Anna F. Lemkow
Le soi, la science et la religion

Dernièrement, j’ai réfléchi à la nature et à la signification du mot « soi », et plus particulièrement à des notions telles que le « soi », le « non soi », le « Soi » et le « SOI ». J’ai également réfléchi à la genèse des mentalités modernes prédominantes, ou « ismes », et à leur impact sur l’identité de soi. Le mot « soi » est […]

Dernièrement, j’ai réfléchi à la nature et à la signification du mot « soi », et plus particulièrement à des notions telles que le « soi », le « non soi », le « Soi » et le « SOI ». J’ai également réfléchi à la genèse des mentalités modernes prédominantes, ou « ismes », et à leur impact sur l’identité de soi. Le mot « soi » est un mot indispensable de notre vocabulaire. Il est irremplaçable en tant que préfixe dans les nombreux termes autoréflexifs — conscience de soi, connaissance de soi, etc. Il est significatif que ces termes autoréflexifs se rapportent et apparaissent dans tous les grands domaines de la pensée, c’est-à-dire la science, la religion, la philosophie et même la théosophie.

Ce qui m’est apparu clairement, c’est qu’une grande partie de l’agitation du monde moderne provient du conflit amer entre les deux domaines connus sous le nom de science moderne et de religion, et de la manière dont ils se rapportent au Soi. Le rapprochement de ces deux grands domaines serait une bénédiction pour l’humanité et, si l’on en croit les preuves, la conscience humaine évolue inexorablement, bien qu’inégalement, vers cette intégration tant recherchée.

Comment définissons-nous le soi

Dans de nombreux domaines de la connaissance, il est communément admis que la nature de notre soi est composite, c’est-à-dire que les différents éléments de notre constitution correspondent à différents niveaux de réalité et nous servent de moyen de contact avec eux.

Huston Smith, célèbre explorateur des religions comparées, présente dans son livre Why Religion Matters (Pourquoi la religion importe) un extraordinaire mandala qui dépeint cette vision universelle de la relation entre la réalité et l’identité de soi. Le mandala de Smith inclut toutes les grandes traditions religieuses : l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme, le judaïsme, l’islam et l’ensemble des religions chinoises. Le mandala indique les quatre principaux niveaux de réalité et les quatre niveaux d’identité correspondants pour chacune d’entre elles. Dans le christianisme, les quatre niveaux de l’identité de soi — corps, psychisme (mind), âme et esprit — sont respectivement corrélés à la nature, aux anges ou aux démons, au Christ et à la divinité. L’hindouisme, pour prendre un autre exemple, postule le corps grossier, le corps subtil, le corps causal et l’atma ou turiya qui correspondent respectivement à la prakriti, aux deva lokas, au Saguna Brahman (les attributs de Dieu) et au Nirguna Brahman (la divinité ultime, infinie et sans forme) — ces deux derniers niveaux de divinité reflètent respectivement le courant exotérique et le courant ésotérique que l’on trouve dans chaque religion du monde.

En ce qui concerne la nature de la réalité, Smith souligne que ses « domaines ne sont pas identiques en valeur… Étant infinie, la divinité est plus complète que Dieu… qui, à son tour, est plus important que [ce monde] » (225). Le mandala s’accorde, sans surprise, avec l’idée millénaire de la grande Chaîne de l’Être, selon laquelle la réalité est une hiérarchie de niveaux de conscience imbriqués, allant de la matière au corps, au psychisme, à l’âme et à la source divine ultime.

La doctrine de l’Anatman ou du non-soi du bouddhisme est éclairante. Elle affirme que le petit ego ou ego personnel est impermanent, qu’il n’a pas de réalité permanente et qu’il est vide de toute nature propre. John Engler, bouddhiste et psychologue de formation, affirme dans Paths Beyond Ego (Chemins au-delà de l’ego) que : « Dans les deux psychologies, le sentiment d’être le même “soi” dans le temps, dans l’espace et à travers les états de conscience est conçu comme quelque chose qui n’est pas inné dans la personnalité, qui n’est pas inhérent, mais qui évolue de manière développementale… [Il] est en fait une image intériorisée, une représentation composite, construite par unemémoire” sélective et imaginative des rencontres passées avec le monde des objets… [Il] est considéré comme étant construit à nouveau à chaque instant » (118).

