Michel Random
Abdus Salam : L'unité des quatre énergies de l'univers

La physique du vingtième siècle a donc démontré que la vision organique du monde devient très utile au niveau subatomique. Il sera donc possible de démontrer l’unité organique du monde. Quelles sont les conséquences philosophiques et spirituelles d’une telle démonstration ? Nous avons une sorte de correspondance entre le plus grand et le plus petit. Il nous semble qu’on peut percevoir l’unité organique du monde.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série. No 2. Mai-Juin 1982)

Abdus Salam (Janvier 29, 1926; Jhang, Punjab, Pakistan – Novembre 21, 1996; Oxford, Angleterre). Son père était un petit fonctionnaire agricole. Il étudia à l’université du Panjab au Lahore, puis obtint une bourse d’étude au St. John’s College de Cambridge. A l’âge de vingt-cinq ans seulement, il fut élu membre du prestigieux Institute for Advanced Study de Princeton.

Depuis 1964, il dirige le Centre International pour la Physique Théorique de Trieste en Italie. En 1979 il obtient le Prix Nobel, conjointement avec les Américains S. Weinberg et S. Glashow. Les travaux d’Abdus Salam tentent de démontrer que les quatre énergies fondamentales de l’univers ne sont que l’expression d’une seule et même énergie qui se manifeste en énergies électromagnétique, gravitationnelle, à forte interaction et faible interaction. Autrement dit ces quatre formes d’énergie peuvent se convertir les unes dans les autres.

Unité de l’univers et unité des énergies. Est-ce évident ? Oui, pour la connaissance traditionnelle, non pour la connaissance scientifique. Mais la question s’est posée, a été posée par un homme qui précisément relie en lui d’une certaine manière science et Tradition. Abdus Salam est un scientifique pakistanais. La science en lui possède un substrat, un support différent de ceux des scientifiques occidentaux. Pour lui l’interrogation sur l’unité du monde et celle des énergies n’est pas un saut dans des spéculations métaphysiques, cette réflexion participe de la tradition islamique dont il se réclame du fait même de sa culture.

Il était donc naturel que la question se soit posée à un tel homme : est-il imaginable que les quatre énergies fondamentales de l’univers soient une seule et même énergie ?

Random. — Dans votre recherche pensez-vous qu’il soit possible de démontrer qu’il existe une seule énergie à l’origine de l’Univers ?

Salam. — Oui, c’est toute la question ! Toutes les formes d’énergie se réduisent essentiellement à une seule. Les formes qui sont manifestées — celles de l’interaction électromagnétique, forte, faible et gravitationnelle — sont toutes la manifestation d’une seule forme d’énergie. Quand j’étais jeune, à part quelques physiciens comme Einstein, personne ne croyait cela. Je me souviens de Pauli qui était un très grand physicien. Je lui ai écrit à un moment donné une lettre. Je décris cette lettre dans ma conférence pour la réception du Prix Nobel. J’y mentionne déjà l’idée qui se trouve à la base de ma théorie pour laquelle j’ai reçu le Prix Nobel. Pauli se demandait comment je pouvais croire qu’une telle idée puisse être correcte. C’est une citation intéressante. J’ai écrit à Pauli en lui disant que les interactions faibles de l’électron et du muon étaient universelles. Cela est une partie, une petite partie de la grande unité. Et il m’a répondu, disant qu’il était étonné du titre de mon article contenant les mots « interaction universelle ». Il m’a dit qu’il s’était établi comme règle de considérer que si quelqu’un utilisait quelque part le mot « universel », il ne pouvait s’agir que d’un pur non-sens. Et maintenant, même vous, Brutus, mon fils, vous venez d’utiliser ce mot. Il était donc très malheureux en voyant ce que je croyais. Mais Pauli était un très, très très grand physicien, « le père » de Heisenberg, de De Broglie, de Dirac. Cela se passait en 1957. Cette idée, qui a débuté avec Einstein, est maintenant acceptée depuis dix ans, et est devenue un vrai domaine de la foi scientifique.

