(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 19. mars/avril 1985)
À la fin de la première partie de cette étude (voir n° 18), Gérard Pinson évoquait la prépondérance actuelle du raisonnement déductif sur l’imagination, qui néglige la complémentarité évidente entre ces deux formes de pensée dans l’apprentissage. La notion de complémentarité, naguère hypothétique, apparaît aujourd’hui dans les études les plus diverses des mécanismes cérébraux. L’association de processus mentaux différents, voire opposés, mais complémentaires, semble être en effet la voie royale dans la formation de la pensée la plus élaborée.
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L’idée de complémentarité entre déduction et imagination est corroborée par un exemple célèbre d’association de processus mentaux. Il s’agit des deux hémisphères cérébraux. On sait (…) que la moitié gauche du cerveau contrôle des activités mentales comme la lecture, l’élocution et le calcul. Elle est le siège de la pensée analytique, de l’abstraction. Le cerveau droit permet la reconnaissance des formes, des mélodies, il est, par la manipulation de symboles, de représentations imagées, le support de la mémoire visuelle, de l’appréhension « globale » du monde.
Il faut noter cependant que l’on a souvent simplifié exagérément cette distinction entre cerveau gauche et cerveau droit, faisant du premier une sorte de machine à calculer et attribuant au second des aptitudes plus « humaines ». Or, on l’a vu dans l’article précédent, le cerveau, gauche ou droit, semble traiter l’information de façon non mécanique, par le biais d’images mentales « holographiques », ce qui le différencie en cela fondamentalement d’une machine, d’un ordinateur par exemple. Il semble que le cerveau gauche traite de façon préférentielle des images conceptuelles abstraites (à travers le langage notamment) et qu’au cerveau droit revienne l’usage d’images plus concrètes et plus visuelles (les formes).
On note d’ailleurs que la dissymétrie observée n’existe pas seulement au niveau des aptitudes intellectuelles. L’individu « cerveau gauche » par exemple a des contacts humains faciles. Le sujet ne présente pas de blocages affectifs, ses souvenirs reviennent très facilement, mais son élocution bien que rendue plus aisée perd toute intonation. Il est incapable de reconnaître une musique ou la voix de quelqu’un, incapable de dire s’il aime ou s’il n’aime pas. L’individu « cerveau droit », au contraire, voit son élocution inhibée. Les réponses sont courtes et les contacts difficiles. Mais il reconnaît facilement une voix d’homme et une voix de femme, percevant même de façon subtile et précise les intonations de personnes qui lui parlent. Contrairement à l’impuissance de son condisciple dans ce domaine,. il est capable de reproduire l’air d’une chanson très précisément. Mais demandez-lui de classifier les types de sons, et vous constaterez que cette tâche dépasse ses forces.
Si l’on essaie de résumer tout cela le mieux possible, on pourrait dire que l’hémisphère droit gouverne la pensée concrète et l’imagerie mentale ; il perçoit le monde des phénomènes dans toute sa richesse, toute sa variété. Mais son tonus émotionnel est négatif. L’hémisphère gauche en revanche gouverne la pensée logique et abstraite ; il recherche et découvre dans ce monde un réseau harmonieux de causes et d’effets. Son tonus émotionnel est positif.
Deux personnages coexistent donc en nous : un « penseur » extraverti et un « artiste » introverti.
Enfin, il faut remarquer qu’il n’existe pas d’hémisphère cérébral « majeur » ou « mineur » : de leur coopération dépend une pleine actualisation de nos facultés humaines. Mais on a pu montrer que, malgré l’équilibre qui existe potentiellement, chaque hémisphère inhibe d’une certaine façon l’activité de l’autre : l’usage plus fréquent de l’hémisphère gauche favorise l’hégémonie de celui-ci dans notre pensée, aux dépens de l’hémisphère droit : l’abstraction prend une importance inconsidérée, l’imagerie mentale dépérit. Le contraire serait vrai aussi, mais on ne l’observe que très rarement dans nos cultures, qui privilégient, et de loin, (…) le type « cerveau gauche ».