Le bouddhisme mahayana, contrairement au bouddhisme theravada, tout en niant de la même manière le petit ego, affirme avec force qu’il est possible de découvrir un vrai soi, même si ce n’est qu’au terme d’une recherche intérieure prolongée et douloureuse. Robert Thurman, de l’université de Columbia (qui a étudié le bouddhisme tibétain avec le Dalaï-Lama), décrit cette découverte comme libératrice. Elle libère de la nécessité de soutenir le petit ego, cette fausse entité et ses fausses prétentions, et du besoin d’être quelqu’un au lieu d’être tout simplement. Thurman décrit le vrai soi comme étant illimité et intimement connecté à l’univers tout entier.

Lama Anagarika Govinda, un exposant talentueux du mysticisme tibétain, a déclaré dans Creative Meditation and Multi-Dimensional Consciousness (Méditation créative et conscience multidimensionnelle) : « Lorsque le Bouddha a placé l’idée de l’annata au centre de son enseignement, il a fait le pas décisif d’une vision statique à une vision dynamique du monde, d’un accent sur l’“être” à un accent mis sur le “devenir”, du concept d’un “je” (ego) immuable et permanent à la réalisation de l’interdépendance de toutes les formes et de tous les aspects de la vie et de la capacité de l’individu à se développer au-delà de lui-même et des limites qu’il s’est lui-même créées » (6).

Il est intéressant de noter que le bouddhisme et la psychanalyse contemporaine étudient tous deux le moi, mais à deux niveaux différents. L’objectif des deux est de soulager la souffrance humaine, mais pour le bouddhisme, cet objectif est la transformation radicale de la conscience, tandis que pour la psychanalyse, le but est d’éliminer la souffrance névrotique qui peut provenir, et provient souvent, de traumatismes et de distorsions vécus durant la petite enfance. Chaque système a donc sa propre méthode. Le bouddhisme prône la pratique méditative, tandis que la psychanalyse cherche à renforcer l’ego. (Paradoxalement, l’ego personnel — cette entité douteuse ou fausse — doit néanmoins être renforcé avant d’être réduit à sa plus simple expression). Les deux systèmes sont complémentaires.

Le théosophe bouddhiste Christmas Humphreys distingue trois niveaux principaux d’identité de soi dans son ouvrage Studies in the Middle Way (Études de la voie du milieu) : Atma — le SOI — qui éclaire tout et n’est la propriété de personne ; le Soi, qui passe d’une vie à l’autre — un flux continu, complexe et changeant — « un devenir, une croissance incessante, un processus sans fin de devenir ce qu’il est réellement » (47), et le soi, la personnalité qui « acquiert de l’expérience à travers les cinq sens et l’esprit, et fournit donc un atelier pour la croissance du caractère » (46). L’expérience acquise est absorbée par le Soi et est ensuite stockée dans la mémoire. Une autre façon d’interpréter cette configuration est la suivante : le SOI est à la fois l’échelon supérieur (causal) de l’échelle dans le spectre de la conscience et celui dont tous les échelons sont constitués.

Dans La Clé de la Théosophie, H.P. Blavatsky fait remarquer que le SOI ou le Soi supérieur, comme elle l’appelait, ne peut jamais être objectif, car il est Atma, qui est en réalité Brahma, l’Absolu, et ne peut être distingué de lui. Blavatsky l’appelle parfois « le Dieu qui est en nous » et « notre Père en secret ». Elle emprunte également le terme d’« âme suprême (oversoul) » au grand philosophe transcendantaliste américain Ralph Waldo Emerson. Ce terme apparaît notamment dans le Proème de la Doctrine secrète : « La Doctrine Secrète enseigne… l’identité fondamentale de toutes les Âmes avec l’Âme Suprême Universelle, cette dernière étant elle-même un aspect de la Racine Inconnue… » (13).

