(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/février 1985)
Par notre éducation, en famille et à l’école, nous nous sommes laissés enfermer dans une réalité rétrécie. Cette réalité rétrécie, nous la créons et la maintenons sans cesse répétitive. De ce fait, nous nous amputons d’une partie de nous-mêmes, aveugles à toutes les autres réalités de la vie. Ce texte est une invite à recouvrir la totalité de nous-mêmes, à briser les barrières dans lesquelles nous bloquons notre cerveau afin que notre esprit puisse percevoir autrement pour agir autrement. L’auteur de cette étude est un homme d’imagination, peintre, sculpteur, maître orfèvre (il fut aussi, en son temps, l’un des pères du design en Europe), il se consacre actuellement à ce qu’il a baptisé le « psy-art » ou « Art d’éveil » et se définit lui-même comme « métapsychologue », « psyglobaliste » ou « imagicien » et l’originalité de son œuvre lui a ouvert les portes d’innombrables expositions à travers le monde.
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À chaque instant nous créons notre réalité avec nos yeux et nous la considérons comme la réalité, la vraie, l’unique réalité. Alors qu’il s’agit tout au plus de l’une des perceptions possibles d’un fragment de réel.
Imaginez un instant que nos yeux puissent percevoir d’autres fréquences lumineuses. Les rayons X, par exemple. Le monde extérieur nous apparaîtrait alors tout autre, nous baignerions dans un univers translucide, où toutes choses s’ajouteraient les unes aux autres par transparence, un peu comme des sons musicaux qui se mélangent.
Imaginez cet environnement, tout y serait différent, nos mœurs, nos comportements, notre personnalité, toute notre existence en serait profondément modifiée. Nous vivrions une autre réalité et pourtant il s’agirait bien toujours du même monde, celui qui existe ici même à l’instant où j’écris ; seule notre relation au monde aurait changée.
Il faut bien comprendre que le réel ne s’arrête pas là où nous cessons de le percevoir. Ce que nous montrent nos yeux ne sont que nos propres limites et non celles du réel.
Si nous déplaçons ou si nous ouvrons ces limites, nos limites, notre conscience, notre vécu de la réalité se transforment totalement.
« MAINTENIR NOTRE RÉALITÉ »
Dans cet exemple des rayons X, il s’agit de nos limites physiologiques, limites qui peuvent être ouvertes par l’apport d’instruments d’optique, mais dont l’ouverture ne s’actualise pas vraiment dans notre vécu quotidien, sans doute parce que les instruments qui la produisent ne nous accompagnent pas à chaque instant de notre vie, mais surtout parce que ces instruments servent de rallonges à l’œil qui lui-même est un instrument et que cet ensemble instrumental est au service d’un esprit ayant lui aussi ses limites, limites culturelles, limites de la raison… C’est à ce niveau que nos limites doivent être ouvertes, pour changer radicalement notre conscience du réel.
Ces limites, lorsqu’elles nous sont communes, sont extrêmement utiles, car elles maintiennent nos consciences en symbiose au même niveau de lecture du réel. Ainsi vivant les uns les autres la même interprétation du monde, nous pouvons nous y rencontrer, communiquer, échanger des informations, agir ensemble, fabriquer un langage, une culture. Langage et culture qui à leur tour fabriquent nos limites.
Les limites engendrent ce qui les engendre, le système se mord la queue, la boucle est bouclée et ça tourne…
Ainsi chaque jour nous nous réveillons dans la même réalité que la veille. Cette chose-là est comme ceci et s’appelle « comme ceci », cette autre comme cela et s’appelle « comme cela », c’est du solide.
Mais nous payons le prix fort à ce confort, car dans le temps où nous maintenons cette réalité, cette réalité nous maintient à elle et nous y sommes à tel point assujetti, que nous oublions totalement que cette réalité usuelle n’est que la petite partie visible de l’iceberg. Qu’elle fait partie intégrante d’un réel infiniment plus vaste qui ne s’arrête pas là où nous cessons de le percevoir et de le comprendre.
Alors oubliant cette totalité, nous sommes amenés à nier tout ce qui n’entre pas dans nos limites et surtout, tout ce qui pourrait les ébranler, nous ébranler. Il nous faut défendre notre territoire contre toutes ces « impossibilités » dérangeantes qui se trouvent de l’autre côté et qui cherchent à s’infiltrer par les failles de nos raisonnements, franchissant les portes de nos paradoxes, pour venir mettre la pagaille dans notre petit coin de réalité si bien ordonné.
