Traduction libre avec l’aimable autorisation d’Essentia Foubdation
Texte original : https://www.essentiafoundation.org/reading/iain-mcgilchrist-consciousness-is-the-stuff-of-the-cosmos/
Le Dr Iain McGilchrist, psychiatre de renom, a exposé sans ambiguïté son point de vue métaphysique idéaliste lors de la présentation de clôture de la conférence « Science de la Conscience » de 2021. Sa clarté, sa lucidité et son style presque hypnotique ont clôturé la conférence de manière envoûtante. Elle nous a laissé sur notre faim, à tel point que nous avons décidé de commencer notre publication des vidéos de la conférence par cette vidéo. Vous trouverez ci-dessous la vidéo et la transcription de l’intervention du Dr McGilchrist. La vidéo contient toutefois une session de questions-réponses qui n’est pas retranscrite dans le texte, elle vaut donc la peine d’être regardée jusqu’au bout. Bonne lecture !
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Dans un exposé très court, il est impossible de défendre une position sur la conscience : je me contenterai donc d’exposer mes conclusions, longuement défendues dans mon nouveau livre The Matter with Things : Our Brains, Our Delusions and the Unmaking of the World. La conscience est irréductible, primordiale et omniprésente : ce n’est pas une chose, mais un processus créatif. La matière est une abstraction théorique que personne n’a vue. Cependant, le terme a clairement un sens : il fait référence aux qualités de certains éléments de la conscience qui offrent une résistance relative et une permanence relative en tant que partie nécessaire de ce processus créatif.
Je ne peux éviter de faire référence en passant à l’hypothèse de l’hémisphère exposée dans Le Maître et son Émissaire, et largement développée dans The Matter with Things. Là encore, il m’est impossible de rendre compte de l’argument ici. Ce qu’il faut savoir, c’est que les deux hémisphères ont évolué de manière à s’occuper du monde, et donc à donner naissance au seul monde que nous pouvons connaître, de deux manières largement opposées : l’hémisphère gauche accorde une attention étroitement ciblée à un détail que nous devons manipuler ; l’hémisphère droit accorde une attention large, ouverte, soutenue, vigilante et non engagée au reste du monde pendant que nous nous concentrons sur le détail souhaité. Cela signifie que chaque hémisphère donne naissance à un monde qui possède des qualités différentes. Celles-ci pourraient être caractérisées de la manière la plus simple possible. Dans le cas de l’hémisphère gauche, c’est un monde de choses qui sont familières, certaines, fixées, isolées, explicites, abstraites du contexte, désincarnées, générales par nature, quantifiables, connues par leurs parties et inanimées. Dans le cas de l’hémisphère droit, il s’agit d’un monde de Gestalten, de formes et de processus qui ne sont jamais réductibles à ce qui est déjà connu ou certain, qui ne sont jamais expliqués par la dissolution en parties, mais qui sont toujours compris comme des totalités qui incorporent et sont incorporés dans d’autres totalités, uniques, toujours changeantes et fluides, interconnectées, implicites, comprises uniquement dans le contexte, incarnées et animées. L’hémisphère gauche est un monde d’éléments atomiques, l’hémisphère droit est un monde de relations. Plus important encore, le monde de l’hémisphère droit est le monde qui nous est présent, celui de l’hémisphère gauche est une représentation : l’hémisphère gauche est une carte, l’hémisphère droit est le monde de l’expérience qui est cartographié.
Dans cet exposé, j’ai choisi de faire quelques réflexions très simples sur un aspect de la conscience : sa nature relationnelle. En effet, je soutiens que tout est relationnel, et que ce que nous appelons les choses, les relata, sont secondaires à la relation. La conscience est toujours « de » quelque chose : quelle est donc la nature de ce quelque chose qui est à la fois en partie constitutif de, et en partie constitué par, cette relation ?
