Ulrich Mohrhoff
La douleur : Combler le fossé explicatif

19 septembre 2024 Les changements que nous voyons dans le monde d’aujourd’hui sont intellectuels, moraux, physiques dans leur idéal et leur intention : la révolution spirituelle attend son heure et soulève, en attendant, ses vagues ici et là. Jusqu’à ce qu’elle survienne, le sens des autres ne peut être compris et, jusqu’à ce moment-là, toute interprétation des […]

19 septembre 2024

Les changements que nous voyons dans le monde d’aujourd’hui sont intellectuels, moraux, physiques dans leur idéal et leur intention : la révolution spirituelle attend son heure et soulève, en attendant, ses vagues ici et là. Jusqu’à ce qu’elle survienne, le sens des autres ne peut être compris et, jusqu’à ce moment-là, toute interprétation des événements présents et toute prévision de l’avenir de l’homme sont des choses vaines [1].

Préface

Permettez-moi de commencer le billet d’aujourd’hui en vous rappelant ce qu’Edmund Husserl a appelé le paradoxe de la subjectivité humaine. Le paradoxe consiste en l’apparente incompatibilité des deux affirmations suivantes :

    • Notre conscience existe dans le monde.

    • Le monde existe dans notre conscience.

La plupart des philosophes ont trouvé le paradoxe de Husserl intolérable, d’où la tentative de considérer l’une ou l’autre affirmation comme exprimant la vérité. De nos jours, la réaction la plus courante est de ne pas tenir compte de la seconde affirmation. « En cela », a écrit le philosophe David Carr, les matérialistes éliminatifs « ressemblent à s’y méprendre à des théologiens tentant de chasser le mal d’un monde dont ils sont convaincus, d’avance, de la bonté uniforme » :

Ce qui leur saute aux yeux, ce n’est pas seulement la di?érence qualitative entre la conscience et les processus à la troisième personne du cerveau et du système nerveux, mais aussi le fait que la subjectivité et l’intentionnalité sont les conditions toujours présupposées de la possibilité des recherches scienti?ques dont dépendent si fortement leurs conclusions philosophiques [2].

Pour Erwin Schrödinger, comme nous l’avons mentionné dans un article précédent, « le meilleur exemple du double rôle déconcertant de l’esprit » est celui d’un peintre ou d’un poète qui introduit dans son œuvre « un personnage subalterne sans prétention qui est lui-même » — le barde aveugle de l’Odyssée d’Homère qui est Homère, l’humble personnage secondaire du tableau de la Toussaint d’Albrecht Dürer qui est Dürer lui-même : « D’une part, l’esprit est l’artiste qui a produit l’ensemble ; dans l’œuvre accomplie, cependant, il n’est qu’un accessoire insignifiant qui pourrait être absent sans nuire à l’effet total ». Si la conscience humaine — cela va sans dire — n’est pas la créatrice souveraine du monde qu’elle contient, il ne faut pas négliger le rôle que jouent la structure logique de la pensée humaine et la structure spatio-temporelle de l’expérience perceptuelle humaine dans la structuration de notre connaissance du monde objectif.

Daniel Dennett, comme beaucoup d’autres de son acabit, est convaincu d’avance que la phénoménologie — le fait de voir ou d’entendre quelque chose, d’avoir mal, d’avoir faim ou chaud ou froid ou d’avoir des remords — peut être réduite à (c’est-à-dire entièrement expliquée en termes de) l’activité cérébrale. Bien que Dennett ne remette pas en question le fait qu’il semble y avoir une phénoménologie (qui consiste en l’apparition de sensations et autres), il nie catégoriquement qu’il existe réellement une telle chose que la phénoménologie, en dépit du fait que notre connaissance de l’activité cérébrale est sans doute moins certaine que la phénoménologie sur laquelle elle est repose — les données empiriques des neurosciences et les cogitations des chercheurs en sciences cognitives. En ce qui concerne les sciences cognitives, Hilary Putnam a déclaré ce qui suit :

On entend beaucoup parler de « sciences cognitives » de nos jours, mais il faut faire la distinction entre la mise en avant d’une théorie scienti?que, ou la ?oraison d’une discipline scienti?que avec des questions bien définies, et la présentation de promesses de théories possibles qu’on ne sait même pas en principe comment réaliser [3].

