Claude Tresmontant
Le problème du mal

Le problème du mal est un très vieux problème qui se pose sans doute depuis que l’humanité existe. Il consiste à se demander comment comprendre qu’il existe du mal dans notre expérience, dans le monde, dans la nature, dans l’histoire humaine. Mais il se pose en termes différents selon les philosophies, selon les métaphysiques. Dans […]

Le problème du mal est un très vieux problème qui se pose sans doute depuis que l’humanité existe. Il consiste à se demander comment comprendre qu’il existe du mal dans notre expérience, dans le monde, dans la nature, dans l’histoire humaine. Mais il se pose en termes différents selon les philosophies, selon les métaphysiques. Dans des chroniques antérieures (cf. Les métaphysiques principales, O.E.I.L.) nous avions essayé d’esquisser en quoi consistent les métaphysiques principales.

Il est bien évidement, par exemple, que du point de vue de l’athéisme, du point de vue du matérialisme athée, le problème du mal se pose d’une certaine manière. Comment comprendre qu’il existe du mal dans le monde et dans la nature ? Mais la nature et tout ce qu’elle contient sont l’œuvre d’une matière aveugle, supposée incréée et éternelle, qui s’est débrouillée toute seule. C’est le hasard qui a composé, si l’on ose dire, tous les êtres vivants et pensants. C’est donc une réussite prodigieuse, un prodige lors de chaque réussite. Si parfois nous trouvons dans notre expérience un monstre, un mouton à cinq pattes, ce n’est pas étonnant : c’est le hasard qui a tout fait. Ce qui est étonnant, stupéfiant, à peine croyable — mais l’expérience nous impose de le constater — c’est qu’il n’existe pas davantage de monstres et que, le plus souvent, les petits moutons naissent bien constitués. Autrement dit, du point de vue du matérialisme athée, le problème n’est pas tant le problème du mal que le problème posé à l’intelligence par ces milliards de réussites que constituent les milliards d’êtres vivants qui sont apparus dans notre système solaire depuis le début de l’histoire de la vie.

Le problème du mal, du point de vue du matérialisme athée, est avant tout un problème pratique : comment diminuer autant que possible le mal qui subsiste dans une nature produite par une matière aveugle, par le hasard des combinaisons fortuites et des erreurs de copie dans le processus d’auto duplication de l’ADN ? Il reste un mal, bien entendu, qui est incurable, du point de vue du matérialisme athée, c’est la mort, puisque le matérialisme athée suppose, sans l’ombre d’une raison d’ailleurs, que la mort c’est le néant, l’annihilation de l’être vivant et pensant. En somme, du point de vue du matérialisme athée, la lutte contre le mal dans le monde est un problème médical — comment retarder le plus possible l’échéance fatale, à savoir la mort ; et un problème politique, — comment faire pour que les hommes se massacrent le moins possible. Ce n’est plus un problème spéculatif, ce n’est pas un problème métaphysique.

Du point de vue du monisme ou du panthéisme, le problème du mal prend une figure curieuse, que nous avons évoquée dans nos chroniques consacrées aux métaphysiques principales : s’il est vrai que la Substance est unique, comme le prétendent les grandes métaphysiques de l’Inde et aussi celle de Spinoza, comment comprendre l’existence de ces être multiples qui naissent, souffrent et meurent ? Les maîtres de la grande tradition moniste nous diront : C’est une illusion, l’existence des êtres multiples est une illusion ; la naissance est une illusion, la souffrance aussi, la mort aussi. Les êtres ne commencent pas d’exister, ils ne finissent pas d’exister, car l’existence individuelle et personnelle est purement apparente. Seul l’Un existe.

— Fort bien, admettons provisoirement cette réponse. Mais alors comment comprendre que l’unique Substance se livre elle-même à cette illusion de l’existence multiple, douloureuse, déchirante pour beaucoup d’entre nous ? Si nous sommes l’unique Substance, comme on nous le dit, comment comprendre que nous souffrions à ce point et que nous ne sachions même pas, la plupart d’entre nous, que nous sommes l’unique Substance ? L’unique Substance est-elle, en nous, atteinte d’amnésie ? Existe-t-il une chute de l’unique Substance dans le monde de l’illusion et de la souffrance ? Si nous nous engageons dans cette voie, nous allons dans le sens des spéculations théosophiques qui dominent en effet la pensée européenne depuis des siècles. Sait-on que par exemple une doctrine fondamentale dans la maçonnerie spéculative, c’est justement cette doctrine de la chute originelle qui est supposée expliquer l’existence de ce monde multiple et pénible pour plusieurs d’entre nous ? Si l’on en doute, que l’on se reporte au bel ouvrage de René Le Forestier, La Franc-maçonnerie templière et occultiste aux XVIIIe et XIXe siècles (éd. Aubier-Montaigne et Nauwelaerts, 1970).