Depuis un siècle environ, on observe une tendance, du moins dans le discours populaire, à tirer la réalité dans des directions opposées. Certains scientifiques, qu’ils l’expriment ainsi ou non lorsqu’on leur demande de réfléchir, continuent de faire comme s’il existait simplement une réalité là dehors, dont la nature est indépendante de toute conscience de celle-ci : c’est le réalisme naïf. Il s’agit généralement de biologistes ; vous ne trouverez pas beaucoup de physiciens qui pensent de la sorte. En réalité, nous participons à la connaissance : il n’y a pas une « vue de nulle part ». Comme l’a dit John Archibald Wheeler, « c’est un univers participatif ». Il est crucial de noter que, loin de là, ce fait n’empêche nullement la science de parler légitimement de vérités. Nous avons désespérément besoin de ce que la science peut nous dire, et il convient de résister vigoureusement aux tentatives postmodernistes de la saper. Deux vérités importantes, donc : la science ne peut pas tout nous dire ; mais ce que la science peut nous dire est de l’or pur. Toute tentative de supprimer la science (je distingue nettement la science de la technologie), pour quelque raison que ce soit, est dangereuse et erronée.
D’un autre côté, il y a des philosophes des sciences humaines qui pensent que la réalité n’existe pas, car tout est inventé miraculeusement par nous-mêmes : c’est l’idéalisme naïf. Ces personnes, d’ailleurs, ne se comportent jamais comme si la réalité n’existait pas. Et bien sûr, par la même logique, elles ne peuvent pas non plus revendiquer une quelconque vérité pour leur position.
Ces points de vue sont plus proches qu’il n’y paraît. L’une des parties craint que si ce que nous appelons réalité était, d’une manière ou d’une autre, contaminé par notre propre participation à sa production, elle ne serait plus digne d’être appelée réel. L’autre craint que, puisque nous jouons manifestement un rôle dans sa production, elle ne puisse déjà plus être qualifiée de réelle. Mais ce n’est pas parce que nous participons à la réalité que nous l’inventons de nulle part ou que nous la projetons de manière solipsiste sur un écran mental intérieur ; cela signifie encore moins que l’idée même de réalité est ainsi invalidée.
Je considère qu’il existe quelque chose qui n’est pas seulement le contenu de mon esprit — que, par exemple, vous existez. Il existe un monde infiniment vaste, complexe, aux multiples facettes, un je-ne-sais-quoi qui existe en dehors de nous-mêmes. Le seul monde que chacun de nous peut connaître est donc celui qui naît de la rencontre sans fin entre nous et ce je-ne-sais-quoi. Qui plus est, les deux parties évoluent et sont modifiées par la rencontre : c’est ainsi que nous et cela devenont plus pleinement ce que nous sommes. Ce processus est à la fois réciproque et créatif. Pensez-y comme à une relation vraie et étroite entre deux êtres conscients : aucun n’est bien sûr « fabriqué » par l’autre, mais tous deux ont dans une certaine mesure, peut-être dans une grande mesure, « fabriqué » ce qu’ils sont par leur relation.
La relation précède les relata — les « choses » qui sont censées être liées. Ce que nous entendons par le mot « et » n’est pas simplement l’additif, mais aussi le créatif.
Il n’y a pas une vérité absolue sur le monde qui résulte de ce processus, mais il y a certainement des vérités : certaines choses que nous croyons seront plus vraies que d’autres. La nature de l’attention que nous portons est d’une importance capitale ici. Une réponse extrêmement ouverte, patiente et attentive à ce-qui-est est plus à même de révéler ou de discerner la réalité que celle d’une réponse péremptoire, insensible ou — surtout — enveloppée de dogmes.
Il est important de noter que ce que nous expérimentons n’est pas seulement l’image d’un monde « extérieur », une sorte de projection sur les murs d’un théâtre cartésien à l’intérieur de nos têtes, et qui est regardé par un homoncule intracérébral sur un sofa intracérébral. On pourrait prédire qu’un tel point de vue résulte de la tentative de l’hémisphère gauche de faire face à une réalité qu’il ne comprend pas et pour qui tout n’est que représentation. Certes, nous pouvons nous tromper nous-mêmes en prenant nos propres projections pour la réalité — et nous le faisons souvent ; mais cela n’implique pas que nous soyons toujours victimes d’une auto-illusion. Lorsque nous sommes convenablement attentifs, ce que nous vivons est « réel », même si ce n’est qu’une infime partie de tout ce qui est. Pour apprécier cela, il faut que l’hémisphère droit — et de préférence, bien sûr, les deux hémisphères — entre en jeu. Il est vrai que nous ne pouvons voir le monde que partiellement, mais chacun de nous voit quand même le monde directement. Il ne s’agit pas d’une représentation, mais d’une présence réelle : il n’y a pas de mur entre nous et le monde. Nous faisons l’expérience de ce-qui-est et non d’une autre chose, même si nous ne pouvons pas nous échapper au fait que c’est nous qui en faisons l’expérience.