Ainsi lorsque je dis « à chaque instant nous créons notre réalité avec nos yeux », je devrais plutôt dire. : « à chaque instant nous nous contentons de REcréer la MÊME réalité avec nos yeux ». Ceci afin de maintenir ces limites, maintenir notre réalité.
Nous disposons pour ce faire d’une quantité de « trucs », de systèmes, qui ne sont pas sans rappeler d’étranges ustensiles de cuisine servant à accommoder et assimiler le réel.
J’aimerais en dégager schématiquement trois, que je vous propose d’appeler : les moules, les filtres et la moulinette.
LES MOULES
L’un de nos niveaux de conscience, disons, l’une de nos possibilités d’être, celle utilisée le plus fréquemment dans la culture occidentale, consiste à se concevoir comme une sorte de réceptacle. Un réceptacle conscient, ouvert sur l’univers et dans lequel pénètre cet univers sous forme de lumières, couleurs, sons, chaleurs… faisant vibrer et REsonner, RAI-sonner cette conscience réceptacle.
Mais le langage, la culture, les croyances, les préjugés et autres « certitudes » individuelles et collectives développant sa capacité à RAIsonner raisonnablement et étouffant sa capacité à entrer en REso-nance, ont formé et déformé, forgé ce réceptacle, jusqu’à le figer dans une forme donnée, cette forme que nous reconnaissons comme étant « soi-même ».
Ce réceptacle en se figeant a perdu sa réceptivité malléable, et ne peut plus de ce fait épouser tous les aspects de l’univers ; c’est lui maintenant qui au contraire donne son empreinte à tout ce qui le pénètre, se comportant comme un moule dans lequel se coule le réel.
Et, voyez-vous, tant que l’on utilise un même moule, quelle que soit la chose que l’on y mette, du plâtre, de la pâte à pain ou de la bouse de vache, l’on obtient toujours la même forme. De la même manière nous obtenons toujours la même forme de réalité. Mais ce que nous percevons ce n’est pas la forme de la réalité, c’est seulement la forme du moule, notre propre forme, celle de notre esprit solidifié. Ce que nous appelons le monde extérieur n’est juste qu’une vue de l’esprit, l’aspect de notre mental matérialisé, un reflet, un écho.
Lorsque nous prenons plus ou moins conscience de cet état, de fait et que nous essayons de voir le monde autrement, le mieux bien souvent que nous réussissions à faire, c’est de changer de moule. Remplacer le moule intellectuel par le moule des sentiments, ou celui des émotions. Ou bien encore imbriquer les moules entre eux. Mais jamais nous ne percevons sans moule, jamais nous ne voyons réellement, directement.
Nous restons enfermés sur nous-mêmes dans ce repli de réel qui s’ordonne selon notre forme, nos concepts et nos lois. Ne voyant que ce qui nous ressemble et pourtant convaincus d’avoir accès à l’unique et véritable aspect du réel, à sa vérité intrinsèque.
LES FILTRES
L’usage inconscient des filtres renforce cette illusion. En effet pour comprendre et utiliser le monde nous avons découvert et affiné des grilles de lectures, que nous posons sur le monde pour le « décoder ».
Ainsi l’usage de la grille des mathématiques nous permet de percevoir le monde de façon mathématique ; si nous utilisons la grille de la logique le monde apparaît logique, avec celle de la mécanique, mécanique et ainsi de suite. Nous disposons ainsi de toute une gamme de ces grilles que nous utilisons seules ou superposées les unes aux autres, laissant transparaître certains états, certaines propriétés du monde, en éclipsant d’autres. Fonctionnant comme des filtres, ces grilles donnent par leur présence permanente une certaine coloration à ce que nous vivons ; par exemple, pour certains le monde est logique, quoiqu’ils fassent, où que se portent leurs regards, leurs pensées, tout leur apparaît logique.
Mais pareillement, si nous placions devant nos yeux un filtre rouge, le monde nous apparaîtrait en permanence rougeâtre, que nous plongions notre regard dans un microscope ou dans un télescope, l’infiniment petit comme l’infiniment grand nous semblerait rougeâtre.
Et c’est là où les choses se gâtent, car, oubliant la présence du filtre, nous pourrions déduire et affirmer que la nature même du monde est d’être rougeâtre.
