Stephen Robbins
Bienvenue dans le champ holographique : Repenser le temps et la conscience

Lorsque le magazine Analogy s’appelait The Secular Heretic, nous avons publié des articles époustouflants. L’intérêt de développer un contenu qui se détourne de l’actualité au profit d’un matériel plus substantiel est que l’on peut revisiter ce dernier et le trouver toujours rafraîchissant et intellectuellement convaincant, en découvrant souvent de nouvelles compréhensions. Cette semaine, j’encourage les […]

Lorsque le magazine Analogy s’appelait The Secular Heretic, nous avons publié des articles époustouflants. L’intérêt de développer un contenu qui se détourne de l’actualité au profit d’un matériel plus substantiel est que l’on peut revisiter ce dernier et le trouver toujours rafraîchissant et intellectuellement convaincant, en découvrant souvent de nouvelles compréhensions. Cette semaine, j’encourage les lecteurs à jeter un coup d’œil à l’un des articles les plus fascinants de cette période (2018-2019).

Dans cet essai, Stephen Robbins nous invite à reconsidérer le temps et la conscience, en expliquant ce que David Chalmers a appelé le « problème difficile » — le problème de la perception : comment se fait-il, précisément, que nous appréhendions le monde et toutes ses qualités, ses vues, ses sons, ses odeurs et ses sensations, et que nous parvenions à une image et à une expérience du monde ? Asa Boxer

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Le problème difficile

Le spectre d’une IA égalant, puis dépassant l’homme, plane depuis des décennies. Il y a Arnold le Terminator, Ava d’Ex Machina, Skynet, sans parler des réseaux d’apprentissage profond (deep learning), des IA de traduction, des véhicules autonomes, des champions d’échecs, de Go, de Tic Tac Toe… Il est curieux de réaliser que l’origine de tout cela — de la réalité actuelle réalisée aux projections futures de la domination des machines et des vrais problèmes — repose, non pas sur une base physique, mais sur une base métaphysique.

Lorsque nous utilisons le terme métaphysique, nous ne parlons pas ici de Madame Blavatsky, de races-racines, d’êtres éthériques, de hiérarchies d’archontes. Nous parlons d’un cadre de pensée fondamental sur l’espace et le temps. Il s’agit en fait d’une métaphysique spécifique, que nous appellerons la métaphysique classique. Le cadre en question, le plus simplement du monde, est une grille homogène de l’espace et du temps, un plan cartésien à trois dimensions (finalement quatre, si l’on inclut le temps) avec des axes x, y et z qui peuvent être uniformément et infiniment découpés en parties uniformes et dénombrés. Grâce à ce système, tout peut être réduit à la plus petite unité atomique. Cette granularité uniforme et mesurable implique l’absence totale de qualia. On suppose que les qualia sont inventés par le cerveau et imposés aux phénomènes pour produire le monde illusoire de sens commun dont nous faisons l’expérience. Ce cadre est à la base de toute la physique, du calcul, des mathématiques, des neurosciences, de l’IA, de l’informatique et de son concept d’information. Mais comment le monde du sens commun se manifeste-t-il à nous ? Ce problème célèbre, qui concerne à la fois les neurosciences et les modèles informatiques du cerveau, a été baptisé « problème difficile » par le philosophe David Chalmers.

Vous mélangez du café. Il y a des qualités partout : le brun du café, le jaune de la crème, le tintement de la cuillère, la résistance ressentie du liquide, le mouvement tourbillonnant de la surface du café. Le problème difficile exprime la difficulté d’expliquer comment les nombreuses qualités de cette expérience perçue peuvent être représentées ou expliquées par des motifs changeants de bits 1 et 0 dans une architecture informatique, ou par des flux chimiques dans les neurones d’une architecture neuronale. Comme le dit Bernardo Kastrup (dans son ouvrage The Idea of the World), comment ces qualités — notre expérience — peuvent-elles être expliquées par les collisions de particules abstraites — ressemblant à des boules de billard dépourvues de caractéristiques — provenant de l’abstraction physicaliste qui définit le monde pour notre science actuelle ?

Il s’agit donc autant d’un problème de physique que de neurosciences ou de sciences cognitives, ou encore des efforts de l’IA pour atteindre l’équivalence avec l’esprit humain. Mais les particules de Kastrup, qui ressemblent à des boules de billard, ne sont qu’un symptôme de la métaphysique classique, encore présente, bien que très peu diagnostiquée.

Le temps plutôt que l’espace

Henri Bergson peut être considéré comme un médecin de la métaphysique, celui qui a proposé une prescription pour sa santé défaillante. Malheureusement, son importance est aujourd’hui aussi cachée que l’état de santé de la métaphysique qu’il a diagnostiquée, sans parler de ses éclairages sur les premiers principes erronés qui minent la pensée scientifique. Bergson n’a pas toujours été un excentrique travaillant dans l’ombre. En fait, il fut autrefois célèbre comme un grand philosophe français. Il était si renommé au début des années 1900 que les journaux français se demandaient s’il ne devait pas déplacer ses conférences universitaires à l’opéra de Paris pour accueillir les nombreuses personnes qui voulaient l’écouter ; et son concept, l’« élan vital », tiré de son ouvrage L’évolution créatrice (1907), devint la devise de l’armée française en 1914. C’est une tragédie singulière dans les annales de l’histoire intellectuelle que ce concept ait été, à tort, identifié au vitalisme, et que Bergson soit aujourd’hui écarté par la philosophie et inconnu de la science. Les domaines de la physique, de l’informatique et de l’intelligence artificielle ont beaucoup souffert du fait que sa théorie de l’esprit n’a jamais été comprise.