Pourtant, dis-je, nous participons à sa création. Comment est-ce possible ?
Une analogie peut aider à se rapprocher de ce que je veux dire. Il existe une « chose » telle que le quintette en sol mineur de Mozart. D’une certaine manière, c’est tout à fait spécifique. Ce n’est certainement pas une fantaisie, et je ne peux pas l’inventer d’aucune manière. Cependant, ça n’existe pas dans la partition fermée qui se trouve sur mon étagère (le potentiel seul est là). Ça n’existe pas non plus dans l’esprit de Mozart, parce qu’il est mort et que le moment de sa mort n’a fait aucune différence dans l’existence ou la nature du quintette. Et il n’y a pas un unique quintette idéal que nous imitons toujours imparfaitement dans nos rencontres avec lui. Ça continue à naître, ça continue à devenir, chaque fois qu’un esprit, avec toute son histoire et ses idées préconçues, le rencontre, ou lorsque plusieurs esprits le font ensemble. À chaque fois, ça sera réel. Et à chaque fois, ça sera également différent, même si c’est reconnaissable comme étant la « même » pièce de musique. Il ne s’agit certainement pas d’une question de « tout est permis ». Toutes les interprétations ne seront pas aussi bonnes, ni aussi fidèles à l’esprit du quintette. Et cela ne devrait pas poser de problème : dans la vie, nous n’avons pas de mal à distinguer les meilleures et les moins bonnes interprétations et, surtout, nous nous attendons à un certain consensus sur la question entre ceux qui en savent assez pour reconnaître une bonne interprétation lorsqu’ils en entendent une.
Cependant, personne n’attendrait de moi que je dise précisément comment je sais qu’il s’agit d’une « vraie » interprétation de l’œuvre, et encore moins que je leur prouve que c’est le cas. Au mieux, je pourrais pointer du doigt certains aspects de l’interprétation, en espérant que mon compagnon d’écoute comprenne. Et ce n’est pas seulement à cause de la nature particulière de la musique. Personne n’attend de moi que je dise comment je sais que ma compréhension d’Hamlet est plus ou moins vraie, non plus. En tant que critique d’Hamlet, j’expose ce que je vois : soit que les gens « accrochent » à ce que je dis — en tirent une idée — ou non. Soit qu’ils ont le sentiment que j’en sais (et maintenant eux) plus sur Hamlet, ou non. Il ne s’agit pas de donner une seule miette de réconfort aux personnes du type « mon point de vue est aussi bon que le vôtre ». Il y a, très clairement, des interprétations meilleures et d’autres pires. Je pourrais me tromper de façon indiscutable, par exemple, en prétendant qu’il s’agit en réalité d’un récit de la vie des paysans en Azerbaïdjan au Xe siècle, ou de façon moins spectaculaire, mais néanmoins claire, en affirmant qu’il s’agit avant tout d’une critique de la politique étrangère de Jacques Ier. Il y a en fait un nombre presque illimité de façons dont je suis libre de me tromper.
La philosophie peut parfois aspirer à être coercitive, mais ne peut jamais l’être : elle ne peut pas obliger à adopter un point de vue. Elle ne peut que permettre l’éclosion d’une idée. Platon a décrit ce processus comme une étincelle qui franchit l’espace : « soudain, une lumière, pour ainsi dire, est allumée dans une âme par une flamme qui lui vient d’une autre » [1]. L’expérience de la compréhension implique un passage de ce qui semble initialement chaotique ou informe à une forme ou une image stable et cohérente, une Gestalt — ou d’une Gestalt existante à une nouvelle et meilleure, qui semble plus riche que celle qu’elle remplace [idem.].