C’est ce que nous faisons lorsque nous affirmons que l’essence du monde est logique, mécanique, mathématique ou même religieuse ; nous oublions les filtres.
Nous oublions que le monde est comme cela uniquement parce que nous le contemplons comme tel. Uniquement parce que nous avons glissé entre nous et lui un filtre dont la fonction est de nous le montrer de cette manière. C’est le filtre que nous utilisons qui est ordonné de façon logique, mécanique ou autre, pas la totalité du monde.
Disons plutôt que le filtre laisse passer ce qu’il y a de logique dans le monde et retient tout ce qui ne l’est pas. Notre conscience ne prenant en considération que ces prélèvements, cette sélection.
Mais prenons une autre comparaison pour illustrer ce filtrage. Vous écoutez un disque avec du matériel hi-fi perfectionné en réglant le filtre des basses au maximum et celui des aigus au minimum… L’instant d’après vous inversez ce réglage ; basses au mini et aigus au maxi cette fois. Alors, bien qu’écoutant le même disque, la même musique, vous constatez que vous faites apparaître des instruments et en faites disparaître d’autres. Maintenant si vous bloquez, une fois pour toutes, les filtres de cet appareil dans l’une de ces positions extrêmes ; écoutant d’autres disques, il y a des instruments que vous n’entendrez jamais, dont vous ne connaîtrez même pas l’existence.
Il se passe la « même chose avec nos yeux : nous ne percevons que certains instruments de la symphonie visuelle.
À travers l’histoire de l’homme, quantité de ces filtres ont été découverts, certains sont retombés dans l’oubli, d’autres en cours de fabrication, mais chacun a permis de découvrir une nouvelle orchestration, une nouvelle interprétation du réel, nous faisant accepter aujourd’hui ce qui hier paraissait impossible, et nier ce qui demain sera peut-être évident.
LA MOULINETTE
La moulinette, c’est la vision analytique chère à l’Occident.
Elle réduit le tout en petits morceaux bien clairement délimités, permettant ainsi de considérer chaque morceau séparément, bout par bout ou mélangés les uns aux autres, en laissant de côté ceux qui nous dérangent.
C’est pratique et cela a permis des réalisations étonnantes.
Mais curieusement, oubliant une fois de plus que cette qualité de perception est due à un outil, un système, oubliant la présence de la moulinette, nous sommes incapables de percevoir les choses toutes entières.
Et lorsque nous essayons de voir les choses globalement, nous sommes forcés d’additionner, de synthétiser, les morceaux que nous venons tout juste de séparer.
Ainsi, ajoutant chaque petit morceau bien net à un autre tout aussi nettement défini, nous tentons de reconstituer la totalité ; reconstituer la carotte à partir de l’assiettée de carottes râpées.
Et même si nous réussissons ce puzzle colossal, ce que nous obtenons n’est plus une carotte, si nous la mettons en terre, elle ne reprendra pas, ne poussera plus, on a recollé les morceaux, mais la vie ne circule plus à l’intérieur, la trame est brisée.
Nous croyons pareillement avoir accès à la vision globale, lorsque nous avons une perception générale, confuse et indéfinie du tout.
Ou bien encore une impression d’ensemble superficielle, ou une vision des contours évitant le contact intime.
Mais ces modes d’appréhension eux non plus ne sont pas globaux. Il s’agit seulement de notre vision analytique utilisée autrement, utilisée de façon à rester à la périphérie, effleurant contours et surfaces sans entrer à l’intérieur. La moulinette est toujours là, hachant plus gros peut-être ou n’épluchant que les pourtours.
En tout cas ne produisant que des fantômes de vision globale et nullement la perception de l’unité vivante, vibrante.
Il est important que vous preniez conscience que cette moulinette, ces filtres, ces moules, sont des outils, des outils fantastiques et utiles, mais des outils. Et nous devons apprendre à les reconnaître comme tels, afin de ne plus nous identifier à eux. Pouvoir les détacher de nous et les mettre de côté lorsque nous voulons nous ouvrir sur autre chose ; percevoir à l’œil nu ; laisser apparaître l’unité du monde.
Tant que nous restons tributaires de ces outils, de ces systèmes qui limitent et focalisent nos perceptions, coupant, sélectionnant et réduisant le réel, nous ne pouvons avoir accès à l’unité, accès à la totalité.
