Gary Lachman
Maurice Nicoll : L’enseignant oublié de la quatrième voie

Traduction libre Voici l’introduction de mon livre, Maurice Nicoll : Forgotten Teacher of the Fourth Way (Maurice Nicoll : Enseignant oublié de la quatrième voie). L’essence et l’ombre Le 4 novembre 1922, Maurice Nicoll, le prestigieux médecin de Harley Street, auteur et, jusqu’à récemment, lieutenant britannique du psychologue C.G. Jung — dont la renommée n’est dépassée que par […]

Traduction libre

Voici l’introduction de mon livre, Maurice Nicoll : Forgotten Teacher of the Fourth Way (Maurice Nicoll : Enseignant oublié de la quatrième voie).

L’essence et l’ombre

Le 4 novembre 1922, Maurice Nicoll, le prestigieux médecin de Harley Street, auteur et, jusqu’à récemment, lieutenant britannique du psychologue C.G. Jung — dont la renommée n’est dépassée que par celle de Sigmund Freud — arriva au Prieuré des Basses Loges, dans la forêt de Fontainebleau, aux portes de Paris. Il était accompagné de sa jeune femme, de sa petite fille, de sa nourrice et de deux chèvres. Sa belle-sœur était venue plus tôt pour aider à préparer leur arrivée ; les chèvres avaient été amenées pour fournir du lait à l’enfant. Nicoll, âgé de trente-six ans, avait vendu son cabinet londonien prospère et emprunté sur l’héritage qu’il attendait de son père, l’éminent journaliste et penseur politique William Robertson Nicoll, afin d’obtenir une place pour la famille à l’Institut pour le développement harmonieux de l’homme, qui venait d’ouvrir ses portes et qui offrait une expérience éducative unique. Celui-ci venait juste d’être créé au Prieuré — après des tentatives infructueuses à Berlin et à Londres — par le redoutable G.I. Gurdjieff, un enseignant mystérieux au savoir ésotérique et à l’origine incertaine — était-il grec, arménien ou russe ? — qui avait émergé du chaos d’une Russie effondrée, apportant un message comme Nicoll n’en avait jamais rencontré auparavant. Ce message était austère, non sentimental, parfois brutal. Mais selon Nicoll, c’était ce dont il avait besoin.

Pendant des années, Nicoll chercha une doctrine qui pourrait satisfaire les exigences contradictoires de sa tête et de son cœur, de son corps et de son âme, de son intellect scientifique et de sa foi religieuse, de sa sexualité et de sa spiritualité, une lutte qui n’est pas inconnue de beaucoup. Jung l’avait guidé partiellement sur cette voie, mais comme Nicoll l’expliqua dans une sorte de lettre « Cher Carl », lorsqu’il informa son mentor que son allégeance avait changé, il avait besoin de quelqu’un pour l’y forcer. C’est ce que fera l’homme entre les mains duquel il s’était remis, lui et sa famille. Nicoll ne l’avait rencontré que brièvement — si l’on peut considérer que rester assis dans une pièce silencieuse et tendue pendant un temps inconfortable parce qu’aucune des personnes présentes n’avait le courage de poser une question au gourou pouvait constituer une rencontre. Mais cela suffit au médecin encore impressionnable pour sentir qu’il était en présence d’un pouvoir. C’était le cas, et il le ressentirait bientôt.

Nicoll observa l’enseigne à l’entrée de l’Institut, « Sonnez fort » — et s’exécuta. Peu de temps après, en tant que « marmiton », le médecin qui, enfant, avait assisté aux conversations entre son père et des hommes éminents telles que Winston Churchill et Lord Asquith, dans une atmosphère de littérature et de politique — et que Jung espérait voir devenir son champion en Angleterre — lavait des centaines de plats graisseux à l’eau froide et sans savon. Et ce, après s’être réveillé avant l’aube pour allumer les brûleurs de la cuisine du Prieuré, où sa femme s’acharnait sur d’énormes chaudrons de soupe, préparés pour les autres pensionnaires de l’institut, tandis que sa sœur nettoyait les toilettes. (Il semble que la nourrice était la mieux lotie).

