Traduction libre de https://www.essentiafoundation.org/how-hyper-dimensional-spacetime-may-explain-individual-identity/reading/
2022-06-06
Comment une seule conscience naturelle peut-elle sembler en être plusieurs ? Le professeur Bernard Carr propose que les dimensions multiples du temps, qui peuvent également être associées à la notion de « présent spécieux », permettent de résoudre le problème de manière à la fois rigoureuse et intuitivement satisfaisante. Il s’agit d’un essai de longue haleine qui demandera au lecteur de l’attention et de la patience, et peut-être plus d’une lecture. Mais c’est aussi l’un des essais les plus importants que nous ayons jamais publiés, et qui récompense largement l’effort qu’il requiert. Il illustre la rapidité avec laquelle nous pouvons avancer vers des solutions à nos questions fondamentales concernant la nature du soi et de l’univers lorsque des cosmologistes de classe mondiale, comme le professeur Carr, abordent le problème sans préjugés métaphysiques.
L’essai de Bernardo Kastrup intitulé Comment pouvez-vous être moi ? a aimablement mentionné ma propre approche de cette question, mais sans donner beaucoup de détails, ce qui m’incite à m’étendre sur le sujet. Je dois expliquer d’emblée que je considère le problème de l’identité personnelle (1re identité individuelle) comme l’une des questions les plus profondes non seulement en philosophie, mais aussi en science. En effet, je soutiendrai que la question « Pourquoi suis-je moi ? » (légèrement différente de la question de Bernardo, mais étroitement liée à celle-ci) est fondamentalement sans réponse dans le cadre du paradigme scientifique actuel. Bien sûr, cette question ne se pose pas seulement à moi et à Bernardo, elle s’applique également à tout être conscient, y compris aux lecteurs de cet article.
Le problème de 1re identité individuelle (1st personhood) est aussi étroitement lié au problème du passage du temps, qui est également sans réponse dans le cadre du paradigme actuel. En effet, comme Bernardo l’a bien compris, la question Pourquoi suis-je moi ? est étroitement liée à la question pourquoi est-ce maintenant ? Ces deux questions ont fait l’objet d’une littérature abondante dans les cercles philosophiques, mais je soutiendrai qu’il existe également un lien avec la physique (mon propre domaine professionnel) qui n’a reçu que peu d’attention. Cela s’explique par le fait que les deux problèmes impliquent la conscience et que celle-ci est généralement considérée comme dépassant le domaine de la physique, qui est traditionnellement concernée par le compte rendu du monde à la troisième personne. Cependant, la situation a changé ces dernières années et plusieurs physiciens respectables ont commencé à s’intéresser à ce problème. Néanmoins, je dois souligner que ma propre proposition ne représente pas l’opinion générale des physiciens.
La conscience et le soi
La plupart des scientifiques et des philosophes partent du principe que la conscience — et donc le sentiment de soi — est générée par le cerveau. Cependant, bien qu’il existe de nombreuses corrélations entre le contenu de la conscience et les processus cérébraux, nous n’avons toujours aucune idée de la manière dont le cerveau génère la conscience elle-même (c’est-à-dire le sentiment d’être une 1re identité individuelle). C’est le fameux problème « difficile » de la conscience (Chalmers, 1996). En effet, il est parfois avancé que le cerveau n’est qu’un filtre ou un récepteur de la conscience (Bergson 1946), tout comme un téléviseur est un récepteur d’images produites ailleurs. Il est clair que ce n’est pas le point de vue standard et que la plupart des preuves du modèle du filtre proviennent de phénomènes qui n’ont pas encore attiré la crédibilité du courant dominant (expériences de mort imminente, lucidité terminale, etc.). Néanmoins, il n’est pas facile de le réfuter ou de concevoir des expériences permettant de le distinguer du modèle de production.