Pourtant l’image qui vient se former au fond de l’œil contient cette totalité, mais nous la disséquons en une telle multitude de petits morceaux, que si cette multitude parvenait dans son intégralité à notre conscience, nous serions submergés, saturés. Il nous serait impossible d’assimiler et d’utiliser cette surabondance d’informations, impossible d’ordonner et de dégager un sens de tous ces éléments, impossible donc de décider et d’agir.
« ERSATZ D’UNITÉ »
Nous percevons beaucoup plus que nous en avons conscience. Mais tant que nous observons une multitude dissociée, là où il n’y a qu’unité, nous sommes amenés à épurer nos perceptions afin de reconstituer, avec un nombre d’éléments plus restreint, un semblant d’unité, de cette unité dont nous avons un besoin vital et dont à défaut d’intégrer la « grande unité », nous fabriquons un ersatz, en dilatant et contractant sans cesse notre champ de conscience pour ne laisser entrer que les petits morceaux, les éléments que nous sommes en mesure de réordonner de façon unitaire afin de maintenir la cohérence de notre réalité, et par là même notre propre cohérence.
Car nous sommes bien dans le paradoxe suivant : dans le temps où l’on perçoit ce que l’on est, l’on est ce que l’on perçoit.
Et si nous nous laissions pénétrer par cette multitude dissociée, nous nous dissocierions à notre tour.
Alors la crainte de voir se dissoudre notre fragile unité crispe nos limites, les transformant en limites de sécurité, qui en tant que telles, deviennent infranchissables et surtout indispensables.
Tant que nous imaginons ce que peut être la vision globale à la lumière de notre vision analytique, nous ne pouvons concevoir qu’un paroxysme de vision analytique.
Dans un esprit de toujours plus, nous recherchons du très compliqué là où la difficulté consiste à accéder à la simplicité.
Et si, d’aventure, la vie ou notre curiosité nous amène à toucher nos limites, au point que nous puissions regarder au travers ce qui se passe de l’autre côté, nous n’y percevons qu’une multitude de paradoxes peu engageants. Mais ces curieuses distorsions du réel, ces diffractions de l’unité que nous appelons paradoxes, ne sont pas à l’image de l’autre côté. Ils sont seulement la manifestation des limites de fonctionnement de nos systèmes, l’instant où ils vont court-circuiter.
Car ces systèmes ne fonctionnent que dans une réalité dédoublée, une réalité polaire. Alors, dès que les pôles se confondent, il y a court-circuit, ces systèmes cessent d’être opérationnels. Ils sont faits pour focaliser, pour se concentrer sur un seul pôle, un seul point de vue à la fois. Pour avoir une vision d’ensemble ils doivent rebondir d’un pôle sur l’autre. Ainsi lorsqu’ils doivent. capter une réalité non dédoublée ou qu’ils n’arrivent pas à dédoubler, lorsqu’ils doivent déchiffrer un univers tout à la fois positif et négatif, immobile et en mouvement dans le même temps, plein et vide dans le même espace, avec un temps et un espace qui sont une seule et même chose… ces systèmes se brouillent, saturés par ce réel qu’ils ne peuvent appréhender. Ils tentent une dernière fois de distinguer et de séparer les polaires par des jeux de superpositions et de transparences, disent « Cela ne se peut ! » et se font sauter les plombs.
Le bouddhisme Zen, avec sa méthode des Koans, utilise ce phénomène de déconnexion des mécanismes mentaux, comme technique d’éveil.
Mais nous reviendrons plus tard là-dessus. Ce sur quoi j’aimerais insister pour l’instant, c’est que tant que nous confondons ces systèmes avec nous-mêmes, nous fonctionnons en circuit fermé, en vase clos, nous nous enfermons avec les clefs que nous avons forgées pour ouvrir le monde.
« DEHORS, C’EST DU RÉEL À PART ENTIÈRE »
Et pourquoi ne pas rester enfermés, cric ! crac ! bien confortablement dans notre recoin de réel ?
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Parce que « dehors » il y a des merveilles, des horizons infinis, des potentiels inimaginables.
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Mais « ici » c’est déjà tellement riche, pourquoi aller chercher d’autres choses « dehors » ?
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Et bien justement parce qu’il ne s’agit pas d’autres choses, qu’il s’agit de la source même de ce qui se passe « ici ». Quelque chose qui nous concerne au plus haut point et ne cesse jamais de nous concerner, même lorsque notre conception étriquée du réel nous force à l’exclure ou à l’occulter dans des sciences dites Occultes.