Nicoll n’était pas le seul à avoir abandonné une vie confortable et agréable pour ce qui semble être un camp de travail supervisé par un contremaître levantin fou. Lorsque son ami A. R. Orage, suave rédacteur en chef du New Age, une revue d’idées qui comptait Bernard Shaw et H.G. Wells parmi ses contributeurs, se présenta au Prieuré, on lui donna une pelle et on lui demanda de creuser. Il le fit jusqu’à ce que son dos soit en compote et qu’il en pleure ; il lui fut également interdit de fumer, ce qui faillit le tuer. Nicoll lui-même se vit interdire de lire. C’était un sacré bond par rapport au monde que Nicoll avait connu auparavant. Nous pouvons dire sans risque de nous tromper que ce fut la période la plus significative de sa vie. Dans les années à venir, Nicoll tenta de la reproduire à plus d’une occasion.

Nicoll était arrivé à Fontainebleau par le biais d’un autre expatrié russe, l’écrivain et journaliste P.D. Ouspensky, qui avait abandonné sa propre carrière pour suivre Gurdjieff, après une longue et infructueuse « recherche du miraculeux » en Orient. En 1921, par ce qui devait certainement ressembler à un miracle, Ouspensky avait été sauvé d’un camp de réfugiés russes blancs en Turquie par une sauveuse improbable. Il s’agissait de Lady Rothemere, épouse d’un baron de la presse londonienne et lectrice de son livre Tertium Organum, un ouvrage exaltant de métaphysique spéculative qui était devenu un best-seller surprise. Elle voulait s’entretenir avec Ouspensky et, l’argent n’étant pas un obstacle, l’avait fait venir à Londres. Ouspensky avait passé les dernières années en Russie sous la tutelle de Gurdjieff, mais lorsque le flot de la révolution et de la guerre civile les avait déposés, lui et son ancien maître, à Constantinople — bientôt rebaptisée Istanbul —, leurs chemins s’étaient séparés. Pourtant, la psychohistoire byzantine de la « Quatrième Voie » — nom donné au système transmis par Gurdjieff à Ouspensky — est tout sauf simple, et la relation entre ces deux hommes très différents n’a jamais été aussi claire qu’il y paraît. Bien que séparé de Gurdjieff, Ouspensky enseigna ses idées, à Londres et à New York, jusqu’à sa mort en 1947, après une série de conférences finales dans lesquelles il répudia le système lui-même.

À la fin de l’année 1921, Nicoll assista à une conférence d’Ouspensky — donnée en un anglais saccadé et fragmenté — à la Quest Society, au Kensington Town Hall de Londres. C’est là qu’il entendit pour la première fois qu’il était, ainsi que tout le monde dans la salle, « endormi », qu’il ne fût qu’une « machine », qu’il vivait mécaniquement et qu’il ne possédait pas de « moi » stable, unique et unifié, comme l’affirmait l’austère doctrine de Gurdjieff. Nicoll était, pour ainsi dire, électrisé. Tout le monde ne fut pas ravi de ces sombres nouvelles, qui semblaient offrir peu de chances de « s’éveiller », comme le leur disait Ouspensky. Mais Nicoll savait qu’il avait découvert un savoir comme aucun autre qu’il n’avait jamais soupçonné. Il était tellement excité par ce qu’il entendit qu’il se précipita chez lui pour en parler à sa femme, qui se remettait encore de sa récente grossesse, et lui raconta tout, en oubliant le bébé. Il insista pour qu’elle entende également Ouspensky. Elle le fit et devint une apôtre aussi fervente que son mari. Pendant les trois décennies qui suivirent, mari et femme devinrent tous deux des étudiants, puis des enseignants du « Travail », nom donné à l’aspect pratique du système exigeant de Gurdjieff et d’Ouspensky.

