Erich Fromm
Avoir ou être ? — Telle est la question

Traduction libre de la version anglaise. La version originale était en italien et a paru en 1977. Giovanna Maria Pace : Locarno — Dans un appartement envahi par la lumière claire du lac et par le bruit du chemin de fer en contrebas, Erich Fromm, le plus grand représentant de la pensée post-freudienne, passe la dernière […]

Traduction libre de la version anglaise. La version originale était en italien et a paru en 1977.

Giovanna Maria Pace : Locarno — Dans un appartement envahi par la lumière claire du lac et par le bruit du chemin de fer en contrebas, Erich Fromm, le plus grand représentant de la pensée post-freudienne, passe la dernière partie de sa vie à écrire livre après livre. À soixante-dix-sept ans, il n’abandonna pas la plume. En Italie, il vient de publier Avoir ou être, dont la première édition est déjà épuisée, alors qu’il est sur le point de terminer un très long livre sur Freud. Dans ce livre, Fromm se propose de séparer ce qui, dans la pensée du grand maître, est original et éternel de ce qui est au contraire limité et transitoire, de ce qui est influencé par les préjugés bourgeois de la Vienne du début du siècle et par les tabous de la famille patriarcale et masculine dont était issu le fondateur de la psychanalyse.

Après avoir expliqué dans L’art d’aimer que l’amour n’est pas tout à fait cette pratique instinctive et élémentaire que l’on croit, mais un exercice d’intelligence, de patience et aussi de foi, Fromm soutient dans Avoir ou être que la société capitaliste touche à sa fin. La course à l’armement nucléaire, la ruine écologique, le terrorisme, l’effondrement économique, tout cela découle, selon Fromm, du culte de l’avoir et du mépris de l’être.

Pour Fromm, il n’y a pas de différence substantielle entre l’industrialisme capitaliste du monde occidental et l’industrialisme bureaucratique du monde socialiste : tous deux sont construits sur le principe de la possession, tous deux croient rendre le citoyen heureux en faisant de lui un consommateur toujours plus insatiable. La critique du système capitaliste qui occupe la première partie de Avoir ou être fait penser à Herbert Marcuse, 75 ans, un autre allemand fugitif de l’Allemagne nazie, aujourd’hui aux États-Unis.

Premier entretien :

Giovanna Maria Pace : Professeur Fromm, quelle a été l’influence de la culture américaine sur votre pensée ?

Erich Fromm : J’ai appris à apprécier la clarté de la langue anglaise. Les Allemands aiment les mots ambigus, les assonances verbales comme des fins en soi, les concepts vagues. Les Anglo-saxons sont plus clairs…

Giovanna Maria Pace : Si vous deviez vous donner une étiquette idéologique, laquelle choisiriez-vous ?

Erich Fromm : Je me définirais comme un marxien, ce qui signifie bien sûr aussi comme un humaniste.

Giovanna Maria Pace : Mais dans Avoir ou être, vous affirmez que pour atteindre le mode d’être, l’homme a besoin de la religion. Marx disait au contraire que la religion est l’opium du peuple…

Erich Fromm : Cette phrase marxienne, répétée jusqu’à l’ennui, est mal interprétée. En réalité, Marx était un homme « religieux ».

Giovanna Maria Pace : Comment expliquer cette phrase alors ?

Erich Fromm : Dans sa condamnation, Marx a fait référence à la religion institutionnalisée, qui a précisément pour fonction d’anesthésier les hommes jusqu’à ce qu’ils ne remarquent pas l’injustice dont ils sont les auteurs et les victimes. La religion organisée est en substance une mystification, un moyen de cacher la méchanceté du système social. Si les principes chrétiens d’amour, d’égalité et de liberté étaient réellement mis en pratique au lieu d’être seulement prêchés, il n’y aurait pas besoin d’une institution spéciale (l’église) pour s’occuper de ces principes. Pour Marx, c’est la société socialiste qui réalise « concrètement » les principes religieux d’égalité, d’amour fraternel et de liberté.