Ken Wilber écrit dans son livre Sex, Ecology, and Spirituality : The Spirit of Evolution: « En philosophie, une distinction générale est faite entre l’ego empirique, qui est le soi dans la mesure où il peut être un objet de conscience et d’introspection, et l’Ego pur ou transcendantal, qui est la pure subjectivité (ou le Soi observateur), qui ne peut jamais être vu comme un objet de quelque nature que ce soit. À cet égard, l’Ego pur est virtuellement identique à ce que les Hindous appellent Atman ou le Témoin pur qui lui-même n’est jamais témoin — n’est jamais un objet — mais contient tous les objets en lui-même » (227).

Les psychologies de l’Orient et de l’Occident font allusion au processus de décentrage par rapport à l’ego empirique. Wilber, un bouddhiste zen, remarque que plus nous nous décentrons de cet ego, plus nous nous approchons d’une « intuition du Divin comme étant notre propre Soi… Le soi complètement décentré est le soi qui englobe tout (comme le dirait le zen, le soi qui est non-soi) » (231).

Aujourd’hui, certains d’entre nous ont commencé à se décentrer du moi personnel ou du petit ego dans une certaine mesure. Lorsque nous prenons du recul et que nous nous observons de manière quelque peu objective, nous remarquons des émotions négatives et une préoccupation obsessionnelle pour nous-mêmes, c’est-à-dire que nous commençons à remarquer une sorte de fossé entre le je et le moi.

Certains d’entre nous ont l’impression que leur véritable identité, quelle qu’elle soit, n’est guère saisie de manière conventionnelle, par exemple par des données telles que le lieu et la religion de naissance, la couleur de la peau, le sexe, l’adresse, la profession, les affiliations et d’autres attributs personnels. En prenant mon propre exemple, je suis blanche, de sexe féminin, d’origine juive russe, citoyenne des États-Unis et du Canada, citoyenne de la planète, membre à vie de la Société théosophique, mais j’ai souvent l’impression d’être différente et aussi plus que la somme de ces attributs personnels.

Ce n’est pas, je crois, que nos particularités personnelles soient insignifiantes. Au contraire, elles sont puissantes et dynamiques. Elles constituent le sol fertile de nos incarnations actuelles. De plus, c’est la combinaison unique des attributs personnels qui rend chaque individu unique. Personne ne pourrait être confondu avec quelqu’un d’autre, quels que soient les changements de corps et d’esprit qu’il subit au cours de sa vie. Et pourtant, aucun des attributs personnels n’est absolu.

D’innombrables individus, à travers le temps et les cultures, ont rapporté avoir eu un aperçu spontané d’un Soi totalement étranger à leur histoire biographique. J’ai fait l’expérience d’un tel aperçu au moins une fois ; j’ai ressenti une unité avec tout et tout le monde, un sentiment de béatitude et d’acceptation totale de moi-même ainsi que l’acceptation et l’amour de tous les autres. Je souhaite ne pas oublier cette expérience exceptionnelle, car elle m’éclaire sur ma véritable nature.

Le rationalisme moderne : Le Soi diminué

Nous savons que l’évolution est un fait incontestable ; même si la manière dont elle s’est produite et se poursuit est controversée. Son cours semble imprévisible. Prenons l’exemple de ce qui est arrivé à la notion de Soi au cours des derniers siècles dans un passage de La passion de l’esprit occidental de l’historien Richard Tarnas : « La science a remplacé la religion en tant qu’autorité intellectuelle prééminente, en tant que définisseur, juge et gardien de la vision culturelle du monde. La raison humaine et l’observation empirique ont remplacé la doctrine théologique et la révélation scripturale comme principaux moyens de comprendre l’univers. Les conceptions impliquant une réalité transcendante étaient de plus en plus considérées comme dépassant la compétence de la connaissance humaine. Alors que le rationalisme moderne a suggéré et finalement affirmé l’homme comme l’intelligence la plus élevée ou ultime, l’empirisme moderne a fait de même pour la conception du monde matériel comme la réalité essentielle ou unique — c’est-à-dire l’humanisme séculier et le matérialisme scientifique, respectivement » (286).

