Vous vous dites sûrement que vous aimez votre époux ou votre épouse. Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? Pardieu, me direz-vous, je l’aime parce que je ressens de l’amour pour elle ou lui ! Admettons, mais alors je vous demanderai en quoi consiste ce sentiment que vous appelez « amour » ? Si vous me répondez qu’il se caractérise entre autres choses par un désir de voir votre compagnon ou votre compagne heureux, alors je vous dirai que vous vous trompez, que votre sentiment n’a rien à voir avec l’amour. Désirer le bien d’autrui, ce n’est pas l’aimer. Cette thèse, un peu surprenante, voire dérangeante, sera défendue dans cet article. Il sera aussi question de se donner une idée un peu plus précise de l’amour.
La peur et le désir.
La peur et le désir sont deux sentiments contraires : dans la peur, je veux éviter quelqu’un ou quelque chose, tandis que dans le désir, je veux au contraire m’approcher, voire posséder, quelqu’un ou quelque chose. Ces deux sentiments à l’antipode l’un de l’autre se rejoignent sur ceci : ils sont égocentriques. Si cela est vrai, vous comprendrez que le désir n’est jamais de l’amour, car l’amour, tel que je le comprends, est un dépassement de soi au profit de l’autre — tout le contraire d’une préoccupation de soi ! Comme vous le verrez, ce constat sur le désir, qu’il n’est en rien de l’amour, vaudra même si votre désir est de voir votre partenaire heureux.
Je viens d’affirmer un peu cavalièrement que la peur et le désir sont égocentriques. Assurons-nous maintenant du bien-fondé de cette affirmation, d’abord avec la peur, et ensuite avec le désir.
À part certaines peurs biologiques inscrites dans nos gènes, comme celle des serpents, l’origine de ce genre d’émotion se rapporte souvent à une mauvaise expérience. Par exemple, si ma copine me crie après et m’humilie, je me sens nul, un moins que rien. Il s’ensuit que, au moment de la revoir, j’aurai peur. Maintenant, cette peur, sera-t-elle dirigée sur ma copine ? Est-ce que c’est d’elle que j’aurai peur ? On pourrait le croire, mais il n’en est rien. Je craindrai plutôt de souffrir à nouveau si elle m’inflige encore ce mauvais traitement. C’est donc de souffrir encore une fois que j’aurai peur ; pas de ma copine ! La peur est donc avant tout un état centré sur soi, égocentrique, nourrie par la préoccupation que je pourrais souffrir de nouveau.
D’accord, mais qu’en est-il maintenant du désir, disons de celui de voir ma copine heureuse, que certains pourraient voir comme une preuve d’amour ? Est-il lui aussi essentiellement égocentrique ? J’en ai bien l’impression. D’abord, tout comme la peur, le désir trouve son origine dans une expérience passée. Si, dans le passé, le fait de voir ma copine heureuse m’a fait plaisir, je voudrais ensuite que mon expérience de plaisir se répète. Je me mettrai donc à désirer que ma copine soit encore une fois heureuse, mais toujours afin de retrouver mon propre bonheur de la voir heureuse. Ainsi, son bonheur est un instrument pour mon propre bonheur. Je cherche à utiliser ma copine pour me sentir heureux. Compte tenu de tout cela, pensez-vous vraiment que mon désir de voir heureuse ma copine est une preuve d’amour ? Absolument pas ! L’amour est un oubli de soi, ce qui est tout le contraire du désir, si notre analyse de celui-ci, tout juste présentée, est juste.
Je tiens aussi à souligner ceci : ce que je dis ici du désir n’est pas une simple hypothèse. Vous pouvez constater que vos désirs sont essentiellement égocentriques non pas en imaginant ou en faisant l’hypothèse que l’humain ne pense qu’à lui, mais bien plutôt en vous voyant directement vivre, c’est-à-dire en voyant, à chaque fois que vous voulez le bonheur de quelqu’un, que c’est en fait votre propre plaisir que vous recherchez. Regardez-vous, et vous ne pourrez plus en douter.
Ainsi, si ces dernières réflexions sont justes, reconnaissez avec moi que nous désirons voir quelqu’un heureux parce que cela nous procure du plaisir. Comme nous le disions à l’instant, notre désir est égocentrique. À partir de cet égocentrisme, nous avons ensuite conclu que le désir, même le plus beau, n’était pas de l’amour. Admettons, mais vous pourriez alors me demander : pourquoi suis-je heureux lorsque ma copine est heureuse ? En fait, que le bonheur de ma copine me rende heureux ne signifie-t-il pas que je pense vraiment à elle et que je l’aime vraiment ? Eh bien, non, il n’en est rien ! Peut-être que ce qui suit pourra vous en convaincre.