Le modèle du filtre est généralement associé à l’idée que la conscience est une caractéristique fondamentale, plutôt qu’accessoire, de l’Univers. Il suggère également que l’esprit est un phénomène unitaire, dans le sens où « il existe un esprit commun à tous les hommes individuels… un esprit universel » (Emerson 1983). Cette perspective de « l’Esprit Unique » fait la différence entre la conscience individuelle (petit c) et la Conscience universelle (grand C) qui est filtrée. Par exemple, cela pourrait se produire dans une philosophie idéaliste ou panpsychiste, bien que nous n’ayons pas besoin de nous engager dans l’une ou l’autre de ces vues ici. Quel que soit le point de vue philosophique, le modèle du filtre soulève la question de savoir comment la Conscience peut se fragmenter en milliards de consciences (même si nous limitons notre attention aux humains sur Terre) et pourquoi je suis associé à un fragment particulier (c’est-à-dire pourquoi suis-je moi ?). Bien sûr, les matérialistes rejetteront d’emblée cette question, car elle présuppose qu’il existe une forme de soi différente du corps. Mais c’est précisément parce que la question est dénuée de sens dans une perspective matérialiste que je suis amené à rejeter cette perspective matérialiste.
Bernardo fait la remarque importante : « La réponse à la question de savoir comment un sujet universel peut être multiple — comment vous pouvez être moi, alors que vous lisez ces mots — réside dans une compréhension plus sophistiquée de la nature du temps et de l’espace. » C’est également mon point de vue et dans la suite de cet essai, je soutiendrai qu’une bonne compréhension du passage du temps et de la conscience nécessite l’invocation de dimensions supplémentaires, au-delà de l’espace-temps à 4 dimensions de la théorie de la relativité. En effet, cette notion apparaît au sein même de la physique, à la suite des développements de la théorie des cordes, et il semble donc naturel de faire le lien entre ces idées.
Le passage du temps
Un problème de longue date à l’interface de la physique et de la philosophie concerne l’écoulement du temps. Le problème est que la théorie de la relativité ne décrit pas l’expérience fondamentale du « maintenant » qui est un ingrédient si essentiel de notre monde perceptif. En effet, dans l’univers « bloc » de la relativité restreinte, le passé, le présent et le futur coexistent. Ainsi, si l’on considère que la conscience rampe le long de la ligne du monde du cerveau, comme une perle sur un fil, ce mouvement lui-même ne peut être décrit par la théorie de la relativité (figure 1a). Il existe donc une distinction fondamentale entre le temps physique (associé au monde « extérieur ») et le temps mental (associé au monde « intérieur »).
Cela concerne également le problème du libre arbitre. Dans un univers mécaniste, un objet physique (par exemple, notre corps) est supposé avoir un avenir bien défini. Cependant, on imagine intuitivement qu’à tout moment, il existe un certain nombre de futurs possibles, l’intervention de la conscience permettant de choisir l’un d’entre eux (Fig 1b). C’est l’une des motivations de l’univers à blocs croissants (UBC), dans lequel le futur n’est pas absolument déterminé (Ellis 2006). L’incapacité de la relativité à décrire le processus de transformation du futur en passé, et les différents futurs possibles, peut également être liée à l’effondrement de la fonction d’onde quantique vers l’un des nombreux états possibles, puisque cela implique également une irréversibilité fondamentale. De nombreuses personnes ont donc suggéré qu’il pourrait y avoir un lien entre la conscience et la théorie quantique.
Une façon de tenir compte du passage du temps et de l’UBC (Broad 1923) est d’adopter un deuxième type de temps (t2) qui se rapporte à l’expérience mentale (Fig 1c). À tout moment de t2, un objet physique peut avoir un avenir unique dans un modèle mécaniste ou un certain nombre de lignes du monde possibles dans un modèle quantique. L’intervention de la conscience ou l’effondrement quantique permet de modifier le futur dans le premier cas ou de le sélectionner dans le second. Cela n’explique pas le flux du temps lui-même — puisqu’il y a un passage à la fois dans t1 et t2 — mais cela décrit comment les futurs potentiels peuvent s’actualiser ou changer. J’ai également soutenu (Carr 2021) que ce modèle 5D peut être lié à la cosmologie des branes, dans laquelle l’espace-temps physique est une « brane » 4D se déplaçant dans un « volume (bulk) » 5D (Fig 1d).