L’avènement de la science moderne a marqué un tournant dans l’histoire de l’humanité en apportant une multitude de nouvelles vérités et découvertes. Dans son sillage, l’évolution de la conscience de soi a paradoxalement semblé prendre une tournure régressive — c’est-à-dire l’obscurcissement, du moins pour beaucoup et pour le moment, des niveaux transrationnels (transpersonnels, contemplatifs, mystiques) de la conscience.

Le matérialisme scientifique affirme que la matière-énergie est la seule réalité, que seule la matière existe et que la conscience n’est qu’un épiphénomène qui émerge d’une manière ou d’une autre du cerveau physique. S’il n’y avait pas de cerveau, selon cet argument, il n’y aurait pas de sensibilité ou de conscience. Le matérialisme scientifique est toujours le point de vue officiel de la science moderne, bien qu’il soit scientifiquement obsolète. Il a en effet été réfuté dès le vingtième siècle par la découverte de la nature dynamique de la matière, à partir de laquelle le cosmos a cessé de ressembler à une machine morte et a commencé à ressembler à une grande pensée ou à une matière mentale. La science ne pouvait plus prétendre connaître la matière. Le mystère s’est épaissi : même une particule subatomique peut présenter une corrélation ou une synchronisation instantanée d’événements sur de longues distances ; ce phénomène est connu sous le nom de non-localité.

Pourtant, l’autoévolution se poursuit. Aux frontières de la science, les théoriciens recherchent vigoureusement des théories unifiées, dans toutes les disciplines. Certaines théories promettent ou prétendent unifier la matière, la vie et l’esprit. Mais le point de vue matérialiste/mécaniste reste bien ancré chez de nombreux scientifiques conventionnels et d’autres penseurs de type mécaniste.

Dans un article récent paru dans la page d’opinion du New York Times, Daniel C. Dennett, le célèbre philosophe américain, affirme avec passion que si la nature présente des « conceptions ingénieuses à couper le souffle », celles-ci ont toutes, y compris le développement de l’œil, été générées par des processus qui sont eux-mêmes sans but et sans intelligence. La vision mécaniste/matérialiste longtemps inculquée, avec son rejet de la finalité dans la nature, peut apparemment produire de l’irrationalité pure et simple, même chez certains philosophes, alors qu’il est tout à fait rationnel de considérer les machines comme dépourvues de rationalité ! La nature présente en fait d’innombrables et remarquables exemples de finalité et un certain nombre d’exemples sont cités dans mon livre, The Wholeness Principle : Dynamics of Unity within Science.

Le scientisme est un « isme » largement influent lié à la science empirique que les scientifiques ne revendiquent pas nécessairement. Selon le scientisme, ce que la science ne découvre pas n’est pas vrai. Comme le remarque Huston Smith dans The Way Things Are, cette position « réduit la stature du soi humain. Les plus hauts sommets de l’humanité sont décapités, pourrait-on dire, d’un seul coup d’épée scientiste » (270). Smith qualifie le scientisme de « vision tunnel ». Il documente son omniprésence dans le monde universitaire. Wilber s’étend souvent sur ce qu’il appelle la platitude (qui reflète l’absence de dimension verticale de la conscience). La métaphore de Platon, rappelons-le, était la caverne.

Un autre « isme » que nous pouvons examiner est l’humanisme séculier. Selon Frederick Edwords, de l’American Humanist Association, dans son article intitulé « Qu’est-ce que l’humanisme ? », il existe plusieurs types d’humanisme, dont l’humanisme culturel, l’humanisme séculier et l’humanisme religieux. Tous les types d’humanisme s’appuient uniquement sur « les moyens humains pour comprendre la réalité… [ne faisant] aucune prétention à posséder ou à avoir accès à une supposée connaissance transcendante ». L’humanisme religieux, selon Edwords, considère la religion comme « fonctionnelle » (c’est-à-dire pragmatique) — elle « répond aux besoins personnels et sociaux d’un groupe de personnes partageant la même vision philosophique du monde ». « Les humanistes séculiers et religieux partagent la même vision du monde et les mêmes principes de base ». Edwords cite la définition de l’humanisme moderne de Corliss Lamont, son principal promoteur : « une philosophie naturaliste qui rejette tout surnaturalisme et s’appuie principalement sur la raison et la science, la démocratie et la compassion humaine ».