Reniant les racines de l’arbre sur lequel nous sommes assis, ou plutôt sur lequel nous poussons, nous reléguons dans une sorte de sous-réalité, ces intuitions si vitales, mais si peu raisonnables, ces moments d’émerveillement où les esprits se rencontrent à travers le silence, ces instants d’extase où l’être sait qu’esprit et matière sont un seul et même phénomène. Nous étouffons tout cela, et, avec, les potentiels de transformation, de créativité, d’équilibre, de guérison et de joie qui les accompagnent.
Il faut bien comprendre : ce que nous laissons au « dehors » c’est du réel à part entière et ce n’est pas parce que nous n’en avons plus conscience qu’il cesse pour autant d’être agissant.
Ce n’est pas parce que l’autruche fait « disparaître » le lion en s’enfonçant la tête dans le sol, qu’elle va empêcher le lion de lui dévorer le derrière.
Ainsi étant amenés à résoudre à tous moments des problèmes qui prennent source au « dehors », nous nous trouvons dans la situation de cet homme, qui en pleine nuit recherche sous un réverbère la montre qu’il vient de perdre. Un autre homme vient à passer qui lui propose de l’aider à la rechercher. Ils cherchent, cherchent très longuement et ne trouvant rien, le passant lui demande : « Êtes-vous vraiment sûr de l’avoir perdue ici ! — Ah non, absolument pas, non, non, je ne l’ai pas perdue ici, je l’ai perdue là-bas ; mais là-bas il fait trop sombre, ici sous ce réverbère il y a de la lumière, c’est plus facile pour chercher ».
Pareillement, nous préférons rester dans cette zone éclairée par notre raison, nos systèmes, nos lois et pourtant nous avons perdu dans notre zone d’ombre bien plus qu’une montre-prothèse, nous y avons perdu un bout de nous-mêmes.
« AMPUTÉS D’UNE MOITIÉ DE NOUS-MÊMES »
Tant que notre cerveau, notre esprit, fonctionnent dédoublés, tant que nous percevons une réalité polaire faite d’ombre et de lumière, de plein et de vide, avec un dedans et un dehors, un fini et un infini ; si nous voulons retrouver, accéder à la totalité de nous-mêmes, à la totalité de notre réalité, nous devons accepter d’actualiser les deux pôles qui la composent, les deux pôles qui nous composent.
Même si dans l’état actuel de notre mental, notre conscience ne peut appréhender qu’un seul pôle à la fois, nous devons développer une fluidité de passage d’un pôle à l’autre. Et surtout ne pas perdre de vue, lorsque nous nous trouvons dans le point de vue de l’un de ces pôles, que l’autre pôle, n’est que l’autre face d’une même réalité, l’autre aspect de nous-mêmes.
Mais notre tempérament et les « besoins de la cause », nous amènent à nous attacher davantage à un pôle qu’à l’autre, davantage aux pôles du conscient, du plein, du fini, qu’à ceux de l’inconscient, du vide, de l’infini. Et pourtant la totalité est faite de vide et de plein, d’infini et de fini, mais, dans un premier temps, la survie réclame que nous consacrions une attention toute particulière à notre aspect fini, à la préservation de notre forme finie, j’entends par là la protection et la conservation de notre corps physique, mais aussi de notre forme mentale, notre ego, l’aspect fini de notre esprit.
Nous en arrivons ainsi à concentrer, à focaliser notre attention uniquement sur un seul pôle, y installant en permanence notre conscience, jusqu’à nous identifier totalement à ce seul point de vue. À telle enseigne que le point de vue du pôle refoulé nous devient tout à fait inconnu, étrange… étranger.
Et si l’on en vient à considérer son « propre » point de vue comme le seul valable, le vrai, celui qu’il faut défendre, nous voici ennemi de l’autre pôle, ennemi de ce dont nous avons le plus besoin, cet autre bout de nous-mêmes que nous avons perdu.
Un peu comme si nous prenions notre main droite pour nous battre contre notre main gauche, sans avoir conscience que nous nous battons contre nous-mêmes.
Pour justifier cette dichotomie et cette confrontation absurde, nous avons mille et une façons de nous abuser, mais entre autres choses, nous disposons d’un jeu de polaires tout à fait complaisant que nous utilisons comme repères pour étalonner la « vérité » ; à savoir le Bien et le Mal. Car chose ô combien merveilleuse et pratique, le pôle du Bien coïncide. très exactement avec le pôle dans lequel nous nous trouvons. Le Mal, c’est là-bas, en face, c’est donc bien la preuve s’il en faut que l’on a eu RAISON de renier et de laisser de côté ce pôle indésirable. Et nous voilà, confortés dans le bien-fondé de notre point de vue étriqué.