Gurdjieff

Certains des fruits de ces travaux sont les cinq volumes des Psychological Commentaries on the Teaching of Gurdjieff and Ouspensky (Commentaires psychologiques sur l’enseignement de Gurdjieff et d’Ouspensky) de Nicoll, une collection des entretiens hebdomadaires que Nicoll préparait pour ses groupes, à partir de 1941 et jusqu’à sa mort en 1953. Les Commentaires de Nicoll ont attiré quelques lecteurs importants, parmi lesquels l’économiste E.F. Schumacher, le philosophe Jacob Needleman et l’humoriste John Cleese [1]. Ces commentaires, ainsi que les courtes exégèses de Nicoll sur la signification ésotérique des Évangiles, The New Man (L’Homme Nouveau) et l’ouvrage inachevé The Mark (Le Signe), présentent son approche particulière de l’ensemble des idées et des pratiques qu’il a apprises au cours des années passées avec ses enseignants dans le Travail. Un autre ouvrage, commencé au début de sa carrière, mais publié beaucoup plus tard, Living Time, est la tentative de Nicoll de comprendre les mystères du temps et sa relation avec l’éternité, une obsession d’Ouspensky. L’un de ses lecteurs fut l’écrivain J.B. Priestley, qui comptait Nicoll et Ouspensky parmi ceux qui, comme lui, étaient des « hommes hantés par le temps ».

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Pour les personnes qui connaissent la Quatrième Voie, Nicoll présente une approche plus douce à ce qui est souvent une affaire très sérieuse. Il n’est pas le « gourou fou » imprévisible et surprenant que Gurdjieff est souvent dépeint comme étant — bien que savoir combien de cette représentation était du « jeu d’acteur » de la part de Gurdjieff reste, comme toujours avec cet homme remarquable, incertain. Il n’était pas non plus le logicien sec, le maître sévère du Travail, « l’homme de fer », qu’Ouspensky, initialement une âme douce et poétique, devint après ses années avec Gurdjieff [2]. Il n’était pas non plus un flamboyant moteur et agitateur ésotérique dans le style de l’autre élève de longue date d’Ouspensky, J. G. Bennett, qui fit prendre au Travail des directions plutôt messianiques [3]. Il n’était pas non plus comme son ami Kenneth Walker, qui ne s’est pas établi comme enseignant du Travail, mais qui a produit d’excellentes introductions à ses idées [4] Nicoll ne s’est pas présenté publiquement comme un adepte du Travail ; il n’a pas, comme Walker et Bennett l’ont fait, produit des comptes rendus de son temps avec Gurdjieff ou Ouspensky. Il resta dans l’ombre et les informations sur son travail circulaient de bouche à oreille ; nous pouvons dire qu’il était l’un de ceux que j’ai appelés les « enseignants secrets ».

Le personnage qu’il montrait à ceux qui venaient à lui — le visage, comme le dirait Jung, qu’il présentait au monde — était celui d’un médecin de campagne ou d’un prédicateur convivial, sympathique, quelqu’un avec qui on pouvait s’asseoir dans un pub, chose qu’on ne pouvait pas faire avec Gurdjieff ou Ouspensky, et que les gens faisaient souvent. Nicoll avait un côté doux et tendre, il aimait rire et le chant, il jouait de la guitare et avait apparemment une bonne voix. Il aimait les plaisanteries et dit plus d’une fois à ses disciples que « les choses sérieuses ne peuvent être comprises qu’à travers des choses risibles » et que le secret pour « transformer les situations » était de « les recevoir avec humour et de les commenter avec esprit », ce dont Nicoll faisait souvent preuve [5]. Il aimait boire — un risque professionnel pour certains membres du Travail —, manger, danser et jouer.

