Conférence donnée à Rome, Centre d’Études Saint-Louis-de-France, le 29 octobre 1981.
Il n’y a pas et il ne saurait y avoir de conflit réel entre les sciences expérimentales et le monothéisme, pour une raison très simple, c’est que les sciences expérimentales, en tant que telles, nous font connaître, ou du moins s’efforcent de nous faire connaître, ce qui est, ce qui est donné dans notre expérience, l’Univers physique, la matière qu’étudie le physicien, les êtres vivants, mais ne se prononcent pas sur la question de savoir comment comprendre l’existence de ce qui est.
L’astrophysique, en tant que telle, étudie, découvre et nous fait connaître progressivement la genèse et la structure, la formation et la composition, l’histoire et la constitution de notre minuscule système solaire logé dans un coin de notre galaxie ; la genèse et la structure de notre propre galaxie, constituée d’environ cent milliards d’étoiles et dont le diamètre est tel qu’un photon a besoin de cent mille ans pour la traverser, à la vitesse de la lumière qui est, comme vous le savez, de trois cent mille kilomètres à la seconde.
L’astrophysique étudie et nous fait découvrir la genèse, l’histoire et la constitution de l’ensemble des galaxies, à savoir de l’Univers entier, qui est un gaz de galaxies, c’est-à-dire un gaz dont les molécules sont des galaxies, composées elles-mêmes de milliards d’étoiles analogues ou comparables à notre soleil.
Mais l’astrophysique, en tant que telle, ne se prononce ni par oui ni par non sur la question de savoir si l’Univers est incréé, ou bien s’il est créé ; s’il est l’Être absolu, le seul Être, l’Être pris absolument, ou bien s’il est seulement quelque être, un être dépendant, un être créé.
Comme vous le savez aussi, ce sont là des questions qui relèvent d’une discipline, d’une analyse, que depuis des siècles on appelle « métaphysique », ou encore « ontologie ».
Quel que soit le terme utilisé, peu nous importe ici, ce qui est sûr, c’est que l’intelligence humaine doit répondre à la question posée, à la question qui se pose à elle et même s’impose : faut-il penser que l’Univers physique soit l’Être purement et simplement, la totalité de l’être, et donc l’Être pris absolument, ou encore l’Être absolu ? Ou bien faut-il penser que l’Univers physique dépend d’un autre, et qu’il reçoit l’être et tout ce qu’il est par un don qui est la création même ?
L’astrophysique en tant que telle ne se prononce pas sur ce point, pour une raison très simple, c’est qu’elle n’a pas compétence pour le faire. Elle n’est pas armée pour se prononcer sur cette question fondamentale. Elle n’est pas habilitée à le faire et d’ailleurs elle ne se le propose pas. Ce n’est pas là son projet. Vous pouvez consulter les traités modernes d’astrophysique. Vous n’y trouverez pas un chapitre consacré au problème posé par l’existence ou l’être de l’Univers.
L’astrophysique étudie l’histoire, la genèse, la formation, la composition, la constitution de l’Univers, qui est un ensemble de galaxies, et l’histoire, la genèse, la formation et la constitution de ces sous-ensembles, que sont les galaxies. Mais elle ne se prononce pas sur la question métaphysique de savoir comment comprendre Y existence de l’Univers. Ce n’est pas là son objet.
Or la pensée humaine, depuis qu’elle existe, à notre connaissance du moins, et aussi haut, aussi loin que nous remontions dans son histoire, aussi loin que les textes les plus anciens nous permettent de l’atteindre, la pensée humaine s’est toujours posé la question de l’existence même de l’Univers. Bien entendu, nous venons de découvrir — et les Anciens ne savaient pas — que l’Univers est, aussi grand et aussi vieux. Les Anciens s’imaginaient que l’Univers se réduit ou se limite à notre seul système solaire, ce qui fait sourire aujourd’hui un astrophysicien. Mais les Anciens se sont toujours demandé comment comprendre l’existence de cet univers.
Sur ce point, il n’y a pas trente-six solutions possibles. Il n’y en a en réalité que quelques — unes, en tout petit nombre.
Une très ancienne et très vénérable tradition métaphysique, dont on trouve l’expression dans l’Inde ancienne, enseigne que l’Univers physique est une apparence, une illusion, un songe ou un cauchemar. Seul le Brahman existe. Le Brahman est Un. Tout le reste est illusion. La multiplicité des êtres est une illusion, une apparence, et nous-mêmes qui nous croyons des êtres singuliers, individuels, personnels, distincts les uns des autres, en réalité nous sommes le Brahman et le Brahman est unique. « Cela, à savoir l’Être absolu et unique, tu l’es, toi aussi » — tel est le refrain d’une très vieille Upanishad qui remonte sans doute au VIIe siècle avant notre ère.
Dans ce cas et dans cette hypothèse, le problème posé par l’existence ou l’être de l’Univers physique disparaît, se dissipe, puisque l’Univers physique, l’Univers du multiple, n’est qu’une illusion ou une apparence.
Ce qui reste à comprendre dans cette hypothèse, dans cette métaphysique, c’est l’existence même de cette illusion et de cette apparence. Comment comprendre que l’Être absolu et bienheureux, le Brahman, — ou l’Un de Plotin, ou l’unique Substance de Spinoza, ou l’unique Volonté du philosophe allemand Arthur Schopenhauer, — se soit livré lui-même à l’illusion, au monde de l’illusion, de la douleur, du souci, du devenir et de l’apparence ? Car si ce n’est pas lui, qui est-ce donc, puisqu’en réalité il est le seul Être et nous n’en sommes que des modifications ?
Une autre grande, ancienne et vénérable tradition métaphysique adopte le point de vue exactement inverse. On en trouve l’expression tout au début de l’histoire de la philosophie grecque, au VIe et au Ve siècles avant notre ère.
Selon cette autre tradition métaphysique, l’Être, l’Être absolu, l’Être par excellence, le seul Être, c’est l’Univers physique lui-même. Il est parce qu’il est divin. Les astres sont des substances divines, qui échappent à la genèse et à la corruption. L’Univers est éternel dans le passé, éternel dans l’avenir. Il ne connaît ni commencement, ni genèse, ni évolution, ni histoire, ni vieillissement, ni usure. Il est l’Être lui-même, il est divin. Son existence ne fait pas question, elle ne fait pas problème, puisqu’on a posé à priori qu’il est l’Être même, l’être nécessaire et divin.
Cette vieille tradition métaphysique se perpétue depuis plus de vingt-cinq siècles. On la retrouve, à peine modifiée, par exemple chez le philosophe allemand Karl Marx, chez son ami Friedrich Engels, et chez les disciples Lénine, Staline, le président Mao. L’Univers est l’Être, il est le seul Être, la totalité de l’Être. Il ne saurait donc avoir commencé. Il ne saurait s’user ni vieillir. Il est infini et éternel dans le passé comme dans l’avenir.
Une troisième tradition métaphysique apparaît à notre connaissance, avec une tribu ou un ensemble de tribus d’Araméens nomades qui émigrent et quittent Ur de Sumer vers le XXe ou le XIXe siècle avant notre ère. Selon ce petit peuple hébreu qui se forme et se développe depuis cette migration initiale, l’Univers physique existe objectivement, réellement et indépendamment de la conscience de l’Homme qui le connaît. L’Homme, d’ailleurs, vient d’apparaître dans l’Univers physique qui existait avant lui. Par conséquent la pensée hébraïque n’appartient pas à la grande tradition idéaliste qui se développe à partir des plus anciennes métaphysiques de l’Inde ancienne, dont on trouve l’expression dans les vieilles Upanishad. Mais d’autre part, la pensée hébraïque, dans sa tradition et dans son développement, enseigne constamment que l’Univers physique, qui existe bel et bien, qui existe objectivement, n’est pas l’Être absolu ni la totalité de l’Être. La pensée hébraïque distingue soigneusement l’Être absolu et l’être du monde, de l’Univers physique. La pensée hébraïque a fait quelque chose d’étonnant à partir du XIXe siècle avant notre ère : elle a dédivinisé, désacralisé l’Univers physique et la Nature. Alors que toutes les civilisations environnantes divinisaient l’Univers, les astres, le soleil, la lune, les étoiles, les forces naturelles, la nature et même les rois, le pharaon, le roi de Sumer ou de Babylone, alors que les philosophes grecs les plus éminents, comme par exemple Platon ou Aristote et beaucoup plus tard Plotin, affirmaient et enseignaient que les astres sont des substances divines qui échappent à toute genèse et à toute corruption, — le minuscule peuple hébreu, lui, a osé dire et enseigner, et cela d’une manière constante, que l’Univers physique n’est pas divin, que rien de l’Univers n’est divin ; que les astres, le soleil, la lune et les étoiles ne sont pas des substances divines. Ce sont seulement, nous dit le texte qui ouvre aujourd’hui la vieille Bible hébraïque, des lampadaires. Les forces naturelles ne sont pas divines. Jamais le peuple hébreu n’a divinisé son roi. Bref, le peuple hébreu a complètement dédivinisé l’ensemble du Réel donné dans notre expérience, l’Univers physique et tout ce qu’il contient, et dès lors la question se posait, ou même s’imposait : comment comprendre l’existence de cet Univers qui n’est pas, contrairement à ce qu’enseignèrent les philosophes grecs, l’Être absolu, l’Être pris absolument, l’Être divin ? Si l’Univers n’est pas l’Être absolu, comment existe-t-il ? Les Hébreux prétendent que l’Être absolu est distinct de l’Univers, autre que l’Univers, et que l’Univers est autre que l’Être absolu. Alors que pour toute la grande tradition matérialiste qui prend son point de départ dans la plus ancienne philosophie grecque, il n’y a qu’une seule sorte d’être, qui est l’être du monde physique, pour les Hébreux nomades installés au pays de Canaan par couches successives, à partir sans doute du XIXe siècle avant notre ère, — il faut distinguer soigneusement deux sortes d’être : l’être de l’Être absolu, de Celui qui peut dire de lui-même : mon nom propre, c’est JE SUIS, — et l’être du monde physique, de l’Univers de notre expérience.
Les Hébreux nomades installés au pays de Canaan ont proposé, pour rendre raison de l’existence de l’Univers physique qui existe mais qui ne se suffit pas, car il n’est pas l’Être absolu, — ils ont proposé une théorie que l’on ne trouve pas dans la tradition de la pensée de la Chine antique, ni de l’Inde ancienne, ni de la première philosophie grecque. Ils ont proposé la théorie de la création. « L’Univers existe objectivement, réellement, indépendamment de la conscience humaine qui le connaît, mais il ne se suffit pas, il n’est pas l’Être absolu. Il commence d’exister par le don créateur, le don de la création. Il n’est pas issu de la substance divine. Il n’est pas non plus fabriqué à partir d’un Chaos originel et incréé comme c’est le cas dans les plus antiques cosmogonies égyptiennes, assyro-babyloniennes, cananéennes, et puis grecques. Chaque être commence d’exister par le don créateur de Dieu qui est, lui, et lui seul, l’Être absolu.