C’est à mon retour de la guerre du Vietnam, lorsque j’ai commencé mes études supérieures, que j’ai rencontré Bergson pour la première fois. J’avais prévu écrire un essai sur la théorie du développement cognitif de l’enfant selon Jean Piaget, mais le professeur du cours m’a suggéré de comparer Piaget à Bergson (Piaget ayant été l’élève de Bergson). J’ai répondu « Bien sûr », tout en me demandant « Mais qui est donc ce Bergson ? » En lisant un commentaire sur sa philosophie, je me suis immédiatement trouvé confronté à rien de moins qu’un koan. Celui-ci venait de son ouvrage Matière et Mémoire (1896) : « les questions relatives au sujet et à l’objet, à leur distinction et à leur uniondoivent se poser en fonction du temps plutôt que de l’espace ».

Autrefois, avant d’apprendre des choses plus pratiques, comme comment contourner un peloton ennemi, un cours d’épistémologie m’avait sensibilisé à la question profonde abordée ici : la grande question traditionnelle de la relation entre le sujet et l’objet, entre celui qui perçoit (le sujet) et ce qu’il perçoit (un objet, la tasse de café). N’est-ce qu’une simple séparation spatiale ? Comment savons-nous que la tasse (là-bas) est réelle ? Cela n’a pas été aidé par le fait qu’en revenant de la guerre susmentionnée, j’avais vécu ce que certains pourraient appeler une petite expérience mystique qui ébranlait certaines hypothèses courantes sur la nature de la réalité. Quelle insondable énigme ! — « en termes de temps » ? Quoi ? Pressentant quelque chose, j’ai commencé à parcourir Matière et Mémoire en profondeur. Bientôt, un autre koan troublant saisit mon imagination.

Dans son premier chapitre, Bergson aborde le problème de la perception, c’est-à-dire l’origine de notre image du monde extérieur. Oui, notre image de la tasse de café, de la cuillère qui remue, du liquide qui tourbillonne sur la table de la cuisine. Il est communément admis que le cerveau prend et développe une photographie, pour ainsi dire, de la tasse et de ses éléments associés et contigus. Les neurosciences modernes ont définitivement démontré qu’une telle photographie ou image de la tasse ne peut exister à l’intérieur du cerveau, dans ses flux neurochimiques. Oui, c’est le fameux problème difficile ; en fait, la façon la moins trompeuse et la plus précise de poser le problème difficile : non seulement d’où viennent les qualités, mais d’où vient l’image du monde extérieur ? Bergson, cependant, n’avait pas besoin des neurosciences modernes ni de Chalmers. Rejetant l’idée que le cerveau se développe comme une photographie, il a observé :

Mais comment ne pas voir que la photographie, si photographie il y a, est déjà prise, déjà tirée, dans l’intérieur même des choses et pour tous les points de l’espace ? Aucune métaphysique, aucune physique même ne peut se dérober à cette conclusion. Composez l’univers avec des atomes : dans chacun d’eux se font sentir, en qualité et en quantité, variables selon la distance, les actions exercées par tous les atomes de la matière. Avec des centres de force ? Les lignes de force émises dans tous les sens par tous les centres dirigent sur chaque centre les influences du monde matériel tout entier. Avec des monades enfin ? Chaque monade, comme le voulait Leibniz, est le miroir de l’univers. (Matière et mémoire)

Mais qu’est-ce que cela signifie ? Il poursuit en décrivant la perception comme une « action virtuelle », car le cerveau ne fait que sélectionner et refléter des actions possibles (désormais virtuelles) à partir du champ externe d’« actions réelles ». Mais comment cela résout-il le problème de l’absence d’image de la tasse de café dans le cerveau ?

Le champ holographique

Pendant que je méditais sur ce koan, je suivais des séminaires sur la perception avec Robert Shaw, mon directeur de thèse. Shaw avait été l’élève du grand théoricien de la perception, J. J. Gibson, à Cornell, où il avait également passé quelques années à étudier la théorie des automates abstraits — la base abstraite de l’informatique. Il allait fonder le Journal of Ecological Psychology, la revue phare de l’école de Gibson. En 1972, le séminaire trimestriel se penchait sur Computers and Thought de Feigenbaum, examinant les différents modèles d’intelligence artificielle alors en vigueur — perception, démonstration de théorèmes, résolution de problèmes, compréhension du langage. Shaw les rejetait tous : les informaticiens trichaient, se contentant d’éluder les problèmes. (Nous reviendrons sur les incohérences inhérentes à la théorie de l’esprit la plus répandue dans la section ci-dessous consacrée à la métaphysique classique).