Si la stratégie d’enseignement de Gurdjieff consistait à « choquer » et celle d’Ouspensky à élever la conscience de ses élèves par un simple effort mental, Nicoll était plus enclin à amener doucement ses élèves à la compréhension, à faire une plaisanterie sérieuse, à faire un clin d’œil et à leur demander s’ils avaient « saisi » le message qu’il essayait de faire passer. Par ailleurs, le lecteur des Commentaires constatera que Nicoll introduisit progressivement des idées et des thèmes extérieurs au système, ce qui, d’après ce que j’ai compris, est interdit par les puristes.

Bien qu’un lecteur des Commentaires qui sait que Nicoll a commencé comme disciple de Jung, et qui connaît également les idées de Jung, trouvera certaines d’entre elles à peine voilées et en contact étroit avec des idées qui sont typiquement d’Ouspensky ou de Gurdjieff. Ce qui n’est peut-être pas aussi facilement reconnaissable, c’est que Nicoll introduit également des thèmes et des idées provenant du scientifique et savant spirituel suédois du dix-huitième siècle, Emanuel Swedenborg. En tant qu’auteur de livres sur Jung, Swedenborg et Ouspensky, j’ai été surpris, en lisant les Commentaires, de trouver des notions sur « l’ombre » et la « synchronicité », mais aussi sur « l’amour », la « sagesse », la « compréhension » et d’autres thèmes swedenborgiens [6]. En tant qu’« homme hanté par le temps », Nicoll était fasciné par le genre de « coïncidences significatives » que Jung appelait « synchronicités » et qui impliquaient souvent une sorte de précognition. Et bien que Gurdjieff et Ouspensky aient désapprouvé l’étude des rêves — quelque chose sur lequel Ouspensky lui-même avait écrit abondamment — Nicoll a tenu pendant une grande partie de sa vie un journal des rêves, dans lequel l’influence de Jung et de Swedenborg, un autre grand lecteur de rêves, peut être trouvée.

En ajoutant Jung et Swedenborg, ainsi que d’autres idées provenant des traditions hermétiques et gnostiques, à son enseignement du Travail, Nicoll pourrait s’être éloigné du courant « authentique » gurdjieffien. Comme le suggère le titre de ce livre, Nicoll a, d’une certaine manière, été mis à l’écart par la tendance « puriste » de la tradition gurdjieffienne. On raconte même que, bien qu’elle ait félicité les Commentaires pour avoir présenté les idées de Gurdjieff avec précision, Jeanne de Salzmann, qui fut pendant de nombreuses années après la mort de Gurdjieff la principale porteuse de son enseignement, déclara que la voie de Nicoll n’était pas celle que le Travail poursuivrait. Certes, pendant mon propre temps dans le Travail, à New York et à Los Angeles dans les années 1980, il y a quelques années en effet, les livres de Nicoll étaient lus, mais n’étaient pas considérés comme obligatoires pour le cours.

La dilution du système par des enseignements extérieurs a pu en décider. L’accent mis par Nicoll sur les thèmes chrétiens, reprenant la remarque de Gurdjieff selon laquelle le Travail pouvait être considéré comme un « christianisme ésotérique », peut également avoir joué un rôle. Ouspensky lui-même s’est penché sur de multiples traductions des Évangiles afin de déchiffrer leur sens caché, la connaissance secrète transmise à travers eux. Ouspensky était convaincu que les Évangiles avaient été écrits par des hommes possédant une telle connaissance et dans le but spécifique de « réveiller » ceux qui pouvaient la saisir, de produire le changement de conscience que Nicoll appelait metanoia, un mot grec signifiant « changement d’esprit », mais un changement bien plus important que ce que nous entendons habituellement par cette expression apparemment simple. Ces hommes étaient des agents de ce qu’Ouspensky a appelé « le cercle intérieur de l’humanité », des hommes éveillés — et on suppose aussi des femmes — qui ont aidé l’humanité — ou du moins certains d’entre nous — dans son évolution.