Le fossé explicatif

L’Association internationale pour l’étude de la douleur définit la douleur comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage réel ou potentiel, ou décrite en termes de ce dommage », et ajoute : « La douleur est toujours subjective ».

La douleur est corrélée à des événements neuronaux. Lorsqu’une personne est blessée, de nombreux changements chimiques se produisent. Les signaux sont transmis par des neurones spécialisés, fins et non myélinisés, appelés fibres C, à la moelle épinière, puis au tronc cérébral, au thalamus et à diverses parties du cortex. Il est intéressant de noter que la corrélation entre l’intensité de la douleur ressentie et l’activité de ces zones corticales s’avère assez étroite, les études IRMf et TEP montrant des zones d’activation corticale plus étendues lorsque la douleur est jugée plus intense. Cela suggère qu’il existe des corrélats neuronaux fiables de l’intensité de la douleur ressentie par une personne [4].

Le fossé qui sépare le déclenchement des fibres C et l’expérience de la douleur — et plus généralement les corrélats neuronaux de la conscience et la subjectivité de la conscience — est connu sous le nom de « fossé explicatif ». Personne ne semble avoir la moindre idée de la manière dont ce fossé pourrait être comblé. Plus précisément, « la raison pour laquelle la douleur apparaît lorsque les fibres c sont excitées restera à jamais un mystère », a écrit le philosophe Jaewon Kim [5], « nous n’avons pas d’autre choix que de l’accepter comme un fait brut inexplicable ».

D’innombrables arguments contre la réduction fonctionnaliste de la subjectivité en général et de la douleur en particulier ont été avancés, sans grand succès. Tout comme la horde MAGA [6] reste attachée au Grand Mensonge, les philosophes matérialistes restent attachés à leur matérialisme éhonté. (Le fonctionnalisme est la version contemporaine du behaviorisme. Alors que ce dernier tentait de rendre compte de la mentalité uniquement en termes de comportement ou de dispositions comportementales de l’organisme entier, le fonctionnalisme tente de rendre compte de la mentalité entièrement en termes de comportement computationnel ou de traitement de l’information des cerveaux ou de systèmes physiques équipés de manière similaire).

Voici l’un de ces arguments. Si la vérité de « douleur = activation des fibres C » nous autorise à dire qu’il n’y a rien de plus dans la douleur que l’activation des fibres C, alors, selon Colin Mc Ginn [7], cela nous autorise également à dire qu’il n’y a rien de plus que la douleur dans l’activation des fibres C. L’activation des fibres C n’a aucune propriété que la douleur ne possède pas ; elle se réduit à la douleur, elle en consiste, elle en est constituée ; elle n’a pas d’autre réalité que celle de la douleur. Si cette réduction est erronée, son contraire l’est aussi.

Pourtant, il existe un moyen de combler le fossé explicatif. Bien que nous ne puissions pas expliquer la douleur en termes de déclenchement des fibres C, ni vice versa, nous pouvons comprendre le déclenchement des fibres C comme instrumental dans la manifestation de la douleur (pour nous), tout comme nous pouvons comprendre le mouvement moléculaire comme instrumental dans la manifestation de la chaleur ou le rayonnement électromagnétique comme instrumental dans la manifestation de la couleur (pour nous). Nous pouvons même considérer les atomes et les particules subatomiques non pas comme des parties ou des ingrédients du monde manifesté, mais comme instrumentaux dans sa manifestation pour nous (voir ici ou ici).

On a coutume de dire qu’une couleur n’est rien d’autre qu’une fréquence. (En réalité, la perception des couleurs est plus étroitement liée aux réflectivités des surfaces et tout à fait indépendante de la température de couleur de la lumière illuminant ces surfaces). Il serait cependant beaucoup plus proche de la vérité de dire que les fréquences (ou les réflectances) ne sont rien d’autre que des moyens de nous manifester les couleurs.