Du point de vue du monothéisme hébreu, judéen et chrétien, le problème du mal se pose en d’autres termes. Il a été posé depuis les origines chrétiennes par les adversaires du judaïsme et du christianisme, en ces termes : S’il existe, comme vous le prétendez, un Dieu bon, tout-puissant et créateur de l’Univers, comment comprenez-vous le fait qu’il existe tant de mal dans le monde et dans la nature ?

Il est à noter que les adversaires du judaïsme et du christianisme, dans les premiers siècles de notre ère, n’utilisaient pas cet argument pour conclure à l’athéisme. Ils utilisaient cet argument pour conclure au dualisme, c’est-à-dire à la doctrine selon laquelle il n’existe pas un seul Principe premier, mais deux : un bon, le dieu étranger, et un mauvais, le créateur du monde physique et de la matière. Nous avons rappelé, dans nos chroniques consacrées aux systèmes gnostiques, que ces doctrines dualistes assuraient que le principe mauvais, créateur du monde physique, c’est le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le dieu de Moïse et des prophètes hébreux, le dieu du judaïsme. C’est dans cette doctrine que se trouve l’origine et la racine de l’antijudaïsme métaphysique, théologique et mystique qui subsiste jusqu’à nos jours.

Plus tard, dans les temps modernes, le problème du mal, ainsi formulé, sera utilisé par les athées comme argument contre le monothéisme, contre l’existence de Dieu.

Essayons, pour notre part, de mettre un peu d’ordre dans cette affaire.

D’abord, bien entendu, si l’on veut traiter du problème du mal, il faut s’entendre sur ce qu’on appellera le mal et ce n’est pas si facile.

Du point de vue du monothéisme hébreu, judéen et chrétien, le mal, c’est l’inverse de la Création, c’est la destruction de l’être, sous toutes ses formes, c’est la régression, l’inversion, la dé-création. Si l’on pose en principe que l’existence des êtres multiples est un mal, comme le professe la grande tradition moniste, on ne peut bien entendu pas admettre ce point de vue qui est celui du monothéisme hébreu, judéen et chrétien, point de vue selon lequel la Création en tant que telle est bonne, ce qui est mauvais c’est la destruction de la Création.

Les gens simples, qui ne sont formés ni dans le bouddhisme, ni dans aucune autre métaphysique, sont portés, spontanément, à penser qu’en effet l’existence concrète est bonne, et que la naissance d’un enfant nouveau est une joie, que l’être est bon. Donc, du point de vue des gens simples qui n’ont été ni formés ni déformés par aucune métaphysique, le mal, c’est bien d’abîmer et de détruire les êtres qui sont.

* * *

Le mal apparaît dans l’histoire de l’Univers lorsqu’apparaissent des êtres capables de pensée et de sensibilité. On ne peut pas soutenir sérieusement qu’il y a déjà du mal dans les galaxies en voie de formation, il y a dix milliards d’années, ni dans la matière qui a précédé l’apparition des êtres vivants. On peut parler de mal lorsqu’apparaissent des personnes capables de souffrir et de connaître la mort, de l’appréhender. Le mal dans l’Univers est donc une réalité récente, puisque l’apparition des êtres capables de souffrance et de conscience est récente.

D’autre part, lorsqu’on entreprend de traiter ce célèbre et redoutable problème du mal, il ne faut pas oublier de tenir compte immédiatement du mal que l’homme fait, que l’homme commet. Si l’humanité a décidé de consacrer la plus grande partie de ses richesses à fabriquer des armes pour se détruire elle-même, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même, qui le veut ainsi, et non pas à Dieu le créateur, qui trouve certainement cette entreprise abominable, la pire de toutes celles qui ont été tentées depuis le début de l’histoire de l’humanité.

Si une partie de l’humanité meurt de faim, tandis qu’une autre souffre de diverses maladies qui résultent de suralimentation, l’homme ne peut pas non plus s’en prendre à Dieu, mais à lui-même. En Afrique, des centaines de milliers d’enfants meurent de faim, faute d’avoir seulement du lait. Nous, en Europe, nous en avons trop, nous ne savons plus quoi en faire, et les paysans sont taxés s’ils en produisent trop. Ce n’est pas la faute de Dieu, c’est la nôtre. Et ainsi de suite.

Les crimes que nous commettons nous sont imputables, et non pas à Dieu, lui justement les réprouve, ces crimes. Or si on enlève des souffrances de l’humanité tout ce qui résulte de nos crimes, de nos massacres, il reste bien une part qui ne nous est pas imputable. Mais elle est manifestement minoritaire par rapport à la masse des souffrances dont nous sommes la cause.