Vers la fin, Shaw commença à décrire l’holographie, cette remarquable découverte de Denis Gabor en 1947. Lors de la fabrication d’un hologramme, un objet, par exemple notre tasse de café, est éclairé par une onde laser cohérente, appelée l’« onde de référence ». L’onde de référence frappe et recouvre la plaque de l’hologramme, tandis qu’une partie de l’onde est dirigée vers la tasse et en s’y reflétant, frappe également la plaque — cette partie est appelée « onde de l’objet ». L’enregistrement de la figure d’interférence de ces deux ondes constitue l’hologramme. Nous savons que nous pouvons renvoyer l’onde de référence originale (de la même fréquence) à travers la plaque et que le front d’onde spécifiant la source originale — la tasse — est maintenant visible.

Reconstruction holographique

Un aspect intéressant de l’hologramme est le suivant : chaque point de la tasse donne lieu à une onde sphérique qui couvre la plaque, de sorte que l’information pour chaque point couvre toute la plaque. Mais l’inverse est vrai : à chaque point de la plaque se trouve l’information pour l’ensemble de la tasse (objet). Il suffirait d’utiliser un petit coin de la plaque pour voir l’ensemble de la tasse. Deuxième aspect : nous pouvons enregistrer sur la même plaque des modèles d’interférence provenant de plusieurs objets différents en utilisant des fréquences cohérentes d’onde de référence différentes pour chacun d’entre eux, par exemple bouteille (f1), tasse (f2), verre à vin (f3), boîte (f4). En modulant ensuite successivement l’onde de reconstruction à chaque fréquence : la source de chaque front d’onde (chaque objet) est spécifiée — bouteille, puis tasse, verre à vin, puis boîte, et en revenant à f1 — la bouteille.

Shaw connaissait bien la théorie de Karl Pribram selon laquelle « le cerveau est un hologramme », celle-ci étant la conception de Pribram sur la façon dont le cerveau stocke l’expérience. En fait, les deux hommes venaient de s’entretenir lorsque Karl était en visite à l’université du Minnesota, et Shaw avait probablement décrit une approche différente. N’est-il pas possible, demanda-t-il aux participants du séminaire, que l’univers lui-même soit un champ dans lequel chaque point contient l’information pour l’ensemble — en d’autres termes, que l’univers lui-même soit un hologramme ? Selon lui, le cerveau serait dans l’hologramme (et non l’hologramme dans le cerveau), et le cerveau agirait comme une onde de reconstruction traversant un hologramme d’échelle universelle.

La vision holographique de Bergson

La « photographie… déjà prise, déjà tirée, dans l’intérieur même des choses et pour tous les points de l’espace » de Bergson était son expression de l’univers en tant que champ holographique, cinquante ans avant Gabor et plus de quatre-vingts ans avant que David Bohm ne propose cette idée dans son ouvrage Wholeness and the Implicate Order (1980 ; tr fr La plénitude de l’univers). Bergson était un penseur très en avance sur son temps. Cela l’a empêché d’être compris par ses contemporains, qui trouvaient sa théorie de la perception obscure. Conséquence malheureuse de ce rejet hâtif et aveugle, la philosophie ne l’a jamais compris. Avant de disposer de l’analogie d’un hologramme pour ancrer ses idées, il visualisait son champ holographique comme un vaste champ d’« actions réelles » (pensez aux ondes). Tout objet donné agit sur tous les autres objets du champ, et est à son tour agi par tous les autres objets. Ce comportement est en fait obligatoire :

de transmettre la totalité de ce qu’elle reçoit, d’opposer à chaque action une réaction égale et contraire, de n’être enfin qu’un chemin sur lequel passent en tous sens les modifications qui se propagent dans l’immensité de l’univers. (Matière et mémoire)

Dans ce vaste champ d’information, notre corps ne sélectionne que ce qui est lié à ses capacités d’action. Ce qui est spécifié et sélectionné parmi les actions réelles est maintenant une « action virtuelle », c’est-à-dire la manière dont le corps peut agir. En substance, Bergson envisageait lui aussi le cerveau (avec toutes ses connexions corporelles) comme une onde reconstructive modulée traversant le champ holographique et spécifique à, ou spécifiant un sous-ensemble (ou une source) correspondant précisément à ce qu’il perçoit, à l’extérieur, dans le champ, en rapport avec une action possible, et maintenant, par ce processus, manifeste comme une image du champ extérieur — la tasse de café avec la cuillère qui remue.

En raison de la dynamique du cerveau — ses vitesses chimiques sous-jacentes —, cette spécification d’image impose une échelle de temps sur ce champ. À notre échelle normale, une mouche bourdonnant près de la tasse de café est perçue comme floue — 200 battements d’ailes par seconde sont compressés en un flou. Introduisons dans notre corps une certaine quantité de catalyseur qui augmente l’état énergétique — les vitesses chimiques — qui sous-tend l’ensemble du système corporel : la mouche devient une mouche ressemblant à un héron qui bat lentement des ailes. Cela spécifie également une action possible, celle de tendre lentement la main et de saisir la mouche par le bout de l’aile. Ce lien intégral et réciproque entre la perception et l’action est l’implication intrinsèque de l’action virtuelle.

Inutile de dire que ceci n’est pas la computation de votre père (ou même de Turing). Mais qu’est-ce qui commande les modèles complexes de modulation créés par ce cerveau reconstructeur ressemblant à une onde ? Pour cela, nous avons besoin du mentor de Shaw, Gibson.