Voilà donc trois grandes traditions métaphysiques qui s’efforcent, depuis bientôt trente siècles, de rendre compte de l’existence de l’Univers ou du moins de la penser. Je ne sais pas s’il existe encore d’autres traditions métaphysiques, ou d’autres solutions métaphysiques réelles ou possibles à ce problème. Je connais des variations autour de ces trois solutions fondamentales mais, pour ma part, je ne connais pas un quatrième type fondamental et original de solution à ce problème.
Quoi qu’il en soit de ce point, nous revenons à notre propos. L’astrophysique est une science expérimentale moderne qui nous permet de découvrir quelle est la taille, quel est l’âge, quelle est l’histoire, quelle est la genèse et quelle est la composition, ou la constitution, de l’Univers physique. Mais elle ne répond pas à la question posée par l’existence même de l’Univers, car elle ne se propose pas, en tant que telle, de traiter ce problème, qui est un problème proprement métaphysique.
Le monothéisme hébreu, juif et chrétien, plus tard le monothéisme musulman, répond à cette question métaphysique. Le monothéisme comporte donc une théorie métaphysique de l’être et du monde. Il prétend, nous l’avons vu, que l’Univers physique existe objectivement, réellement, indépendamment de l’homme qui le connaît. L’Univers physique n’est pas une illusion ni une apparence. Mais l’Univers n’est pas l’Être absolu, il ne se suffit pas. Il reçoit l’être par le don de la création.
Telle est la thèse monothéiste, commune au judaïsme, au christianisme et à l’islam.
L’Église catholique, qui a son centre d’autorégulation à Rome, pense, et elle l’a défini solennellement au premier concile du Vatican en 1870, que cette question métaphysique, à savoir la question posée par l’être même de l’Univers, est une question qui relève en droit de la connaissance rationnelle. La raison humaine, l’intelligence humaine, à partir de l’expérience objective scientifiquement explorée, peut répondre à cette question avec certitude. La distinction entre l’Univers physique et l’Être absolu qui est incréé, l’existence même de l’Être absolu incréé et distinct de l’Univers, et créateur de l’Univers physique, peut être connue avec certitude par l’analyse rationnelle, fondée dans l’expérience objective.
L’Église a défini ce point en 1870, mais elle l’a toujours pensé puisqu’on trouve l’expression de la thèse, de la même doctrine, tout au début de la lettre de l’apôtre Paul adressée vers 57 aux chrétiens de la jeune Église de Rome. Les Pères de langue grecque, les Pères de langue latine, les plus grands Docteurs du Moyen Âge, professent cette même doctrine : l’existence de Dieu incréé et créateur peut être connue avec certitude par l’analyse de l’intelligence, à partir de l’expérience, indépendamment de la révélation. Ce qui signifie que la création physique manifeste et fait connaître Celui qui est son créateur, comme les cantates de Jean-Sébastien Bach font connaître l’existence et même quelque chose de l’essence de celui qui fut leur auteur.
La différence, c’est que dans le cas de Jean-Sébastien Bach, il n’est plus actuellement le créateur ou le compositeur de ses cantates. Tandis que Dieu est actuellement le créateur et le compositeur de l’Univers qui n’existe et qui ne continue d’exister que par le fait qu’actuellement, aujourd’hui, en ce moment même, Dieu continue de lui donner l’être, l’existence et tout ce qu’il est. Non seulement Dieu continue de donner l’être à tout ce qui existe, mais de plus il crée continuellement du nouveau, des êtres nouveaux qui n’existaient pas auparavant. En ce moment même, des êtres nouveaux qui n’existaient pas auparavant commencent d’exister. Ils viennent d’être créés à l’instant.
L’autre différence, c’est qu’une cantate de Bach est certes une composition, mais ce n’est pas un être au sens métaphysique du terme, ce n’est pas une substance. Tandis que Dieu, lui, crée des êtres qui sont des substances.
Une troisième différence, c’est que nous ne savons pas exactement dans quelle mesure Jean-Sébastien Bach crée seul la musique qu’il compose ; dans quelle mesure ce n’est pas le Créateur incréé lui-même qui opère en lui et qui l’inspire, en sorte que Jean-Sébastien Bach serait, dans cette hypothèse, plutôt coopérateur que créateur à proprement parler.
L’Église de Rome pense donc que la question métaphysique posée relève bien de l’analyse métaphysique, de l’analyse rationnelle, et non d’un assentiment aveugle. L’intelligence humaine peut, indépendamment de la Révélation, parvenir à retrouver la vérité de la proposition métaphysique qui se trouve en effet contenue, enseignée, inscrite dans les vieux livres hébreux.
De quelle manière les sciences expérimentales modernes interviennent-elles dans cette grande bataille philosophique qui dure depuis au moins trente siècles et qui porte sur l’existence même de l’univers ?
Les sciences expérimentales, et ici principalement l’astrophysique, la physique cosmique, la physique tout court, nous ont appris au XIXe et au XXe siècles que tout dans l’Univers a commencé d’être, ou d’exister, et que tout dans l’Univers est en régime d’usure et de vieillissement irréversible.
C’est très exactement la thèse inverse de celle que soutenait au IVe siècle avant notre ère le philosophe grec Aristote qui est si cher au cœur des thomistes. Aristote, nous l’avons déjà rappelé, enseignait que les astres sont des substances divines qui échappent à la genèse et à la corruption, à la genesis et à la phtorah. Il enseignait que l’Univers est un système divin, sans commencement, sans histoire, sans évolution, sans genèse, sans possibilité de corruption, sans usure, sans vieillissement, sans fin, et qui se meut sur lui-même éternellement d’une manière cyclique.
C’était la thèse de la plus ancienne philosophie grecque connue : l’Univers est l’Être pris absolument ou l’Être absolu, parce qu’il est divin. On ne se demande pas comment comprendre l’existence de l’Être pris absolument. Et par conséquent l’idée même de création n’apparaissait pas, et ne pouvait pas apparaître à l’horizon d’une pensée qui avait posé en principe et au départ que l’Univers est divin.
Si l’Univers est divin, s’il est l’Être lui-même pris absolument, alors il ne saurait avoir commencé. L’Être absolu, en effet, ne commence pas d’exister. Il ne saurait non plus se développer, ni évoluer, ni s’enrichir, ni devenir autre et plus qu’il n’est : l’Être absolu n’est pas en genèse. Enfin il ne peut pas s’user, il ne peut pas vieillir, car l’Être absolu ne peut pas vieillir.
Les sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la Nature ont établi au XIXe et au XXe siècle avec certitude que l’Univers est un système historique, évolutif, en régime de genèse ou d’évolution depuis au moins dix-huit milliards d’années. Ce sont les datations les plus récentes dues à l’astrophysicien Sandage. L’Univers est un système dans lequel nous voyons la matière se former, se composer progressivement, depuis les origines. Nous assistons à la genèse d’une centaine d’espèces physiques. Nous assistons à la genèse des étoiles, à la genèse des galaxies qui constituent et qui peuplent l’Univers physique. Nous savons depuis le début du XXe siècle que c’est à l’intérieur des étoiles que s’effectue la synthèse, la composition des noyaux lourds. Nous assistons, depuis un peu plus de trois milliards d’années, à la genèse des molécules complexes qui entrent dans la composition, dans la constitution des êtres vivants. Nous assistons à l’histoire de la genèse des types de vivants, les grands groupes zoologiques, les millions d’espèces d’êtres vivants. Nous savons que chaque invention aussi bien physique que biochimique ou biologique a un âge, une date assignable. Nous savons que tout se fait, que tout s’invente progressivement et par étapes dans l’histoire de l’Univers et de la Nature. Nous savons que l’Univers n’était pas, il y a dix ou quinze milliards d’années, ce qu’il est aujourd’hui. Les astrophysiciens nous exposent aujourd’hui tranquillement et sans sourciller le premier quart d’heure de l’histoire de l’Univers, les trois premières minutes, fraction de seconde par fraction de seconde. Ils nous montrent, ils nous enseignent que même l’atome d’hydrogène, qui est pourtant le plus simple, n’est pas absolument premier dans l’histoire de la genèse de l’Univers physique. Un rayonnement plus simple encore le précède.
Tout ce que nous enseignent les sciences expérimentales, depuis un siècle surtout, va exactement à l’encontre de ce qu’enseignaient les plus anciens philosophes grecs, en cosmologie, Aristote y compris. L’univers est un système dans lequel tout commence d’exister ; chaque structure physique, chaque composition biochimique, chaque message génétique nouveau, a une date de naissance assignable. Tout commence et l’ensemble que constitue l’Univers est comparable à une symphonie en train d’être composée depuis au moins dix-huit milliards d’années. Toutes les compositions physiques, chimiques, biochimiques et biologiques commencent dans l’histoire de l’Univers ; et toutes, elles sont essentiellement fragiles, décomposables, soumises à un principe d’usure, de vieillissement et de dégradation que l’on appelle le second Principe de la Thermodynamique ou Principe de Carnot-Clausius. Il n’existe pas de structures physiques, de structures ou de compositions chimiques ou biochimiques, de systèmes biologiques inusables dans l’Univers et dans la Nature, de systèmes qui échappent à l’usure et au vieillissement.
Tout dans la Nature et dans l’Univers est soumis à la genèse et à la corruption, y compris notre soleil et toutes les étoiles de notre galaxie et toutes les étoiles de toutes les galaxies de l’Univers. Notre soleil s’épuise à transformer son stock d’hydrogène en hélium, et lorsqu’il aura fini de transformer son hydrogène en hélium, il sera une étoile morte, une naine blanche, avant d’exploser comme cette étoile que nous discernons au centre de la nébuleuse du Crabe observée par les astronomes chinois en l’année 1054.
Ainsi donc les sciences expérimentales à leur tour ont dédivinisé ou désacralisé l’Univers physique, les astres et les forces naturelles. Le soleil, contrairement à ce que supposaient les anciens philosophes grecs, n’est pas une substance divine qui échappe à la genèse et à la corruption : il est simplement une masse d’hydrogène qui se transforme irréversiblement en hélium, avec une perte de masse par émission de photons, que le jeune Albert Einstein avait appelés Lichtquanten dès 1905.
Si le soleil était éternel comme l’avait supposé Aristote, alors il aurait transformé son stock d’hydrogène en hélium depuis une éternité, et donc, depuis une éternité, il n’y aurait plus de soleil. La proposition : le soleil est éternel est une proposition qui est physiquement dépourvue de sens. Elle peut se dire, elle peut se prononcer, mais elle n’a pas de sens si l’on considère la réalité objective, c’est-à-dire la réalité physique constituée par le soleil.
Le même raisonnement s’applique à toutes les étoiles de notre galaxie. Si notre galaxie était éternelle dans le passé, depuis une éternité toutes les étoiles qui la constituent auraient transformé leur stock d’hydrogène en hélium, et donc depuis une éternité notre galaxie serait constituée ou composée d’étoiles mortes. Le même raisonnement enfin s’applique à l’Univers entier. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, en cette fin du XXe siècle, il se trouve bien des philosophes qui continuent d’enseigner ou de professer, comme les anciens philosophes grecs, l’éternité de l’Univers. Mais personne ne sait plus, physiquement, comment cela pourrait se penser. Personne ne voit même comment on pourrait l’imaginer.