Figure 1. Le problème du passage du temps (a) et de la sélection des futurs possibles (b), et une résolution possible avec un modèle 5D (c), qui peut se connecter avec la cosmologie branaire (d).
Relier l’espace physique, l’espace perceptuel et la mémoire
Ce modèle de temps a également des implications pour la relation entre l’espace physique et l’espace perceptuel. Selon l’opinion traditionnelle, le percept est localisé dans le cerveau, de sorte que l’espace perceptuel n’est qu’une cartographie interne de l’espace physique, avec un espace distinct pour chaque observateur. Cependant, cela résulte de la vision dépassée selon laquelle l’arène de la réalité est un espace tridimensionnel. Selon la théorie de la relativité, le domaine de la réalité est un espace-temps (S4) à 4 dimensions (4D), et la perception est donc un processus à 4 dimensions, le cerveau n’étant qu’une extrémité de la chaîne causale. La perception physique correspond donc à une sorte d’esprit étendu (cf. Velmans 2005), dans lequel l’expérience consciente est associée à toutes les parties de l’espace-temps auxquelles le cerveau est relié par un lien causal de lignes du monde de signalisation (Fig 2a).
Notez que la jonction (nexus) est très concentrée près de la pointe, car elle représente aussi tous les processus neuronaux impliqués dans la perception. La correspondance entre l’espace physique et l’espace phénoménal est donc compliquée et ne se résume pas à une simple projection géométrique. En outre, un modèle « informationnel » plus compliqué serait nécessaire pour prendre en compte les qualia [Note de la rédaction : les « qualia » sont les qualités de l’expérience, telles que la rougeur et la douceur d’une pomme]. Cela a également des implications intéressantes pour la nature de la mémoire. Le point de vue dominant est que les souvenirs sont stockés dans le cerveau, mais si les percepts ne sont pas dans la tête, il doit en être de même pour nos souvenirs de ces percepts. En effet, le point de vue encouragé par la figure 2(a) est que les souvenirs d’événements physiques reflètent l’accès direct de la conscience à l’espace-temps physique qui contient ces événements. Dans ce cas, le cerveau ne stocke pas le souvenir lui-même, mais seulement un lien avec l’événement spatio-temporel original, c’est-à-dire qu’il contient une étiquette plutôt qu’une trace.
Figure 2 : (a) Modèle 4D dans lequel l’espace perceptif est associé à la région spatio-temporelle reliée au cerveau par un réseau de lignes du monde de signalisation. (b) Illustration du lien entre le problème de l’identité et le problème du passage du temps.
Cependant, si l’on a besoin d’une dimension temporelle distincte pour décrire l’expérience mentale, cette description de la perception et de la mémoire ne peut suffire. Une description complète doit impliquer une structure de réalité à 5 dimensions (5D) S5, l’espace-temps physique (x, t1) et l’espace-temps phénoménal (x, t2) étant des tranches différentes de l’espace (x, t1, t2) (cf. Smythies 1994). L’existence d’une dimension temporelle supplémentaire a également des implications importantes pour la nature de l’identité personnelle. Il est clair que Bernard et Bernardo sont chacun associés à un nexus distinct de connexions spatio-temporelles (Fig 2b), mais cela n’explique pas pourquoi je suis associé au nexus de Bernard. Une deuxième dimension temporelle peut-elle donc élucider ce point ? Plus précisément, puisque le temps physique t1 et le temps mental t2 sont différents, que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que Bernard et Bernardo sont conscients au même moment ? Ils peuvent tous deux être conscients par rapport au temps externe, mais la 1re identité individuelle se rapporte vraisemblablement au temps interne. Cela nous amène à discuter du prochain ingrédient de notre modèle.