L’accent que j’ai mis sur les mots « pour nous » suggère que le monde que nous percevons est celui qui existe dans notre conscience. Bien que cela soit vrai, cela ne diminue pas la valeur de ce que la science a pu déduire à partir d’un stock toujours croissant de données empiriques (mais qu’elle a aussi été forcée de réviser continuellement). Au contraire, cela nous alerte sur le fait que le monde partagé à travers nos « sphères de conscience » individuelles (pour utiliser le terme de Schrödinger) dépend plus fortement de la nature de notre conscience mentale que nous ne sommes généralement prêts à le considérer. Cela suggère que l’émergence d’une conscience supramentale sera en mesure de modifier le monde que nous considérons actuellement comme objectif d’une manière qui serait impossible s’il existait « en soi », indépendamment de la manière dont nous le percevons et le pensons. Cela suggère que l’évolution des structures physiques soutenant la conscience sera finalement dépassée par l’évolution de la conscience qui soutient la structure du monde physique.

Cela appelle, nécessairement, un cadre ontologique beaucoup plus large que celui offert par la philosophie matérialiste. Il faut une vision inspirée de la réalité telle que Sri Aurobindo l’a exprimée. Comme je l’ai indiqué dans un autre billet, ni l’esprit ni la matière ne sont fondamentaux. Tous deux sont des arrêts le long de deux routes opposées : l’une descendante de quelque chose au-dessus de l’esprit vers quelque chose en dessous de la matière, l’autre ascendante de quelque chose en dessous de la matière vers quelque chose au-dessus de l’esprit.

La première à apparaître sur la voie descendante est une conscience supramentale qui ne fait qu’un avec l’être, en ce sens qu’il n’y a pas de différenciation entre le sujet et l’objet : ce qui manifeste le monde est une connaissance de soi créative. La dernière à apparaître sur cette voie, avant le plongeon final dans l’inconscience et le non-être, est la matière inanimée.

La voie ascendante est celle qui nous est la plus familière ; nous l’appelons « évolution ». Lorsque l’expérience consciente apparaît, c’est la coévolution de la conscience et de l’être qui se produit. De l’inconscience de leur fondement évolutif émerge le contenu subjectif, et du non-être de leur fondement évolutif émergent les déterminations de l’être qui sont instrumentales dans la manifestation du contenu subjectif. Ni la subjectivité ni les déterminations de l’être n’auraient pu évoluer si elles n’avaient pas été impliquées dans ce à partir de quoi elles ont évolué.

L’évolution, comme cela a été dit ici et ici, est loin d’être terminée. Lorsque la conscience supramentale évoluera, ainsi qu’une espèce d’êtres à la conscience supramentale, nos entrailles anatomiques ne seront plus nécessaires. Elles seront finalement éliminées, comme un échafaudage ou la chrysalide d’un papillon.

La raison d’être de la douleur

Nous avons maintenant une idée de la manière dont la douleur peut exister. Mais pourquoi la douleur existe-t-elle ? Dire qu’elle confère un avantage évolutif est discutable, car nous retirons nos mains d’un feu avant de ressentir la douleur. Il nous semble seulement que nous retirons nos mains en réponse à la douleur. (L’effet repose sur une inversion subjective de l’ordre temporel objectif). Il semble que nous soyons conçus pour entretenir des illusions de paternité, et pas seulement au sens métaphorique où l’on dit que les réponses motrices avantageuses sont « conçues » par la sélection naturelle. Pour faire court, l’évolution de la conscience — du submental au supramental — est aussi l’évolution de la liberté : de la liberté illusoire à la liberté authentique et à la liberté absolue.

Passons maintenant à la réponse de Sri Aurobindo à la question de savoir pourquoi il y a de la douleur. Après avoir dit que le monde comporte trois couches, infra-éthique, éthique et supra-éthique, il s’intéresse à ce qui est commun à toutes ces couches.