Les sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la Nature, ayant dédivinisé l’Univers, lui ont par là même ôté ce caractère, cet attribut, cette qualification ontologique que les anciens philosophes grecs lui avaient surajouté. Les plus anciens philosophes grecs avaient supposé, à la suite des plus anciennes théologies helléniques, que l’Univers est divin, que le soleil, la lune, les étoiles, sont des divinités. Ils avaient donc été conduits à attribuer à l’Univers physique des caractères ou des prédicats métaphysiques qui sont ceux qui conviennent à l’Être absolu : à savoir la suffisance ontologique, l’éternité dans le passé et dans l’avenir, l’incorruptibilité, l’inusabilité. L’idée de création, nous l’avons vu, ne pouvait pas se présenter à l’horizon de leur pensée, puisqu’ils avaient décidé au départ que l’Univers est divin. S’il est divin, alors il est l’Être lui — même, l’Être absolu. L’Être absolu n’a pas besoin de création, il n’a pas besoin de créateur.
C’est ainsi ou à peu près que de nos jours encore, en plein XXe siècle, raisonne le philosophe allemand Martin Heidegger, mort il y a peu d’années. Il part du présupposé des plus anciens philosophes grecs, à savoir que de l’être, il n’y a qu’une seule sorte. Il récuse à priori et sans examen, sans analyse critique, l’hypothèse hébraïque. Il la rejette à priori hors du champ de l’analyse philosophique. Il prétend, il affirme que l’idée de création ne concerne pas, n’intéresse pas l’analyse philosophique.
Si l’Univers est divin comme le pensaient les plus anciens philosophes grecs, alors ce que dit Heidegger est vrai. Alors l’idée hébraïque de création n’a pas de sens ni de raison d’être. Mais si l’Univers est ce que nous enseignent les sciences de l’Univers et de la Nature, à savoir un système physique en régime de genèse, de composition ou d’évolution depuis au moins dix-huit milliards d’années, un système dans lequel chaque composition physique, chimique, biologique est essentiellement fragile et soumise au vieillissement et à l’usure, alors la question se pose de nouveau et elle se pose d’une manière plus forte que jamais. Comment comprendre le commencement d’être de ce qui commence d’exister ? Comment comprendre le commencement de l’énergie physique initiale que les astrophysiciens nous décrivent dans les premières fractions de seconde de l’Univers ? Comment comprendre le commencement de chaque composition physique nouvelle ? Le commencement des étoiles, le commencement des galaxies ? Comment comprendre, sur nos obscures planètes, le commencement de ces compositions physiques que sont les molécules, et le commencement de ces molécules géantes qui portent ou qui supportent le message génétique qui va commander à la construction, à la formation, à la genèse du premier vivant monocellulaire ? Comment comprendre, au cours de l’histoire naturelle des espèces, le commencement de chaque nouveau message génétique, qui n’existait pas auparavant, et qui commande à la construction de chaque nouveau système biologique, qui n’existait pas, lui non plus, auparavant ? Comment comprendre le commencement de chaque nouveau groupe zoologique, de chaque nouvelle espèce ? Comment comprendre, dans l’histoire de l’Univers, ce commencement constant et continué, par étapes, de nouveaux ordres de réalité ?
On ne peut pas prétendre qu’un nouvel ordre de réalité, dans l’histoire de l’Univers, s’explique par celui qui le précède, car précisément un nouvel ordre de réalité, par exemple l’apparition du premier être vivant, est une nouveauté et il n’y avait rien de tel auparavant. On ne peut pas expliquer l’apparition du premier message génétique qui commande à la genèse, à la formation, à la constitution du premier être vivant monocellulaire, par ce qui précède, précisément parce que auparavant il n’y avait pas de message génétique contenant cette information. On ne peut pas prétendre expliquer ou comprendre la genèse d’un nouveau groupe zoologique, par les groupes zoologiques antérieurs, précisément parce que le message génétique qui commande à la constitution du nouveau groupe zoologique, contient des informations qui n’existaient pas auparavant dans la nature. Il y a objectivement genèse d’information, création d’information, et communication d’une nouvelle information.
On ne peut pas non plus prétendre expliquer la genèse des nouveautés dans l’histoire de l’Univers et de la Nature en faisant appel au néant, en prétendant que la nouveauté d’être sort ou surgit du néant absolu. Cela est impensable car le néant est stérile, il ne produit rien du tout, car il n’est rien.
Il faut donc bien reconnaître, objectivement, et que cela nous plaise ou non, que l’Univers dans son histoire est un système qui reçoit de l’information, et de l’information nouvelle, constamment. Il est donc bien comparable à une symphonie en train d’être composée, depuis quelque dix-huit milliards d’années, symphonie dont nous n’avons aucune raison de penser qu’elle soit achevée, symphonie composée ou constituée non pas de compositions musicales mais de compositions physiques, chimiques, biochimiques, biologiques, finalement composée d’êtres qui sont des substances, des psychismes et bientôt des personnes.
Nous avons donc vu que l’astrophysique en tant que telle ne se prononce ni par oui ni par non sur la question de savoir si l’Univers est créé ou s’il est incréé, s’il est l’Être absolu et suffisant ou s’il ne l’est pas, parce que ce n’est pas son domaine, ce n’est pas son objet.
En tant que telle elle ne peut donc pas entrer en conflit avec le monothéisme hébreu, juif et chrétien, qui affirme, lui, que l’Univers n’est pas l’Être absolu mais qu’il est dépendant, c’est-à-dire créé.
Par contre, si elle ne se prononce pas par elle-même sur cette question métaphysique, tout simplement parce qu’elle n’est pas une métaphysique, l’astrophysique fournit des éléments et des données objectives, expérimentales et incontestables, pour traiter le problème métaphysique. Elle fournit les bases, les bases nouvelles pour l’analyse. Et les données expérimentales qu’elle fournit ne vont certes pas dans le sens des affirmations ontologiques des plus anciens philosophes grecs. Elles vont à rencontre de ces affirmations, et une analyse rationnelle objective fondée sur la réalité que nous découvrent les sciences de l’Univers et de la Nature, s’oriente exactement en sens inverse de la direction prise par les fondateurs de philosophie grecque, Anaximandre, Parménide, Xénophane, Héraclite, et tous ceux qui ont suivi.
Si maintenant brièvement nous nous tournons vers la physique moderne, nous constatons que les physiciens s’efforcent de découvrir et de nous dire quelle est la constitution, quelle est la composition, quelle est l’histoire aussi de ce qu’ils appellent matière, car maintenant, depuis le XXe siècle, nous savons qu’il existe une histoire de la matière, ce que nos ancêtres ne soupçonnaient même pas.
Mais bien évidemment la physique en tant que telle ne se prononce ni par oui ni par non sur la question de savoir si la matière est créée ou incréée.
Elle ne se prononce pas sur cette question, mais elle nous fournit elle aussi des éléments, des données objectives pour la traiter, si toutefois nous voulons, contrairement aux disciples de Nietzsche et de Heidegger, tenir compte de la réalité objective pour traiter les problèmes métaphysiques.
La physique moderne ne répond pas à la question de savoir ce qu’est la matière, ni à la question de savoir comment comprendre l’existence et l’évolution de la matière : ce sont là des questions métaphysiques. La physique moderne nous renseigne progressivement sur la constitution, la composition et l’histoire des compositions de ces structures physiques que l’on appelle, faute de mieux, de la matière.
Le terme n’est pas très bien choisi, et d’ailleurs il n’a pas été choisi du tout. Il s’est imposé par l’histoire. Vous savez que le concept de matière a changé de sens plusieurs fois depuis les origines de la philosophie grecque, depuis Aristote, depuis les grands scolastiques, en passant par Descartes, et avant de parvenir à la physique moderne.
Vous savez par exemple que pour Aristote, ce qu’il appelait matière, hylè en grec, ce n’est pas une chose, ce n’est pas une réalité concrète. C’est une fonction, la fonction d’une multiplicité quelconque qui est intégrée dans un ensemble informé d’ordre supérieur. Une multiplicité quelconque d’éléments est matière par rapport à la synthèse ultérieure dans laquelle elle est intégrée. Les physiciens d’aujourd’hui, les chimistes, les biochimistes, appellent généralement matière les compositions physiques elles-mêmes, par exemple les atomes, les molécules, les macromolécules, qui sont des compositions informées et qu’Aristote n’aurait donc pas appelées de la matière. Mais laissons ce point qui est mineur pour notre exposé.
La biologie fondamentale nous découvre quelle est la structure, la composition, la constitution et le fonctionnement des systèmes biologiques, depuis les plus simples, les monocellulaires, jusqu’aux plus complexes. Elle nous enseigne aussi l’histoire de la composition des systèmes biologiques exactement comme l’astrophysique nous enseigne la composition, les compositions cosmologiques et l’histoire de ces compositions.
Les sciences modernes, contrairement à ce qu’on imaginait encore au XIXe siècle, sont donc toutes devenues des sciences historiques, puisqu’elles étudient toutes une réalité, l’Univers et la Nature, qui est une réalité en régime de genèse.
Mais la biologie en tant que telle, une fois de plus, ne se prononce ni par oui ni par non sur la question de savoir comment comprendre l’existence même du premier message génétique qui commande à la constitution du premier être vivant apparu sur notre planète. Elle ne répond pas à cette question parce qu’elle ne sait pas la traiter. Elle constate l’apparition, il y a environ trois milliards cinq cents millions d’années, des premiers êtres vivants monocellulaires. Elle imagine à partir de quelles molécules plus simples, les molécules complexes qui entrent dans la constitution du monocellulaire sont composées. Elle retrace l’histoire hypothétique de cette composition progressive, et elle fait bien. Mais elle ne sait pas répondre à la question posée : comment comprendre l’existence d’un nouveau message génétique, qui commande à la construction d’un être vivant nouveau, qui est déjà un psychisme ?
Car tout système biologique est un psychisme. Cela dit en passant contre Descartes qui prétendait le contraire. Un être vivant, un organisme vivant, est toujours un psychisme, rudimentaire dans le cas du monocellulaire, mais psychisme authentique. Le psychisme ne se surajoute pas à l’organisme vivant comme une chose à une autre chose. Un organisme vivant est un psychisme ou, si l’on préfère parler latin plutôt que grec, une âme vivante.
Pour chaque nouveau système biologique qui apparaît au cours du temps, au cours de l’histoire naturelle des espèces, la même question exactement se présente à nouveau : comment comprendre l’existence, ou l’apparition, de ce nouveau message génétique qui commande à la construction d’un nouveau système biologique qui n’existait pas auparavant, à la genèse d’un nouveau type d’animal qui n’existait pas auparavant ?
La biologie en tant que telle ne répond pas à cette question et elle ne le peut pas parce que les questions suscitées par l’apparition d’une nouveauté d’être ne relèvent pas de la compétence d’une science expérimentale qui connaît ce qui est donné dans l’expérience, mais ne peut pas fournir la raison d’être de l’apparition d’une nouveauté dans l’expérience.