Nous pouvons en toute BONNE CONSCIENCE continuer à nous amputer d’une moitié de nous-mêmes.
Oh ! cette moitié n’est pas hors jeu pour autant ; à aucun moment elle ne s’est détachée de nous, c’est seulement notre conscience qui s’est détachée d’elle, et, si nous ne tenons plus compte d’elle, elle continue à tenir compte de nous.
Se manifestant avec d’autant plus de violence, que nous en mettons à la refouler, à la contenir, à la comprimer.
« LÀ-BAS VU D’ICI »
Lorsqu’il devient par trop évident qu’elle existe et qu’il nous faut bon gré, mal gré, faire avec, nous nous tournons vers elle nous interrogeant sur sa nature. Mais essayant de comprendre « d’ici » ce qui se passe « là-bas », nous fabriquons un « là-bas » avec les matériaux « d’ici », nous concevons cette autre moitié à partir de celle que nous connaissons, nous concevons l’infini à l’image du fini où nous nous trouvons.
Ainsi nous ne pouvons appréhender l’infini qu’en termes de fini. L’infini devenant de ce fait du FINI QUI N’A PAS DE FIN, quel vertige ! quel envol sans espoir, quelle chute sans fin ! Cela ne donne vraiment pas envie de s’y aventurer, on est mieux là où l’on est dans du FINI FINI.
Mais ce concept et la crainte qui l’accompagne sont dus à une illusion qui réside dans ce point de vue fini où nous nous retranchons. Car dès que l’on entre, dès que notre esprit réintègre « notre » dimension infinie, les repères du fini disparaissent ; disparaît aussi cette impression de sans fin liée à eux. En fait lorsque l’on quitte le fini, l’on y laisse cet infini préfabriqué qui lui appartenait.
« LE VÉCU DE NOTRE INFINITÉ N’EST PAS LA RÉALISATION ULTIME »
Le vécu de l’infinité est tout autre. Lorsque l’on tente de décrire cette expérience au retour dans le fini, l’on rapporte des impressions de libération et d’extase accompagnant la dissolution de la dimension finie de « notre » esprit et de l’ego qui s’y cramponnait… d’états d’union, de fusion-amour résultant de la disparition des limites du fini qui séparent.
Bien souvent l’on considère ces états d’être comme l’expérience suprême d’accès au transcendant.
Il s’agit là d’une confusion, vécue et perpétuée par certaine pratique mystique. Confusion qui, comme nous le verrons, entrave l’ouverture à la totalité d’être.
Il est en effet important de « comprendre », dès que l’on vit ces états de conscience transpersonnel, qu’ils ne sont pas produits par l’expérience de l’ultime réel. Qu’ils sont seulement l’expression de l’autre pôle de notre esprit, les effets produits par l’actualisation de notre aspect infini.
En nous synchronisant sur l’autre pôle du monde, nous avons basculé de l’autre côté et n’avons nullement effectué l’union des polaires, cet état d’équilibre parfait, ce centrage en dehors des conditions d’où peut naître l’illumination.
Nous n’avons pas réalisé la totalité d’être, et, bien que ne ressentant plus de limites, notre expérience reste paradoxalement toujours fragmentaire. Ces états de conscience, toujours régis par le jeu des polaires, ne peuvent être que temporaires.
Ce malentendu, cette croyance, sont renforcés par l’apparition de possibilités, de potentiels, inhérents au pôle infini et que le pôle fini, pôle habituel de référence, ne peut reproduire et reconnaît de ce fait comme des impossibilités, donc des miracles pour ceux qui les vivent, ces potentiels devenant ainsi des charismes.
Alors que la manifestation de ces « pouvoirs nouveaux » est seulement le résultat de la conquête de l’autre moitié de « nous-mêmes », du réel et des possibilités d’interactions qui vont avec.
Le transcendant c’est autre chose, quelque chose qui se trouve PAR DELÀ le Fini et Infini, par delà le paradoxe du jeu des polaires. Quelque chose qui peut difficilement être abordé, tant que le charme nostalgique du pôle infini n’a pas été reconnu pour ce qu’il est et ainsi désamorcé.