Le présent spécieux
Puisque t2 est invoqué pour expliquer l’expérience mentale, on pourrait supposer qu’elle se rapporte à l’expérience individuelle. Cependant, nous savons que l’écoulement subjectif du temps peut varier à la fois pour un individu et aussi d’une personne à l’autre. Alors, comment décrire cela ? Si un changement de la vitesse à laquelle le temps externe semble s’écouler était interprété comme un changement du gradient dt2/dt1, il correspondrait à une variation spatiale de la fonction t2(t1) [Note de l’éditeur : dt2/dt1 représente la vitesse à laquelle t2 s’écoule par rapport à t1 et t2(t1) représente le moment de t2 qui correspond à un moment donné de t1]. Mais ceci est différent de la figure 1(d), qui suppose l’absence de dépendance spatiale. Par ailleurs, que se passe-t-il sous anesthésie (lorsque le temps ne semble pas s’écouler) ou pendant les rêves ou pour un électron (qui est vraisemblablement inconscient) ? Il est difficile de répondre à ces questions dans le modèle 5D, qui suggère que la deuxième dimension temporelle se rapporte à un écoulement global du temps plutôt qu’à la perspective de la première personne.
Un point important est que le passage du temps n’a de sens que par rapport à ce que l’on appelle le présent spécieux (PS), qui peut être considéré comme l’échelle de temps minimale de l’expérience. Ce concept a été introduit il y a longtemps (Kelly 1882), mais peut être compris en termes modernes comme résultant du fait que nos systèmes sensoriels physiques ont un temps de résolution légèrement inférieur à 0,1 seconde, de sorte que nous ne pouvons pas faire l’expérience d’un processus plus court que cela (Herzog et coll. 2016). Par exemple, si une lumière se déplace dans un cercle plus rapidement que 10 cycles par seconde, elle apparaît comme un cercle statique, donc le temps devient en quelque sorte de l’espace [Note de l’éditeur : cette simple déclaration est un point clé, donc reconsidérez brièvement la métaphore jusqu’à ce que vous la saisissiez]. Il existe également une limite supérieure à l’échelle de temps de l’expérience, car nos cerveaux ne sont pas conscients des changements trop lents. Cette limite n’est pas déterminée de manière aussi précise, mais elle est certainement inférieure à une vie humaine et peut être de l’ordre de 103 secondes si elle est associée à la mémoire à court terme.
Bien que le PS soit bien déterminé pendant l’état de veille habituel et qu’il soit à peu près le même pour tous, il peut changer dans certaines circonstances, dans le sens où le passage du temps interne (mental) peut changer par rapport à celui du temps externe (physique). Cela peut se produire, par exemple, lors d’un accident (le PS diminue) ou d’une fièvre (le PS augmente) ou encore à la suite de la prise de certaines drogues. On peut supposer que de telles variations s’expliquent par le fait que le cerveau possède une horloge interne dont le rythme peut changer (Eagleman et al. 2005). Cependant, certaines modifications du PS sont plus spectaculaires (Wittmann 2018). Par exemple, dans une expérience de mort imminente (EMI), on peut voir toute sa vie « instantanément », et dans certains états mystiques, le PS peut sembler rétrécir presque à zéro ou s’étendre presque à l’infini (Taimni 1961). Il n’est pas certain que de telles expériences puissent être expliquées d’un point de vue neurologique, ce qui pourrait confirmer l’idée que le cerveau est un filtre plutôt qu’un générateur de conscience.
Puisque nous ne faisons l’expérience de la conscience que sur une gamme étroite d’échelles de temps et qu’il ne peut y avoir d’expériences à mémoriser sur une échelle de temps inférieure au PS, cela soulève la question de savoir s’il pourrait y avoir d’autres formes de conscience dans l’univers — pas nécessairement associées à des cerveaux et percevant le monde par des organes sensibles à une gamme de fréquences différente — avec un PS très différent. Cela serait analogue à la façon dont nous percevons le rayonnement électromagnétique dans la gamme étroite de fréquences associée à la lumière visible. Il ne s’agit pas nécessairement d’une notion mystique, puisque le monde physique contient une structure complexe sur une large gamme d’échelles.
Le problème de l’identité
La notion de PS est également pertinente pour le problème de l’identité personnelle. Selon le point de vue traditionnel, ma conscience est localisée dans la mesure où les capteurs à travers lesquels je perçois le monde sont localisés. Je suis donc moi parce que j’ai une histoire unique qui différencie ma perspective de celle de tous les autres. Plus précisément, mon identité est définie par le nexus des connexions spatio-temporelles (Fig 2a). Il est clair que mes corps et ceux de Bernardo se trouvent à des endroits différents, c’est pourquoi je suis différent de Bernardo (Fig 2b).