Comprendre l’apparition du nouveau, de l’inouï, dans l’expérience, cela relève d’une analyse rationnelle que vous appellerez comme vous voudrez, mais que l’on peut appeler analyse métaphysique ou analyse ontologique.
La biologie ne fait pas par elle-même cette analyse, car elle n’est pas armée pour cela, mais elle fournit les éléments, les données objectives sur lesquelles doit se fonder l’analyse, si toutefois l’on admet, ce qui n’est pas le point de vue des disciples de Hegel, de Nietzsche ou de Heidegger, que l’analyse rationnelle, l’analyse métaphysique, doit bien se fonder sur la réalité objective découverte progressivement par les sciences expérimentales.
Que nous enseigne la biologie, qui a une importance souveraine pour l’analyse métaphysique ?
Elle nous enseigne d’abord, depuis une cinquantaine d’années, que toute création d’un être vivant nouveau dans la nature, dans l’histoire naturelle des espèces, provient et procède d’un nouveau message génétique. L’information est première. La création d’un nouveau système biologique inédit, c’est tout d’abord la création de nouveaux gènes, d’un nouveau chapitre génétique, la communication d’un nouveau message génétique inédit. C’est le message inscrit dans les molécules géantes qui le portent, c’est le message qui commande à la construction du système biologique nouveau, à la construction de l’organisme ; non seulement à la construction, mais aussi au fonctionnement, à la vie même de l’être vivant. Le message est toujours premier.
L’information est première encore dans la genèse de l’être nouveau qui est conçu en ce moment même. Ce sont deux messages génétiques, qui, en se combinant, donnent naissance à ce nouveau message inédit, original, qui va commander à la genèse de l’être vivant qui commence d’exister. L’information initiale est inscrite dans des molécules géantes dont la masse physique est de quelques millionièmes de milligrammes : de l’information à l’état pur, quasiment. Et, chose plus étonnante encore, découverte par les généticiens, dans cette molécule géante qui est comme une bibliothèque et qui contient toutes les informations requises, toutes les instructions pour construire un être vivant nouveau, les atomes entrent et sortent. Il y a renouvellement constant et incessant de la matière. Seul le message subsiste.
La biologie nous enseigne ensuite que les messages génétiques qui commandent à la construction des êtres vivants au cours de l’histoire naturelle des espèces, apparaissent dans un certain ordre, qui va du simple au complexe, depuis les messages génétiques les plus simples qui commandent à la genèse et au développement des systèmes biologiques monocellulaires, jusqu’aux messages génétiques qui commandent aux systèmes biologiques les plus complexes, les plus différenciés, les plus céphalisés, c’est-à-dire les derniers apparus dans l’histoire naturelle.
L’histoire de la nature va donc objectivement et réellement du simple au complexe, aussi bien si l’on considère l’histoire de la matière qu’étudie la physique, que l’histoire des compositions moléculaires qu’étudie la biochimie, ou encore l’histoire naturelle des êtres vivants qu’étudient le zoologiste et le paléontologiste.
Autrement dit, et objectivement, l’Univers est un système dans lequel l’information augmente au cours du temps. Jamais l’Univers seul ne peut se donner à lui-même une information nouvelle qu’il ne possédait pas auparavant. Il faut donc bien supposer que l’Univers est un système historique, évolutif, épigénétique et non préformé, qui reçoit constamment de l’information créatrice nouvelle, puisque, comme nous l’avons vu, toujours dans l’histoire de l’Univers et de la Nature, la création d’un être nouveau résulte d’une nouvelle information qui est communiquée.
La théorie scientifique — je dis bien scientifique — de l’évolution, qu’il s’agisse de l’évolution cosmique, de l’évolution de l’Univers tout entier ; — de l’évolution physique, de l’évolution de la matière, et donc de la genèse de la matière ; — ou encore de l’évolution biologique, à savoir l’histoire naturelle des groupes zoologiques et des espèces de vivants, — la théorie scientifique de l’évolution en tant que telle ne s’oppose donc pas au monothéisme hébreu, juif et chrétien. Elle nous enseigne tout simplement que la réalité cosmique, physique, biologique est depuis au moins dix-huit milliards d’années en régime de genèse progressive. Elle ne dit pas qu’il n’y a pas création. Au contraire elle nous montre la création en train de se faire depuis au moins dix-huit milliards d’années.
Il faut distinguer en effet soigneusement entre la théorie scientifique de l’évolution, prise en son sens le plus large, — évolution de l’Univers, de la matière et de la vie, — et une métaphysique de l’évolution qui prétendrait que l’Univers se suffît, qu’il se développe tout seul, qu’il se donne à lui — même ce qu’il ne possédait pas, que la matière seule se donne à elle-même les informations qu’elle ne possédait pas auparavant.
La théorie scientifique de l’évolution signifie simplement que l’Univers n’est pas un système statique et éternellement préformé, comme l’avaient imaginé les Anciens, en l’occurrence les Grecs. Nous venons de découvrir que l’Univers est un système historique, c’est-à-dire un système en régime de genèse continuée, ou de création continuée.
Cela n’est pas contraire à la doctrine de la création. Cela permet au contraire de la redécouvrir, de la voir se réaliser depuis dix-huit milliards d’années.
Une métaphysique de l’évolution qui affirmerait la suffisance ontologique de l’Univers ou de la matière est, bien entendu, bien évidemment en conflit avec le monothéisme hébreu, non pas en tant que cette métaphysique admet le fait de l’évolution, mais en tant qu’elle est une métaphysique, une ontologie qui professe que l’Univers se suffit, qu’il est seul, et qu’il se donne à lui-même et progressivement ce qu’il ne possédait pas.
Lors des controverses autour de la théorie de l’évolution, au XIXe siècle, les uns soutenaient que s’il y a évolution, comme ils le pensaient, alors il n’y a pas création. Les autres, au contraire, soutenaient que s’il y a création, comme ils le croyaient, alors il n’y a pas évolution. L’analyse philosophique du problème n’était pas faite. Car en réalité les uns et les autres partaient d’un présupposé commun : à savoir que l’idée d’évolution et l’idée de création s’excluent mutuellement, et que si l’une est vraie, alors l’autre est fausse. Ce que l’analyse montre au contraire, c’est que s’il y a évolution cosmique, physique et biologique, c’est-à-dire genèse de nouveauté dans l’histoire de l’Univers, de la matière et de la vie, genèse progressive de nouveau au cours de l’histoire de la nature, — alors il y a création. Cette genèse de nouveauté, c’est la création elle-même en train de s’effectuer que nous découvrons par l’histoire de l’Univers et de la Nature. Simplement la théorie scientifique de l’évolution, si elle reste sur son terrain qui est celui de l’expérience, nous indique un fait, un ensemble de faits, à savoir la genèse progressive de formes nouvelles dans l’histoire de l’Univers et de la Nature.
Il revient à l’analyse métaphysique le soin de montrer que s’il y a évolution cosmique, physique et biologique, alors il y a réellement création, création continuée, création en train de se faire ou en train de s’effectuer depuis au moins dix-huit milliards d’années.
Il existe bien des théories qui prétendent expliquer la genèse des nouveaux messages génétiques, c’est-à-dire l’évolution biologique elle-même, par le hasard des mutations fortuites ou par les erreurs de copie dans le processus d’auto duplication des molécules géantes qui portent l’information génétique. Ces théories sont avancées par des biologistes de profession. Mais ce sont cependant des théories philosophiques, et même des théories qui s’inspirent d’une vieille, très vieille philosophie, celle des atomistes grecs.
L’analyse de la théorie des messages ou théorie de l’information depuis une trentaine d’années, a montré, en partant de l’expérience la plus constante, qu’un message qui comporte une signification, procède ou provient toujours d’une intelligence. L’analyse des erreurs de copie, dans le processus de reproduction des manuscrits anciens, a montré à l’évidence, que les erreurs de copie ne créent pas de l’information. Elles abîment, elles détruisent, elles déforment les messages. Plus un manuscrit ancien est recopié un grand nombre de fois, et plus les erreurs de copie s’accumulent, et plus le contenu intelligible du manuscrit, c’est-à-dire l’information qu’il contenait, se trouve détériorée. Si Albert Einstein, depuis Princeton aux États-Unis, veut transmettre un message très savant et très complexe à son collègue et ami Louis de Broglie qui habite à Paris, s’il confie ce message savant à une télégraphiste ou à une téléphoniste américaine, qui le transmet à son tour à une seconde télégraphiste ou téléphoniste, qui le transmet à son tour à une troisième, et ainsi de suite, si nous imaginons une centaine d’intermédiaires entre Albert Einstein et Louis de Broglie, — nous sommes certains qu’à l’arrivée le message confié par Albert Einstein à la première opératrice ne sera pas amélioré, ou enrichi en information. Des erreurs de copie se seront introduites, accumulées au cours des transmissions, et l’information aura diminué au cours de ce processus. À l’arrivée du message, Louis de Broglie devra effectuer un effort d’intelligence considérable pour reconstituer la teneur originale du message, si cela est encore possible. L’information a diminué au cours des transmissions à cause des erreurs de copie accumulées. On dit que l’entropie du système a augmenté. Si l’information diminue, alors l’entropie augmente. Plus les erreurs de copie s’accumulent, plus l’entropie augmente, et plus l’information diminue. Certains biologistes, depuis Julian Huxley, prétendent et assurent que dans la nature, dans l’histoire de la nature, il n’en va pas de même. Plus les erreurs de copie, dans le processus d’auto duplication des molécules géantes qui portent l’information génétique, — plus les erreurs de copie s’accumulent, et plus l’information augmente !
Rien dans notre expérience ne vient bien entendu confirmer une théorie aussi paradoxale qui a été inventée tout exprès pour éviter de reconnaître que dans l’histoire de la nature, dans l’histoire de la vie, tout comme dans notre propre histoire humaine, s’il y a information, s’il y a message intelligible, alors il y a une intelligence qui est à l’origine ou à la source de cette information nouvelle.
D’autant plus que dans le cas des messages génétiques qui commandent à la construction et au développement des êtres vivants, leur richesse en information est immense. Pour commander à la construction et au développement d’un être vivant monocellulaire, l’information requise est déjà considérable, car une seule cellule vivante est déjà un système d’une complexité dont nous n’avons pas encore vu le bout. Avec tous nos laboratoires, avec tous les savants de tous les laboratoires du monde, nous ne sommes pas encore parvenus, en recopiant sur la nature, comme un enfant recopie sur le cahier de son camarade, — nous ne sommes pas encore parvenus à reconstituer une seule cellule vivante. Tout au plus savons-nous obliger la nature à refaire ce qu’elle a déjà fait spontanément il y a quelque trois milliards d’années, à savoir des molécules telles que les acides aminés qui entrent dans la composition des protéines, ou ces bases qui entrent dans la composition des acides nucléiques.