R. — Je crois que votre considération sur « l’énergie fondamentale » peut être interprétée comme une preuve du big bang.

S. — Il s’agit d’une question difficile. Ce que nous avons tous fait, c’est d’assumer l’existence du big bang et d’utiliser nos idées pour faire ensuite des déductions. Le big bang n’est pas lié directement à notre théorie, mais notre théorie utilise beaucoup l’hypothèse du big bang. Par exemple, le Prix Nobel de cette année a été accordé pour l’invariance au renversement du temps ou plutôt pour l’absence de cette invariance. Maintenant, si vous faites l’hypothèse de l’absence de l’invariance au renversement du temps, l’hypothèse de l’unification des forces nucléaires et électromagnétiques et si vous faites l’hypothèse du big bang (c’est-à-dire que l’univers est en expansion), alors vous pouvez expliquer une des anciennes énigmes qui a existé depuis longtemps en cosmologie, notamment pourquoi il n’y a pas d’antimatière dans l’univers, pourquoi il n’y a que de la matière, pas de l’antimatière. Donc, nous avons fait une bonne utilisation du big bang. Mais on ne peut pas dire que notre théorie a démontré le big bang.

R. — Mais quand vous dites que les quatre formes fondamentales d’énergie sont essentiellement identiques et que vous prenez la première seconde de l’univers, avant que ces formes soient différenciées, il me semble que cela est équivalent à une démonstration du big bang.

S. — Cela dépend de ce qu’on entend par démonstration et de ce qui vient avant. Vous avez parfaitement raison. Votre remarque est très pertinente. Quand nous disons que l’électricité et la force nucléaire sont les mêmes, nous disons toujours que si vous considérez le début de l’univers, disons à 10-11 seconde, alors vous trouvez que ces forces sont les mêmes. Elles se différencient après. Vous avez absolument raison. Pour montrer l’équivalence de ces deux forces, nous pouvons aller vers le début de l’univers et obtenir une confirmation de cette équivalence. Mais nous pouvons aussi obtenir une confirmation en laboratoire, ce qui a été fait. Donc, il n’est pas nécessaire de considérer le big bang, nous devons regarder ce qui se passe dans le laboratoire…

Depuis l’année dernière, il n’y a plus quatre, mais trois énergies. Dans cinq ans, il y en aura deux. Il y a des expériences en cours qui peuvent prouver, dans deux, trois ans peut-être, qu’il y a en effet deux formes d’énergie. Par l’expérience, non par la pensée ! Ensuite, il y aura la dernière étape, d’identification de ces deux dernières formes d’énergie. Cela est plus difficile. Cela va prendre peut-être cinquante ans. La meilleure expérience pour démontrer cela a été proposée par un jeune Français, Joël Scherk, de Paris. Il est décédé. Il avait à peine plus de trente ans. Je l’ai entendu donner une brillante conférence dans laquelle il a proposé cette expérience. C’est une expérience simple qui considère l’antigravité dans certaines conditions spéciales. Cette expérience doit être effectuée. J’encourage les gens pour l’effectuer. Cette expérience va prouver la dernière unification, en allant de deux énergies à une seule. C’était une conférence si extraordinaire que j’ai éprouvé intérieurement le besoin d’aller lui dire que si l’expérience est réussie, il pourrait obtenir le Prix Nobel. Je regrette de ne pas l’avoir fait. Il est mort à peu près un mois après d’un diabète grave. Je crois que sa dépression a joué un rôle dans sa mort. Je suis sûr que si je lui avais dit cela, ça pouvait le sauver. C’est un des regrets de ma vie. Mais je ne suis pas allé vers lui pour lui dire ce que je voulais lui dire. Il a proposé une expérience très astucieuse. Cela ne veut pas dire que c’est la seule manière de prouver la dernière unification. C’est une triste histoire. Un jeune homme de trente ans… Un des plus brillants physiciens français… Je regrette énormément de ne pas lui avoir dit ce que je voulais lui dire.

R . — Vous n’avez pas encore une expérience en cours de laboratoire.