Le moi habituel
Nos émotions surgissent en nous automatiquement, sans que nous le décidions. Par exemple, lorsque le départ de ma copine me rend triste, ma tristesse survient spontanément, sans que j’aie décidé consciemment d’avoir cette émotion. De même, lorsque ma copine m’annonce qu’elle m’aime, mon émotion de bonheur survient spontanément. Je ne me suis pas dit : « Martin, ressens maintenant du bonheur ! » Non, cette émotion a surgi toute seule, en réaction immédiate aux douces paroles de ma compagne et apparemment sans que j’y sois pour quelque chose.
Cependant, bien que nos émotions surgissent toutes seules, elles dépendent de ce que je suis. Un autre individu que moi, avec un esprit différent du mien, ne ressentira pas nécessairement les mêmes émotions que moi en face de tel ou tel événement. Donc, bien que mes émotions surgissent toutes seules et spontanément, je suis néanmoins en partie responsable de celles-ci. Mais alors, qui est ce moi impliqué dans nos émotions, ces réactions automatiques et spontanées, non délibérées ?
Je vais peut-être vous surprendre, mais je crois que nous avons deux moi dans nos esprits. En fait, ces deux moi correspondent sûrement à deux manières d’être ou à deux dimensions d’un seul et même moi. D’un côté, il y a le moi conscient, au centre de nos décisions conscientes et délibérées. Nos émotions ne viennent probablement pas de lui. C’est que ce moi fait tout consciemment et en réfléchissant, et en se contrôlant, alors que nos émotions sont spontanées et automatiques.
Ensuite vient l’autre dimension du moi, que je qualifierai de moi habituel. Il correspond au moi à la base de nos compétences et de nos traits de caractères bien incrustés et intériorisés en nous, dont nous n’avons même plus conscience tant ils sont habituels. Par exemple, j’ai intériorisé les manières d’être et de vivre des québécois, de telle sorte que je ne suis même plus conscient d’agir et de penser comme un québécois. Ce moi habituel est le fruit de l’habitude et de la pratique. C’est en répétant et en pratiquant que nous venons à intérioriser et à automatiser des comportements et des manières d’être. Un autre exemple : lorsque, tout jeune, vous appreniez à calculer la somme ou la soustraction de nombres assez grands, au début, vous deviez réfléchir énormément afin d’appliquer un algorithme de calcul approprié, mais avec le temps et la pratique, vous êtes parvenus à faire ces calculs automatiquement et presque sans réfléchir du tout. Vous êtes maintenant des calculateurs experts. Vous n’avez plus besoin de réfléchir afin de calculer la somme ou la soustraction de grands nombres. Le moi à la base de ces compétences automatiques et intériorisées, je le nommerai « moi habituel ». Ainsi, sous l’égide du moi conscient, nous commençons par poser des gestes conscients et délibérés, et par la pratique et l’habitude, ces gestes et ces manières d’être s’automatisent et s’intériorisent, donnant lieu à notre moi habituel.
D’après moi, notre moi habituel est à l’origine de nos émotions, car ce moi n’est pas conscient, et le processus à la base de nos émotions est lui aussi inconscient. La question suivante s’impose alors : comment ce moi habituel fait-il pour créer ces émotions ?
Le moi habituel, nous l’avons dit, est automatique. Or, ce qui est automatique est rigide, sans beaucoup de souplesse. Il faut de la conscience pour adapter nos gestes aux circonstances. Donc, lorsqu’un événement dépasse les capacités du moi habituel, ce moi, étant rigide, ne peut pas s’adapter. Sa structure est donc perturbée par l’événement, et d’après moi, c’est cette perturbation qui crée une émotion.
Ensuite, cette perturbation du moi habituel, et donc son émotion aussi, peut être positive ou négative. Quand l’événement perturbe le moi habituel en ce sens que ce moi s’en trouve nié, une émotion négative, de souffrance, surgit. Illustrons ce propos par un exemple. Si mon moi habituel consiste à être l’amoureux de Julie, mon statut et ma manière de penser comme un amoureux sont incrustés et intériorisés en mon esprit, tout cela de manière rigide. Ainsi, si ma copine m’annonce qu’elle me quitte, mon moi habituel sera déstructuré négativement, car ma structure psychologique, incrustée en moi, sera niée par cette nouvelle. Cette déstructuration brutale, à laquelle mon moi habituel, vu sa rigidité, ne pourra pas s’adapter, va créer une émotion de tristesse et de détresse. Voilà donc d’où viennent nos émotions négatives : d’un ébranlement de notre structure mentale bien incrustée en nous ! Et au contraire, si l’amoureux que je suis apprend par sa copine qu’elle veut se marier avec moi, la perturbation de mon moi habituel sera positive, car la nouvelle de ma copine, loin de me nier en tant qu’amoureux, me poussera à être bien plus qu’un simple amant. Ici aussi, ma structure mentale, vu sa rigidité, sera prise au dépourvu par la demande de ma copine, et c’est en raison de son incapacité à répondre automatiquement à cette demande qu’une émotion surgira, de joie celle-là, car le problème posé par les paroles de ma copine n’impliquera plus la négation de tout ce que je suis — son amoureux — mais me poussera plutôt vers un accroissement de ce que je suis — je ne serai plus seulement son amoureux, mais aussi peut-être son époux !