Les informations spécifiant les événements

Gradient de texture

Gibson considérait le monde extérieur comme rempli d’informations mathématiques — des lois d’invariance. Le champ d’herbe qui s’étend devant nous, l’allée de graviers, le sol carrelé de la cuisine — tous sont définis par un gradient de texture. En se tenant debout sur une allée de gravier, on peut imaginer une rangée après l’autre de petits graviers (éléments de texture) qui s’étendent au loin. La séparation verticale des rangées (de graviers) diminue proportionnellement au carré de la distance à l’œil ; la séparation horizontale des petits éléments diminue proportionnellement à la distance seule. Ce sont des lois d’invariance spécifiques à la distance. Lorsque vous déplacez une tasse d’avant en arrière sur une table dont la surface comporte des petits carreaux (ses rangées d’éléments de texture), il existe un rapport constant entre la hauteur et la taille de la tasse qui grandit ou rétrécit (sur votre rétine) et le nombre de rangées de texture que la tasse occulte — une autre loi d’invariance spécifiant la constance de la taille de la tasse lorsqu’elle se déplace.

Champs de flux

Lorsque nous nous déplaçons sur une telle surface, par exemple en conduisant, elle devient un champ de flux — un gradient de vecteurs de vitesse se dirigeant vers nous à partir d’un point central à l’horizon. Les vecteurs les plus rapides sont les plus proches de l’œil, les plus lents les plus éloignés, toutes les vitesses diminuant proportionnellement au carré de la distance. Ces champs de flux sont également omniprésents : un cube en rotation présente des flux sur ses faces, ses arêtes et ses sommets étant désormais des discontinuités nettes de ces flux. Ces flux de vitesse sont l’information que le cerveau utilise pour spécifier la forme, dans ce cas, le cube.

Notre petit événement de brassage de café est rempli de lois d’invariance, gracieuseté des Gibsoniens. En voici quelques-unes : 1) un champ de vitesse radiale sur la surface tourbillonnante du café, 2) un invariant adiabatique (énergie d’oscillation par rapport à la fréquence d’oscillation) lié à la périodicité de la cuillère, 3) un tenseur inertiel capturant les moments angulaires de la cuillère et défini sur les champs de flux kinesthésiques de la main/du bras, 4) un gradient de texture définissant la surface de la table et soutenant, à mesure que la tête bouge, la constance de taille de la tasse, 5) les flux de vitesse sur les côtés de la tasse spécifiant sa forme. Ces invariants constituent l’information qui spécifie l’événement. Notez ici la définition de l’information, c’est-à-dire les invariants, et notamment les invariants définis dans le temps ou les flux où ceux-ci, comme Gibson l’a noté, ne peuvent pas être représentés comme des « bits » voyageant le long des neurones.

Gibson avait soutenu que cette information (invariante) (le gradient de texture de la table, par exemple) est « spécifique » à l’environnement extérieur (comme la table), et que le cerveau ne fait que « résonner » à cette information ; en d’autres termes, il n’y a pas d’image à l’intérieur du cerveau. Mais pour comprendre réellement l’origine (optique) de l’image du monde extérieur — notre image de la tasse de café sur la table —, la « résonance » de Gibson doit être placée dans le cadre de Bergson : l’univers comme un champ holographique, le cerveau comme l’onde reconstructive (résonnante) qui le traverse et qui est spécifique à un aspect du champ — la tasse de café et la table. Enfin, c’est la structure d’invariance définie sur l’événement en cours, telle que décrite pour notre tasse de café, qui entraîne et module la masse neuronale du cerveau en tant qu’onde reconstructive spécifique.

Mais quelques problèmes se posent ici. La mouche « bourdonnante » spécifiée, avec ses centaines de battements d’ailes, appartient depuis longtemps au passée. Le mouvement circulaire de la cuillère — est dans le passé. Comment voyons-nous le passé ? Comment cela est-il possible ? Et qui voit la tasse ? Qui regarde l’image ? Nous devons maintenant aborder la métaphysique cachée qui sous-tend la pensée scientifique actuelle, la métaphysique classique.

La métaphysique classique

Le problème difficile a été enfermé dans la métaphysique classique. Bergson soutenait que l’origine de cette métaphysique erronée émerge de notre perception, qui est contrainte par le besoin fondamental du corps de diviser le monde indifférencié initialement présenté à un enfant en objets (sur lesquels le corps peut agir) et le mouvement de ces objets : saisir une cuillère, soulever une bouteille. Cette partition perceptive élémentaire est conceptuellement affinée : elle devient un principe de divisibilité infinie, un schéma ou un « filet » que nous plaçons mentalement sous et à travers l’étendue qui nous entoure. Les mailles finissent par se contracter, s’effondrer, pour finalement devenir un continuum de points ou de positions.

Un des paradoxes de Zénon : Achille ne peut jamais dépasser la tortue, car il doit d’abord franchir la moitié du chemin, puis à nouveau la moitié de cette moitié, et ainsi de suite à l’infini. Cette incongruité avec la réalité indique un problème fondamental de la modélisation mathématique qui est à la base de la métaphysique classique.