Cependant, cela ne résout pas le problème de l’identité, car cela n’explique pas pourquoi je suis identifié à un nexus particulier. Pour illustrer cela, imaginez que Bernardo et moi-même (c’est-à-dire nos corps) sommes nés exactement au même moment dans des lits voisins de la même maternité. Nos neurones se mettent à fonctionner et nous devenons conscients simultanément. Alors pourquoi mon moi s’associe-t-il au corps de Bernard et non à celui de Bernardo ? Si la conscience est produite par le cerveau, cette question n’a pas de sens, car il ne peut y avoir de moi distinct du corps. Mais c’est précisément la raison pour laquelle nous sommes obligés d’adopter le modèle du filtre, et la discussion qui suit s’inscrira dans ce contexte.
Une réponse possible (religieuse ?) à cette question est que ma conscience est associée à une forme de corps mental (âme ?), qui a préexisté à mon corps physique, y est temporairement ancrée pendant la vie et s’en séparera à la mort. En fait, même au cours de la vie, certains phénomènes (par exemple, les expériences de sortie hors du corps, ou SHC) peuvent suggérer l’existence d’un tel corps mental. Cette explication peut être dérangeante pour les matérialistes, mais elle est au moins compatible avec le modèle du filtre. Cependant, même si l’on accepte ce point de vue, on doit toujours se demander pourquoi je suis associé à un corps mental particulier, ce qui ne fait que soulever le problème à un niveau supérieur.
Une deuxième possibilité au sein de la proposition de filtre est que mon identité individuelle soit perdue à la mort, ma conscience devenant une partie d’une plus grande Conscience collective. Ou peut-être le premier état représente-t-il simplement un état intermédiaire avant le second. Quel que soit le point de vue, il existe clairement un lien entre la nature de l’identité et la question de savoir si la conscience existe avant la naissance et après la mort. Il existe une énorme littérature sur ce sujet, émanant de philosophes et de théologiens de tous bords, mais tout ce que je souhaite souligner ici est que les deux points de vue sont confrontés au problème de la façon dont la Conscience peut se fragmenter.
Espace, temps et dimensions supérieures
Comme l’indique la figure (2b), il existe manifestement un lien entre le problème du maintenant, lié à un point spécial du temps, et le problème du moi, lié à un point spécial de l’espace. Cela est dû au fait que la distinction entre l’espace et le temps est floue dans la théorie de la relativité. Je vais maintenant développer ce point en abordant deux énigmes différentes, mais liées et en argumentant que celles-ci nécessitent l’existence de dimensions supplémentaires allant au-delà de l’espace et du temps.
La première énigme concerne la raison pour laquelle le jeune Bernardo et le plus âgé sont tous deux liés au même soi. La réponse évidente est que son identité est associée à son corps 4D (c’est-à-dire sa ligne du monde) plutôt qu’à son corps 3D (cf. Fig 2a). Mais il a aussi une identité à l’échelle du présent spécieux 3D, PS1, qui n’est qu’un segment de son corps 4D (cf. un patient Alzheimer qui a peu de souvenirs de son moi précédent). En effet, tous les PS1 de sa ligne du monde se connectent comme les maillons d’une chaîne pour former son soi supérieur en 4D. Bien que les PS1 n’interagissent pas directement, parce qu’ils sont à des valeurs différentes de t1, Bernardo est conscient de ce soi 4D et c’est l’écoulement du temps qui les relie. En effet, comme il n’y a pas de distinction entre le passé et le futur dans le PS1, nous pouvons l’envisager comme une boucle fermée dans le temps qui roule le long de sa ligne du monde (Fig 3a).