« DÉCHIRÉ RELIGIEUSEMENT PAR LE MILIEU »
Il nous faut transcender le fini, mais aussi l’infini. L’un et l’autre pôle du monde. Sinon la séduction qu’exerce l’actualisation de la dimension infinie est telle, qu’elle risque de nous fasciner et de nous absorber complètement.
L’on a enfin retrouvé ce bout manquant que l’on essayait en vain de combler, en hypertrophiant celui dont on disposait, maintenant qu’on l’a retrouvé, on ne veut plus le perdre.
L’on s’y cramponne pour ne pas retomber dans cet autre pôle dont on a eu tant de mal à s’extraire et qui, déjà, nous réclame. Et nous voilà inconsciemment installés dans la situation inverse, habitant maintenant dans le pôle d’en face et convaincus que l’on a atteint l’ultime, nous sommes prêts à présent, à rejeter avec la même intolérance notre aspect fini et tout ce qui semble le caractériser ; la matière, le corps, les plaisirs du corps, les « biens de ce monde »… Continuant, religieusement cette fois, à nous déchirer par le milieu.
« REDEVENIR ENTIER »
Alors qu’il n’y a rien à rejeter, l’impression de clivage et de contradiction entre ces deux états d’être résulte seulement de notre vision courte.
Il n’y a pas de dichotomie, il s’agit plutôt d’une dialectique, d’une respiration, l’unité vivante respire aux rythmes des polaires.
Ainsi choisir entre fini ou infini, corps ou esprit, rationnel ou irrationnel, action ou contemplation, est tout aussi absurde, que de choisir entre inspirer et expirer.
Comme si sous prétexte que l’inspiration RAPPORTE PLUS d’air, l’on décidait d’inspirer en permanence et de ne plus jamais expirer. En disant « l’on n’a pas de TEMPS À PERDRE à expirer, venons-en au fait, l’important pour vivre c’est l’oxygène ? Bon, alors inspirons, en permanence, c’est, tout BÉNÉFICE ».
Oh ! nous n’éclaterions pas pour autant, l’équilibre des contraires tenterait de se rétablir en douce, nous faisant expirer à l’insu de nous-mêmes, en éclipsant notre conscience le temps de cette expiration.
Mais nous resterions tout de même déséquilibrés, cette expirations refoulée ne pouvant se faire librement, resterait peu profonde et les poumons toujours engorgés d’air usé, ne rempliraient même plus convenablement cette inspiration tant convoitée.
Ou bien encore, à l’inverse, d’autres pourraient dire : l’inspiration n’est que DÉSIR d’appropriation de l’air, qui finit toujours d’ailleurs par se retourner contre nous, en se transformant en gaz carbonique toxique. L’important c’est donc l’expiration, car par cet acte nous rejetons les toxines, les SOUILLURES, par cet acte nous nous purifions, par le SACRIFICE permanent du contenu de nos poumons, nous arriverons à la PURETÉ ABSOLUE.
Ces deux comportements sont complètement aberrants bien sûr ; il est bien évident qu’aucun des deux ne respire totalement.
Respirer, c’est expirer et inspirer, les deux sont indissociables, ils viennent en leur temps en s’engendrant mutuellement.
Pourtant, ces comportements si aberrants ne nous sont-ils pas étrangement familiers ?
N’avons-nous pas ? D’un côté des gens qui privilégient la raison, la logique, le rationnel. Des spécialistes, chercheurs bien pensants. Et de l’autre, ceux qui privilégient les sentiments, les sensations, l’irrationnel. Des intuitifs, poètes, rêveurs, savants fous et autres fous de Dieu. N’avons-nous. pas ? D’un côté les Sciences, de l’autre les Arts ?
D’une certaine manière le groupe social respire tant qu’il contient des êtres qui expirent et d’autres qui inspirent. Mais chacun de ces individus pris séparément est incomplet, car c’est au sein de l’être même que doit se réaliser cette dialectique, ce flux et ce reflux vital.
Redevenir entier, c’est être tout à la fois, rationnel et irrationnel, logique et intuitif, sceptique et croyant.
Au niveau des perceptions cela se traduit entre autres, par une capacité à focaliser et défocaliser notre attention.
Il y a en effet, une première phase de focalisation liée tout particulièrement aux besoins de survie et de buts, qui réclament que nous concentrions notre attention sur une information très ponctuelle, limitée avec précision à l’acte de survie, au but à atteindre. Tout ce qui ne semble pas concerner cet acte est considéré comme inutile, donc rejeté, exclu de notre conscience.