Le mouvement à travers ce continuum de points — par exemple, le déplacement d’un camion-jouet de A à B — est traité comme une série de telles positions, comme une trajectoire ou une ligne infiniment divisible (un espace) de points. Les conséquences de ce traitement sont celles que Zénon a tenté d’imposer à ses contemporains : la flèche, qui coïncide toujours avec un point statique de cette ligne, ne se déplace jamais. Achille, divisant infiniment par deux sa ligne de distance vers la tortue, ne l’atteint jamais. Bien que l’on puisse inconsciemment supposer que le mouvement réel se produit entre chaque paire de points statiques sur cette ligne que nous plaçons mentalement derrière le mouvement du camion-jouet, la métaphysique exige d’envisager encore une autre ligne entre chaque paire, elle-même divisible à l’infini. Ce type de raisonnement conduit à l’erreur logique de la régression infinie. Mais chaque point, momentanément coordonné avec le mouvement du jouet, est également considéré comme un instant de temps. Le temps devient alors une autre dimension de cet espace abstrait, infiniment divisible, une suite d’instants. L’étendue temporelle de chaque instant — également infiniment divisible — est finalement celle d’un point mathématique (un point indivisible puisqu’il n’a ni début ni fin), et donc paradoxalement ou fallacieusement sans durée. La métaphysique classique est donc une métaphysique spatiale, un espace abstrait (quadridimensionnel).

Dans cette séquence d’instants, l’instant présent tombe dans le passé lorsque l’instant présent suivant arrive, symbole de non-existence. La matière est identifiée comme ce qui est toujours présent. Le cerveau, en tant que matière, est donc chargé de préserver l’instant présent avant qu’il ne tombe dans la non-existence du passé.

Selon Bergson, la question essentielle pour une théorie de la conscience est de savoir si l’expérience est en fait stockée dans le cerveau. Le fait que ce ne soit pas le cas est sans doute son principal argument dans Matière et Mémoire. Compte tenu de la doctrine actuelle concernant le cerveau, une telle question est aujourd’hui absente de toute discussion sur le problème difficile de la conscience. Mais voici une des raisons pour lesquelles elle est essentielle. Supposons que notre tasse de café soit une tasse cubique qui tourne lentement. Dans la théorie actuelle, ce petit événement serait considéré comme composé d’un ensemble de « caractéristiques » statiques, par exemple les arêtes et les sommets de la tasse. Cette rotation est échantillonnée par le cerveau, instantané (instant) après instantané, au fur et à mesure que le mouvement circulaire se produit, comme une série d’images de dessins animés. Les caractéristiques doivent être suivies d’une image à l’autre, car elles sont supposées être désassemblées, stockées dans des sites de mémoire distincts, puis réassemblées sous la forme d’une représentation interne continue de la tasse en rotation (un événement désormais passé !). Ce problème du suivi, appelé problème de correspondance, est réputé insoluble ; néanmoins, les théoriciens de la mémoire l’ignorent comme si la résolution de cette énigme n’était pas nécessaire pour répondre à la question de savoir comment un événement est vécu et perçu comme un phénomène continu, ou dans ce cas précis comme une rotation, et non pas simplement comme un instantané, puis un autre, puis un autre, sans jamais être plus qu’un seul instantané ou cadre.

La réponse classique consiste à affirmer que cela s’explique par la continuité des oscillations neuronales. Cette activité neuronale persiste, soutenant la rotation perçue. Mais la métaphysique classique — la motivation même du stockage et du réassemblage de ces caractéristiques dans le cerveau pour les sauver de la non-existence du passé — exclut cette solution, car le cerveau, étant matière, n’a lui aussi que l’extension temporelle d’un point mathématique. Par conséquent, si nous voulons jouer de manière cohérente avec les règles établies par la métaphysique classique, les oscillations neuronales doivent être soumises à la même loi et n’avoir qu’un instant avant de passer dans l’oubli du passé. On ne peut pas invoquer la métaphysique classique pour expliquer que l’expérience doit être stockée dans le cerveau, et puis ignorer cette même métaphysique pour expliquer la continuité des événements perçus. Avoir le beurre et l’argent du beurre est agréable, mais cela ne contribue pas à la clarté de la théorie. Il est évident que le cerveau ne réside pas dans, et ne se soucie pas de sa propre construction conceptuelle — cette métaphysique classique.

La métaphysique du temps

Bergson soutenait que le mouvement devait être traité comme indivisible. La ligne infiniment divisible de A à B du camion-jouet en mouvement avec ses instants correspondants est simplement une abstraction spatiale. Achille se déplace par étapes indivisibles. Il rattrape bel et bien la tortue. La flèche ne coïncide jamais avec un point ou un instant ; même dans les intervalles les plus infimes, elle est en mouvement. Le meilleur modèle de mouvement, selon lui, est celui d’une mélodie, où chaque note (instant) imprègne la suivante, et où chaque note est le reflet de toute la série précédente.

Anticipant la relativité en 1896 et son erreur fondamentale, il remarqua que le mouvement dans l’espace abstrait (la métaphysique classique à nouveau) est intrinsèquement relatif — mouvement d’un point de vue, mais repos d’un autre. Déplacer l’objet sur le continuum, ou le continuum sous l’objet. Ainsi oui, il est possible que nous ne puissions pas déterminer quels objets sont en mouvement et lesquels sont au repos, mais il doit exister un mouvement réel : les arbres poussent, les étoiles explosent, les mollassons grossissent. Nous devons voir le Tout comme changeant, a-t-il soutenu, à la manière d’un kaléidoscope. Ainsi, les objets et leurs mouvements seraient plutôt perçus comme des changements ou des transferts d’état (comme des vagues) dans ce mouvement indivisible, mélodique et global du Tout.