À ce stade, je voudrais introduire une autre étape cruciale (bien que contestée) dans mon argumentation. Dans certains états, la PS de Bernardo peut augmenter de telle sorte qu’il vit sa vie entière comme un seul moment. Par exemple, la composante de révision de vie d’une EMI a cette caractéristique et cela suggère qu’il existe un niveau de conscience « supérieur », toujours individualisé, mais avec un présent spécieux PS2 dépassant la durée de vie humaine. (On pourrait comparer cela à la lumière dans l’exemple précédent qui tourne plus vite que 10 rotations par seconde). Puisque le plus long PS peut également être représenté par une boucle fermée, le flux habituel du temps vécu par Bernardo correspond au petit cercle se déplaçant dans un cercle plus grand (Fig 3b). Cela suggère également l’existence d’une dimension supplémentaire par rapport à laquelle la ligne du temps est courbée.
La deuxième énigme concerne la relation entre Bernard et Bernardo. Comment peuvent-ils être identiques et pourtant différents ? La réponse de Bernardo — inspirée par la partie d’échecs de son père avec lui-même et par sa propre expérience sous anesthésie — est que l’on peut assembler des expériences successives à partir d’une multitude de perspectives en des expériences parallèles (apparemment continues), chacune à partir d’une seule perspective. Cela me rappelle comment, lors de ma première visite aux États-Unis, j’ai été submergé par le nombre de films diffusés à la télévision, car il y avait tellement de chaînes. Cependant, j’ai découvert que je pouvais en regarder plusieurs en même temps sans perdre l’intrigue en changeant de chaîne à une fréquence appropriée (cf. le film The Man Who Fell to Earth, dans lequel David Bowie regarde des dizaines d’écrans de télévision simultanément).
Un ingrédient clé pour faire l’expérience d’une seule perspective dans cette image est de ne faire l’expérience d’aucune des autres et c’est pourquoi l’expérience anesthésique de Bernardo est pertinente. Sa proposition ne résout pas complètement le problème de l’identité, car il n’a pas expliqué pourquoi il est associé à une perspective particulière, mais elle est intéressante, car elle relie le problème de la séparation spatiale à celui de la séparation temporelle. Dans ce contexte, nous remarquons qu’il existe un lien entre la résolution temporelle et la résolution spatiale. En effet, non seulement Bernardo cesse d’éprouver le passage du temps (c’est-à-dire d’avoir un moi) à une échelle de temps trop grande ou trop petite, mais son corps cesse également d’avoir une identité à une échelle de longueur trop grande ou trop petite : il est trop petit pour être résolu à l’échelle planétaire et trop grand pour que son intégrité soit reconnue à l’échelle atomique.
Figure 3. Illustration de la manière dont une hiérarchie de présents spécieux et le passage du temps peuvent être représentés par une séquence de dimensions compactes en mouvement relatif. (a) correspond à PS1, (b) à PS2, (c) à PS3, etc.
À ce stade, je dois attirer l’attention sur un autre état anormal dans lequel les identités de différentes personnes semblent se confondre. Par exemple, dans le bilan de vie d’une EMI, on peut revivre une interaction du point de vue d’une autre personne. On peut aussi avoir une expérience mystique dans laquelle on se sent identifié à l’humanité entière (conscience cosmique ?). Je dirais que cela suggère qu’il existe un niveau de conscience 5D avec un présent spécieux PS3 dépassant largement le PS2. Dans ce cas, le grand cercle de la figure 3(b) se déplace autour du cercle encore plus grand de la figure 3(c). Dans cette perspective supérieure, tous les PS2 sont les maillons d’une chaîne d’identité globale, le moi 5D reliant les moi 4D à travers l’espace tout comme le moi 4D relie les moi 3D à travers le temps. Comme le PS3 est beaucoup plus grand que le PS2, le soi 5D ne connaît pas le flux de temps de Bernard et Bernardo et ne peut donc pas les distinguer.
Bien que l’élévation de la conscience 4D au niveau 5D soit analogue à l’élévation de la conscience 3D au niveau 4D, il existe une différence importante entre ces deux cas. Les PS1 sont explicitement liés par une ligne de monde 4D, mais il n’y a pas de lien 4D pour les PS2. Cependant, des lignes qui sont déconnectées dans un espace 4D peuvent être connectées dans un espace 5D. Ainsi, alors que Bernardo et Bernard ont des identités distinctes dans l’espace (x, t1), ils peuvent être connectés dans l’espace (x, t1, t2).