S’il s’agit des messages génétiques qui apparaissent progressivement mais continuellement au cours de l’histoire naturelle depuis les origines de la vie, messages génétiques de plus en plus riches en information, prétendre que l’augmentation de l’information dans ces nouveaux messages génétiques provient des erreurs de copie dans le processus naturel d’auto duplication des messages précédents, c’est un paradoxe qui ressemble, en beaucoup plus fort, à celui qui consisterait à dire qu’en recopiant un manuel de calcul d’une école primaire, à force de copiage et d’erreurs de copie, vous finissez par trouver dans le tas un Traité de Mathématiques supérieures modernes ; — ou encore qu’en recopiant le plan de la brouette, à force de recopiage vous finissez par trouver dans le tas le plan d’un de ces engins qui sont en mesure de quitter notre minuscule système solaire pour aller photographier des planètes lointaines.
Par ces quelques remarques nous avons voulu montrer tout simplement que d’une part il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir de conflit réel entre les sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la nature, — et le monothéisme ; — que d’autre part les sciences de l’Univers et de la Nature nous découvrent aujourd’hui des données concernant la taille, l’âge, l’histoire, l’évolution de l’Univers. Ces données nouvelles permettent de reprendre ou de recommencer une analyse métaphysique qui ne conduit certes pas aux conclusions des plus anciens philosophes grecs, qui sont les maîtres de Hegel, de Karl Marx, de Friedrich Engels, de Friedrich Nietzsche, de Martin Heidegger, lesquels sont les maîtres des philosophes régnants, en France du moins.
Il ne pourrait y avoir conflit entre les sciences expérimentales et la théologie, que si les sciences expérimentales quittaient leur domaine propre, qui est la découverte de ce qui est contenu dans l’expérience, pour passer subrepticement — comme cela s’est vu fréquemment — à l’ordre des affirmations métaphysiques. Les sciences expérimentales s’efforcent de nous faire connaître ce qui est donné dans l’expérience. L’analyse métaphysique s’efforce de nous faire comprendre l’existence de ce qui est. Dès lors que l’on pose ou que l’on affirme la suffisance ontologique de l’Univers, ou la suffisance ontologique de la matière, ou la suffisance ontologique de l’évolution, comprise comme un principe d’explication, ce qu’elle n’est pas, on sort du champ normal de la science expérimentale et on s’égare dans le champ de l’analyse métaphysique sans avoir fait réellement cette analyse. Car l’analyse métaphysique elle-même ne conduit nullement à affirmer la suffisance ontologique de l’Univers. Elle conduit précisément à la conclusion contraire. Les sciences expérimentales nous font connaître ce qui est donné dans l’Univers et dans la Nature. L’analyse métaphysique nous permet, à partir du donné objectif et expérimental, de remonter jusqu’à l’origine radicale de ce qui existe, jusqu’à la causalité première. Mais l’analyse métaphysique, fondée sur ce qui existe dans notre expérience, sur le passé et sur le présent de l’Univers, ne peut pas parvenir à découvrir quelle est la finalité ultime de la création. Nous pouvons bien par l’analyse objective de l’histoire de la création, telle que nous la connaissons, discerner quel est le sens, quelle est l’orientation générale, quelle est la direction d’ensemble de la création. Mais nous ne pouvons pas découvrir par l’analyse du passé et du présent de la création quelle est la finalité ultime de la création, sauf si nous nous appuyons sur une source de connaissance nouvelle qui est le prophétisme hébreu considéré ou envisagé en toute son extension, y compris en celui qui réalise et achève le prophétisme hébreu, celui en qui se réalise l’union de l’Homme créé à Dieu incréé. Seule la révélation et l’incarnation nous permettent de découvrir quelle est la finalité ultime de la création. C’est la doctrine de saint Thomas d’Aquin et du bienheureux Jean Duns Scot au commencement de son grand Commentaire d’Oxford : la raison d’être de la théologie est de nous faire connaître la finalité de la création que l’analyse métaphysique par elle-même ne peut pas découvrir si elle se fonde seulement sur l’Univers créé et sur la Nature, abstraction faite du fait hébreu, ou phylum hébreu, en qui Dieu le créateur communique une science, une connaissance qui porte précisément sur la finalité ultime de la création.
Le monothéisme hébreu, tout spécialement sous sa forme chrétienne, se prononce à la fois sur l’origine radicale de ce qui existe — il est donc une ontologie — et sur la finalité ultime de la création qui est réalisée dans l’union hypostatique.
Le problème des rapports ou des relations entre l’ordre des sciences expérimentales, plus simplement l’ordre de l’expérience connue ou explorée par les sciences, — l’ordre de l’analyse métaphysique, et l’ordre de la théologie, est généralement mal vu par les scientifiques, par les philosophes régnants et par les théologiens. Les scientifiques n’aiment pas trop que l’on spécule, que l’on construise une métaphysique, que l’on tire des conclusions métaphysiques à partir du donné expérimental qu’ils découvrent. Ils se méfient généralement de toute métaphysique parce qu’ils pensent, à tort, que la métaphysique est une construction arbitraire, une sorte de roman, une spéculation sans fondement objectif. Les philosophes régnants, en France du moins, n’aiment pas que l’on fonde l’analyse métaphysique sur la réalité expérimentale explorée par les sciences, tout d’abord parce qu’ils n’ont eux-mêmes, le plus souvent, aucune formation scientifique ; ensuite parce qu’ils ont été formés, la plupart d’entre eux, dans la grande tradition qui va de Platon à Descartes, de Descartes à Kant, et de Kant aux systèmes de l’Idéalisme allemand puis à Martin Heidegger. Dans cette perspective, dans cette tradition, il n’est pas question de fonder l’analyse métaphysique sur la réalité empirique scientifiquement explorée. La métaphysique n’a pas de base expérimentale. Kant le dit cent fois. Les théologiens à leur tour n’aiment guère que l’on aborde ce genre de problèmes qui touchent aux sciences expérimentales, à la métaphysique et à la théologie, car ils croient voir se lever le spectre du Concordisme. Le Concordisme, comme chacun sait, a été à la fin du XIXe siècle une tentative pour faire s’accorder ce qui en réalité ne s’accordait pas bien, à savoir les découvertes de la géologie et le premier chapitre de la Genèse.
Et c’est pourquoi chacun reste dans son coin, dans son domaine, dans son département, et il n’y a pas de communication, il n’y a pas de relations entre l’ordre des sciences expérimentales, l’ordre de l’analyse métaphysique et l’ordre de la théologie.
Et cependant, même si le plus souvent les savants, les philosophes régnants et les théologiens y répugnent, il existe bien des relations réelles et qui ne sont pas quelconques entre ces ordres.
Nous avons pris dans cette causerie l’exemple de la cosmologie. Les anciens philosophes grecs pensaient que l’Univers est divin, que les astres sont des substances divines. Ils pensaient donc, à cause de cela, que l’Univers ne comporte ni commencement, ni évolution, ni usure, ni vieillissement. Ils déduisaient donc de fait une thèse ou des thèses relevant en droit de la physique, d’un ensemble de présupposés relevant de l’ontologie et même de la théologie, d’une certaine théologie. Nous avons appris par l’expérience que les étoiles naissent et se forment, puis vieillissent et meurent tout comme les fleurs des champs. À cause de cette découverte, nous avons dédivinisé l’Univers entier. Nous venons de découvrir que l’Univers tout entier a commencé et qu’il s’use d’une manière irréversible. Nous ne pouvons donc plus attribuer à l’Univers physique les caractères ou les prédicats ontologiques, métaphysiques, de la suffisance, les prédicats qui conviennent à l’Être absolu. Nous avons donc fait le chemin inverse de celui qu’avaient parcouru les anciens philosophes grecs. Ils étaient partis de présupposés ou de préjugés théologiques. Ils en avaient inféré ou déduit des prédicats métaphysiques, ontologiques. Nous, nous sommes partis de l’expérience explorée par les sciences, et nous avons écarté certaines affirmations proprement métaphysiques concernant l’Univers physique, parce que de fait ces affirmations ne lui conviennent pas.
La Sainte Écriture enseigne dans de nombreux textes que l’Univers physique a commencé. Elle enseigne même, voir par exemple le psaume 102, que l’Univers physique s’use comme un vêtement, et que Dieu renouvelle l’Univers physique.
Parce que la théologie hébraïque a dédivinisé ou désacralisé l’Univers physique, elle peut aussi reconnaître que l’Univers physique a commencé, puisqu’il n’est pas l’Être absolu, et qu’il s’use comme un vêtement. Parce que la pensée hébraïque reconnaît que l’Univers a commencé et qu’il s’use d’une manière irréversible, elle peut aussi le dédiviniser. Il existe donc bien des relations, un cheminement de la pensée, qui va de la théologie à l’affirmation métaphysique, de l’affirmation métaphysique à l’expérience, et inversement, de l’expérience à l’affirmation métaphysique et de celle-ci à la théologie. N’importe quoi en théologie n’est pas compatible avec n’importe quoi en métaphysique, et n’importe quoi en métaphysique n’est pas compatible avec le monde ou l’Univers de notre expérience. D’où l’on peut inférer que n’importe quoi en théologie n’est pas compatible avec l’Univers de notre expérience, et réciproquement.
***
Nous abordons maintenant la seconde partie de notre exposé.
Non seulement il n’y a pas de conflit réel ni possible entre, pour les raisons que nous avons dites, — non seulement les sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la Nature nous apportent aujourd’hui des données qui nous permettent de reprendre l’analyse métaphysique sur des bases nouvelles et nous conduisent ainsi à des conclusions qui confirment l’ontologie du monothéisme hébreu, mais de plus les sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la Nature, vont maintenant susciter de la part de la théologie chrétienne un travail qui va permettre à celle-ci de réaliser ce que le grand cardinal John Henry Newman, dans son célèbre Essai publié en 1845, a appelé un développement.
Vous savez tous que dans les premiers siècles de notre ère, le développement dogmatique s’est effectué ou réalisé d’une manière dialectique en ce sens précis : l’orthodoxie ne prend pas d’initiative, au contraire elle répugne à toute nouveauté ; mais quelque théorie hérétique concernant par exemple le Logos de Dieu, ou bien le Christ, suscite de la part de l’orthodoxie une réaction, tout à fait comparable à la réaction d’un organisme vivant à qui l’on injecte une substance toxique, une molécule étrangère. Une molécule, c’est de l’information. Tout organisme vivant expulse, rejette, élimine toute molécule qui n’est pas compatible avec sa norme interne, sa norme constitutive et constituante. Ainsi a procédé l’Église, qui est un système biologique, à travers les siècles, depuis les origines, et jusqu’aujourd’hui. Noetos, à la fin du IIe siècle de notre ère, puis Sabellios, ou Praxeas, viennent-ils à enseigner que Jésus le Christ c’est Dieu seulement : aussitôt l’orthodoxie réagit comme un être vivant qu’elle est, au nom du donné expérimental qui est contenu dans sa tradition vivante et dans les livres dans lesquels cette tradition est consignée. Elle réagit et elle affirme : Non, Jésus de Nazareth, ce n’est pas Dieu seulement, c’est Dieu plus l’Homme, Dieu uni à l’Homme, ou, ce qui est mieux, l’Homme véritable uni à Dieu véritable. Arius, au début du IVe siècle, vient-il à enseigner que le Logos de Dieu est un être créé, aussitôt l’orthodoxie réagit comme un être vivant qu’elle est, au nom de toute l’Écriture sainte, et elle proclame ce qu’elle a toujours pensé : la Parole de Dieu n’est pas un être créé, la Parole de Dieu n’est pas un autre dieu que Dieu, elle n’est pas un dieu second, car Dieu est unique. La Parole de Dieu, c’est Dieu lui-même qui s’exprime, qui se communique, dans la création et dans la révélation. Apollinaire de Laodicée, évêque de Laodicée en 362, vient-il à enseigner que l’incarnation, c’est le Logos de Dieu qui prend un corps, un corps animé peut-être mais non par une âme spirituelle et intellectuelle comme la nôtre, aussitôt l’orthodoxie réagit comme un organisme vivant qu’elle est, au nom de l’enseignement de la tradition et même au nom de la vérité philosophique : l’incarnation, ce n’est pas le Logos de Dieu qui prend un corps ; l’incarnation c’est Dieu lui-même qui s’unit l’Homme complet, intégral, l’Homme tout entier. Telles sont les formules du pape Damase.