Les maîtres préfèrent la fourmi
Les raisons en sont multiples, que l’on peut trouver tant dans l’histoire ancienne que dans l’histoire récente de notre civilisation : il faut remonter tout d’abord aux temps pas si lointains où, dans un régime de famines endémiques [1], la pensée rationnelle était l’une des conditions de survie de l’espèce. D’où la suspicion légitime que les maîtres ont toujours eue pour les séductions de la cigale, lui préférant de loin la concurrence sans merci de la fourmi qui, elle, passe l’hiver… Il faut aussi considérer l’évolution récente de la technologie, à laquelle l’orientation de l’enseignement actuel tente de répondre.
Toutefois, la rigueur mais aussi les facilités (sur le plan de la « sélection » par exemple) de la connaissance purgée soigneusement de toute subjectivité laissent en jachère des continents entiers de notre personnalité. C’est de ce point de vue qu’il faut considérer les affres que connaissent, l’un après l’autre, la quasi-totalité des enseignements non scientifiques : éducations musicale et artistique, lettres, philosophie, histoire-géographie, etc.
Fait plus significatif encore, les disciplines scientifiques elles-mêmes ont été l’objet de cet « apartheid épistémologique » entre l’intuitif et le déductif, la « finesse » et la « géométrie », la cigale et la fourmi. La pensée mathématique élabore des équations. Elle est humaine, vivante, sensible, hésitante. Ses produits sont poétiques, humains, émouvants. Les automatismes mathématiques sont secs, durs, froids, péremptoires, insensibles à tout, inhumains. Leur infaillibilité est celle des ordinateurs, dont on peut tout attendre et tout redouter. Dans l’article précédent, on constatait précisément l’hégémonie du calcul face à la pensée dans l’éducation actuelle notamment scientifique, voire même dans la culture toute entière. Il est facile alors de comprendre, comme on va le voir immédiatement, combien s’avère dangereuse et inhumaine cette « pyramide inversée ». On peut affirmer en effet que notre bien-être, au sein précisément de la civilisation technique que nous avons eu le bonheur d’inventer, dépend pour une bonne part d’une éducation judicieuse de notre sensibilité. Comme en dépend aussi, purement et simplement, notre survie.
Les fantasmes de la technologie
Microprocesseurs et télématique sont en effet en train de supprimer la plupart des emplois manuels et mentaux qui fournissent encore des débouchés professionnels à un grand nombre d’humains. Les machines ne tarderont plus à les supplanter partout où elles peuvent les remplacer, et les hommes ne seront employés qu’aux tâches dont ils sont seuls à pouvoir s’acquitter, et qui sont seules à satisfaire à leurs besoins d’hommes évolués. Laissant les rigueurs du calcul à nos ordinateurs — nous nous résignons avec joie à leur laisser la suprématie sur ce terrain — il dépend donc de nous de leur préférer les richesses de notre pensée et de notre sensibilité.
Plus notre environnement technologique sera puissant, plus nous sentirons la nécessité, du plus profond de notre chair, d’accomplir en nous ce « je-ne-sais-quoi » qui est à la source de notre humanité.
Faute de quoi, une société qui sacrifie à ses fantasmes technologiques fait d’une partie de la jeunesse contemporaine des victimes antisociales (terroristes, délinquants, toxicomanes, etc.) : on est là, n’est-ce pas, aux antipodes de la paix sociale. De l’autre des inadaptés aux exigences de l’évolution du monde où ils auront à vivre : ils ne sont utilisables qu’à des activités… en voie de disparition !
Les conditions de notre survie exigent donc aujourd’hui d’écouter en nous ces voix conjuguées et complémentaires qui sont nos guides car elles nous viennent des points cardinaux de notre cerveau : pensée rationnelle et pensée symbolique, analyse et synthèse, rigueur et imagerie, affect et intellect, s’associent et s’interfécondent. Nous pouvons jouir pleinement de notre logique naturelle au sein de notre univers intérieur tout en exerçant la plénitude de notre sensibilité dans nos jeux intellectuels. Une puissante symphonie n’est-elle pas une construction rigoureuse de l’esprit ? Et quel mathématicien n’a pas dans son travail été sensible à l’élégance d’une démonstration bien construite ?