Bien que l’humanisme séculier est largement supérieur au mécanisme pur, certaines de ses composantes manquent de conscience du Soi et de son expérience transrationnelle incomparablement plus riche. Pourtant, les humanistes séculiers ou les rationalistes modernes semblent constituer la majeure partie de la population du monde occidental. De nombreux scientifiques appartiennent à cette catégorie, de même que de nombreux universitaires et libéraux.

Un autre « isme » important de notre époque est bien sûr le fondamentalisme religieux. Le fondamentalisme islamique est en train de resurgir avec force. Les fondamentalistes religieux, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, ont en commun la tendance à stigmatiser leurs opposants en les qualifiant d’apostats de la seule vraie voie. En réalité, ce phénomène profondément polarisant représente souvent une lutte tribale pour les ressources matérielles et le pouvoir plutôt que pour la religion. (Est-il cohérent pour la religion de haïr les autres par amour de Dieu ?) D’un autre côté, les spécialistes soulignent que le fondamentalisme est le pôle opposé au sécularisme et que ces deux « ismes » importants trouvent leur origine dans l’essor de la science moderne (ce qui concorderait avec le point de vue de Tarnas).

Smith, dans The Way Things Are, explique : « Les fondamentalistes voient leurs valeurs traditionnelles menacées par le sécularisme scientiste et humaniste. Bien sûr, leur façon de réagir peut être très déplaisante et très effrayante… [Pourtant], le climat de la modernité et de la postmodernité est excessivement naturaliste et scientiste, et les intellectuels libéraux ont contribué à le rendre ainsi » (158).

Le transrationalisme ou les Hauts Niveaux du Soi

Wilber fait remarquer dans son livre Sex, Ecology, Spirituality : The Spirit of Evolution, « La capacité d’aller à l’intérieur et d’examiner la rationalité permet d’aller au-delà de la rationalité… Si vous êtes conscient d’être rationnel, quelle est la nature de cette conscience, puisque celle-ci est maintenant plus grande que la rationalité ? » (258). Il souligne que toutes les traditions contemplatives commencent par la raison — avec la notion que la vérité est établie par la preuve, par l’expérience — mais « leurs enseignements, et leurs efforts contemplatifs étaient (et sont) transrationnels de bout en bout ». Ils affirment tous « qu’il existe des domaines supérieurs de conscience, d’étreinte, d’amour, d’identité, de réalité, de soi et de vérité ». Ce ne sont pas des dogmes, mais de conclusions « fondées sur des centaines d’années d’introspection expérimentale et de vérification communautaire » (265).

La raison est une faculté merveilleuse et indispensable. Avec l’expérience, elle est indispensable à la science moderne. Elle est le mode d’expression du discours philosophique. Mais si la raison est la faculté que nous utilisons pour discuter de la vérité, de la bonté, de la beauté, de l’amour et de la compassion, elle ne peut à elle seule les rendre réels dans notre vie. C’est une faculté indispensable, mais limitée. Nous n’aimons pas notre enfant, notre amant ou un ami parce qu’il est raisonnable de le faire. La raison seule ne peut ni produire une grande œuvre d’art ni comprendre l’unité avec les autres au-delà de toutes les différences.

Vers l’intégration de la science occidentale et de la religion non institutionnelle

Dans les conférences qu’il a données à Lowell en 1925, Alfred North Whitehead a déclaré : « Lorsque nous considérons ce qu’est la religion pour l’humanité et ce qu’est la science, il n’est pas exagéré de dire que le cours futur de l’histoire dépend de la décision de cette génération quant aux relations entre les deux » (181-182).

Un demi-siècle plus tôt, Blavatsky avait soulevé la même question. Comme le montrent La Doctrine secrète et Isis dévoilée, elle a entrepris la tâche redoutable de démontrer l’intercompatibilité et la complémentarité des traditions religieuses mondiales elles-mêmes, ainsi que l’harmonie de principe entre la religion (non institutionnelle ou mystique) et la science moderne. Le sous-titre de l’œuvre maîtresse de Blavatsky, La Doctrine secrète, est « La synthèse de la science, de la religion et de la philosophie ».