Après la grande crise provoquée par le patriarche de Constantinople Nestorius, patriarche en 428, un moine de Constantinople, Eutychès, propose une formule de l’incarnation qui ne laisse pas clairement apercevoir la réalité concrète et plénière de l’homme uni à Dieu dans l’incarnation qui est une union. L’orthodoxie réagit avec la plus grande vigueur, principalement par Léon le Grand, évêque de Rome, qui formule avec la plus grande netteté ce que l’orthodoxie entend par incarnation. Comme l’écrit Léon à un évêque appelé Julien, évêque de l’Île grecque de Cos, l’Homme véritable a été uni à Dieu véritable, Verus homo vero unitus est Deo. Telle est la formule orthodoxe de l’incarnation.
Dans tous ces cas nous constatons que l’orthodoxie ne prend pas l’initiative. Ce sont des systèmes hérétiques, des théories hérétiques, des spéculations hérétiques, ou des formulations insuffisantes, inadéquates, qui suscitent de la part de l’orthodoxie une réaction vitale de défense, réaction qui aboutit à son tour à une formulation. Et c’est ainsi que nous pouvons lire les formulations progressives du dogme christologique, depuis le début jusqu’aux grands conciles christologiques des années 680 et 681.
L’Église prend conscience progressivement et d’une manière de plus en plus explicite du contenu de sa propre pensée, dans des crises, à travers des controverses souvent redoutables. Une étape nouvelle, un pas en avant dans le développement dogmatique se traduit, s’exprime par une nouvelle formulation, plus technique, plus précise, qui enserre davantage les difficultés, qui permet moins les échappatoires, qui protège davantage la pensée de l’Église.
Le processus est irréversible. Il ne revient jamais en arrière. L’Église qui est un organisme vivant en régime de développement ne revient jamais en arrière. Elle ne rature jamais ce qu’elle a solennellement défini. Le développement dogmatique, tout comme la création, est orienté et irréversible.
Au XIXe siècle, des courants irrationalistes commençaient à ravager l’Église. L’Église a alors dit, au premier concile du Vatican, comme nous l’avons déjà rappelé, ce qu’elle avait toujours pensé, à savoir que l’existence de Dieu créateur, transcendant et distinct de l’Univers, n’est pas l’objet d’une foi irrationnelle, d’une foi dissociée de l’intelligence, mais bien au contraire que l’existence de Dieu peut être connue d’une manière certaine par l’intelligence humaine à partir de la réalité objective, à partir de l’expérience, et indépendamment de la révélation.
La thèse que je vais soumettre à votre examen critique s’énonce donc de la manière suivante.
Les sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la Nature, y compris les sciences qui ont l’Homme pour objet, vont contribuer à leur manière, dans l’histoire qui vient, au développement, au progrès de la pensée de l’Église, à une meilleure intelligence du dépôt de la révélation. Une meilleure connaissance de la création, de l’œuvre de la création et de l’histoire de la création, du contenu de la création, va nous permettre de comprendre de mieux en mieux l’œuvre de la révélation, le contenu de la révélation.
Non seulement il n’y a pas conflit entre les sciences expérimentales et la théologie, mais, bien plus, bien mieux, il y a fécondation mutuelle.
Je vais prendre quelques exemples. Le grand saint Augustin, mort en 430, le cardinal saint Bonaventure, mort au concile de Lyon en 1274, saint Thomas d’Aquin, mort en route vers le même concile de Lyon le 7 mars 1274, le bienheureux Jean Duns Scot, mort en 1308, se représentaient l’Univers comme limité ou réduit à notre seul système solaire. Nous avons rappelé précédemment que notre système solaire, dans notre galaxie, est l’un des cent milliards de systèmes possibles, puisque notre galaxie comprend environ cent milliards d’étoiles plus ou moins grandes que notre soleil. Nous avons rappelé aussi qu’en cette fin du XXe siècle, l’Univers se présente à nous comme un gaz de galaxies, c’est-à-dire un gaz dont chaque molécule serait une galaxie.
D’autre part, saint Augustin, saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin, Jean Duns Scot et tous les théologiens jusqu’au XIXe siècle finissant, pensaient que l’Univers ainsi limité au seul système solaire, est âgé de quelques milliers d’années.
Nous savons aujourd’hui que l’Univers est âgé d’au moins dix-huit milliards d’années. Pendant des siècles, les philosophes chrétiens ont discuté avec les philosophes platoniciens, néo-platoniciens, aristotéliciens, pour établir ce qu’ils pensaient, à savoir que l’Univers a commencé. Ils ne disposaient pas d’une base expérimentale suffisante pour établir cette thèse, et c’est la raison pour laquelle, au XIIIe siècle, saint Thomas pense que le commencement de l’Univers — distinct de la création de l’Univers — ne peut pas être établi par l’analyse rationnelle indépendamment de la révélation.
Au XXe siècle, la question du commencement de l’Univers n’est plus une question relevant de l’analyse métaphysique, de l’analyse purement spéculative, c’est une question qui relève de la physique cosmique.
Les Pères grecs des premiers siècles, les Pères latins, puis les théologiens qui ont suivi, se représentaient la création comme une opération effectuée ou réalisée en une semaine, ou bien d’une manière instantanée.
Nous venons de découvrir que la création s’effectue et se réalise depuis au moins dix-huit milliards d’années et que très certainement elle n’est pas achevée. Elle est en cours. Nous sommes encore en régime de création. Le yôm ha-schabbat n’est pas encore atteint. Nous comprenons mieux à cette lumière une parole du Seigneur : « Mon Père est à l’œuvre jusqu’à maintenant, et moi aussi je suis à l’œuvre » (Jn 5,17).
Les Pères de langue grecque et les Pères de langue latine des premiers siècles de notre ère avaient dans l’ensemble tendance à considérer que la création a été faite, a été réalisée, a été achevée au commencement ou depuis le commencement. Elle est donc, dans cette hypothèse, achevée aujourd’hui dans son ensemble.
Elle a été suivie d’une chute, d’une catastrophe racontée au chapitre 3 de la Genèse. C’est ainsi qu’Athanase le Grand, après Origène d’Alexandrie, puis Grégoire de Nysse, Basile de Césarée, et, du côté latin, saint Augustin, se représentent les choses.
L’œuvre du Christ, dans cette perspective, est donc comprise comme étant avant tout une réparation, une restauration, un retour au point de départ, une rédemption.
Certains Pères de langue grecque, par exemple Athanase le Grand, mort en 373, enseignent bien que la finalité de la création, c’est la divinisation de l’homme, ce qu’ils appellent en grec la theiôsis ou theopoièsis.
Et dans ce cas la raison d’être de l’incarnation n’est pas seulement la réparation de l’humanité, la restauration de l’état initial, puisque c’est par l’incarnation que s’effectue et se réalise la divinisation de l’homme.
Nous avons un texte de Grégoire de Nazianze, cité par le VIe Concile œcuménique, qui s’est tenu à Constantinople entre novembre 680 et septembre 681, texte dans lequel l’illustre théologien explique que la chair toute sainte et animée, c’est-à-dire l’humanité complète du Christ, n’a pas été abolie ou supprimée par l’union, mais elle a été divinisée. De même, ajoute Grégoire, la volonté humaine du Christ n’a pas été détruite ou abolie par l’union, mais elle a été divinisée. Les Pères de langue grecque, à la suite d’Athanase le Grand, enseignent que notre propre divinisation s’effectue et se réalise dans et par le Christ.
La connaissance que nous avons prise, que nous prenons en ce moment de l’histoire de la création, de l’histoire de l’Univers et de la Nature, nous montre qu’en réalité la création n’a pas été achevée au commencement. Elle est en cours depuis environ dix-huit milliards d’années, et elle est manifestement inachevée. Nous découvrons donc une nouvelle dimension à l’idée de création, dimension qui ne se trouve pas chez saint Augustin, ni chez saint Thomas d’Aquin, ni chez Jean Duns Scot : celle de création continuée, de création en train de se faire, ou de s’effectuer, ou de se réaliser depuis dix-huit milliards d’années. Nous découvrons, à la suite de Bergson, que le temps, le temps réel, celui qu’il a appelé la durée, mesure en réalité la création en train de se faire. Il y a temporalité réelle s’il y a création, là où il y a création continuée. L’évolution de l’Univers, de la matière, de la vie, c’est la création continuée jusqu’aujourd’hui de l’Univers, de la matière et des êtres vivants. Il n’y a donc pas, comme nous l’avons vu, conflit entre l’idée métaphysique de création et le concept scientifique d’évolution : il y a complémentarité. Ce que l’astrophysicien, le physicien, le biologiste appellent évolution cosmique, physique et biologique, c’est ce que le métaphysicien et le théologien appellent la création en train de se faire, par étapes, du simple au complexe, depuis les origines de l’Univers jusqu’aujourd’hui.
D’autre part l’étude de l’enseignement de notre Seigneur nous fait découvrir que cet enseignement constitue manifestement et objectivement une nouvelle programmation qui a pour finalité la création d’une nouvelle humanité.
Nous avons vu précédemment que dans l’histoire de l’Univers et de la Nature, toute création, chaque création nouvelle résulte de la communication d’un nouveau message, d’une information nouvelle.
L’étude du peuple hébreu depuis ses origines montre que là, en ce point, en ce temps, en cette zone que j’appellerais germinale de l’humanité, une nouvelle information créatrice est communiquée pour créer une humanité nouvelle.
La théorie de la création et la théorie de la révélation se rejoignent et s’enrichissent mutuellement.
La création s’effectue et se réalise par communication d’informations toujours nouvelles qui s’intègrent aux précédentes.
La révélation est communication à l’humanité, en cette zone germinale qui est le peuple hébreu, d’informations qui ont pour but, pour finalité, pour raison d’être, la création d’une nouvelle humanité.
Les découvertes portant sur l’histoire de la nature et de la vie nous ont montré que les messages qui commandent à la création d’êtres nouveaux sont communiqués progressivement, par étapes, et dans un certain ordre qui va du simple au complexe. La création est donc progressive.