C’est en sollicitant conjointement toutes nos ressources mentales — ce qui va bien au-delà, on le voit maintenant, de la simple association de deux moitiés de cerveau — que nous parviendrons à réaliser cette difficile unité intérieure : sentir ce que l’on pense et penser ce que l’on sent. Et c’est bien de cette association que naîtra la pensée véritablement humaine, faite de sensibilité aux exigences de la raison comme à celles du cœur, qui transcende les dialectes jadis hétéroclites que sont la raison du savant, les images du poète et les visions du mystique.
Réapprendre le sens de la nature
On comprend dès lors l’immense importance d’une éducation de la sensibilité : tout entier organisé en fonction de cette tâche, notre appareil cérébral n’est à même de donner les fruits que l’on peut en attendre que dans la mesure où il lui est possible de capter les informations issues de notre environnement, constitué tout autant des richesses variées de notre univers intérieur que des immensités de notre univers extérieur. Des premières il vient d’être longuement question, et l’on rappellera simplement qu’au problème de survie précédemment évoqué se greffe un aspect d’« autoconstruction de soi » explicité dans la deuxième partie de cette série. Quant aux secondes, il n’est besoin que de souligner l’immense engouement dans la jeunesse actuelle pour l’écologie par exemple et autres « retour-à-la-nature… ». D’ailleurs, à ses appels si pressants lui font écho les voix les plus autorisées. Jean Dausset, Prix Nobel de médecine, écrivait : (…) « Il est urgent que l’homme prenne conscience de sa place dans le monde du vivant. » Et, dans leur rapport. remis au président de la République [2], François Gros, François Jacob et Pierre Royer écrivent en substance : « Il n’est pas question de transformer les citoyens en naturalistes ou en biologistes. Il s’agit seulement de leur donner le sens de la nature. » Le sens de la nature : c’est bien précisément par l’élargissement du champ de notre vision à tout ce qui constitue notre environnement naturel, intérieur et extérieur, que nous pourrons d’autant mieux appréhender la nature humaine dans son contexte et apprécier clairement la pâte dont nous sommes faits.
Dans le cas contraire, à ne donner du monde qu’une image partielle, par omission parcellaire, par routine et en définitive partiale par mésinformation, on s’expose à des échecs certains : inassimilation dans le meilleur des cas, rejet pur et simple dans les autres. Ce qu’un homme pense, il le devient : s’il est vrai que « je dépends presque totalement de ce que j’apprends pour actualiser ce que je suis », une information qui dénature l’homme en dérobant son environnement NATUREL à ses regards est INHUMAINE : elle fait obstacle à l’hominisation.
L’ARME DE LA PAIX [3]
L’ÉDUCATION de la sensibilité à l’environnement culturel pose des problèmes complexes.
D’une part, l’environnement culturel intervient directement dans l’éducation, puisque celle-ci en fait partie intégrante. Une éducation « insensible » n’a aucune chance d’ouvrir les élèves sur la vie, sur les autres, sur eux-mêmes, si l’univers scolaire reste un monde clos. Plus un individu est autonome, plus il a besoin de relations avec l’extérieur : c’est donc dans le cadre le plus général des communications de toutes natures, dont l’école, mais aussi les médias, les associations, les échanges culturels, professionnels, ou même commerciaux sont les multiples supports, que l’individu puisera ces relations, condition sine qua non de son autonomie ; et que la société trouvera la cohésion dont elle a le plus urgent besoin. Il n’y a pas d’autre solution pour substituer à l’irréductible antagonisme entre individu et société une association réalisée à profit mutuel entre ces deux pôles traditionnellement opposés.
