Martin Ratte
La limite des thérapies cognitivo-comportementales

Nous aspirons tous au bonheur, mais, avouons-le, il est souvent difficile de l’atteindre. Plus souvent qu’autrement, nous sommes préoccupés par des problèmes. Nous perdons énormément d’énergie à tenter ainsi de résoudre ce qui ne va pas dans nos vies. Parfois, nos difficultés peuvent même paraître si grandes et insolubles qu’elles nous rendent littéralement misérables, au […]

Nous aspirons tous au bonheur, mais, avouons-le, il est souvent difficile de l’atteindre. Plus souvent qu’autrement, nous sommes préoccupés par des problèmes. Nous perdons énormément d’énergie à tenter ainsi de résoudre ce qui ne va pas dans nos vies. Parfois, nos difficultés peuvent même paraître si grandes et insolubles qu’elles nous rendent littéralement misérables, au point de nous faire sombrer dans une dépression ou même de nous rendre physiquement malades. Face à des problèmes aux répercussions si lourdes, il devient nécessaire de réagir. Consulter un psychologue ne serait pas une mauvaise idée. Parmi les thérapies les plus populaires en psychologie, la thérapie cognitivo-comportementale se démarque. Elle est efficace et permet souvent de résoudre nos problèmes. Je la suggère à toute personne en détresse psychologique, mais — comme toujours, il y a un « mais » — je crois qu’elle présente une limite importante : elle ne nous rend pas pleinement vivants. Elle peut nous aider à supporter notre vie et à y trouver un certain équilibre, mais de nous la faire goûter et toucher très intimement, dans ses dimensions les plus secrètes, elle en est incapable. L’essentiel de cet article sera consacré à défendre cette dernière idée.

La thérapie cognitivo-comportementale : un aperçu

La thérapie cognitivo-comportementale repose notamment sur l’idée que les gens développent des croyances fondamentales. Ces croyances fondamentales déterminent ce qui donne du sens et de la valeur à la vie de ces personnes. Ainsi, pour l’individu dont la croyance fondamentale est qu’il faut viser l’excellence professionnelle, une vie dépourvue de réussite serait vide de sens et de valeur. Vous vous doutez bien, dans ces circonstances, que l’individu s’accrochera à ses croyances fondamentales — ne pas tenir fermement à ce qui donne sens à sa vie serait impensable à ses yeux !

Cependant, ces croyances peuvent souvent devenir inadaptées au fil des changements de nos vies. Par exemple, la personne croyant en l’excellence professionnelle pourrait s’être vue contrainte d’accepter un poste de petit fonctionnaire dans un bureau situé en région éloignée. À ce moment, sa croyance fondamentale est inadaptée à sa vie professionnelle. Compte tenu de cette incompatibilité entre sa croyance et son travail, cette personne ne cessera pas de juger négativement sa situation professionnelle. Ses jugements et ses pensées négatives la feront beaucoup souffrir. La théorie cognitivo-comportementale considère alors que pour interrompre le flux de ces pensées négatives, le patient devrait changer de croyance fondamentale et en adopter une qui soit plus adaptée à sa situation. S’il y réussit, il ne sera plus porté à juger négativement sa vie, et il sera même porté à l’estimer. Sa vie sera donc de nouveau supportable, voire agréable.

Pour abandonner ses croyances inadaptées et en adopter de nouvelles, le patient doit agir — d’où la dimension comportementale des thérapies dites cognitivo-comportementales. Pourquoi agir, et surtout, quelle sorte de gestes devra-t-il entreprendre ici ? Le thérapeute va suggérer à son patient de poser des actions qui seront à même de tester ses croyances fondamentales. Par exemple, en posant une action qui va à l’encontre de sa croyance fondamentale, le patient sera amené à remettre en question cette croyance s’il se rend compte que son action ne produit aucune conséquence désastreuse. Il comprendra alors qu’il n’a pas à se fixer sur sa croyance, et qu’il devrait plutôt en adopter une autre, plus en accord avec sa situation.

Ainsi, si le patient parvient à adopter une autre croyance fondamentale, celle-là plus adaptée à sa vie, il aura résolu son problème existentiel. Par exemple, en remplaçant sa croyance en l’excellence professionnelle par une croyance au travail bien fait, son emploi de petit fonctionnaire ne le fera plus souffrir. Même en tant que petit fonctionnaire, cette personne pourra faire en sorte que son travail soit toujours bien accompli. Sa vie professionnelle cessera donc de le perturber. Il cessera de se faire du mal en se jugeant sévèrement.