Dans cette perspective, la transformation indivisible et mélodique du champ holographique est porteuse d’une forme élémentaire de mémoire. Il n’y a pas d’instants qui sombrent instantanément dans la non-existence du passé à l’arrivée de l’instant suivant. Étant donné cette mémoire primaire intrinsèque au champ de transformation, le cerveau, en tant qu’onde reconstructive, peut effectivement spécifier une étendue passée de cette transformation — cette mouche qui bourdonne ou cette cuillère qui remue. Nous n’avons pas besoin de zones de stockage à court terme (qui n’ont jamais été trouvées) dans le cerveau, ni de désassemblage et de réassemblage des caractéristiques (statiques). En fait, seule cette continuité principale permet la spécification nécessaire des invariants qui ne peuvent exister dans un instant statique, mais seulement à travers le flux — le rapport adiabatique dans la périodicité de la cuillère qui remue, le tenseur inertiel, les arêtes définies uniquement comme des points de jonction nets (invariants) de flux sur la tasse en rotation.

Ce Koan Sujet/Objet

Le champ universel holographique peut être visualisé à ce que j’appelle « l’échelle nulle » — l’échelle de temps la plus infinitésimale. Pour atteindre cette échelle, nous pouvons d’abord imaginer que nous entrons dans un état d’énergie plus élevé, où l’on percevrait une mouche battant lentement des ailes, comme un héron ou bien où l’on pourrait lire l’étiquette d’un CD en rotation. Ce dernier état n’est d’ailleurs pas purement théorique. Selon une anecdote favorite de mon père, le grand batteur de baseball Ted Williams pouvait lire l’étiquette d’un disque tournant sur une platine, et il pouvait ainsi détecter l’effet d’une balle de baseball fonçant sur lui. Il pouvait également attendre plus longtemps que les autres frappeurs avant de frapper ; la balle se déplaçant plus lentement — coordonnée avec la perception en tant qu’action virtuelle — reflétant le fait que sa capacité d’action lui donnait plus de temps pour agir. Mais pour atteindre l’échelle nulle, nous ne pouvons pas nous arrêter à la zone de Ted Williams. Il faut continuer à élever cet état énergétique jusqu’à ses limites : la mouche, immobile, vibre comme une entité cristalline liquide, puis elle devient un ensemble d’électrons tourbillonnants, jusqu’à ce que tous les objets disparaissent et que l’on parvienne finalement au champ unifié et holographique d’ondes et de schémas d’interférences.

Or, étant donné la nature holographique de ce champ, l’état de chaque point reflète l’influence du Tout. Simultanément à la transformation indivisible du champ, il existe une forme élémentaire de mémoire. C’est le cas à l’échelle nulle du temps. On peut donc dire qu’il existe une forme très élémentaire de conscience et de mémoire à cette échelle nulle définie à travers le Tout.

Dans ce champ, plaçons notre corps et une mouche qui passe. À l’échelle nulle, il n’y a aucune séparation spatiale entre les deux. Commencez à abaisser l’état énergétique du corps : la mouche commence à se former — à être plus spécifiée — comme un nuage flou d’électrons tourbillonnants (tout comme notre corps). Abaissez encore davantage l’état énergétique : un être vibrant et cristallin apparaît. Encore plus : une mouche qui bouge à peine ses ailes. Et enfin, nous percevons la créature bourdonnante à l’échelle normale. Dans cette transformation, l’unité spatiale des deux — notre corps et la mouche — n’est jamais rompue. La spécification de l’image, simultanément donc, est une forme temporelle échelonnée de la conscience élémentaire définie sur tout le champ, prise à partir d’une perspective spatiale particulière (définie par la capacité du corps à agir dans un laps de temps donné). Et dans cette transformation, le sujet se différencie de l’objet, non pas en termes d’espace, mais de temps.

Il n’y a personne qui voit l’image de la tasse ou de la mouche, aucun homoncule n’est présent dans le cerveau. La vision est une forme d’action échelonnée dans le temps de la conscience élémentaire définie dans tout le champ. Comme notre corps est l’invariant de ce système de spécification, l’identité se fixe sur le corps. Nous devenons un objet parmi d’autres objets. Nous commençons à avoir besoin d’un koan et d’une illumination zen.

C’est le modèle élégant de la métaphysique de Bergson.

Une métaphysique sans qualia

La physique est la gardienne de la métaphysique classique. Gibson a averti : il est inapproprié d’importer les concepts de la physique, son modèle d’espace et de temps dans la psychologie, dans les modèles de perception, de conscience et de cognition. Le Problème Difficile, le problème que nous rencontrons lorsque nous considérons les qualités du café agité, provient directement de la métaphysique classique.