Ce qui a pu exiler Nicoll à la demi-vie d’un compagnon de route de la Quatrième Voie, c’est le fait que, contrairement à Bennett, Walker et d’autres, il n’est pas allé voir Gurdjieff après la mort d’Ouspensky en 1947 ; Gurdjieff lui-même mourra deux ans plus tard. Il a refusé la possibilité de revoir le maître, estimant qu’il avait déjà appris tout ce qu’il pouvait de lui. Pour les vrais croyants, une telle affirmation est une impossibilité flagrante ; on pouvait toujours apprendre du maître, et penser qu’on ne le pouvait plus était la preuve que l’on en avait vraiment besoin…

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Les livres consacrés à Nicoll ont abordé certaines de ces questions et ont donné une idée de ce que c’était que d’être son élève. Ils ont montré à quoi ressemblait la vie dans l’atmosphère d’un environnement du Travail, comme ceux créés à Tyeponds — le nom de la première communauté de Travail établie par Nicoll — et dans d’autres lieux. Lorsqu’il commença à enseigner le système en 1931, Nicoll a rapidement rassemblé un groupe fidèle, dont beaucoup vivaient plus ou moins avec lui dans les « conditions spéciales » que Nicoll, essayant de recréer son expérience à l’institut de Gurdjieff, avait créées pour eux.

Ces livres, de Beryl Pogson et Samuel Copley, sont essentiels à la compréhension de Nicoll et de son œuvre, et il est curieux que les deux livres se présentent comme des « portraits », Maurice Nicoll, A Portrait, de Pogson, et Portrait of a Vertical Man, de Copley.

Un portrait vise à capturer l’essence de son sujet, et « essence » est un terme central de la Quatrième Voie. Dans le système, elle est considérée comme ce qui est vraiment propre à chacun, ce avec quoi nous sommes nés, notre vrai moi, contrairement à notre « personnalité » qui, comme la « persona » de Jung, est un visage que nous acquérons en traitant avec le monde. « L’essence », disait Nicoll à ses étudiants, descend des étoiles — une idée qui n’est pas tout à fait conforme à l’enseignement strict de la Quatrième Voie. Il croyait aussi que c’est ce que nous leur ramenons.

Il est compréhensible que des disciples aussi proches et dévoués de Nicoll que Pogson et Copley présentent leur enseignant sous son meilleur jour, même si cet éclairage atteint parfois un éclat hagiographique qui ne laisse guère de place à l’ombre — un terme jungien important. Il n’est pas surprenant que leurs portraits ne soient pas du genre à montrer des défauts. Ce genre de portrait est généralement laissé aux critiques du sujet, et tombe souvent dans la caricature, voire dans l’assassinat de caractère, gagnant en effet ce qu’il perd en objectivité.

L’autre type de livre biographique, sympathique, mais critique, est celui que je vise ici et que je crois avoir réussi à produire, avec un certain succès, dans les cas de Jung, Ouspensky, Swedenborg et d’autres figures de l’histoire de l’ésotérisme occidental. Je ne cherche pas à découvrir les pieds d’argile de mes sujets — ils sont souvent évidents — mais je n’ignore pas non plus les squelettes qui peuvent se trouver dans leurs placards. Dans certains cas, cela m’a valu l’inimitié de quelques vrais croyants ; c’est du moins ce que suggèrent certaines critiques de mes livres. D’autres ont apprécié le regard neuf et décomplexé que je porte sur des êtres humains complexes, en chair et en os, qui sont trop souvent présentés comme des dieux infaillibles.