L’étude scientifique de cette bibliothèque constituée de documents, de livres multiples composés à des époques différentes et que nous appelons la Bible, — l’étude scientifique de cette bibliothèque depuis deux siècles, a montré que la communication de la révélation elle aussi est progressive. Elle s’effectue ou se réalise par étapes et il ne peut pas en être autrement puisque l’information créatrice adressée à l’Homme, et qui s’appelle maintenant Révélation, doit transformer progressivement des mentalités, des représentations, des idées reçues. Elle doit être assimilée, intégrée, comprise. Il existe un progrès et un développement de la Révélation.
L’enseignement de notre Seigneur se situe et prend place éminemment dans cette perspective créatrice. Nous avons découvert depuis une trentaine d’années que toutes les espèces animales, jusqu’à l’Homme et l’Homme y compris, sont programmées, non seulement pour être, pour exister biologiquement, mais pour vivre, pour chasser, pour les amours, pour la vie en commun, pour la vie sociale. Nous avons découvert que ces antiques programmations animales que l’on trouve dans chaque espèce vivante qui nous précède, se retrouvent aussi dans l’Homme. Je vous renvoie sur ce point, par exemple, à l’ouvrage du savant allemand Irenâus Eibl-Eibesfeldt, Der Vorpro-grammierte Mensch, Munich, 1983. Lorsqu’on étudie attentivement ces antiques programmations animales qui sont transmises génétiquement et inscrites dans le paléocortex, on découvre que l’enseignement de notre Seigneur constitue manifestement une nouvelle programmation, qui a pour but, pour finalité, de créer une nouvelle humanité.
Les antiques programmations animales transmises génétiquement et inscrites dans le paléocortex portent sur la défense du territoire. Le Fils de l’Homme enseigne expressément que les renards ont des tanières, les oiseaux ont des nids, mais lui, le Fils de l’Homme, n’a pas de lieu où reposer sa tête. Le Fils de l’homme transcende cette perspective territoriale, cette perspective de défense du territoire. C’est d’ailleurs ce qu’on lui a reproché de son vivant : la conception messianique qui est la sienne n’est pas celle du libérateur de la patrie, elle n’est pas nationale, elle n’est pas nationaliste. Elle est d’un autre ordre.
Les vieilles programmations animales que l’on retrouve dans toutes les espèces animales antérieures à l’Homme, et aussi chez l’enfant d’Homme, — et aussi chez l’homme vieilli, — portent l’animal et l’Homme à répondre à l’agression par l’agression.
Le Fils de l’Homme a enseigné expressément une nouvelle programmation, originale, et que les nations supposées chrétiennes n’ont guère expérimentée : ne pas répondre à l’agression par l’agression, mais répondre à l’agression par la création, tout comme Dieu le Père et créateur.
Ne pas répondre à l’agression par la destruction, mais par la création : c’est ce que l’humanité a encore à apprendre pour sortir du Paléolithique.
Les vieilles programmations animales que l’on voit à l’œuvre dans toutes les sociétés animales et dans les sociétés humaines depuis les origines jusqu’aujourd’hui, nous montrent qu’elles commandent à des systèmes hiérarchiques, à des rituels de domination, et de soumission, à des combats rituels pour la domination, la soumission rituelle elle aussi, à la prédominance des chefs, des caïds, des Fùhrer, à la soumission des vaincus. En somme le système des castes que l’on trouve dans l’Inde ancienne et que recommande encore Platon dans sa République, est un système qui répond aux antiques programmations reptiliennes. C’est un système très archaïque dans la nature qui précède l’homme.
Le Fils de l’Homme, lorsqu’il a créé cette nouvelle humanité qui est l’Église, a explicitement enseigné que parmi nous, dans l’Église, il n’en serait pas ainsi. Et son disciple saint Paul a expressément enseigné que le système des castes était terminé. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, mais dans le Christ la création est devenue nouvelle.
Les programmations animales conduisent l’animal et l’homme qui est encore un animal, à l’accumulation des richesses, à la thésaurisation.
Le Fils de l’Homme a enseigné une nouvelle programmation : renoncer librement à l’avoir, à l’accumulation des richesses, et choisir librement la pauvreté.
Nous pourrions reprendre ainsi une par une toutes les découvertes des chercheurs qui travaillent sur les sociétés animales, sur ces antiques programmations animales qui se retrouvent aussi chez l’Homme, car elles sont transmises génétiquement, — et nous pourrions les comparer avec l’enseignement du Seigneur. Nous constatons à chaque fois que l’enseignement du Seigneur constitue une nouvelle programmation, qui a pour but de créer une nouvelle humanité, dont la norme ne soit plus la norme animale, mais une nouvelle normative. Nous constatons dans chaque cas, le conflit réel qui existe entre la nouvelle programmation ou la nouvelle normative qu’enseigne le Seigneur, — et les anciennes programmations animales inscrites dans notre paléocortex. Et nous comprenons mieux ce qu’enseigne saint Paul dans ses lettres aux Romains, aux Galates et d’autres encore, concernant ce conflit dont, il parle souvent entre le vieil homme, ou l’homme animal, et l’Homme nouveau qui est créé dans le Christ Jésus. Car en effet, nous le voyons plus clairement aujourd’hui, grâce à ces découvertes, l’enseignement du Christ est l’information créatrice nouvelle communiquée à l’humanité pour créer une humanité nouvelle.
Nous sommes donc encore en régime de création.
La résistance de l’humanité à l’information créatrice nouvelle qui lui est communiquée par les prophètes hébreux et éminemment par le Seigneur, se comprend aussi de mieux en mieux. Une humanité programmée par ces programmations animales extrêmement archaïques résiste avec fureur à cette nouvelle normative, à cette nouvelle programmation qui lui est proposée pour la créer nouvelle, et cette résistance, nous savons par l’histoire du prophétisme hébreu jusqu’où elle peut aller : jusqu’à la mise à mort de celui qui transmet, qui communique, au nom du Dieu créateur, l’information créatrice nouvelle.
Ce n’est pas que les vieilles programmations animales soient mauvaises. Nous ne pourrions pas soutenir cette thèse sans verser dans les vieilles hérésies de Marcion ou de Mani. Ces vieilles programmations animales, nous le savons par l’analyse expérimentale, n’étaient pas mauvaises. Elles étaient absolument nécessaires à la constitution, à l’existence et au développement des sociétés animales qui ont précédé l’apparition de l’Homme, et peut-être même aussi des sociétés humaines initiales.
Mais désormais ces antiques programmations animales qui furent utiles, nécessaires même, sont caduques ; elles sont périmées, car le Seigneur crée une nouvelle humanité constituée par une nouvelle normative.
Ce qui est mauvais, ce ne sont pas ces antiques programmations animales qui furent nécessaires à la genèse du règne animal et des origines humaines. Ce qui est mauvais c’est de rester fixé à des programmations qui sont désormais dépassées, périmées, ou caduques. Ce qui est mauvais, c’est de rester fixé, cramponné au vieil homme, à l’homme animal dont parle saint Paul.
C’est de refuser la métamorphose dont parle aussi saint Paul, la création en nous de l’Homme nouveau qui est voulu par Dieu créateur.
Par rapport aux programmations animales antérieures transmises génétiquement et inscrites dans notre paléocortex, programmations portant sur la défense du territoire, l’accumulation des richesses, les amours, la chasse, la guerre, la constitution des castes et des hiérarchies que l’on trouve dans toutes les sociétés animales, les programmations évangéliques constituent bien entendu une libération. La pauvreté volontaire est une libération par rapport au souci portant sur l’avoir ; la réponse non agressive à l’agression est une libération par rapport à l’antique programmation qui commande de répondre à l’agression par l’agression, et ainsi de suite. La virginité volontaire est elle aussi une libération. Ainsi, par l’enseignement évangélique, l’Homme atteint ou accède à la liberté, pour la première fois. C’est bien ce qu’écrit saint Paul : Là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté.
On peut même se demander si grâce aux programmations créatrices nouvelles communiquées par le Seigneur, programmations qui ne peuvent être reçues et intégrées que librement et personnellement, ce n’est pas l’Homme qui commence d’exister, l’Homme tel que Dieu le veut de toute éternité, l’Homme conforme au dessein créateur de Dieu, et si l’humanité qui précède n’est pas, par rapport à cet Homme nouveau créé par le Christ, comparable à ces préhominiens qu’étudient les paléontologistes.
Vous observez que ces nouvelles programmations communiquées par le Seigneur ne sont pas et ne peuvent pas être transmises génétiquement. Elles ne peuvent être transmises que par l’enseignement oral ou écrit, et ne peuvent être reçues que librement. C’est ce que disait déjà Tertullien : On ne naît pas chrétien, on le devient.
Cela signifie en d’autres termes que l’enfant d’Homme naît dans un état, un état biologique et psychologique, qui n’est pas l’état auquel il est invité et auquel il ne peut parvenir que par une nouvelle naissance, par l’enseignement communiqué par l’Église et par l’entrée consentante dans le régime de la nouvelle création. Cet état qui précède la nouvelle naissance, les théologiens, comme vous le savez tous, l’appellent, dans l’Église latine, l’état de péché originel, expression qui provient sans doute de saint Augustin.
Nous redécouvrons ainsi et nous comprenons mieux la perspective génétique et historique qui est celle de saint Paul. La création, l’histoire de la création, comporte des moments, des étapes. Dans une première étape, Dieu a créé la première humanité, la vieille humanité animale. À la fin, lorsque les temps de la création sont mûrs, lorsque l’humanité est capable de recevoir cet achèvement et cette transformation, il crée la nouvelle humanité spirituelle, créée nouvelle dans le Christ Jésus, qui est ainsi la Cellule germinale et le premier-né de la nouvelle création. Ce n’est pas l’humanité spirituelle qui est créée la première, contrairement à ce que prétendaient déjà les gnostiques que Paul connaissait sans doute. La première humanité créée est animale ; elle est programmée biologiquement et psychologiquement comme toutes les autres espèces animales qui ont précédé l’apparition de l’Homme. La nouvelle humanité créée dans le Christ Jésus est formée par une nouvelle programmation qui est précisément l’enseignement du Seigneur. C’est ainsi que Paul oppose l’Esprit du Christ à ce qu’il appelle la mentalité de la chair, ce que nous appelons aujourd’hui, en cette fin du XXe siècle, les programmations animales.
Ainsi nous ne sommes plus du tout, avec le christianisme, dans la perspective cyclique qui était celle des grands systèmes gnostiques qui ont pullulé dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, ni dans la perspective cyclique que l’on retrouve chez les maîtres du néo-platonisme, et chez Origène d’Alexandrie. Dans ces systèmes cycliques, la perfection, la plénitude, le plêroma comme ils disent, est au commencement. La plénitude, la perfection, est originelle, elle est suivie d’une chute, d’une catastrophe qui, selon les systèmes gnostiques, néo-platoniciens et selon Origène d’Alexandrie, est une chute des âmes spirituelles dans la matière, une chute de l’Unité originelle dans le monde du multiple, de la matière, du temps et de l’espace. Le salut, toujours selon ces systèmes, consiste à revenir ou à retourner à notre condition antérieure, supposée divine, au sein de l’Unité originelle.