Cette première phase est une phase de tension ; elle appelle pour complément une phase de détente, de défocalisation, où nos sens s’ouvrent alors, tous azimuts, captant toutes informations, sans choix, sans but, sans exclusion.
L’on se laisse surprendre et étonner, l’on est maintenant dans l’acte même de voir, sans autre motivation que la perception pour elle-même.
Alors ce qui n’avait « rien à voir », cet inutile laissé de côté lors de la focalisation, peut apparaître et dès qu’il apparaît l’on sait, que l’inutile n’est pas inutile.
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Michel-Laurent DIOPTAZ
À 17 ans, parallèlement à ses études à l’École Nationale Supérieure des Arts Appliqués, M-L. Dioptaz s’invente une écriture idéographique lui permettant de rapporter de l’information de « ces strates de réalité où les mots ne peuvent plus nous suivre ». Cette recherche donnera lieu, quelques années plus tard, à son premier livre : « Nœuds de vie » (éd. B. Diffusion, 1975). Dans le même temps, il se distingue comme créateur de modèles. En 1970, le Victoria and Albert Museum sélectionne l’un de ses sièges pour une exposition regroupant « Les 120 meilleurs sièges du monde des 50 dernières années ». À 21 ans, il entre dans l’encyclopédie « QUID » comme l’un des pères du style Design. À la même période, alors qu’il réalisait des illustrations médicales pour une revue, il a l’occasion de tenir entre ses mains un faisceau de fibres optiques. À l’époque, ces fibres n’étaient utilisées que pour des technologies de pointe et totalement inconnus du grand public. Fasciné par le fait que l’on puisse « palper la sensation optique et sculpter la lumière avec les mains », il réalise avec ces fibres des sculptures lumineuses mouvantes qui seront présentées en 1971 au pavillon Marsan du musée du Louvre. Une photo de ces sculptures fera la couverture de « BNF », revue édité par les relations culturelles des affaires étrangères, publiée dans une dizaine de langues… l’idée se répandra dans le monde entier. Il se manifeste comme peintre, sculpteur, illustrateur… En 1975, il obtient son poinçon de Maître d’Orfèvre, et un bijoutier parisien lui ouvre alors une collection à son nom. Dès la première année, il remporte un prix international au Bijorhca. C’est lors de la gestation d’un ouvrage qu’il appellera : « Le livre des rencontres » (éditions « Artefact » 1974) que : « La manière dont la créativité se manifesta à mon endroit, cassa totalement ma perception du réel tel qu’on me l’avait appris. L’évidence que les Arts étaient l’expression de “quelque chose” de plus important qu’eux, devint telle que cela prit pour moi le pas sur tout le reste. J’en vins à me tourner essentiellement vers ce “quelque chose” plutôt que vers les applications et manifestations de l’Art, qui m’apparurent alors comme de simples effets de surface. Ne se reconnaissant plus vraiment dans les motivations des artistes, il part à la rencontre de ce qu’il pense être ses semblables : les Chamans. Cela le mène aux Philippines, en Indonésie, en Amazonie. Depuis lors, il se consacre à l’exploration des espaces de conscience et d’humanité qu’ouvre la pratique des Arts. En 1978, il invente le “TRANS-ART” dans l’esprit duquel il anime depuis régulièrement des stages. Utilisant l’argile comme alliée, il a mis en place des processus auto-enseignants faisant apparaître des états de vigilance synesthésique, où “Tout à la fois réceptif et créatif ; formes, sons, danses, couleurs, images… entrent en résonance et se confondent en une seule et même pratique, une seule et même méditation.”. 1984. Dans le cadre du Trans-Art, il conçoit les techniques “Trans-Paradoxales”, recherches qu’il développe toujours actuellement. 1985. Il rédige son ouvrage “Le silence qui parle” (éditions Le Souffle d’Or, 1991, réédition 1993) 1990. Toujours dans le même esprit, crée des groupes pour l’apprentissage et la compréhension du Yi-King à travers le vécu de la danse, des sons et l’expression plastique (le Yi-king-Vivant). En 1993, il réalise des animations Trans-Art au centre pénitentiaire pour Femmes, de Rennes. Le livre “Sarbacana” est né et participe de toutes ces recherches.
Site : https://www.sarbacana.org/