Heureusement, la science moderne s’est merveilleusement harmonisée au cours des dernières décennies avec les principes spirituels — sans le vouloir, bien sûr. C’est peut-être aux frontières de la science que cela est le plus évident, par opposition à sa théorie principale de l’évolution, la théorie darwiniste. La nouvelle théorie dépeint l’évolution comme un processus dynamique de création de totalité qui génère un continuum de totalités à l’intérieur de totalités plus grandes — dans le jargon scientifique, des holons à l’intérieur d’holons. (Un holon est une entité qui est à la fois un tout et une partie d’un plus grand tout ; en fait, nous ne connaissons aucun tout qui ne soit pas également une partie d’un plus grand tout). Ces théoriciens considèrent que les myriades de holons comme auto-organisés, autodifférenciés et autoévolutifs.

Grâce à ces connaissances, le mot « soi » acquiert un nouveau statut merveilleux qui reflète l’évolution de la science empirique au-delà du matérialisme et du mécanisme, au-delà de la vision du monde scientifique encore dominante de la primauté de la matière. Cette théorie considère l’évolution comme un processus vivant et dynamique dans lequel les myriades de soi (tout/partie) s’autodifférencient uniquement pour s’autotranscender au profit du prochain holon en devenir, plus vaste et plus englobant. Arthur Koestler, qui a introduit le mot holon, a fait remarquer un jour que l’unité semble être atteinte en faisant un détour par la diversité. Chaque niveau émergent transcende, mais inclut le niveau précédent. Ce sont les étapes successives de l’évolution de la conscience le long du spectre hiérarchique et universel de la conscience. Tous les holons, tous les êtres, participent en fait à un processus d’apprentissage co-créatif — tous, même les molécules, les atomes et les particules élémentaires, semblent avoir, à un certain niveau d’évolution, un esprit qui leur est propre ; rien n’est séparé de la conscience.

La lumière au bout du tunnel

Dans Le spectre de la conscience, Wilber définit l’évolution comme « le mouvement de l’Esprit, vers l’Esprit, en tant qu’Esprit, la résurrection consciente, chez tous les hommes et toutes les femmes, de l’Identité Suprême, une Identité présente depuis toujours, mais apparemment obscurcie par la manifestation par la vue limitée d’un échelon inférieur de l’échelle » (xvii).

Blavatsky a décrit l’évolution comme procédant « du dedans vers l’extérieur ». Il est regrettable que Wilber ne fasse jamais allusion à Blavatsky, mais il caractérise l’évolution de façon similaire comme un processus de « l’intérieur-et-au-delà » — elle « apporte de nouveaux dedans et de nouveaux extérieurs ». Elle fait partie intégrante, nous le voyons, du processus de « décentrement » mentionné plus haut. Dans la théosophie, et de même dans la vision intégrale du monde de Wilbur, le « dedans » reflète le postulat de l’involution comme précédent nécessaire à l’évolution. En revanche, la science ne prétend pas savoir ce qui a précédé le Big Bang. Elle parle dans le langage des théories, et non en termes de réalité transcendante. Le processus d’évolution du point de vue de la science est en fait un processus où le plus vient du moins, alors que dans la théosophie ou la philosophie pérenne, le moins vient du plus.

La pensée mécaniste/matérialiste a la vie dure, mais la science moderne, à ses frontières, a dépassé le mécanisme/matérialisme. Les principaux penseurs intégraux s’accordent à discerner des signes significatifs d’un mouvement unitif de la pensée — une évolution vers la réconciliation de la science moderne et de la religion authentique ou mystique — une sorte de renaissance spirituelle. Il suffit de penser aux dizaines d’ouvrages comparatifs et intégratifs, en particulier les livres sur le rapprochement de la science et de la religion, dont de nombreux best-sellers, qui ont été publiés au cours du dernier demi-siècle.