En tant que figure de l’histoire de l’ésotérisme occidental moderne, Nicoll mérite l’attention. Après tout, combien de personnes ont eu Jung, Gurdjieff et Ouspensky pour maîtres ? Et en tant que figure de l’histoire de la Quatrième Voie, il est, pour autant que je sache, le seul à rassembler ce qu’il a appris de ces hommes remarquables, et à le combiner de manière subtile avec les enseignements de Swedenborg qui ont de plus en plus occupé Nicoll au cours des dernières années de sa vie. Cela suffirait à justifier une nouvelle étude. Mais quelque chose d’autre est apparu — une expression appropriée dans ce contexte — qui ajoute une toute nouvelle dimension à la compréhension de Nicoll.

Dans la psychologie de Jung, la partie de la psyché qui ajoute le plus souvent une nouvelle dimension à l’expérience que l’on a de soi et des autres est, une fois de plus, l’ombre. C’est une sorte d’« essence sombre », d’un moi caché que l’on ne montre pas aux autres, ni souvent à soi-même, mais qui existe néanmoins et que l’on doit intégrer pour mûrir. Dans le cas de Nicoll, il semble que cette ombre soit précisément ce qui a été mis en lumière.

En 2017, John Willmett, doctorant à l’université d’Édimbourg, qui menait des recherches sur la vie de Nicoll, est tombé sur une collection de documents en possession de Camilla Copley, la fille de Samuel Copley. Parmi ces papiers se trouvaient des tapuscrits, des manuscrits, des notes, des factures et d’autres objets banals. Mais il y avait également plusieurs cahiers d’exercices contenant un journal que Nicoll avait tenu au fil des ans. Ces cahiers contenaient des comptes rendus de ses rêves (mentionnés plus haut), des pensées, des comptes rendus d’événements quotidiens, des réflexions aléatoires, des écrits incohérents en flux de conscience, mais aussi ce qui semble être d’étranges « conversations » qu’il a eues avec une « voix intérieure », ainsi que des sortes d’expériences visionnaires.

Cela suffirait à rendre les journaux intéressants. Mais ce que ces journaux nous apprennent également, c’est que pendant plusieurs années, Nicoll s’est adonné à ce qui semble avoir été une sorte de pratique mystique autoérotique, produisant ce qu’un critique peu indulgent pourrait appeler le genre de visions « que l’on a d’une seule main ». C’est du moins la conclusion à laquelle est parvenu un autre chercheur, intéressé par Nicoll, Jeffrey Adams, qui a annoté la transcription des journaux intimes de Nicoll par Willmett. Rendre publique cette information peut apparaître comme une invitation à la dérision et peut contribuer à saper la réputation de Nicoll. Un enseignant d’une doctrine ésotérique a déjà du mal à maintenir une bonne réputation, sans qu’il y ait de scandale. Le genre de révélations contenues dans les journaux intimes pourrait éclipser les nombreuses réalisations positives de Nicoll. « Tout le monde devrait être autorisé à avoir sa propre vie privée », a déclaré un jour Nicoll à son ami de longue date et compagnon de route de la Quatrième Voie, Kenneth Walker [7]. À la lumière de cela, l’esprit de Nicoll, où qu’il soit, pourrait regarder d’un mauvais œil les libertés qui sont prises avec sa vie privée. Néanmoins, la famille restante de Nicoll a approuvé la mise à disposition de ce matériel aux chercheurs.

Il existe une longue tradition, en Orient et en Occident, d’une sorte de sexualité mystique, d’érotisme sacré, qui utilise les pouvoirs de l’excitation sexuelle à des fins visionnaires. Ouspensky a écrit sur la transformation de la conscience induite par le sexe [8]. Gurdjieff a enseigné que « c’est une grande chose lorsque le centre sexuel travaille avec son énergie propre » — nous reviendrons plus loin sur ces « centres » [9]. Jung avait une soror mystica, une « maîtresse mystique », et, selon les recherches de Marsha Keith Schuchard, Swedenborg pratiquait une sorte de « sexualité sacrée » visant à maintenir la « puissance perpétuelle » nécessaire pour induire des états visionnaires [10]. Nicoll n’est donc pas le seul à rechercher une muse éroto-mystique, bien que l’on puisse se demander pourquoi il la poursuivait, pour ainsi dire, dans le secret.