Le flux de l’univers est toujours créatif, bien qu’il soit ordonné, et non aléatoire ou chaotique ; le monde est toujours une question de réactivité, bien qu’il ne soit pas non plus une mêlée générale. Il s’agit d’un processus de collaboration créative, de co-création.
Dans cet esprit, je veux maintenant modifier mon image du quintette, qui correspond à certains aspects de la réalité, mais pas à tous. Et si la musique n’était pas du Mozart, mais plutôt du jazz sublime, du raga indien ou du fado portugais ? Quelque chose que l’on improvise — avec certaines limites. Quelle qu’elle soit, elle émergera d’un équilibre entre liberté et contrainte. Elle n’existera pas tant qu’elle ne sera pas jouée : personne ne peut savoir exactement à quoi elle ressemblera. Mais elle ne sera pas aléatoire : elle émergera de l’interaction continue des musiciens et de la propre « histoire » de la musique au fur et à mesure de son déroulement ; ce qui vient après sera anticipé par ce qui a précédé. Elle sera également façonnée par l’imagination, les compétences et la formation que nous apportons, notre expérience de jeu passée (ensemble et séparément), les conventions de certaines traditions et les attentes partagées, sans parler des lois fondamentales de l’acoustique. Notre co-création de la musique ne se produit pas ex nihilo, et n’est pas une simple projection de nous-mêmes. Pourtant, nous, et vous, participons à sa création, même si nous ne sommes que des auditeurs.
Notre immersion dans une culture de musique enregistrée, dans laquelle nous sommes des consommateurs passifs et inertes, nous encourage à considérer la musique comme une « chose », séparée de l’auditeur et des musiciens qui la font. Pourtant, tout interprète qui a fait l’expérience d’être pris par le flux de la musique ou de la danse, d’être « dans le rythme », sait qu’il s’agit là d’un compte rendu terriblement réducteur. Être dans le rythme, dans le flux, c’est se sentir être joué par la musique, autant que de la jouer. Comme le dit Yeats, « Comment pouvons-nous distinguer le danseur de la danse ? »2
Encore une fois, ce n’est pas parce que j’utilise la musique comme exemple que je fais une remarque spécifique à la musique. La musique se trouve être un cas très clair de la façon dont ce que nous prenons pour une chose émerge d’un complexe de relations, à la fois celles entre les notes et celles entre les consciences individuelles. Mais toutes nos expériences, non seulement en musique, mais aussi dans la vie, à la fois mentale et physique, sont un flux complexe de ce genre, une danse de gestes réciproques qui se déploie constamment. Elle existe en processus et en relation ; notre participation à cette réciprocité ne nous laisse pas habiter un fantasme solipsiste, mais, précisément, confirme que ce n’est pas un fantasme solipsiste. Nous interagissons les uns avec les autres et avec le monde en général d’une myriade de façons sans pouvoir avoir plus qu’un contrôle limité sur le résultat. Ce qui se produit est le résultat de l’interaction d’une multiplicité d’éléments, certains étant les nôtres, d’autres non.
Ce-qui-est en dehors de nous-mêmes nous crée, mais nous participons aussi à la création de ce ce-qui-est. Je n’entends pas seulement par-là l’opinion de bon sens selon laquelle j’ai un impact sur le monde, comme le monde a un impact sur moi : je laisse mes empreintes. Cela nous amènerait immédiatement à penser que je suis très petit par rapport au monde et que mon impact est si faible qu’il peut être ignoré à toutes fins utiles. Il y a, semble-t-il, un univers inexprimablement vaste et une conscience individuelle inexprimablement minuscule. Une telle réflexion semble postuler une position objective — la vision en dehors de l’histoire ou de la géographie, du temps ou de l’espace — une vision de nulle part, dans laquelle tout peut être mesuré et comparé. Elle implique une Mesure supérieure (Measurer) à toutes les mesures (measures), mesurant les autres échelles et mettant chaque partie à sa place en fonction de sa valeur globale. Mais si cela ne peut exister, l’alternative n’est pas non plus une position purement subjective : cette polarité même — subjectif/objectif — est trompeuse. Dans le fado, dans le raga, dans le jazz, « c’est ce que c’est » grâce à moi, et je suis ce que je suis grâce à cela.