D’autre part, on ne saurait oublier que si environnement culturel il y a, celui-ci n’est jamais qu’une construction fondée sur des bases naturelles ! L’humanité constitue une espèce biologique, fille des millions d’espèces animales qui l’ont précédée dans l’évolution, sœur de toutes les espèces animales (et végétales) avec qui elle se doit — ou se devrait — de vivre en symbiose aujourd’hui sur cette terre. Il ne faut pas oublier que dans notre cerveau gisent des « couches » distinctes apparues peu à peu au cours de l’évolution : le cerveau reptilien d’une part, encore appelé cerveau archaïque, qui est le siège des comportements les plus élémentaires, ceux notamment qui ont trait à la survie de l’individu ; le système limbique ensuite, siège des émotions et de l’affectivité ; et le néo-cortex enfin, siège de nos facultés intellectuelles et des activités les plus élaborées de la pensée humaine.
Les conditions de l’apprentissage
Ces données confirment l’exigence d’une éducation qui ne privilégierait pas les informations objectives aux dépens des informations subjectives et affectives. Certaines méthodes pédagogiques existent, qui tentent de prendre en compte ces différentes composantes de l’âme humaine, et de les associer.
On a souvent noté que l’apprentissage devait s’effectuer dans un cadre calme, avenant et rassurant ; et que la peur, la crainte de mal faire, de déplaire à un maître tout-puissant, la soumission que cela implique et qui va à l’encontre de la créativité, l’anonymat que traduit une ambiance où perce l’indifférence, voire l’hostilité ou, pire, le mépris, tout cela contribue à bloquer les envies, et même les besoins d’apprendre, à stériliser la pensée, à induire des réflexes de défense, voire à créer des habitudes mentales d’agressivité larvée.
Notre nature primitive a besoin de se sentir en sécurité. Condition de l’aptitude à s’éduquer, elle vaut bien sûr pour les petites classes (à ce titre les classes maternelles sont souvent, dans une large mesure, un exemple d’accueil agréable), mais aussi pour toutes les étapes de l’apprentissage, même adulte.
Lorsque, au début d’une séance suggestopédique (en cours d’anglais par exemple), l’élève est invité à se détendre dans une ambiance chaleureuse, bercé par les mesures de quelque morceau de musique, et à prendre un premier contact d’une oreille presque distraite avec les phrases rythmées de la leçon, il est clair que, face à l’inconnu qu’est pour lui la centaine de mots nouveaux qu’il entend pour la première fois, et à la peur d’affronter une conversation où il est obligé de se risquer « sans filet », ses barrières émotionnelles et affectives tombent : rassuré, n’est-il pas gagné à l’exploration de cet univers qui lui est étranger ?
On peut tout faire d’un enfant
Enfin, l’éducation à l’environnement culturel, parce qu’elle touche aux ressorts les plus intimes de la nature humaine, s’avère être d’une puissance redoutable : on peut presque tout faire d’un enfant, on peut en faire un imbécile ou un poète, un ivrogne, un créateur d’entreprise, un gangster et même un professeur ! Dans les profondeurs de notre cerveau, dans les secrets de la pensée archaïque, s’imprègne cette animalité (dont la racine latine, commune avec le mot « âme », est « anima », qui signifie « souffle », « vie ») qui est à la source de notre humanité. Or, il est clair que, de cette animalité, on peut faire à peu près n’importe quoi. Certes, les animaux n’ont pas ce souci : l’instinct les dispense de « réfléchir », et donc, de faire des erreurs. Mais il n’en est pas de même des humains : soumis à une juste éducation, on fera du petit d’homme un « juste ».
Mais soumis à une éducation inversée, on peut en faire une bête. Seul l’être humain mésinformé peut être bestial. Les animaux ne le sont pas.