Après avoir lu les plus de 1000 pages de la transcription de Willmett, dont Jeffrey Adams m’a aimablement envoyé une copie, je le félicite pour sa persévérance. Cela montre son engagement à l’égard de l’importance de sa découverte. Il est d’avis que les journaux de Nicoll sont aussi importants pour comprendre sa vie et son œuvre que le célèbre Livre rouge pour comprendre Jung.

Cela pourrait être le cas. D’autres lecteurs et chercheurs devront en décider. Je peux dire ici que les journaux de Nicoll ne sont pas aussi accessibles que le récit de Jung sur sa « descente dans l’inconscient ». Alors que Jung écrit un récit de rêve et, par essence, raconte une histoire complète avec des images, les notes de Nicoll sont le plus souvent fragmentaires, décousues, parfois indéchiffrables en raison de l’utilisation d’un code privé. Le récit de ses rêves est souvent interrompu par son interprétation du rêve et par des références à d’autres rêves, le tout dans une sorte de sténographie. Il y a de longs passages poétiques et évocateurs. Il tombe aussi parfois dans le pur charabia verbal, avec de longues salves de jeux de mots et d’allitérations, souvent de nature obscène ou même scatologique, qui ont mis ma patience à rude épreuve plus d’une fois.

Bien sûr, Nicoll n’écrivait pas pour être publié et on ne peut donc pas lui reprocher d’avoir donné du fil à retordre aux lecteurs de ces journaux. La plupart des écrivains écrivent des bêtises qu’ils oublient de jeter ; selon leurs critiques, cela inclut certains de leurs livres. Mais on peut se demander ce qui a poussé Nicoll à consacrer du temps à de telles divagations.

Mêlées à ses rêves, on trouve les réflexions de Nicoll sur sa famille, son père, ses collègues, ses enseignants, son travail, ses étudiants et d’autres préoccupations similaires, et ce qu’il en dit n’est pas toujours poli. Mais une grande partie du journal est consacrée à la préoccupation de Nicoll, on pourrait même dire à son obsession, pour le sexe et les questions psychologiques, spirituelles et existentielles qui l’entourent. Nicoll est allé jusqu’à dire que s’il n’y avait pas eu le Travail, il aurait probablement consacré sa vie au sexe. Il exagérait peut-être, mais il est certainement préoccupé par ce sujet dans ces journaux.

Inutile de dire que ce n’est pas l’impression qui se dégage des deux portraits de Nicoll qui nous sont parvenus. Je ne pense pas que le sexe apparaisse de quelque manière que ce soit dans l’un ou l’autre de ces portraits, et certainement pas dans le mémoire compréhensiblement hagiographique de Beryl Pogson, qui traite Nicoll avec le plus grand respect et la plus grande décence (Elle a été, après tout, invitée par sa veuve à l’écrire, peu de temps avant sa propre mort). Il devrait également être évident qu’aucune des idées sexuelles de Nicoll n’est entrée dans son enseignement ou, pour autant que je sache, n’a impliqué aucun de ses étudiants.

Le portrait de Copley est légèrement moins aseptisé que celui de Pogson, mais étant donné que les journaux étaient en possession de sa fille, on ne peut que supposer qu’ils étaient auparavant en sa possession et qu’ils lui ont été confiés après la mort de Nicoll. Copley les a-t-il lus ? Si c’est le cas, il n’y a aucune trace de cette lecture dans son livre. Ou peut-être que si ?