Giovanna Maria Pace: Une religiosité sans Dieu ?

Erich Fromm : Oui. Pour Marx, ce qui compte, c’est l’homme. Il est la racine de tout ; alors que pour le capitalisme, le but, ce sont les choses, le profit, et l’homme n’est qu’un moyen de les obtenir. En tant qu’individu authentiquement religieux, Marx ne pouvait qu’être contre la « religion ».

Giovanna Maria Pace : Professeur Fromm, avez-vous connu au cours de votre vie des personnes qui ont atteint le mode d’existence de l’être ?

Erich Fromm : Oui.

Giovanna Maria Pace: Pouvez-vous citer un nom ?

Erich Fromm : Je pense à Marx, au pape Jean XXIII ou à Rosa Luxemburg [1]. Mais il serait inutile de dresser une liste de noms illustres. Pour la plupart, les biophiles, amoureux de la vie, se trouvent parmi des gens simples, sans prétention.

Giovanna Maria Pace : Et les intellectuels ?

Erich Fromm : Les intellectuels sont freinés sur le chemin de l’être par leur narcissisme. Les dirigeants politiques et religieux par leur égoïsme. Comme vous le voyez, la liste est vite épuisée. Pour le reste, une légende juive dit que le monde repose sur 36 hommes justes : seulement trente-six, mais leur force morale est immense.

Giovanna Maria Pace : Et vous, Professeur, avez-vous atteint le mode d’être ?

Erich Fromm : J’y arrive. Le voyage n’est pas terminé, même s’il touche à sa fin.

Deuxième entretien :

Le texte suivant semble avoir fait partie de l’entretien avec Giovanna Maria Pace et se trouve dans le dossier avec celui qui vient d’être présenté. Le texte original semble être un document écrit par Fromm qui a été par la suite présenté sous la forme d’une interview.

Giovanna Maria Pace: L’un des points sur lesquels la pensée d’Erich Fromm diffère le plus profondément de celle de Sigmund Freud est la théorie des rêves. En quoi consiste cette divergence ?

Erich Fromm : Freud part du principe que chaque rêve représente la satisfaction d’un désir et, en dernière analyse, d’un désir sexuel qui trouve ses racines dans la petite enfance. Cela rend l’interprétation des rêves extrêmement simple : il s’agit en substance de découvrir quels désirs inconscients, déformés, mais reconnaissables, se cachent dans le rêve. Pour moi, le rêve est plutôt un mélange de pensées et de sensations que l’homme a lorsqu’il est endormi, un état mental relativement protégé du bruit constant que fait la société.

L’état de sommeil est un état de liberté dans lequel l’homme n’est pas occupé par la manipulation du monde extérieur. Lorsqu’un individu est éveillé, presque tout ce qu’il fait et dit s’inspire du modèle de comportement que la société impose, même sans qu’il en soit conscient. Dans l’état de sommeil, au contraire, on est beaucoup plus soi-même, même si la société ne cesse d’intervenir.

Une question se pose alors. Si l’on admet que l’influence du monde extérieur est essentiellement bénéfique, l’absence de cette influence pendant le sommeil tendrait à diminuer la valeur de notre activité onirique au point de la rendre inférieure à l’activité mentale qui a lieu lorsque nous sommes éveillés, lorsque nous sommes exposés à ces influences bénéfiques de la réalité environnante. Mais comment peut-on affirmer que l’influence de la réalité est exclusivement bénéfique ? Ne pourrait-elle pas aussi être néfaste, et son absence ne pourrait-elle pas donner accès à des qualités supérieures à celles que nous avons lorsque nous sommes éveillés ?