L’espace abstrait quadridimensionnel (avec son temps) est complètement homogène. Il a été dépouillé de toute qualité. Imaginez la totalité de l’espace, prise à un instant donné, peut-être sous la forme d’un cube de taille cosmique. Cet instant, comme nous l’avons noté, a l’extension temporelle d’un point mathématique. Un cube d’une telle durée temporelle (sans temps) ne peut avoir aucune qualité ; il est totalement homogène. Pourtant, comme nous l’avons vu, selon la métaphysique classique et son modèle du temps, chaque cube de l’intégralité de l’Espace n’existe que pour l’instant présent, puis tombe instantanément dans la non-existence — dans le passé — à mesure que le cube présent suivant arrive. Aucune qualité n’est possible, ni de l’espace ni du temps. Les particules-boules de billard sans caractéristique de Kastrup, objets en mouvement, sont les habitants naturels de ce morne paysage.

La grande énigme qui se pose alors est la suivante : le cerveau fait partie intégrante de ce continuum quadridimensionnel abstrait. Aucune qualité ne peut apparaître dans ce continuum, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du cerveau. Le phénoménal, par définition, est forcé d’entrer dans une autre dimension — le mental, le non-physique — quelque part, n’importe où, mais pas à l’intérieur du continuum abstrait. En d’autres termes, il est forcé de sortir du cadre même de la science actuelle. La dimension temporelle abstraite de cet espace est si profondément ancrée que l’importance d’une qualité telle que celle notée par Hardcastle passe inaperçue :

le chef d’orchestre agitant les mains, les musiciens concentrés, les spectateurs se déplaçant sur leurs sièges et les rideaux ondulant doucement et très légèrement… (tiré de Consciousness)

Ce sont toutes des qualités émergentes dues à leur déroulement dans le temps — des rideaux ondulant légèrement, des rideaux qui bruissent doucement, des rideaux qui ondulent fortement — tout comme quelque chose de moelleux — un vin, une pièce, une personnalité, un violon — nécessite un déploiement organique progressif dans un flux de temps indivisible. Dans la métaphysique classique, de telles qualités ne peuvent pas exister, par définition.

Mais le champ holographique mélodique de Bergson, qui se transforme de manière indivisible, est intrinsèquement qualitatif, même à l’échelle nulle, même si c’est à peine le cas à cette échelle ; et le cerveau, qui sert d’onde reconstructive, spécifie des portions de ce champ qualitatif à l’échelle du temps — mouches bourdonnantes ou mouches ressemblant à des hérons, rideaux qui s’agitent fortement ou doucement.

La mort du génie

Ma période de découverte de Bergson a été suivie d’une brève période en tant que professeur d’université, mais j’ai rapidement rejoint le monde du développement de logiciels. Je ne m’attendais pas du tout à ce que la métaphysique classique et son affreuse fille, la vision de « l’homme comme machine », se poursuivent jusque dans le monde de l’entreprise.

Le monde du développement de logiciels était à ses débuts celui de génies créatifs et audacieux. L’immensité, l’étendue des fonctionnalités, la complexité et la magie de ces systèmes de millions de lignes de code étaient stupéfiantes. Oui, il y avait une certaine structure méthodique dans les premiers développements de code ; il y avait des spécifications, des procédures de test, mais elles étaient mises en œuvre au fur et à mesure des besoins. Le fait que l’ensemble du flux de travail relevait du domaine créatif du programmeur (qui était aussi à la fois concepteur, utilisateur, créateur d’interface, architecte de base de données et bien d’autres choses encore) était bien compris.

Je pense qu’il existe une tendance, inscrite dans la structure même de l’univers, à se diriger inévitablement vers la formalisation, la calcification — vers des sociétés toujours plus rigidifiées, comme celles des fourmis et des abeilles. Carlo Suarès (The Cipher of Genesis) a tenté d’expliquer ce phénomène, en soutenant que la structure même de la langue hébraïque codifie les formes de flux d’énergie et les formes intrinsèques et réciproques de résistance à ce flux, résistance qui s’exprime finalement sous la forme de structures rigides et statiques.

Caractéristiques des niveaux de maturité>
CMM : Niveau 1. Chaotique, ad hoc, héroïque. Niveau 2. Répétable, discipline de processus. Niveau 3. Institutionnalisé. Niveau 4. Quantifié. Niveau 5. Amélioration des processus.

Dans l’environnement de l’entreprise, cette résistance s’est manifestée de manière banale par des couches et des formes de documentation toujours plus nombreuses — documents de planification, documents de contrôle de la qualité — et par des groupes administratifs (non productifs). J’ai vu cet appareil se développer au fil des ans. Le choc de la prise de conscience de mon implication personnelle dans son développement historique s’est produit lorsque mon entreprise a décidé d’introduire le modèle CMM (Capability Maturity Model; Modèle de Maturité des Capacités) d’IBM. Ce modèle a vu le jour à Carnegie Mellon, l’une des principales universités à l’origine du modèle informatique de l’esprit, dans lequel l’esprit est censé pouvoir être entièrement capturé par des programmes informatiques. Dès 1972, j’avais fait mes premières armes sur les théories du duo de Carnegie Mellon, Alan Newell et Herbert Simon, qui ont conçu des programmes permettant de résoudre des problèmes humains tels que les échecs, la démonstration de théorèmes et les casse-têtes arithmétiques. Mais les programmes informatiques sont l’essence même des mouvements d’objets abstraits (symboles) dans un espace abstrait et un temps abstrait — intemporel, sans flux, statique. Oui, la métaphysique classique.