Les adeptes de la pensée intégrale utilisent souvent l’expression « intégration de la science et de la religion ». Cela peut sembler surprenant, car il s’agit après tout de deux recherches très différentes, utilisant deux méthodologies très différentes. Ravi Ravindra, professeur émérite de religion comparée et professeur adjoint de physique à l’université Dalhousie, au Canada, et également théosophe, explique dans Science and the Sacred qu’il s’agit d’harmoniser les aspirations scientifiques et religieuses de l’âme — le Soi, pourrions-nous dire — d’une seule et même personne. Pour Ravindra, il existe un complément essentiel entre un grand scientifique et un grand aspirant spirituel : « La préoccupation de l’aspirant spirituel de connaître le soi — à la fois le soi ordinaire et le Soi impersonnel de tout ce qui existe — et le souci du scientifique de connaître le monde » se soutiennent et se complètent mutuellement.

Ravindra remarque également : « … toutes les traditions spirituelles affirment qu’il existe de nombreux niveaux d’être et de conscience au sein d’une personne ainsi que dans le cosmos, et que le plus élevé ne peut être expérimenté que dans la partie la plus profonde de l’âme. En outre, toutes les traditions affirment qu’il existe quelque chose, appelée de façon diverse Esprit, Dieu, Allah ou Brahman, qui est au-dessus de l’esprit. Cela ne peut être compris par l’esprit ordinaire, mais peut être expérimenté par les êtres humains dont la conscience a été radicalement transformée… Dans cette perspective traditionnelle, la science doit servir l’Esprit ; sinon, elle finit par servir, presque par défaut, la tendance humaine naturelle à l’égocentrisme, qui se traduit par la violence et l’exploitation des autres humains, des cultures, des autres créatures et de la Terre » (114-115).

Références

Blavatsky, H. P. The Key to Theosophy. Covina, CA: Theosophical University Press, 1946. (tr fr La clé de la théosophie)

The Secret Doctrine. Wheaton, IL : Theosophical Publishing House, 1966. (tr fr La doctrine secrète)

Edwords, Frederick. “What is Humanism?” Washington, DC: American Humanist Association, 1989. (www.americanhumanist.org)

Gomes, Michael. Isis Unveiled. Wheaton, IL : Quest Books, 1997.

Govinda, Anagarika, Lama. Creative Meditation and Multi-Dimensional Consciousness. Madras, India: The Theosophical Publishing House, 1976. (tr fr La Méditation créatrice et la conscience multidimensionnelle)

Humphreys, Christmas. Studies in the Middle Way: Being Thoughts on Buddhism Applied. London: Curzon Press, 1984.

Lemkow, Anna F. The Wholeness Principle: Dynamics of Unity Within Science, Religion and Society. Wheaton, IL : The Theosophical Publishing House, 1995.

Ravindra, Ravi. Science and the Sacred. Wheaton, IL: Quest Books, 2000.

Smith, Huston. Why Religion Matters: The Fate of the Human Spirit in an Age of Disbelief. New York: Harper Collins, 2001.

The Way Things Are: Conversations with Huston Smith on the Spiritual Life. Edited by Phil Cousineau. Berekley, CA: University of California Press, 2003.

Tarnas, Richard. The Passion of the Western Mind. New York: Ballantine Books, 1991.

Thurman, Robert. Inner Revolution: New York: Riverhead Books, 1998.

Walsh, Roger and Frances Vaughan, editors Paths beyond Ego. New York: Jeremy P. Tarcher/Putnam, 1993.

Whitehead, Alfred North. Science and the Modern World. New York: The Free Press, 1925. (tr fr. La science et le monde moderne)

Wilber, Ken. The Spectrum of Consciousness. Wheaton, IL : Quest Books, 1993.

Sex, Ecology, Spirituality. Boston, MA : Shambhala, 1995.

_______________

Anna F. Lemkow est née à Saratov, en Russie, la ville où HPB (Helena Petrovna Blavatsky) a reçu son éducation durant son enfance. Élevée dans l’ouest du Canada, Anna a déménagé à New York lorsqu’elle a commencé à travailler pour les Nations Unies dans le domaine du développement économique et social. Théosophe de longue date et conférencière au Parlement des Religions du Monde en 1993, Anna réside toujours à New York.

Publié à l’origine dans le numéro de mars-avril 2007 de la revue Quest.

Texte original : https://www.theosophical.org/publications/quest-magazine/the-self-science-and-religion?highlight=WyJhbm5hIiwibGVta293Il0