De nombreux étudiants du rêve, de Platon à Freud, considèrent que le dormeur, privé de contact avec le monde extérieur, régresse temporairement vers un état mental primitif irrationnel. Cette régression serait alors la caractéristique essentielle de l’état de sommeil et donc de l’activité inconsciente. Dans cette optique, le rêve devrait être l’expression de nos pulsions les plus irrationnelles et les plus primitives ; et il est presque trop facile d’expliquer notre mépris des rêves par la honte que nous éprouvons pour ces pulsions irrationnelles et criminelles que nous exprimons lorsque nous échappons au contrôle de la société.

La question importante est de savoir si une telle interprétation est entièrement juste et vraie, ou si les éléments négatifs de l’influence de la société n’expliquent pas plutôt le fait paradoxal que dans nos rêves nous sommes certainement moins rationnels et moins justes que lorsque nous sommes éveillés, mais en même temps nous sommes plus intelligents, plus sages, plus capables de juger que lorsque nous sommes éveillés. Le fait est que la culture n’a pas seulement des effets positifs sur nos fonctions intellectuelles et morales, mais aussi des effets négatifs. L’homme moderne est assailli de toutes parts et presque sans interruption par le bruit de la radio, de la télévision, des manchettes, de la publicité et du cinéma, dont la plus grande partie, loin d’éclairer l’esprit, l’émousse et l’abrutit.

Finalement, on en arrive à ceci : l’état de sommeil a une fonction ambiguë ; dans le sommeil, le manque de contact avec la culture fait ressortir le pire et aussi le meilleur de nous-mêmes. Je crois qu’il n’est pas possible de l’énoncer dans l’abstrait, mais au cas par cas. En cinquante ans d’activité en tant qu’analyste, j’ai été témoin à maintes reprises du fait qu’un rêveur, après avoir rencontré un personnage considéré par tous comme influent et bon, le revoyait en rêve avec un visage différent. Le rêveur le voyait par exemple avec une bouche cruelle et un visage dur. La personne racontait à quelqu’un qu’elle avait réussi à voler une veuve et qu’elle en riait. Le rêveur a eu un sentiment d’horreur.

Comment interpréter ce rêve ? Peut-être le sujet était-il jaloux de la renommée et de la réputation de la personne ? Ou bien, dans le rêve, il a pu discerner la véritable identité ? Au cours de séances successives et à l’aide d’autres témoignages, le rêveur a réussi à déterminer que cette dernière interprétation était la bonne. Réveillé, le bruit de l’opinion publique qui insistait sur la célébrité de la personne avait empêché mon patient d’exprimer ses véritables sentiments à l’égard de la personne qui se tenait devant lui. Ce n’est que plus tard, après avoir fait le rêve, que le sujet s’était souvenu du sentiment fugace de méfiance éprouvé lors de la rencontre. Dans le rêve, à l’abri du bruit, le sujet exprimait un jugement beaucoup plus juste que celui manifesté à l’état de veille.

Pour Freud, le rêve manifeste, c’est-à-dire celui dont on se souvient après le réveil, est comme un message codé, qui peut être interprété, à condition de disposer de la bonne clé, par exemple la méthode de l’association libre. Selon moi, Freud n’a pas remarqué que le rêve exprime les expériences intérieures sous une forme symbolique, ressemblant en cela à la poésie ou à d’autres formes d’art. Par conséquent, Freud n’a pas compris que le rêve est un acte hautement créatif, écrit dans le langage universel du symbolisme, et que ce n’est que secondairement que la censure déforme les parties que le sujet refuse d’accepter même dans le sommeil.

Jung n’avait pas raison de dire que le message inconscient est toujours écrit clairement et qu’il n’est donc pas nécessaire de chercher à découvrir les distorsions, car il faut reconnaître que de nombreux rêves sont plus ou moins des distorsions. De mon expérience personnelle, je peux conclure que beaucoup de rêves sont clairement écrits, mais qu’il y en a certains dans lesquels on rencontre des distorsions à déchiffrer. Et c’est vraiment de savoir quand il faut préférer l’une ou l’autre approche, ou une combinaison des deux, qui reste un des éléments importants de l’art de l’interprétation des rêves.