Lorsqu’on veut tenter de traiter le problème du mal, en opposant le fait qu’il existe du mal dans le monde, au monothéisme hébreu, judéen et chrétien, il faut se demander d’abord, nous l’avons vu, ce qu’est le mal. Et puis il faut se demander ce qu’est le monothéisme hébreu, judéen et chrétien ; en quoi il consiste. En effet, le problème du mal se présente aujourd’hui, et depuis des siècles, comme une arme de guerre contre le monothéisme, et même comme un argument massue. On estime le plus souvent que c’est un argument invincible, une difficulté insurmontable.

Fort bien. Mais puisque le problème ainsi posé existe à cause de l’antinomie supposée entre l’existence du mal dans le monde et le monothéisme, il faut examiner soigneusement les deux termes, pour voir s’il y a vraiment antinomie, opposition insurmontable, opposition si forte que si l’un des deux termes existe, alors l’autre ne peut exister. S’il y a du mal dans le monde, alors le monothéisme est impossible : tel est l’argument des adversaires du monothéisme. Or l’existence du mal dans le monde est un fait d’expérience, donc le monothéisme est impossible.

Que dit le monothéisme hébreu ? Il dit que la Création dans laquelle nous sommes présentement est une création ébauchée, commencée, entreprise, mais inachevée. On ne peut donc pas soutenir, comme le faisait l’illustre philosophe allemand Leibniz, que ce monde-ci soit le meilleur des mondes possibles, puisque précisément ce monde-ci n’est qu’un commencement de création.

Si ce monde-ci était le terme ultime de la Création, alors le problème du mal serait en effet insoluble et insurmontable. Mais il n’en est rien. Nous sommes dans une création qui est en train de se faire, mais inachevée, et l’homme est appelé à coopérer activement à cette création, non pas en détruisant ce qui existe, en massacrant, mais en portant fruit.

D’autre part, le monothéisme hébreu, judéen et chrétien prétend que la finalité de la Création, son terme ultime, ce vers quoi elle tend, n’est rien d’autre que la participation personnelle de l’être créé, capable d’une telle destinée, à la vie personnelle de l’Absolu, que les Judéens, les musulmans et les chrétiens appellent Dieu, chacun dans sa langue.

Si le but de la Création était de nous fournir à chacun une existence tranquille, avec une petite maison, un jardin, le confort, et une retraite indéfinie, alors ce serait en effet raté. Notre planète Terre est en effet soumise à des turbulences qui nous empêchent de nous y installer tranquillement et d’y trouver le repos.

Mais le monothéisme hébreu, judéen et chrétien, ne prétend pas et il n’a jamais prétendu que le but et le terme de la Création était de nous installer ici, bardés d’assurances tous risques et de sécurités sociales. Il a toujours expressément enseigné le contraire : à savoir que la condition humaine normale est celle du nomade, de l’étranger, du voyageur, car nous n’avons pas atteint notre destination, et le pire des maux, selon le monothéisme hébreu, judéen et chrétien, c’est justement de nous installer ici, ou du moins de prétendre nous installer, car la bonté de Dieu nous empêche toujours de le faire, comme elle a empêché le retour des enfants d’Israël au pays de servitude.

Lorsqu’on veut traiter ce célèbre problème du mal, il ne faut pas oublier ces divers points : Qu’est-ce donc que le mal ? Quelle est la finalité ultime de la Création ? La Création est-elle achevée ? Qui est responsable de la plus grande part du mal qui pèse sur notre humanité ? Lorsqu’on se pose sérieusement ces questions, et lorsqu’on s’efforce de les analyser positivement, d’une manière raisonnable, on découvre que le très ancien problème du mal ne constitue pas, quoi qu’en disent tant de professeurs de philosophie, une objection décisive, insurmontable, à l’encontre du monothéisme hébreu, ni en faveur de l’athéisme, ni en faveur du dualisme des gnostiques et des manichéens. Il éclaire par contre un fait que le monothéisme hébreu a toujours enseigné, à savoir que la création de l’homme est une œuvre à laquelle l’homme doit maintenant coopérer activement et intelligemment. La Création ne peut pas s’achever sans la coopération de l’homme. Par contre elle pourrait, dans notre microscopique système solaire au moins, se terminer mal par la faute de l’Homme. Mais nous savons aujourd’hui que la fin catastrophique de notre minuscule planète ne serait pas encore la fin du monde. Car après tout, dans notre Galaxie qui compte des milliards de systèmes solaires, et dans les milliards de galaxies qui constituent l’Univers, des êtres pensants ont peut-être été plus intelligents. Peut-être ont-ils préféré vivre plutôt que de se détruire.

La Voix du Nord, 4 et 5 juillet 1979.