S. — L’unification de quatre à trois est déjà expérimentalement confirmée, d’une manière indirecte. Une expérience directe va être effectuée l’année prochaine. De trois à deux, c’est déjà fait sur le plan expérimental et nous allons connaître la réponse dans deux ans probablement. Et après il y aura l’étape difficile : de deux à une seule énergie. Le pas est très difficile, car il y a peu d’expériences concevables.

R. — Vous avez dit, je crois, quelque part, qu’il y a une sorte de photon spécial, un photon lourd, au commencement du big bang.

S. — Il y a beaucoup de spéculations sur le début du big bang. Mais comment les tester ?

J’ai commencé en 1958 à écrire sur le sujet de l’unification. A ce moment, les expériences semblaient impossibles. C’est la grande beauté de la science de pouvoir mesurer des effets très fins.

J’ai été étudiant. Il y avait des physiciens qui ne croyaient pas dans le big bang. Gold avait une théorie où il considérait que la lune était entièrement formée de poussière. Il ne pensait probablement pas que sa théorie pouvait être soumise à l’expérience… Il est maintenant professeur à l’Université de Cornell.

R. — En conclusion, vous croyez qu’un jour votre théorie d’unification en une seule énergie va être prouvée.

S. — Sans démonstration expérimentale, il n’y a pas de vraie théorie. Je vous ai dit que dans un proche avenir, nous allons savoir si nous arrivons à deux énergies. De deux à une seule énergie — je ne sais pas. Cela implique la gravité, qui est une force extrêmement faible. Scherk a fait une tentative. Si l’expérience proposée par lui est réussie, nous allons avoir la réponse. Mais l’expérience est difficile. Elle dit que la loi de Newton n’est pas correcte dans un intervalle de 100 — 1 000 mètres. Si je prends deux boules situées à cette distance, la loi de Newton n’est pas correcte. Donc, on doit mesurer la force d’attraction entre ces deux boules, force qui est très faible. A cent mètres, il n’y a pas d’autre planète. La force est donc très faible pour les expériences réalistes.

R. — La physique du vingtième siècle a donc démontré que la vision organique du monde devient très utile au niveau subatomique. Il sera donc possible de démontrer l’unité organique du monde. Quelles sont les conséquences philosophiques et spirituelles d’une telle démonstration ? Nous avons une sorte de correspondance entre le plus grand et le plus petit. Il nous semble qu’on peut percevoir l’unité organique du monde.

S. — Voulez-vous dire que si nous démontrons l’unité du monde physique, cela peut avoir un impact sur l’unité dans le sens spirituel ou moral ? La seule réponse que je peux donner est que je ne sais pas. En toute honnêteté, comme homme de science, je ne peux pas faire l’extrapolation de l’unité physique au domaine spirituel. Je le voudrais bien. Mais c’est une autre chose. Comme vrai et honnête homme de science, je ne peux pas répondre. On m’a posé souvent cette question, même au Pakistan. Il y a beaucoup de religions, certaines basées sur l’unité du monde. Je ne peux pas prouver cela. C’est vrai que dans mon travail je suis attiré par cette direction de pensée. Il y a actuellement deux théories. Une théorie dit que le monde a commencé par être parfaitement symétrique et que ensuite, il a perdu cette symétrie : on passe d’une énergie à quatre formes d’énergie. Il y a une autre théorie élaborée par Nielsen au Danemark, qui dit qu’au commencement il y avait un chaos total. C’est une théorie mathématique, non mystique. Ensuite, on montre que l’état stable est l’état de symétrie. Donc, je suis dans ce sens influencé par ma religion. Mais dire que mon travail démontre ou ne démontre pas la religion, c’est faux. C’est évidemment décevant pour ceux qui pensent que tout peut être confirmé ou démenti. Considérez les trois physiciens qui ont reçu le Prix Nobel : moi, je suis musulman, et mes deux amis sont juifs. Weinberg, qui est juif, dit dans son livre qu’il trouve l’univers et la relation entre l’homme et l’univers si terrible que la seule voie dans laquelle il peut trouver une consolation, c’est de découvrir la vérité scientifique. Il a un point de vue complètement différent du mien. Nous avons souvent parlé ensemble et nous ne pouvons pas tomber d’accord. Mais il arrive aux mêmes conclusions.

