu retourneras en poussière » dit la Genèse. Nous comprenons tout-à-coup l’immense portée symbolique de cette parabole. En fait, elle nous promet la vie éternelle, puisque cette poussière dont nous sommes faits, est porteuse de toute l’aventure spirituelle du Monde, une aventure à laquelle notre propre Esprit participe à part entière pour toujours.


[1] Voir, par exemple, les études sur ce qu’on nomme maintenant la Super-gravitation. J’ai moi-même développé de telles études sur l’électron micro-trou noir dans mon ouvrage Théorie de la Relativité complexe, Albin-Michel, Paris (1977).

[2] 1 On peut lire, à ce sujet, l’excellent ouvrage de Raymond Ruyer, La Gnose de Princeton, Fayard, Paris (1976).

[3] Je l’ai fait dans mon ouvrage L’Esprit, cet Inconnu, Albin Michel, Paris (1977).