Parce qu’inéduqué, l’animal « inversé » n’existe pas. Sauf en laboratoire. Georges Ungar [4] a montré, sur des rats, combien l’expression « in-formation » est juste, quand on constate que l’enrichissement de la mémoire n’est autre qu’une « formation intérieure » de nature biochimique. On sait que le rat, à l’état naturel, est un animal qui fuit la lumière et lui préfère l’ombre, pour des raisons ayant trait à sa survie. Or Ungar a dressé des rats à fuir l’obscurité et lui préférer la lumière, désobéissant ainsi à leur nature de rat par « habitude culturelle », pourrait-on dire. Une analyse chimique très fine du substrat cérébral révéla alors dans leur cerveau l’existence d’une protéine particulière, qu’il dénomma « scotophobine » (du grec « skotos » : obscurité, et « phobos » : crainte).
L’asservissement biochimique qui résulte d’un tel conditionnement culturel se nourrit en cercle fermé de sa propre substance : la crainte de l’obscurité produit la scotophobine qui engendre la crainte de l’obscurité. Devenus insensibles à leur environnement intérieur et extérieur, bref insensibles au réel, ses rats s’adaptèrent à cette information pathogène, manifestant ainsi les syndromes d’une névrose d’adaptation (par intoxication biochimique) à une « culture » inversée.
Or, qu’en est-il des humains ? On constate dans la jeunesse notamment des comportements aussi étonnants qu’inquiétants.
L’agressivité de l’homme est presque illimitée
Ainsi, plus encore que par les programmes sanglants de quelques groupes extrémistes, la séduction de la violence se révèle dans les statistiques de la délinquance juvénile et de la criminalité. D’après des chiffres récents, aux USA, 50 % des moins de 20 ans ont eu affaire avec la police. En France, la courbe ascendante prend une allure tout aussi dramatique.
Pourquoi cette inflation de la violence ? L’être humain, il faut le répéter, ne possède pas d’inhibition instinctuelle. Dès lors, faute d’une éducation véritablement humaine, le développement de son agressivité est presque illimité : il s’arrête avec l’autodestruction. Pis encore, comme certaines drogues, une dose de violence produit sur le cerveau un effet saturateur, qui entraîne la nécessité d’une dose plus forte pour obtenir une stimulation équivalente.
Il n’est pour s’en convaincre que de jeter un dernier regard vers les horizons ouverts par les sciences du cerveau. Une discipline nouvelle est née, dite en anglais : « Brain Stimulation Reward » [5], dont la fonction est d’étudier les « récompenses » (ou mécanismes d’attraction) de la nature à ceux d’entre nous qui apprennent en s’individualisant et acquièrent eux-mêmes une part d’humanité.
Un premier pas. dans cette direction a été avancé par James Olds au cours d’expériences devenues célèbres effectuées sur des rats. Ceux-ci, dans leur cage, avaient la possibilité d’appuyer sur un levier pour se procurer de la nourriture, ou sur un autre pour obtenir de l’eau, sur un troisième enfin pour activer une électrode implantée dans certains noyaux cérébraux particuliers de leur cerveau, dits « renforcement positif ». La stimulation de ces noyaux devait certainement procurer à ces animaux les avantages les plus positifs et des satisfactions intenses, puisque ceux-ci finirent par manipuler presque constamment le levier correspondant, oubliant même de boire et de manger pour mieux s’adonner aux plaisirs de leur paradis artificiel ! Certains périrent d’inanition, montrant pourtant sur leurs museaux tous les symptômes de la béatitude et de la félicité !
Tous les vertébrés soumis à ces stimulations cérébrales extériorisent dans leurs comportements ces parodies de pacification et cette satisfaction intense. Mais, comme toujours, le cas de l’homme est plus subtil. Il possède les mêmes circuits de renforcements positifs qui, correctement stimulés, peuvent lui procurer les mêmes satisfactions. Mais le fonctionnement correct de ces circuits dépend de l’utilisation correcte de son cerveau, et donc de son éducation [6].