De façon similaire, ce-qui-est reste potentiel jusqu’à la rencontre : dans chaque rencontre authentique — celle où l’individu appréhende vraiment et est appréhendé par cet Autre —, l’Autre se réalise. Chaque fois, cela se produit d’une manière unique, mais qui n’est pas étrangère à la naissance de cet Autre dans son ensemble. Et l’actualisation, qui semble d’abord être un rétrécissement ou un effondrement du potentiel, s’ajoute positivement au champ désormais élargi du potentiel, qui ne se découvre que par (la répétition de) telles actualisations.
Au sein de mon expérience du monde, beaucoup de choses peuvent être changées par ma réponse à ce-qui-est — dans un sens, tout peut être changé. Bien que cela puisse sembler être « juste pour moi », dans quelle mesure est-ce grand ou petit ? Nous ne pouvons pas comparer la conscience à l’univers. C’est comme essayer de dire précisément à quel point vous aimez quelqu’un, si vous l’aimez vraiment. Ce n’est pas fixé dans l’espace ou quantitatif, mais qualitatif et vécu dans le flux vivant du temps. Et si les choses s’avèrent être interconnectées, et non atomiques — et elles le sont —, chaque conscience a son impact sur l’univers et qui ne peut être quantifié3.
Cela signifie-t-il que l’erreur n’existe pas ? Bien sûr que non. Bien qu’il ne puisse y avoir de règle pour le jazz — en fait, si l’on suivait simplement des règles, ce ne serait plus du jazz —, il y a de nombreuses choses qui ne peuvent tout simplement pas être faites ; tout comme au milieu d’une danse flamenco, dont la forme n’est pas prédéterminée, on ne peut pas soudainement se mettre en équilibre sur ses talons, ou s’arrêter et se gratter le nez, ou faire le cancan, sans que la danse cesse d’être. Le flamenco est plus formalisé que le jazz, mais même dans le jazz, la liste de ce qu’il ne faut pas faire est littéralement sans fin. Cependant, il n’y a pas non plus de recette, de procédure ou d’algorithme à suivre pour y arriver. L’hémisphère gauche veut un algorithme ; la reconnaissance du fait qu’il faut être libre de tout algorithme, mais sans tomber dans l’aléatoire, est caractéristique de la compréhension de l’hémisphère droit. Nous pouvons préciser ce qui n’est pas du jazz, mais pas ce qui l’est. Notre connaissance de tout ce qui est unique est pareillement apophatique.
Tout comme « et » n’est pas simplement additif, « pas » n’est pas simplement négatif. Les deux sont créatifs. En effet, la résistance — le « non-esse (not-ness) » — est une nécessité absolue pour la création.
Ce dont je n’ai aucune idée — ce que je ne « comprends » ou ne « vois » pas — n’existe pas pour moi. Cette manifestation de ce-qui-est n’est tout simplement pas disponible dans mon monde. Mais cela ne signifie pas que les choses apparaissent et disparaissent de la réalité des autres en fonction de ma compréhension de celle-ci. Si je ne peux pas voir la lune, cela ne signifie pas qu’elle cesse d’être là pour les autres. Si nous sommes tous à l’écoute du même ce-qui-est — et je crois qu’il est absurde d’affirmer le contraire — quelque chose de très semblable à ce que je ne peux pas voir est probablement vu par d’autres, et ultimement cela finira par m’affecter. Il est parfaitement possible de s’être trompé sur un aspect de ce-qui-est, ou d’être dans le déni de cet aspect.
La vérité, comme la réalité, est une rencontre. Il est dans la nature d’une rencontre que plus d’un élément soit impliqué. Et ce que je trouve dans ce-qui-est ne préexiste pas à ma rencontre avec lui. Il est vrai qu’un potentiel doit exister, mais il ne s’actualise que dans ma rencontre avec lui. Cette rencontre est véritablement créative. L’univers tout entier est constamment créatif — mais pas comme par enchantement.