Ce modèle rappelle l’ancienne idée selon laquelle tous les électrons et positrons sont identiques parce qu’il n’existe qu’un seul électron qui zigzague en avant et à reculons dans le temps (Wheeler 1940), les positrons correspondant aux parties à reculons (Fig 4a). Évidemment, Bernardo est différent d’un électron, puisqu’il fait l’expérience du passage du temps et n’y recule pas. Cependant, on peut envisager un schéma similaire en ajoutant une dimension supplémentaire t3, comme indiqué dans les Figs 4b et 4c ; celle-ci n’est pas identifiée avec t2, car elle correspond uniquement à un passage global du temps. Plus explicitement, nous introduisons un plan (x, t1) distinct pour chaque observateur et nous les colorons en rouge et en bleu. Les deux lignes du monde apparaissent dans chaque plan (x, t1), mais une seule (en gras) est associée à la conscience et les lignes en gras définissent un seul chemin dans l’espace (x, t1, t3). L’identité personnelle est donc associée à un plan particulier.
Il pourrait y avoir plusieurs chemins 5D en zigzag reliant les deux lignes du monde. Une possibilité (clairement exotique) est un chemin qui relie la fin de la ligne du monde de Bernard au début de celle de Bernardo (Fig 4b). Cela serait analogue à une machine à remonter le temps dans laquelle je remonterais dans le temps (c’est-à-dire en t1), de sorte que je coexiste avec mon premier moi, mais que je conserve une conscience distincte (c’est-à-dire en t3). Il y aurait alors deux consciences pendant nos vies qui se chevauchent du point de vue de la 4D, mais une seule du point de vue de la 5D. Pour un PS dépassant l’espacement (c’est-à-dire PS3), Bernard et Bernardo sont tous deux conscients. Mais pour le PS de Bernard et Bernardo eux-mêmes (c’est-à-dire PS1), ils sont séquentiels. On peut aussi envisager un chemin 5D qui relie alors la fin de la ligne du monde de Bernardo au début de celle de Bernard, comme l’indique le lien avec le plan vert de la Fig 4b. Cependant, on évite l’ambiguïté de savoir quel plan vient en premier dans t3 si la dimension supplémentaire est fermée à l’échelle de PS3, de sorte qu’on peut identifier le plan supérieur (vert) avec le plan inférieur (rouge).
Figure 4. Modèle en zigzag : (a) pour les électrons dans l’espace (x, t1) ; (b) pour Bernard (rouge) et Bernardo (bleu) dans l’espace (x, t1, t3) avec des connexions rétrocausales ; et (c) pour Bernard et Bernardo dans l’espace (x, t1, t3) avec des connexions causales. Si la dimension supplémentaire est compactifiée, les plans supérieurs (vert) et inférieur (rouge) sont identifiés.
Bien sûr, ce modèle est très simpliste, puisqu’il y a des milliards de consciences et pas seulement moi et Bernardo. Mais si l’on peut avoir une boucle dans t1, on peut vraisemblablement en avoir plusieurs, et le modèle est donc facilement extensible. Cela rappelle « l’éternel retour » de Nietzsche, sauf que l’on ne revient pas en tant que soi-même, mais en tant que quelqu’un d’autre. Une autre complication est qu’un chemin 5D peut être lié à une ligne en gras dans un t1 futur (cf. réincarnation), plutôt que dans t1 passé, auquel cas les lignes en gras peuvent même fusionner ou se fragmenter. Toutes ces possibilités peuvent être représentées par différents types de connexions dans l’espace 5D, mais nous ne nous attarderons pas sur cette question ici.
Une autre possibilité, plus proche de la proposition du « jeu d’échecs » de Bernardo, est que le zigzag dans la dimension supplémentaire se produit tout au long de la vie de Bernard et Bernardo (Fig 4c), mais sur une échelle de temps inférieure à PS1, de sorte que chacun de nous fait l’expérience de la continuité de la conscience. Ce modèle est moins exotique que le premier, puisqu’il n’implique pas de retour à reculons dans t1, mais de nombreuses autres caractéristiques sont les mêmes. En particulier, Bernard et Bernardo sont simultanément conscients dans une perspective 4D, mais séquentiellement conscients dans une perspective 5D. Et si la dimension supplémentaire est fermée à l’échelle PS3, on peut à nouveau identifier les plans rouge et vert.