La thérapie cognitivo-comportementale apporte donc un réel soulagement. Elle a redonné du sens à la vie de l’individu de notre exemple. Cependant, mon point, maintenant, est de dire que même si cette personne, à l’issue d’une pareille thérapie, est de nouveau fonctionnelle, elle ne vivra pas pleinement pour autant.

Les conditions d’une vie pleine et entière

Pour vivre pleinement sa vie, deux conditions me semblent nécessaires : 1) ne pas chercher un « ailleurs » à sa vie et 2) ne pas s’accrocher à ce que l’on vit. Examinons la validité de ces deux conditions, en commençant par la première.

Notre vie se déroule ici et maintenant. Ainsi, un jeune étudiant, s’il est habité du désir d’en finir avec ses études, ne vit pas pleinement sa vie. Son désir, comme tout désir, le projette vers un « ailleurs » et lui fait manquer sa situation actuelle, celle d’être un étudiant. Pourtant, beaucoup disent se sentir particulièrement vivants lorsqu’ils poursuivent un désir ou un rêve. À cela, je réponds que ces gens disent cela seulement lorsqu’ils ont bon espoir de réaliser leur rêve. Si l’atteinte de leur objectif devient incertaine, ils tombent alors au contraire dans la déception, si ce n’est dans la dépression. De plus, pour être tout à fait honnête avec vous, je serais même prêt à soutenir que même lorsqu’ils sont en voie de réaliser leur rêve, ces gens, en réalité, ne vivent pas pleinement. C’est l’idée de bientôt posséder ce qu’ils désirent — leur bac, leur femme, leur emploi, leur statut social, etc. — qui les rend heureux et leur donne cette vitalité. Mais ils vivent alors dans des phantasmes. Ils se font une idée de ce que c’est que de posséder ceci ou cela, et ils se disent : « Comme ce sera merveilleux lorsque je me les approprierai ! ». Mais vivre dans des phantasmes n’a rien de pleinement vivant. Certes, si vos phantasmes sont positifs et en voie d’être réalisés, ils peuvent vous donner une certaine vitalité, mais cela n’aura rien à voir avec le sentiment de vivre pleinement, lequel surgit non pas en fantasmant, mais en rejoignant et en embrassant votre vie réelle, ici et maintenant.

Après ce qui vient d’être dit, j’espère que vous serez d’accord pour reconnaître que la première condition d’une vie pleine et entière est de ne pas être en quête d’un « ailleurs ». Examinons maintenant la seconde condition énoncée ci-dessus : vivre pleinement suppose de ne pas s’accrocher à ce que l’on vit.

La vie est en perpétuel changement. Ainsi, vivre pleinement suppose de suivre ses changements. Autrement dit, cela suppose de s’abandonner à ce courant. Or, en m’accrochant à certains des épisodes de ma vie, je les retiens entre mes griffes, je ne suis pas en phase avec le dynamisme de ma vie. L’individu accroché à ceci ou à cela ne vit donc jamais pleinement.

Un autre argument, à mes yeux aussi simple, mais également plus percutant que le précédent, permet d’établir que le sentiment d’être pleinement vivant vient à la condition de ne pas s’accrocher à sa vie. En m’accrochant à un épisode de ma vie, je ne m’ouvre pas complètement à celui-ci, car je suis alors surtout préoccupé par le danger qu’il puisse me quitter ou qu’un autre lui succède. En d’autres termes, en m’accrochant à un épisode de ma vie, je ne m’y ouvre que conditionnellement, c’est-à-dire à la condition que ma vie corresponde à cet épisode précis. Or, pour vivre pleinement, il faut que je sois entièrement ouvert à ma vie, pas ouvert partiellement ou conditionnellement.

Au commencement de cette section, j’ai affirmé que 1) si votre esprit est tourné vers un « ailleurs » ou 2) s’il est accroché à quelque chose, vous passerez à côté de votre vie. J’espère que vous êtes maintenant d’accord pour dire qu’une vie complète dépend vraiment de la levée de ces deux conditions. Pour la suite de notre discussion, la condition 2 jouera un rôle particulièrement important.