Ce qui est commun est… la satisfaction de la force-consciente de l’existence qui se développe dans des formes et, dans ce développement, recherche son délice. C’est de cette satisfaction, de ce délice de l’existence en soi, qu’elle est évidemment issue ; car c’est cela qui est normal pour elle, cela à quoi elle s’accroche, cela qu’elle a pris pour base ; mais elle cherche de nouvelles formes d’elle-même, et, au cours du passage aux formes supérieures, intervient le phénomène de la douleur et de la souffrance qui semble contredire la nature profonde de son être. Tel est le vrai, le seul problème fondamental. [VD 105]

La douleur mentale et physique est un moyen que la Nature, autrement dit la Force en ses œuvres, utilise pour effectuer une transition déterminée dans son évolution ascendante. Du point de vue individuel, le monde est un jeu et un choc complexe de forces multiples. Au cœur de ce jeu complexe, l’individu apparaît comme un être construit et limité ; pourvu d’une somme limitée de force, exposé à d’innombrables chocs qui peuvent blesser, mutiler, démembrer, désintégrer la construction qu’il appelle lui-même. La douleur est, en sa nature, un recul nerveux et physique devant un contact dangereux ou nuisible… Sa tâche commence lorsque la vie, avec sa fragilité et sa maîtrise imparfaite de la Matière, entre en scène ; elle augmente avec la croissance du Mental dans la vie, et se poursuit aussi longtemps que le Mental reste enchaîné dans la vie et dans le corps dont il se sert, dépend d’eux pour sa connaissance et ses moyens d’action, est soumis à leurs limitations et aux impulsions et aux buts égoïstes qu’engendrent ces limitations. Mais dans la mesure où le Mental en l’homme devient capable d’être libre, sans égoïsme, en harmonie avec tous les êtres et avec le jeu des forces universelles, l’utilité de la souffrance et son rôle diminuent, sa raison d’être finit par disparaître et elle ne peut se perpétuer que comme un atavisme de la nature, une habitude qui a survécu à son utilité, une persistance de l’inférieur dans l’organisation encore imparfaite du supérieur. Son élimination finale doit être un point essentiel dans la victoire prédestinée de l’âme sur la sujétion à la Matière et à la limitation égoïste dans le Mental.

Cette élimination est possible parce que la douleur et le plaisir sont eux-mêmes des courants de la joie d’être, même si l’un est imparfait, et l’autre perverti. La cause de cette imperfection et de cette perversion est la division de l’être en sa conscience, effectuée par la Maya qui mesure et limite, et c’est pourquoi l’individu reçoit les contacts de façon égoïste et morcelée, et non plus universelle. [VD 115-16]

Telle est donc la vision de l’univers qui procède de l’affirmation védantique intégrale. Une existence infinie et indivisible, toute-béatitude en sa pure conscience de sol, quitte sa pureté fondamentale pour entrer dans le jeu varié de la Force qui est conscience… Le délice de cette existence est d’abord recueilli, absorbé en soi-même, subconscient dans la base de l’univers physique ; puis il émerge en une grande masse de mouvement neutre, qui n’est point encore ce que nous appelons sensation ; son émergence se poursuit avec la croissance du mental et de l’ego, dans la triple vibration de la douleur, du plaisir et de l’indifférence produite par la limitation de la force de la conscience dans la forme, et également par le fait qu’elle est exposée aux chocs de la Force universelle qu’elle trouve étrangère à son être, et en désaccord avec ses mesures et ses normes ; finalement, c’est l’émergence consciente de l’intégralité de Satchidânanda dans ses créations par l’universalité, l’égalité, la possession de soi et la conquête de la Nature. Tel est le cours du monde, et tel est son mouvement.

Maintenant, si l’on demande pourquoi l’Unique Existence doit se réjouir d’un tel mouvement, la réponse se trouve dans le fait que toutes les possibilités sont inhérentes à Son infinité et que le délice de l’existence — en son devenir changeant, pas en son être immuable — réside précisément dans la réalisation variée de ses possibilités. Or la possibilité qui s’élabore ici dans l’univers dont nous faisons partie, commence avec le voilement de Satchidânanda dans ce qui semble être son opposé, et avec sa découverte de lui-même jusque dans les termes de cet opposé. L’être infini se perd dans l’apparence du non-être et émerge dans l’apparence d’une Âme finie ; la conscience infinie se perd dans l’apparence d’une vaste inconscience indéterminée et émerge dans l’apparence d’une conscience superficielle limitée ; la Force infinie qui se soutient elle-même se perd dans l’apparence d’un chaos d’atomes et émerge dans l’apparence de l’équilibre instable d’un monde ; la Joie infinie se perd dans l’apparence d’une Matière insensible et émerge dans l’apparence d’un rythme discordant où varient la douleur, le plaisir et la sensation neutre, l’amour, la haine et l’indifférence ; l’unité infinie se perd dans l’apparence d’une multiplicité chaotique et émerge dans une discorde de forces et d’êtres qui cherchent à recouvrer l’unité en se possédant, se dissolvant et se dévorant les uns les autres.