Il s’agit ici d’un phénomène ou d’un processus dont on peut avoir l’intuition de la forme, mais auquel notre langage quotidien n’est pas bien adapté. Lorsque le monde est considéré comme un flux, bien que différencié, plutôt que comme une succession de points ou un monde de choses, ces formulations problématiques peuvent être abordées d’un nouveau point de vue, qui permet de résoudre de nombreuses difficultés. Je suggère que le monde est un flux continu, qui s’autocrée, s’auto-individualise et simultanément s’auto-unifie, qui n’est vraiment connaissable que lorsqu’il est connu. (Je dis « il », par commodité ; la question de savoir si c’est le pronom approprié mérite d’être examinée). C’est comme un cours d’eau, avec ses tourbillons et ses remous, qui naissent pour un temps et se résorbent ; tant qu’ils sont là, ils sont présents pour tous les observateurs, et même mesurables jusqu’à un certain point ; et pourtant, bien que distincts, ils sont inséparables du cours d’eau, non seulement dans le sens où, sans le cours d’eau, ils n’existent pas, mais dans le sens où ils sont le cours d’eau. Nous ne sommes que de tels tourbillons dans le courant. Et la créativité est toujours une découverte de soi et de l’autre4. Une fois que l’on voit cela, la mentalité objectivante, négatrice de temps, négatrice de changement, diagrammatique de la pensée occidentale moderne apparaît comme je le crois : un obstacle, et non une aide, sur le chemin de la vérité.
Le monde que nous connaissons ne peut donc pas être totalement indépendant de l’esprit, et il ne peut pas non plus être totalement dépendant de l’esprit. Une fois encore, cela ne laisse aucune place à une philosophie du « tout est permis ». Ce qu’il faut, c’est une réponse extrêmement ouverte et attentive à quelque chose qui est réelle, qui n’est pas nous et dont nous n’avons d’abord qu’un aperçu, mais qui prend de plus en plus forme grâce à notre réponse — si nous y sommes vraiment sensibles. Nous l’élevons pour que ça devienne réalité, ou pas. En cela, elle a quelque chose de la structure de l’amour.
[Dans un panel suivant sa présentation, le Dr McGilchrist a ajouté une clarification importante à son point de vue métaphysique, que nous transcrivons ci-dessous].
Je pense que tout ce qui existe existe dans la conscience ; que la conscience est l’étoffe du cosmos. La matière est une phase de la conscience. Ce n’est pas une chose séparée, pas plus que la glace n’est séparée de l’eau ; c’est une phase de l’eau ; ce n’est ni moins ni plus que l’eau ; ce n’est pas séparé de l’eau ; c’est une sorte d’eau. Et la matière est une sorte de conscience — pour un temps — qui a certaines propriétés bien marquées qui sont différentes de la façon que nous pensons normalement à la conscience, tout comme l’eau est transparente et coule et tout le reste, et la glace est dure et opaque et peut vous ouvrir la tête. Elles sont donc différentes, mais elles font partie de la même ontologie. La conscience et la matière doivent être distinguées — je soutiens fermement qu’elles le sont, tout comme la glace et l’eau — mais il ne devrait pas être nécessaire d’opposer l’une à l’autre.
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1 Platon, Épîtres, VII, 341c (trans J Harward).
2 Yeats, “Among schoolchildren”.
3 Heschel AJ, “Halakhah and aggadah ”, in Between God and Man, Free Press, 1997, 176: “ Aux yeux de celui dont la première catégorie est celle de la quantité, un homme est moins que deux hommes, mais aux yeux de Dieu, une vie vaut autant que la vie entière.”
4 Ainsi, Harold Bloom (Genius: A Mosaic of One Hundred Exemplary Creative Minds, Grand Central Publishing, 2003, 12) dit de Shakespeare qu’il était « une conscience façonnée par toutes les consciences qu’il a imaginées » et que « sa conscience peut sembler davantage comme le produit de son art que son producteur ». Dans le même ordre d’idées, Aaron Copland affirme que « la raison de la compulsion à renouveler la créativité, me semble-t-il, est que chaque œuvre ajoutée apporte avec elle un élément de découverte de soi. Je dois créer pour me connaître moi-même… » (Music and Imagination: Charles Eliot Norton Lectures, Oxford University Press, 1952, 41).