Conclusion
J’ai soutenu que l’esprit peut être pris en compte dans la physique en introduisant un espace psychophysique 5D qui fusionne l’espace phénoménal de la perception ordinaire avec l’espace physique, la 5ème dimension étant associée au temps mental. Alors que nous avons une identité distincte dans l’espace de dimension inférieure (x, t1), associée à un nexus 4D de lignes du monde de signalisation, elle est connectée à d’autres consciences dans l’espace de dimension supérieure (x, t1, t2). La perspective temporelle à plusieurs niveaux permet donc d’expliquer comment il peut y avoir plusieurs manifestations d’une conscience unitaire. Toutefois, j’ai fait valoir que la fragmentation de celle-ci en une myriade de consciences individuelles nécessite également la notion d’un présent spécieux, ce qui peut exiger d’autres dimensions. Il est clair que cette proposition est très peu conventionnelle d’un point de vue physique et philosophique, mais je note que Schooler (2015) avait préconisé une approche similaire.
Bien que cela dépasse le cadre de la présente discussion, j’ai soutenu ailleurs (Carr 2015) que diverses expériences transpersonnelles suggèrent l’existence d’un espace à plus de cinq dimensions — appelé Structure Universelle — qui contient des expériences mentales de toutes sortes. J’identifie ensuite cette Structure Universelle avec un modèle de la physique moderne à une dimension supérieure, dans lequel l’Univers physique est considéré comme une tranche 4D d’un espace de dimension supérieure. En effet, si les objets physiques n’occupent qu’une partie limitée de l’espace de dimension supérieure, il est naturel de se demander si autre chose y existe et si les seules entités non physiques dont nous faisons l’expérience sont des entités mentales.
Mais quelle est la nature de ces dimensions supplémentaires ? Dans la M-théorie standard, elles sont spatiales et compactées à l’échelle de Planck (10-33 cm). Cependant, en principe, l’échelle de compactification pourrait être beaucoup plus grande et nous avons vu qu’une dimension est étendue dans la cosmologie des branes. On pourrait également envisager un modèle dans lequel les dimensions supplémentaires sont compactées sur une hiérarchie d’échelles (cf. Fig 3c) et j’ai suggéré que chaque dimension puisse être associée à un présent spécieux. On aurait alors une hiérarchie de niveaux de conscience associée à une hiérarchie de dimensions temporelles. Cela n’implique pas nécessairement un engagement envers la M-théorie elle-même, mais qu’on a besoin d’une certaine forme de modèle à dimensions supérieures. Cette proposition est clairement très spéculative et ne représente certainement pas la physique dominante. En effet, la plupart des physiciens n’accepteraient pas la réalité des phénomènes que j’essaie d’expliquer. Néanmoins, elle illustre comment la physique pourrait, au moins en principe, être étendue à l’esprit.
Le professeur Carr est professeur émérite de mathématiques et d’astronomie à l’université Queen Mary de Londres. Son domaine de recherche professionnel est la cosmologie et l’astrophysique et comprend des sujets tels que l’univers primitif, la matière noire, les trous noirs et le principe anthropique. Pour son doctorat, il a étudié la première seconde de l’Univers, travaillant sous la supervision de Stephen Hawking à l’Institut d’astronomie de Cambridge et à l’Institut de technologie de Californie. Il a ensuite été boursier au Trinity College et à l’Institut d’astronomie de Cambridge avant de rejoindre le Queen Mary College. Il est l’auteur de près de trois cents articles scientifiques et des livres Universe or Multiverse? et Quantum Black Holes. Il s’intéresse particulièrement au rôle de la conscience dans la physique, qu’il considère comme une caractéristique fondamentale plutôt qu’accessoire de l’Univers. Le professeur Carr est membre du conseil consultatif académique de la Fondation Essentia.
Références
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