Le vrai Satchidânanda doit émerger dans cette création. L’homme, l’individu, doit devenir un être universel et vivre comme tel ; sa conscience mentale limitée doit s’élargir jusqu’en l’unité supraconsciente où tout contient tout ; son cœur étroit doit apprendre l’étreinte de l’infini et remplacer ses appétits et ses discordes par l’amour universel ; son être vital limité doit apprendre l’égalité face à toutes les forces de l’universel qui s’abattent sur lui et ressentir la joie universelle ; son être physique lui-même doit se connaître, percevoir qu’il n’est pas une entité séparée, mais qu’il est un avec tout le flot de la Force indivisible qui est toutes choses, et qu’il nourrit en lui-même ; sa nature entière doit reproduire intérieurement l’harmonie, l’un-en-tout de la suprême Existence-Conscience-Béatitude. [VD 118-19]

En fait, l’ignorance n’entraînerait pas la douleur de l’insatisfaction si la conscience mentale était totalement ignorante, si elle pouvait se reposer, satisfaite, dans sa coquille coutumière, inconsciente de sa propre ignorance ou de l’océan infini de conscience et de connaissance où son existence est plongée ; mais c’est précisément à cela que la conscience s’éveille en émergeant de la Matière : d’abord à son ignorance du monde où elle vit et qu’elle doit connaître et maîtriser pour être heureuse ; ensuite à la stérilité et à la limitation extrêmes de cette connaissance, à l’indigence et à l’insécurité du pouvoir et du bonheur qu’elle apporte, et à la perception d’une conscience et d’une connaissance infinies, d’un être véritable infini en qui seul un bonheur souverain et infini peut être découvert. L’obstruction de l’inertie n’entraînerait pas non plus le trouble et l’insatisfaction si la sensibilité vitale qui émerge dans la Matière était complètement inerte, si elle se satisfaisait de son existence limitée et à demi consciente, et ne percevait pas le pouvoir infini et l’existence immortelle où elle vit, dont elle fait partie, bien qu’elle en soit séparée, ou si rien en elle ne l’incitait à faire effort pour participer réellement à cette infinité et cette immortalité. Mais c’est là précisément ce que toute vie est amenée à sentir et à rechercher depuis le début : son insécurité, le besoin de durer et de se protéger, et la lutte que cela implique ; elle prend finalement conscience des limites de son existence et commence à éprouver le besoin de s’élancer vers ce qui est vaste et permanent, vers l’infini et l’éternel.

Et lorsqu’on l’homme la vie devient pleinement consciente elle-même, cette lutte, cet effort et cette aspiration inéluctables atteignent leur paroxysme, et il finit par ressentir la douleur et la discorde du monde de façon trop aiguë pour s’en accommoder. Pendant longtemps, l’homme peut trouver la paix en cherchant à se satisfaire de ses limitations, ou en se bornant à lutter pour gagner autant que possible la maîtrise de ce monde matériel où il vit — quelque victoire mentale et physique de sa connaissance progressive sur des rigidités inconscientes, de sa petite volonté et de son petit pouvoir conscients et concentrés sur des forces monstrueuses gouvernées par l’inertie. Mais là encore, il découvre que les plus grands résultats auxquels il puisse atteindre sont limités, pauvres, non concluants, et force lui est de regarder au-delà. Le fini ne peut demeurer à jamais satisfait, pourvu qu’il soit conscient d’un fini plus grand que lui, ou d’un infini qui le dépasse et auquel il puisse néanmoins aspirer. Et même s’il le pouvait, l’être apparemment fini, qui se sent être en réalité un infini ou qui sent simplement la présence ou l’impulsion ou le frémissement d’un infini au-dedans de lui, ne le pourrait jamais tant que les deux ne sont pas réconciliés, tant qu’il ne possède pas Cela ou tant que Cela ne le possède pas, à quelque degré ou de quelque façon que ce soit. L’homme est cet infini apparemment fini et il est inévitablement appelé à rechercher l’Infini. Il est le premier fils de la terre à devenir vaguement conscient de Dieu en lui, de son immortalité ou de son besoin d’immortalité, et la connaissance est un fouet qui l’oblige à avancer, et une croix où il sera crucifié jusqu’à ce qu’il soit capable de la transformer en une source de lumière, de joie et de puissance infinies. [VD 260-62]