La limite de la thérapie cognitivo-comportementale

Après tout ce qui a été exposé, il sera plutôt facile de comprendre que les thérapies cognitivo-comportementales ne peuvent nullement nous donner accès à une vie pleine et entière. Dans ces thérapies, la personne s’accroche à la croyance qu’elle a durement acquise, celle qui lui a permis de redonner du sens à sa vie. Dans notre exemple, cette personne s’accroche à une vie dont la valeur est celle du travail bien fait (et non plus celle de l’excellence professionnelle). C’est grâce à cette croyance en une vie de travail bien fait que sa vie a retrouvé du sens. Or, on l’a bien dit, si je m’accroche à quelque chose, que ce soit le travail bien fait ou autres choses, je ne suis pas pleinement vivant. C’est qu’en m’accrochant au travail bien fait, je suis contre la possibilité d’un travail médiocre. Je ne suis pas ouvert à cette possibilité. Mon ouverture à la vie est partielle, conditionnelle à un travail bien fait, de sorte que mon sentiment de vivre sera aussi partiel. La thérapie cognitivo-comportementale a donc effectivement comme limite de ne pas rendre complètement vivant l’individu.

Certains pourraient remettre en question la limite que nous venons d’attribuer à la thérapie cognitivo-comportementale — qu’elle ne rend pas complètement vivants ! Selon eux, cette limite pourrait être déjouée par le thérapeute s’il encourageait son patient à adopter une croyance bien particulière. Plus précisément, ce thérapeute pourrait dire à son patient : « Adopte la croyance qu’il faut être ouvert à la vie ! ». En faisant sienne une telle croyance, cette personne ne sera-t-elle pas ouverte à tout ce que la vie lui réserve ? Et si cet individu est ainsi ouvert à sa vie, il ne fait pas de doute qu’il la vivra pleinement, n’est-ce pas ? En fait, non, pas du tout, car le problème ici est que cet individu croyant à une ouverture à la vie n’y sera pas réellement ouvert. Nous l’avons vu, l’ouverture réelle suppose de ne s’accrocher à rien. Or, la personne qui croit en une ouverture complète à la vie s’accroche encore et toujours à quelque chose : elle s’accroche précisément à cette idée d’ouverture. Cette personne rejettera donc la possibilité de devenir une personne fermée. Elle ne laissera pas à cette fermeture la liberté d’être. Elle se fermera… à la fermeture. Son ouverture sera incomplète, conditionnelle à ce qu’il n’y ait pas de fermeture. Cette personne ne vivra donc pas pleinement. Mais allons plus loin et demandons-nous si l’ouverture à laquelle la personne croit ne pourrait pas inclure la fermeture dont il vient d’être question. Plus précisément, une croyance 2.0 en l’ouverture à la vie ne pourrait-elle pas consister à se dire : « Si je m’ouvre, c’est bien, si je me ferme, ça l’est aussi ! » Encore une fois, malheureusement, une pareille croyance ne fera pas l’affaire. Comme elle donne du sens à ma vie, je m’accrocherai à cette sorte d’ouverture, de sorte que je fuirai la possibilité que je puisse me dire : « Il est mal que je me ferme ! ». Je craindrai l’apparition en mon esprit de cette pensée contraire à la croyance que je chéris et à laquelle je m’accroche. Je ne serai donc toujours pas dans un état d’esprit de réelle ouverture. Mon ouverture sera encore conditionnelle — conditionnelle à ce que ma croyance soit respectée. Définitivement, cette manière de vivre ne sera pas pleinement vivante ou inconditionnellement vivante.

En conclusion, il semble évident que les thérapies cognitivo-comportementales ne permettent pas de vivre réellement. En fait, si l’on devait localiser la source du « mal » de ces thérapies, on la trouverait dans leur recourt à la croyance. Si je crois en quelque chose et que cette croyance redonne du sens à ma vie, je m’accrocherai inévitablement à cette croyance. Or, comme nous l’avons souvent dit, vivre pleinement suppose de ne s’accrocher à rien. La clé serait peut-être alors non pas de croire en quelque chose, aussi belle et prometteuse cette croyance soit-elle, mais de comprendre profondément que toute croyance fondamentale, parce qu’elle suppose que l’on s’accroche à quelque chose, est porteuse de souffrance, de danger et d’un sentiment de vie appauvri. En comprenant cela, et en ayant sur cet état de fait un « insight » au sens de Krishnamurti, je ne m’accrocherais plus à aucune croyance et je m’ouvrirais enfin à ma vie.