R. — Vous êtes un physicien. Mais la physique devient maintenant une nouvelle philosophie.

S. — Elle l’a toujours été. Il y a un très bon article par Philippe Frank, « Pourquoi les physiciens et les philosophes sont-ils en désaccord ? ». Sa thèse est que les philosophes sont en retard d’une génération par rapport aux physiciens. Les philosophes étudient en général la génération précédente des physiciens. Pendant ce temps, les physiciens ont déjà changé leur point de vue. Et ils sont donc en désaccord, sur le temps, l’espace, etc.

R. — Dans quel sens votre théorie complète celle d’Einstein ?

S. — Einstein a été le premier à parler sur l’unité des forces. S’il vivait aujourd’hui, il regarderait avec sympathie ce que nous faisons. Le dernier pas — de deux à une seule énergie — il voulait le franchir en priorité. Nous prenons l’étape la plus simple. Il ne croyait pas en quatre, mais en deux formes d’énergie. Nous sommes moins intelligents que lui. Nous faisons moins, en toute humilité. Et nous réduisons quatre à trois et deux. Donc, il serait heureux en voyant ce que nous faisons. C’était un grand homme.

Salam ressent amèrement l’indifférence des pays islamiques à l’égard de la science. Le Centre de Trieste fonctionne non avec des fonds des pays arabes ou islamiques, mais avec ceux provenant en grande partie des Nations-Unies, de l’Italie et de la Suède. Or, Salam voit la profonde richesse qui pourrait résulter d’une situation où les connaissances scientifiques d’aujourd’hui pourraient s’ancrer dans la tradition. Plus d’une fois il a eu l’occasion de tenir des conférences sur le thème de la « Créativité scientifique dans les pays arabes et islamiques ». Autrefois l’Islam était une entité culturelle en avant-garde de la connaissance. Pourquoi les pays de l’Islam ont-ils perdu du terrain ? Cela tient essentiellement au choix prioritaire donné sur les questions religieuses. Ibn Khaldun, historien arabe de la moitié du XIVe siècle estimait que « les problèmes de la physique n’ont aucune importance dans les affaires religieuses. C’est pourquoi nous ne devons pas nous en occuper ».

— La conséquence, dit Salam, c’est que personne n’est intéressé par le problème des pays sous-développés en matière de formation scientifique. Et par conséquent, il n’y a pas de donateurs. L’idée fixe, est que les pays en voie de développement n’ont pas besoin de science, ils n’ont besoin que de technologie, une technologie qui est importée. Les pays arabes ne se rendent pas compte que sans science, ils seront toujours dépendants de la technologie étrangère.

Mon grand rôle pour le moment est d’être le symbole de la « bonne science » pour les pays en voie de développement. Un rôle même très important, et en particulier pour les pays musulmans. Il arrive que je suis en premier lieu un musulman. C’est une grande responsabilité de rendre les pays musulmans conscients de leur grand passé et ils doivent considérer la science comme une partie de leur pensée. Je dois vous donner le texte d’un discours que j’ai prononcé au Pakistan après l’obtention du Prix Nobel. J’y dis que le Coran a seulement 250 versets dédiés à la législation, dont vous avez beaucoup entendu parler. Mais 750 versets sont sur la science ! C’est votre devoir d’acquérir la compréhension, la science de la création d’Allah. Les musulmans ne lisent pas cela. Vous devez accorder autant d’importance à cette partie du Coran qu’à l’autre. J’ai essayé de leur faire comprendre que le Prophète a dit que les hommes de compréhension et de science sont ses héritiers. De nos jours, on laisse de côté le mot « science », en l’acceptant seulement dans le sens de connaissance de la religion. Donc, les gens qui connaissent la religion disent : « Nous sommes les héritiers du Prophète. » J’ai essayé de leur dire : « Nous aussi. » L’accent sur la science est considérable dans le Coran. Le Prophète dit que, si vous n’avez pas une perception de la science, vous n’arriverez jamais à percevoir Dieu. Je dois répéter cela tout le temps. J’y arriverai, dans dix ans peut-être, vers la fin de ma vie. C’est la chose la plus importante pour moi.