Lorsque nous pénétrons dans une conscience plus profonde et plus vaste, nous découvrons alors l’utilité cosmique et individuelle de ce qui se présente à nous comme une adversité et comme un mal. Car sans l’expérience de la douleur, nous ne pourrions posséder toute la valeur infinie du ravissement divin que cette douleur enfante ; toute ignorance est une pénombre enveloppant un orbe de connaissance, chaque erreur suppose la possibilité et l’effort d’une découverte de la vérité ; toute faiblesse, tout échec est une première exploration des océans de pouvoir et de possibilité ; toute division a pour but d’enrichir, par l’expérience des multiples douceurs de l’unification, la joie de l’unité réalisée. Toute cette imperfection est pour nous le mal, mais tout mal est une gestation du bien éternel ; car selon la loi de la vie qui évolue à partir de l’Inconscience, ce monde est une imperfection qui est elle-même la première condition d’une perfection plus grande dans la manifestation de la divinité cachée. Mais en même temps, le sentiment que nous avons de ce mal et de cette imperfection, et la révolte de notre conscience qu’ils suscitent, sont aussi une évaluation nécessaire ; car si nous devons d’abord les affronter et les endurer, l’ultime commandement qui nous est donné est de rejeter, de surmonter, de transformer la vie et la nature. C’est pourquoi il ne leur est pas permis de relâcher leur pression ; l’âme doit connaître les conséquences de l’Ignorance, doit commencer de sentir, en leurs réactions, un éperon qui stimule son effort de maîtrise et de conquête, et finalement la pousse à entreprendre une tâche plus grande encore, celle de la transformation et de la transcendance. [VD 421-22]

Pourquoi Dieu martèle-t-il si violemment son monde, le piétine-t-il et le pétrit-il comme de la pâte, le plonge si souvent dans un bain de sang et la chaleur ardente de l’enfer ? Parce que l’humanité, dans sa masse, est encore un minerai dur, brut et vil, qui ne se laisse pas fondre et façonner autrement : tel est son matériau, telle est sa méthode. Que l’homme l’aide à se transmuer en un métal plus noble et plus pur, et ses voies seront plus douces et plus suaves, et ses usages beaucoup plus élevés et plus justes. [EPY 210]

Dans un long passage du poème épique Savitri de Sri Aurobindo, que j’ai cité dans un précédent billet, le sage céleste Narad répond aux questions posées par la mère de Savitri, la reine. Il s’agit de ses questions :

« Ô Voyant, dans cette étrange double nature de la vie de la terre,

Par quelle impitoyable Nécessité adverse

Ou quel froid caprice de la volonté d’un Créateur,

Par quel accident du hasard ou quel coup de chance organisé

Au sein de l’illisible mystère du Temps

Une règle s’est-elle tracée parmi nos pas fortuits

Faisant sortir une destinée d’une heure d’émotion

Et apparaître le noir mystère de la douleur et du chagrin ?

Est-ce ton Dieu qui a fait cette loi cruelle ?

Ou bien quelque Pouvoir désastreux a ruiné son Œuvre

Et il reste impuissant à défendre ou à sauver ? »

Voici des extraits de la réponse de Narad qui éclairent davantage le pourquoi et le comment de la douleur :

« Ô, reine, ta pensée est une lumière de l’Ignorance,

Son brillant rideau te cache la face de Dieu.

Ta pensée illumine un monde né de l’Inconscience

Mais cache l’intention de l’Immortel dans le monde.