Mésutilisé, son cerveau est une prison que les jeunes drogués « accrochés » aux drogues dures connaissent bien. Ou que pressentent parfois ceux qui en eux découvrent un besoin toujours croissant, qui les enchaîne, de stimuli toujours plus violents. N’est-ce pas ce que signifiait cette mâle réponse d’un garçon de douze ans qu’un journaliste d’une radio périphérique interrogeait sur son idéal : « Mon idéal ? C’est de jouer au football avec une tête d’homme. »
Correctement utilisé, c’est-à-dire convenablement informé, le cerveau pourrait au contraire ouvrir pour son possesseur les portes d’un monde à peine entrevu, d’un monde véritablement humain, qui n’a d’horizons. que les étoiles et les poèmes. La « science des récompenses naturelles » permet en effet d’émettre une hypothèse osée : convenablement informé, notre cerveau pourrait nous ouvrir les portes du bonheur !
En attendant, la recherche désespérée de stimuli de plus en plus intenses est la marque d’une profonde insensibilisation. Comme on l’a vu plus haut, les causes de cette insensibilisation doivent être cherchées, pour une part,. dans l’éducation (au sein et en dehors de l’école), une éducation devenue inversée parce que les conditions de la survie de l’espèce humaine se sont elles-mêmes inversées. Jadis adéquate pour former des individus luttant pour leur survie, elle forme maintenant des individus luttant contre la survie des autres, dans l’exaspération des concurrences, des individualismes, des chauvinismes. Nos traditions culturelles sont issues de millénaires de pénurie économique où, pour survivre, chacun devait s’emparer de plus que sa part en imposant aux autres une autorité impitoyable. Face à cette pénurie qui virtuellement n’existe plus (en Occident), ces traditions culturelles, fondées sur l’antagonisme, issues d’une lutte pour la vie devenue lutte pour la mort, sont aujourd’hui périmées.
La trahison de l’école
Parce qu’il était nécessaire autrefois de donner une éducation conformisante pour susciter des conduites adaptées à la pénurie (lutte, combat, soumission aveugle à un chef, orthodoxie) et faire ainsi obstacle à l’anarchie, l’école a de tout temps opposé à l’autonomie des individus un déni absolu. Elle s’est ainsi rendue complice de tous les conformismes, de toutes les omnipotences, de tous les totalitarismes, de toutes les barbaries que le monde a connu avec elle.
Plus généralement, aujourd’hui encore peu d’éducateurs (parents et enseignants) sont conscients des effets négatifs d’enseignements peu ou mal assimilés, ou pis encore, inassimilables, sur les comportements sociaux de leurs élèves.
Aussi, toute pédagogie qui néglige de nettoyer l’environnement CULTUREL des humains, toujours encrassé de traditions « barbares », est ANTI-HUMAINE : elle voue désormais ceux qui la subissent à l’autodestruction.
C’est pourquoi substituer la coopération à la rivalité, l’émulation à la compétition, la solidarité à l’antagonisme, l’originalité au conformisme et, en fin de compte, l’animalité des humains à leur bestialité, c’est accomplir une tâche qui chaque jour devient plus urgente : substituer à des traditions culturelles issues de conflits ancestraux les lois de la « convivialité » ; permettre le respect des originalités au sein d’une mutuelle acceptation des différences individuelles ; permettre enfin que s’établissent les liens symbiotiques proprement humains dont est tissé ce monde d’amour auquel nous rêvons tous depuis si longtemps…
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1 N’oublions pas que la dernière grande famine eut lieu, en Europe, en Irlande en 1846, il y a seulement un peu plus d’un siècle.
2 F. GROS, F. JACOB, P. ROVER, Sciences de la vie et société. éd. La Documentation Française, 1979.
3 L’expression est de Samuel PISAR.
4 G. UNGAR, A la recherche de la mémoire. éd. Fayard, 1976.
5 A. WAUQUIER et E.T. ROLLS, Brain Stimulation Reward. éd. Elsevier North-Holland, New York, 1976.
6 Voir par exemple : José DELGADO, le Conditionnement du cerveau et la Liberté de l’esprit. éd. Dessart, Bruxelles, 1972.