Ceci n’est pas une critique de Copley, si tant est qu’il ait eu connaissance de ces journaux ; il est concevable qu’ils aient pu rester dans une boîte, intouchés, pendant des années. Mais maintenant qu’ils ont été mis au jour, on ne peut s’empêcher de se demander comment ils affectent notre image de Nicoll, notre nouveau portrait de cet homme « vertical ». Pour Nicoll, la verticalité avait une signification particulière : elle renvoyait à la dimension éternelle de notre être, plutôt qu’à la dimension horizontale de ce que J.B. Priestley appelait le temps « tic-tac ». Entrer dans cette dimension et y rester — sentir son « corps-temps » — tel était l’objectif de Nicoll. Les journaux intimes nous donnent une idée de la manière dont il y est parvenu.

Elles nous montrent également un homme profondément troublé par ce qui semble être une division féroce de lui-même, entre son désir de vie spirituelle, la « seconde naissance » promise par le message ésotérique des Évangiles, et ses pulsions naturelles, charnelles, inhibées par son éducation et par ce qui semble être une réticence obscure dans sa propre psyché. Elles nous montrent également à quel point le fait d’être le fils d’un père célèbre est exigeant sur le plan psychologique et émotionnel, et combien cela a pesé sur l’estime de soi de Nicoll et sur l’image qu’il se faisait de lui-même. Le Nicoll joyeux, enjoué, convivial, toujours prêt à la gaieté et au rire, avait une face cachée pleine de doutes, très peu d’estime de soi, désireux d’être accepté, incertain de la valeur de son travail et accablé par la présence de ce qu’il appelait, dans un remarquable document du même nom, des « pensées impures ». Il s’agissait de fantasmes érotiques, souvent de nature crue, transgressive, pleins de désir pour l’« interdit », que Nicoll entretenait depuis son enfance et qu’il aurait peut-être transmués, par une opération alchimique intérieure, en éléments d’une illumination mystique. Ce document me semble être l’un des écrits les plus importants de Nicoll. Malheureusement, comme ce fut le cas pour beaucoup de ses projets, il ne l’a pas achevé.

Les journaux nous montrent aussi un homme qui avait du mal à se mettre au travail, qui préférait parler qu’écrire, qui devait parfois se soumettre à une discipline stricte, qui avait des problèmes avec la boisson, avec la nourriture, avec son tempérament, et tous les autres défauts et travers qui font de nous des êtres humains. Lorsque vous visez le surhomme, ces taches et ces imperfections de l’âme ressortent avec force. Lorsque vous passez beaucoup de temps à contempler la lumière, votre ombre grandit derrière vous. Ce qui suit est un regard sur cet homme vertical, Maurice Nicoll, et sur les profondeurs et autres dimensions qui s’ouvrent lorsque nous explorons la forme de son corps-temps, c’est-à-dire sa vie.

Texte original : https://www.gary-lachman.com/post/maurice-nicoll-forgotten-teacher-of-the-fourth-way

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2 C’est le sujet de mon livre In Search of P.D. Ouspensky (Wheaton, Ill: Quest Books, 2006).

3 J.G. Bennett Gurdjieff: Making a New World (New York: Harper & Row, 1973).

4 Kenneth Walker Venture With Ideas (New York: Samuel Weiser, 1972) et A Study of Gurdjieff’s Teaching (Londres : Jonathan Cape, 1973).

5 Beryl Pogson Maurice Nicoll : A Portrait (New York: Fourth Way Books, 1987) p. 24

6 Je le souligne dans mon article « Maurice Nicoll : Travailler contre le temps ».

7 Kenneth Walker Venture With Ideas (New York: Samuel Weiser, 1972), p. 70.

8 P.D. Ouspensky A New Model of the Universe (New York: Alfred A Knopf, 1969. Tr fr Un Nouveau Modèle De l’Univers), pp. 451-476.

9 P.D. Ouspensky In Search of the Miraculous (New York: Harcourt, Brace and Company, 1949. Tr fr Fragments d’un enseignement inconnu) p. 55.

10 Marsha Keith Schuchard Why Mrs. Blake Cried (Londres : Century, 2006).