Saint Paul enseigne expressément dans sa première lettre aux chrétiens de Corinthe que selon le christianisme orthodoxe, la plénitude, la perfection, ne se trouve pas aux origines, au commencement de l’œuvre de la création, mais au terme, à la fin de l’œuvre de la création. Saint Irénée de Lyon, au second siècle, développera la même thèse, la même doctrine. La perfection, la plénitude, ne se trouve pas dans le passé, en arrière de nous, mais dans l’avenir, lorsque la création de Dieu sera achevée, ce qui n’est pas encore le cas.
Dans les systèmes gnostiques et dans les systèmes néoplatoniciens, le temps mesure une dégradation, une déchéance, la chute dans la matière et dans l’espace. Le salut consiste dans le retour à l’Un, à l’Unité originelle.
La connaissance que nous avons prise au XXe siècle de l’histoire de l’Univers et de la Nature, c’est-à-dire de l’histoire de la création, nous montre qu’en réalité le temps mesure une genèse, une création continuée comme l’a bien vu Bergson dès le début de notre siècle, une création qui s’enrichit au fur et à mesure qu’elle progresse.
C’est donc exactement le schéma inverse du précédent. Or sur ce point la connaissance que nous avons prise de l’histoire de l’Univers et de la Nature confirme la perspective chrétienne exposée par saint Paul, reprise et développée par saint Irénée de Lyon.
C’est peut-être sur ce point que l’apport des sciences expérimentales à la théologie chrétienne est le plus précieux. Par l’expérience, grâce à l’expérience, nous retrouvons une doctrine du temps, une philosophie de l’histoire, qui est celle du christianisme orthodoxe et qui s’oppose d’une manière absolue au schéma gnostique et au schéma néo-platonicien.
Ainsi, le Christ n’est pas seulement rédempteur, c’est-à-dire, pour traduire le mot hébreu qui se trouve sous le terme de rédemption, libérateur ; il n’est pas seulement celui qui restaure, qui guérit l’humanité malade à tous égards. Il est tout d’abord le créateur de la nouvelle humanité, celui en qui et par qui Dieu crée la nouvelle humanité, capable de prendre part à la vie personnelle de Dieu, après une transformation qui est une nouvelle naissance. C’est l’enseignement du quatrième Évangile et de saint Paul.
Ainsi nous pouvons contribuer, en cette fin du XXe siècle, et apporter des vues nouvelles pour éclairer et enrichir la vénérable controverse qui a opposé des docteurs illustres comme saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin et le bienheureux Jean Duns Scot, la controverse fameuse qui portait sur la raison d’être et la finalité principale de l’incarnation. La raison d’être du Christ est-elle premièrement, principalement, et exclusivement, de restaurer l’humanité déchue, de réparer l’humanité abîmée, de libérer l’humanité serve ? Ou bien la finalité ultime et principale de l’incarnation est-elle d’abord d’achever la création, de réaliser ce qui est la finalité même de la création voulue par Dieu de toute éternité, et indépendamment du fait que l’humanité est devenue criminelle, à savoir l’union de l’Homme créé à Dieu incréé, sans confusion, sans mélange, union qui est réalisée dans le Christ Jésus ? La connaissance que nous prenons en cette fin du XXe siècle de l’histoire de la création, du contenu de la création, des modalités de la création, nous permet de mieux comprendre quelle est la place du Christ dans l’Univers, dans l’histoire de la création, au sommet et au terme de l’histoire de la création. Il est Celui en qui la création atteint et réalise sa fin ultime voulue par Dieu le créateur de toute éternité. Grâce aux sciences expérimentales, nous parvenons à mieux comprendre quelle est la place et la raison d’être du christianisme dans l’histoire de la création. Le christianisme est ce par quoi la création s’achève et parvient à son terme — ce sans quoi elle ne peut pas s’achever ni parvenir à la finalité ultime et surnaturelle qui est voulue par Dieu depuis le commencement, depuis l’aujourd’hui de son éternité.
Comme aime à le dire le bienheureux Jean Duns Scot, ce qui est premier dans l’intention de Dieu, à savoir le Christ Jésus, c’est ce qui est ultime dans l’exécution. Ce que Dieu veut depuis le commencement, depuis toujours, c’est, selon la forte expression du pape Léon, l’Homme véritable uni à Dieu véritable, à savoir le Christ qui est ainsi l’Alpha et l’Oméga de la création. Tout le reste, tout ce qui précède, n’est que préparation pour parvenir à cette fin.
Nous connaissons mieux, en cette fin du XXe siècle les étapes, les moments de l’histoire de la création et nous discernons mieux pour quelles raisons la création s’effectue et se réalise progressivement, par étapes, et non d’un seul coup ni instantanément. Nous comprenons mieux pour quelles raisons le christianisme vient à la fin de l’histoire de la création et nous discernons plus clairement quelles sont les conditions de la réalisation du dessein de Dieu. Il faut que l’homme créé consente et coopère librement, activement et intelligemment, à un dessein créateur qui lui est proposé et qui est réalisé dans le Christ Jésus. La finalité de la création est manifestée dans le Christ Jésus. Par les sciences de l’Univers et de la Nature nous connaissons le passé de la création, l’histoire de la création. Par le Christ Jésus nous connaissons l’avenir de la création et sa finalité ultime.
En somme le problème des rapports entre les sciences expérimentales et la théologie, c’est celui des rapports entre le passé de la création, qui est connu par les sciences expérimentales, et l’avenir de la création, qui est connu par le prophétisme hébreu et par l’incarnation.
Nous pourrions ajouter qu’à partir des méditations des savants au XXe siècle portant sur la transmission des messages et la théorie de l’information, la théorie de l’Église peut être repensée avec profit. L’Église est manifestement un système biologique en régime de développement, comme l’avait déjà entrevu l’illustre cardinal John Henry Newman dans son Essai de 1845 dont nous avons déjà parlé, thème qu’a approfondi un très grand théologien espagnol du début de ce siècle, malheureusement inconnu en France, le P. Juan G. Arintero, en particulier dans son ouvrage La Evolucion mistica (BAC, Madrid). L’Église est constituée à partir d’un message ou d’une série de messages, communiqués par Celui qui, selon ses propres paroles, a reçu de Dieu l’information créatrice qu’il communique à ses compagnons et à ses disciples. Et c’est pourquoi il est le Germe dont parlent les prophètes hébreux (Is 4, 2 ; Jr 23, 5 ; 33, 15 ; Za 3, 8 ; 6, 12). Le Seigneur lui-même dans son enseignement prend l’exemple et l’analogie de la semence, de la graine : nous savons aujourd’hui que la semence, la graine, le germe, c’est un comprimé d’information. Le Seigneur enseigne dans quelles conditions la semence est semée, l’information communiquée, dans quelles conditions elle est reçue, dans quelles conditions elle se développe et porte fruit. Il enseigne lui-même que l’Église, cet organisme qui se développe à partir de son enseignement et de sa personne, se développera comme un germe, comme une semence, la plus petite des semences, et qu’elle va pousser et croître nuit et jour d’elle-même. Saint Paul enseigne que l’Église est un organisme spirituel habité, informé par l’Esprit même de Dieu. Dans cet organisme spirituel l’information créatrice est constamment communiquée à toutes les cellules, c’est-à-dire à tous les êtres qui le constituent, et cet organisme spirituel doit croître et se développer en communiquant l’information créatrice qui le constitue et dont il a la charge.
L’Église est manifestement un système biologique autorégulé, on le voit en étudiant le développement des dogmes. Nous l’avons noté déjà : l’Église procède comme un organisme qui rejette, qui élimine les substances toxiques, les molécules toxiques — c’est-à-dire de l’information — qui ne sont pas conformes à sa norme interne, à sa norme constituante. L’Église se développe et croit en science et en sagesse par ce travail même. Jamais elle ne revient en arrière sur son propre développement : c’est un système irréversible. L’information ne diminue pas dans ce système biologique qui n’est pas soumis à l’entropie. L’Église communique, à travers les siècles, l’information créatrice qu’elle a reçue au commencement de son Seigneur, à l’humanité entière qu’elle est chargée de transformer, comme le levain transforme la pâte qui résiste à sa transformation.
En somme l’Église, c’est la création de Dieu qui se continue sous nos yeux, c’est la nouvelle création de l’humanité nouvelle et sainte que Dieu est en train de former.
Le problème numéro 1 pour l’Église en cette fin du XXe siècle, et pour l’aube du siècle qui vient, est peut-être de montrer à une humanité de plus en plus formée par les sciences expérimentales que le christianisme est une théorie générale du Réel et une théorie vraie, — d’intégrer les sciences de l’Univers, de la Nature et de l’Homme dans une vision du monde unique, — et de montrer quelle est la place du christianisme dans la vision de l’Univers qui s’impose désormais à nous ; — de montrer quelle est la place du Christ dans l’histoire de la création, au sommet, au terme ; — de montrer que la création ne peut pas s’achever sans le Christ ; — qu’il est, comme l’écrivait Paul dans ses grandes lettres de la captivité, Celui en qui toute la création trouve sa consistance et son achèvement ; — que le Christ fournit le sens de la création et qu’il réalise en lui la finalité ultime de la création.
Ainsi la grande controverse entre le bienheureux Jean Duns Scot et saint Thomas d’Aquin portant sur la raison d’être principale de l’incarnation est-elle la controverse la plus actuelle qui soit.
Je voudrais terminer cette causerie par une note optimiste. Nous avons rappelé que pour les Anciens, pour les Pères de langue grecque comme pour les Pères de langue latine, pour les grands Docteurs du Moyen Âge, l’Univers se réduit, se ramène à notre minuscule système solaire.
La fin de l’histoire humaine pour nos pères dans la foi, c’était donc la fin du monde, la fin de l’Univers entier.
Nous avons découvert, au XXe siècle seulement, que notre seule galaxie comporte environ cent milliards d’étoiles plus ou moins semblables à notre soleil, et que l’Univers est constitué de milliards de galaxies plus ou moins semblables à notre galaxie. Nous n’avons jusqu’aujourd’hui aucune trace expérimentale de l’existence d’autres systèmes planétaires dans lesquels la vie serait apparue à l’intérieur de notre propre galaxie, à plus forte raison hors de notre galaxie. Mais, en l’absence de toute donnée expérimentale certaine, il est évident que les probabilités sont, à priori, plutôt en faveur d’une multitude de systèmes solaires habités, dans notre propre galaxie et dans d’innombrables autres galaxies.
Ainsi donc, si notre espèce, l’espèce humaine, est assez folle pour se détruire elle-même, ce à quoi elle travaille avec une ardeur, avec un zèle, avec un luxe de dépenses qui dépasse l’imagination, si les nations païennes — et les nations sont aujourd’hui toutes païennes dans leur comportement politique — si les nations païennes finissent par se servir de ces armes terribles qu’elles ont longuement et patiemment préparées, si toute vie devient impossible sur notre planète Terre, — ce sera peut-être la fin de l’histoire humaine sur notre planète et dans notre système solaire, mais ce ne sera pas encore, et loin de là, la fin du monde, la fin de l’Univers entier. Les connaissances que nous venons d’acquérir, au XXe siècle, en cosmologie, nous obligent à revoir aussi nos représentations concernant l’eschatologie.
Ajaccio, 29 juillet 1981