Donc, mon émotion de bonheur face au bonheur de ma compagne viendrait du fait que la structure rigide de mon moi habituel n’est pas en mesure de répondre de manière automatique au spectacle que le bonheur de ma copine représente. Donc, pour savoir si mon bonheur ressenti face au bonheur de ma copine témoigne d’un sentiment d’amour, il faut s’interroger sur la structure du moi. Plus précisément, il faut se demander si le fait que ma structure — la structure de mon moi habituel — ne suffit pas à répondre automatiquement à un événement peut être un signe d’amour. Eh bien, il n’en est rien : l’insuffisance du moi habituel à répondre à une situation n’est jamais un signe d’amour. Pour le comprendre, précisons comment cette structure prend forme.
Reposons-nous la question suivante : comment automatise-t-on ou intériorise-t-on une structure mentale, celle du moi habituel ? Après tout ce que j’ai dit à ce sujet un peu plus haut, j’ajouterai maintenant ceci : nous automatisons une structure mentale en désirant d’abord quelque chose consciemment. Par exemple, l’enfant qui apprend à calculer la somme ou la soustraction de grands nombres éprouve d’abord le désir de faire ces calculs. Habité par ce désir, le moi conscient pose des gestes conscients, ceux qui correspondent à l’algorithme de calcul, et il les répète sans cesse, jusqu’à tant qu’ils deviennent automatiques et intériorisés. Il en va de même pour toutes les autres structures du moi habituel : elles sont construites à partir de désirs. Par exemple, mon identité de québécois, bien incrustée et intériorisée en moi, vient aussi du fait que, quelque part, j’ai désiré répondre à ce que devait être un bon québécois. Ainsi, le fondement du moi habituel et de ses structures est le désir. Mais le désir, avons-nous dit dans la première partie de ce texte, est foncièrement égocentrique. Donc, le moi habituel, toutes ses structures, sont complètement égocentriques. Ainsi, quand le bonheur de ma compagne est pour ce moi une nouvelle qui le dépasse, cela ne signifie nullement qu’il éprouve de l’amour — au contraire, ce moi est égocentrique, de sorte qu’une trop bonne nouvelle pour lui signifie que son égocentrisme est conforté ! Je le répète donc : mon sentiment de bonheur face au bonheur de ma copine est l’expression d’une forme d’égocentrisme. Qu’on ne dise donc pas que ce sentiment est une marque d’amour !
Ainsi, en somme, non seulement le désir de voir ma compagne heureuse n’est pas une preuve d’amour, mais même le bonheur ressenti en la voyant heureuse ne constitue pas une telle preuve.
Mais qu’est-ce alors que l’amour ?
L’amour naît lorsque le désir s’éteint. Cela, vous en conviendrez, n’est guère surprenant : le désir, comme on l’a vu, est centré sur soi, et l’amour est au contraire un dépassement de soi. Doit-on conclure qu’il faut étouffer ou réprimer notre désir pour aimer ? Absolument pas, au contraire, pour dépasser notre désir, il doit être pleinement vécu. Vous me demanderez alors : n’est-ce pas déjà ce que l’on fait toujours de vivre pleinement nos désirs ? Je réponds que non, absolument pas : nous ne vivons jamais pleinement nos désirs. Pensez-y juste un peu : notre désir se caractérise comme un manque, et nous fuyons immanquablement le manque, de sorte que nous fuyons désespérément notre désir. Comment le fuyons-nous ? En tentant de le satisfaire, afin qu’il cesse enfin de nous tourmenter. Ainsi, j’affirme que pour dépasser le désir, il faut faire ce que nous ne faisons jamais : le vivre pleinement. Vous me demanderez peut-être alors : pourquoi vivre pleinement mon désir devrait-il faire en sorte qu’il se retire ? C’est qu’en le vivant pleinement, je me dépose délicatement en lui, je l’accueille, et je perds du fait même l’obsession de le satisfaire. Or, si je vis mon désir sans être poussé à le satisfaire, il meurt inévitablement, car le désir est essentiellement porté vers sa satisfaction — c’est dans sa nature même de chercher à se satisfaire ! Comment vivre aussi pleinement son désir et ainsi le dépasser ? Nous ne répondrons pas à cette question dans cet article, mais je ne peux m’empêcher de souligner au passage que le lâcher-prise permet une telle chose [1].