La lumière de ton mental te cache la pensée de l’Éternel,

Les espoirs de ton cœur te cachent la volonté de l’Éternel

Les joies de la terre te ferment la félicité de l’Immortel.

Ainsi a surgi la nécessité d’un dieu noir : l’intrus,

Le terrible maître d’école du monde, le créateur : la douleur.

La douleur était le premier-né de l’Inconscience

Qui fut la base originelle muette de ton corps ;

Là, dormait déjà la forme subconsciente de la douleur :

Ombre dans l’ombre ténébreuse de la matrice première ;

Elle attend que la vie bouge pour se réveiller et être.

Sous la même coiffe que la joie est sorti le terrible Pouvoir.

Dans la poitrine de la vie, il est né en cachant son jumeau ;

Mais la douleur est venue la première, alors seulement la joie pouvait être.

La douleur a labouré les premières friches de la somnolence du monde.

Par la douleur, un esprit a tressailli dans la glèbe,

Par la douleur, la Vie a remué dans les profondeurs subliminales.

La douleur est le marteau des dieux

Qui brise la résistance aveugle du cœur mortel,

Sa lente inertie comme d’une pierre vivante.

Si le cœur n’avait pas été forcé de vouloir et de pleurer

Son âme serait restée gisante, contente, à l’aise,

Et jamais n’aurait songé à dépasser le départ humain

Et jamais n’aurait appris à grimper vers le Soleil.

La douleur est la main de la Nature

Qui sculpte la grandeur des hommes :

Un labeur inspiré burine

Avec une cruauté céleste un moule rebelle..

Un pouvoir est en toi, que tu ne connais pas ;

Tu es le vaisseau de l’étincelle emprisonnée.

Elle cherche à se délivrer de l’enveloppement du Temps

Et tant que tu l’enfermes en toi, son sceau est la douleur :

La Félicité est la couronne de Dieu, éternel, libre,

Délivré de l’aveugle mystère de la douleur de la vie :

La douleur est la signature de l’Ignorance,

Elle atteste du dieu secret nié par la vie :

Tant que la vie ne l’aura pas trouvé, la douleur ne peut jamais finir.

Parce que tu es affligé par le petit moi

Ta conscience oublie d’être divine

Tandis qu’elle chemine vaguement dans la pénombre de la chair

Et ne sait pas supporter l’énorme choc du monde,

Alors tu cries et dis que la douleur est là.

L’indifférence, la douleur et la joie sont un triple déguisement,

C’est la parure du Danseur extatique sur les chemins,

Elles te cachent le corps de la félicité de Dieu.

Texte original : https://aurocafe.substack.com/p/pain

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1 Sri Aurobindo, Essays in Philosophy and Yoga, p. 211. Publié pour la première fois dans l’Arya en août 1917.

2 D. Carr, The Paradox of Subjectivity: The Self in the Transcendental Tradition, p. 138 (Oxford University Press, 1999).

3 H. Putnam, Functionalism: Cognitive Science or Science Fiction? dans D.M. Johnson et C.E. Erneling (Eds.), The Future of the Cognitive Revolution, pp. 32-44 (Oxford UP, 1997).

4 S. Blackmore, Consciousness: An Introduction, pp. 236–37 (Oxford University Press, 2004).

5 J. Kim, Philosophy of Mind, p. 229 (Westview Press, 1996).

6 NDT : MAGA pour Make America Great Again, c’est le slogan de Trump et de ses alliés. Il est toujours étonnant de voir des auteurs sérieux à « tendance spirituelle » comme Mohrhoff, voire même des « enseignants spirituels » succomber au piège des parties politiques et entraîner leurs sympathisants avec eux. En réalité, nous observons que peu importe qui dirige nos démocraties occidentales — qu’il s’agisse de la droite, de la gauche ou du centre —, tous semblent nous mener vers un contrôle accru des populations et des ressources, en accord avec l’agenda mondialiste.

7 C. Mc Ginn, What is it not Like to be a Brain?, in: P. van Loocke (Ed.), The Physical Nature of Consciousness, pp. 257?68 (John Benjamins Publishing Co., 2001).