En résumé, le CMM visait à transformer toute la création de logiciels en un processus robotique. Les robots créent des gadgets sans réfléchir. Le sommet des « cinq niveaux » du modèle CMM représentait une entreprise dont les processus de développement de logiciels sont parfaitement reproductibles et robotisés. Le niveau le plus bas, celui de l’âge de pierre, le niveau « héroïque », en d’autres termes, caractérisait les entreprises qui s’appuient sur les individus et leur esprit. Que ce niveau décrive, par exemple, Borland, Microsoft, Claris, Symantec, Oracle et Lotus — les entreprises les plus performantes de l’époque ? C’est insignifiant. Une critique très référencée de James Bach, alors programmeur chez Borland (célèbre pour son langage Turbo Pascal), dit ceci :

Le CMM vénère le processus, mais ignore les personnes… En revanche, Humphrey [un auteur du CMM] et le CMM mentionnent tous deux les personnes en passant, mais ils les considèrent également comme n’étant pas fiables et supposent que des processus définis peuvent d’une manière ou d’une autre rendre l’excellence individuelle sans importance. L’idée que le processus compense la médiocrité est un pilier du CMM, dans lequel les êtres humains sont apparemment subordonnés à des processus définis. (tiré de American Programmer, septembre 1994.)

Ou, pour paraphraser la dernière ligne ci-dessus : les esprits sont subordonnés aux programmes — aux manipulations de symboles abstraits des machines robotiques. Et comme l’a noté Bach, cela s’accompagne d’une attaque contre l’excellence. Mais au fond, qu’est-ce que l’excellence ? Pour les Grecs, c’était l’aretê. C’est l’aretê, l’excellence, du héros homérique, d’Achille, d’Hector, d’Ulysse. C’est la qualité.

Il était une fois un livre célèbre qui s’est vendu à plus de cinq millions d’exemplaires dans le monde. Son titre : Zen and the Art of Motorcycle Maintenance (tr fr Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes) de Robert Pirsig. La motocyclette — avec son essence abstraite de machine composée de pièces et de fonctions distinctes — était le symbole de la métaphysique classique du livre. Mais Pirsig racontait aussi son cheminement intellectuel en découvrant les sophistes, les prédécesseurs de Platon, et les grands défenseurs de l’aretê, de la qualité. Platon, observait-il, s’opposait radicalement aux sophistes. Pour Platon, les sophistes étaient des êtres méprisables, des obstacles à son effort finalement couronné de succès pour établir la Vérité — la vérité de la Raison, de la Logique, la base du monde intellectuel moderne, mais aussi une métaphysique dans laquelle la qualité n’a pas de place réelle. Elle n’a pas de place, car dans le schéma de Platon, elle est subordonnée à la logique, tout comme aujourd’hui — dans cet espace abstrait où sont manipulés les symboles abstraits d’un ordinateur, ou d’un cerveau conçu comme un ordinateur. Et cette arène il n’y a « pas de place pour la qualité » nous confronte en fin de compte, oui, au problème difficile.

L’intuition quasi-mystique de Pirsig était de percevoir la qualité comme le Tao :

La qualité qui peut être définie n’est pas la qualité absolue.
Les noms qui peuvent lui être donnés ne sont pas des noms absolus.
La qualité est à l’origine du ciel et de la terre.>
Elle est omniprésente.
Incessante, continue
Elle ne peut être définie…

Un flux incessant et continu. Il est étrange, compte tenu des préoccupations de Pirsig, qu’en dépit de ses recherches exhaustives, passant en revue toute l’histoire de la philosophie, à la recherche d’un seul philosophe ayant saisi ses idées, il soit passé à côté de la métaphysique temporelle de Bergson expliquant l’essence du sujet et de l’objet, une philosophie qui englobe tout le cadre de Pirsig et même au-delà. Cette omission dans Zen and the Art témoigne de l’occultation totale de la philosophie de Bergson dans notre société, une amnésie collective qui symbolise le fléau omniprésent qui afflige la pensée contemporaine, non seulement sur la théorie de la conscience, mais aussi en physique, dans les entreprises et dans la société elle-même. Grâce à Bergson, Shaw et Gibson, il existe un remède.

Stephen Robbins a obtenu son doctorat en psychopédagogie/psychologie à l’université du Minnesota en 1976, avec une spécialisation en simulation informatique de la pensée. Sa thèse de doctorat critiquait le modèle computationnel de l’esprit en émergence, anticipant la problématique de la conscience. Il est passé du monde universitaire au développement de logiciels, travaillant 33 ans comme cadre dans des entreprises de traitement de données et de logiciels. Conscient des faiblesses du modèle computationnel de l’esprit au milieu des années 1990, en particulier dans le domaine de la conscience, il a commencé à publier des aspects de sa théorie dans des revues académiques. Il a également écrit trois livres : Time and Memory: A Primer on the Scientific Mysticism of Consciousness; Collapsing the Singularity: Bergson, Gibson and the Mythologies of Artificial Intelligence; The Mists of Special Relativity: Time, Consciousness and a Deep Illusion in Physics. Son site web se trouve à l’adresse stephenerobbins.com. Il a également une page YouTube. Stephen et sa femme Susan vivent dans une petite ferme du Wisconsin.

Texte original : https://analogymagazine.substack.com/p/welcome-to-the-holofield-rethinking