Ainsi, en nous libérant du désir, et donc de notre égocentrisme, nous allons connaître l’amour, cet état sans égocentrisme. Voilà donc ce que l’amour n’est pas : un état d’esprit dicté par le désir. Mais, en définissant l’amour de la sorte, c’est-à-dire en quelque sorte « négativement », je ne vous ai pas dit ce qu’il est concrètement, « positivement ». Essayons de lui donner cette explication « positive ».
En posant le « geste » consistant à se libérer du désir, que se passe-t-il ? En désirant quelque chose, on cherche à se libérer de son inconfort intérieur, de sa souffrance, de sa solitude, etc. Ainsi, en me libérant de mon désir, je ne fuirai plus rien, de sorte que je ferai face à ma souffrance et à mon inconfort. Mais, cher lecteur, ce contact avec notre incomplétude nous ouvre directement les portes sur l’amour ! Plus précisément, ce contact nous ouvre à la compassion, la plus grande forme d’amour qui soi. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. En tombant face à face avec ma souffrance et mon incomplétude, sans la fuir d’aucune façon, je découvre quelque chose d’extraordinaire : mon incomplétude, ma souffrance, etc., est celle du monde, celle de tous mes frères et sœurs en humanité. Par cette prise de conscience de notre souffrance commune, je suis porté vers l’autre, j’ai de la compassion pour lui.
Serai-je alors porté à faire du bien à autrui ? Oui, mais ce ne sera plus parce que j’en retirerai du plaisir ou du bonheur. Je ferai du bien pour l’autre, et rien que pour lui, car j’aurai vu que rien ne me sépare de cet humain. En quelque sorte, nous pourrions encore parler d’un désir, mais celui-ci n’aura rien à voir avec le désir que l’on connaît habituellement. Habituellement, comme on l’a vu, notre désir vise notre satisfaction, celle de notre moi ; tandis que celui de la compassion vise la satisfaction de l’humanité, et non pas la satisfaction de l’humanité parce que cela me fait plaisir de soulager ses maux. En fait, j’éprouverai certainement aussi du plaisir à voir l’humanité mieux se porter, mais ce plaisir ne sera plus le moteur de mes actions ; il sera simplement une conséquence (et non la raison d’être) de mes gestes compassionnels
Conclusion
Désirer le bien d’autrui n’est donc pas l’aimer. L’aimer, c’est dépasser son désir de l’aider, en vivant ce désir complètement, de telle sorte que celui-ci se retire et que notre condition souffrante et incomplète en vienne à être ressentie pleinement. C’est à partir de cette prise de conscience de notre souffrance commune que l’amour et la compassion surgissent.
Je suis conscient que ce portrait de la compassion pourrait déranger quelques lecteurs. Ils pourraient penser qu’éprouver de la compassion implique de souffrir soi-même, étant donné qu’il s’agit ici de vivre la souffrance commune de l’humanité. Cette idée est effectivement difficile à accepter, car la souffrance réduit notre regard et notre capacité d’action. En fait, ces lecteurs auraient tort de penser que l’individu compatissant est une personne en train de souffrir. Notre souffrance, notre incomplétude, notre vide ne sont souffrants que parce que nous les rejetons. Comment les rejetons-nous ? En désirant des choses qui combleront, espérons-nous, ce vide ou cette incomplétude. Or, en connaissant la compassion, nous ne rejetons plus notre incomplétude ou notre vide en désirant quelque chose qui nous en éloigne. Cela, nous l’avons bien vu. Donc, l’être compatissant, même s’il se retrouve dans l’humanité souffrante, ne peut plus souffrir. Il s’est libéré de ce grand courant de peines et de souffrances. Cependant, plus que tout autre, il comprendra clairement que les humains, étant habité du désir de se libérer de leur vide, en souffrent énormément.
À la fin de cet article, j’ai aussi dit que l’être compatissant sera habité par une sorte de désir, celui de voir l’humanité s’épanouir. Qu’est-ce qu’une humanité épanouie ? Cela correspond certainement à plusieurs choses, mais cette caractéristique me semble évidente : une humanité épanouie s’est libérée de sa souffrance psychologique. Or, l’être compatissant sait que la souffrance vient du rejet de sa souffrance. Donc son désir d’aider l’humanité sera celui de lui faire voir qu’elle est elle-même l’auteur de sa souffrance — en la rejetant !
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1 Si le lâcher-prise vous intéresse, vous pouvez vous rapporter à mon article intitulé Le lâcher-prise, publié dans le blog du 3e millénaire.