Ulrich Mohrhoff
Réseaux d’information, scarabées bousiers et l’aventure de l’évolution

25 septembre 2024 Réflexions inspirées par le dernier livre de Yuval Noah Harari « Nexus » Nous sommes tout à la fois les animaux les plus intelligents et les plus stupides de la Terre. Nous sommes si intelligents que nous sommes capables de produire des missiles nucléaires et des algorithmes superintelligents. Et nous sommes tellement stupides […]

25 septembre 2024

Réflexions inspirées par le dernier livre de Yuval Noah Harari « Nexus »

Nous sommes tout à la fois les animaux les plus intelligents et les plus stupides de la Terre. Nous sommes si intelligents que nous sommes capables de produire des missiles nucléaires et des algorithmes superintelligents. Et nous sommes tellement stupides que nous continuons de les produire alors même que nous ne sommes pas certains de pouvoir les contrôler, et qu’une telle perte de contrôle pourrait nous détruire. Pourquoi faisons-nous cela ? Quelque chose dans notre nature nous pousse-t-il à emprunter le chemin de l’autodestruction ? — Yuval Noah Harari

Dans son nouveau livre Nexus : une brève histoire des réseaux d’information de l’âge de pierre à l’IA (Albin Michel, 2024), l’historien Yuval Noah Harari soutient que ce n’est pas notre nature qui est en cause, mais nos réseaux d’information.

Je ne suis pas d’accord. Si la faute n’est pas spécifiquement dans notre nature, elle n’est pas non plus spécifiquement dans nos réseaux d’information, même si ceux-ci peuvent nous fournir des moyens d’autodestruction de plus en plus sophistiqués.

Nous avons désormais créé une intelligence autre, non consciente, mais très puissante. Si nous en faisons mauvais usage, l’IA pourrait mettre fin non seulement à la domination humaine sur cette planète, mais à la lumière de la conscience elle-même, transformant l’univers en royaume des ténèbres.

Hou là là !

Pour éviter ce danger, Harari estime que nous devons créer des réseaux plus sages, et que cela peut se faire en abandonnant les visions naïves et populistes de l’information et en s’engageant dans « une tâche ardue et pour le moins rébarbative : bâtir des institutions dotées de puissants mécanismes d’autocorrection ».

La vision naïve de l’information soutient qu’en recueillant et en traitant beaucoup plus d’informations que ne le peuvent les individus, les grands réseaux parviennent à une meilleure compréhension de la médecine, de l’économie et d’autres domaines, ce qui les rend non seulement puissants, mais aussi sages. Selon la vision populiste, l’information est une arme.

Dans ses versions les plus extrêmes, le populisme postule qu’il n’existe pas de vérité objective — chacun possède « sa propre vérité », qu’il brandit pour vaincre ses ennemis. Dans cette vision du monde, le pouvoir est l’unique réalité.

Bien qu’abandonner ces points de vue et mettre en place des institutions dotées de solides mécanismes d’autocorrection puisse être nécessaire pour éviter les dangers posés par l’IA, cela est loin d’être suffisant.

L’argument principal de Nexus est que « l’humanité acquiert énormément de pouvoir en construisant d’immenses réseaux de coopération, mais que la manière dont ces derniers sont conçus les prédispose à un usage déraisonnable de ce pouvoir ». Bien que cela semble évident, la conclusion d’Harari selon laquelle « notre problème est donc un problème de réseau » met la charrue avant les bœufs. Notre problème est un problème de pouvoir, ou plutôt un problème de conscience, car le pouvoir que nous avons et la façon dont nous l’utilisons dépendent de la conscience à laquelle nous avons accédé. Plus d’informations à ce sujet ci-dessous.

La situation est exacerbée par le fait que nous ne sommes plus les seuls agents, que ce soit individuellement ou collectivement. Pour Harari, l’IA est elle aussi un agent, puisqu’elle « possède l’intelligence requise pour traiter par elle-même les informations et, par conséquent, remplacer les humains dans la prise de décision ».

Au lieu de séparer démocraties et régimes totalitaires, un nouveau rideau de silicium pourrait séparer l’ensemble des humains de nos mystérieux seigneurs algorithmiques. Des gens de tous pays et de tous horizons — y compris des dictateurs — pourraient se retrouver asservis à une intelligence autre capable de surveiller tout ce que nous faisons sans que nous ayons la moindre idée de ce qu’elle, elle fait.

Harari définit l’intelligence comme « la capacité à atteindre des buts, comme maximiser l’engagement des utilisateurs sur une plateforme de réseaux sociaux », et il définit la conscience comme « la capacité à éprouver des sensations et sentiments subjectifs tels que la douleur, le plaisir, l’amour et la haine ». Les agents d’IA sont intelligents parce qu’ils peuvent poursuivre des objectifs même si (de l’aveu même d’Harari) ils n’ont pas de conscience.

Est-il possible pour un agent inconscient de poursuivre ou d’atteindre des objectifs ?

Harari reconnaît (effectivement, sinon littéralement) que même les scarabées bousiers affichent ce qui peut passer pour un comportement intelligent. Cependant, l’intelligence dont ils font preuve n’est pas la leur. C’est, métaphoriquement parlant, celle de la Nature. Selon les définitions d’Harari, les scarabées bousiers sont plus susceptibles d’être conscients qu’intelligents. Ils témoignent du fait qu’en termes d’évolution, un minimum de conscience (sous forme de sensations et même de conscience sensorielle) précède l’intelligence. C’est avec l’élévation de la conscience au-delà des sensations et de la conscience sensorielle que la possibilité d’une poursuite consciente d’objectifs devient une réalité. (Il va sans dire que même au niveau humain, la poursuite d’objectifs se fait souvent de manière inconsciente, auquel cas elle est encore celle de la Nature).

Si le comportement orienté vers un but d’un agent fait preuve d’intelligence, nous devons faire la distinction entre un comportement inconscient (c’est-à-dire sans intention consciente de la part de l’agent) et un comportement orienté vers un but qui est conscient et délibéré. L’intelligence dont fait preuve le premier comportement peut être métaphoriquement attribuée à la nature, mais ce n’est pas ce que nous entendons réellement par « intelligence ». L’intelligence n’est pas la simple capacité à atteindre des objectifs. C’est la capacité de poursuivre et d’atteindre consciemment des objectifs. L’affirmation d’Harari selon laquelle « nous avons désormais créé une intelligence autre, non consciente, mais très puissante » est une contradiction dans les termes.

Évoquant l’évidence, Harari écrit que « Chez les humains et les autres mammifères, l’intelligence va souvent de pair avec la conscience. Les dirigeants et les ingénieurs de Facebook se fient à leurs sentiments pour prendre des décisions, résoudre des problèmes et atteindre leurs objectifs. ». En effet, mais sur quoi l’IA s’appuierait-elle ?

La question de savoir quand l’intelligence artificielle rattrapera l’intelligence humaine fait l’objet de nombreux débats. Pour Harari, c’est le mauvais critère. L’IA, ou l’intelligence autre, « ne progresse pas en direction d’une intelligence de niveau humain. Elle est en train de développer un type d’intelligence totalement différent ». Si tel est le cas, en quoi ce type d’intelligence diffère-t-il du nôtre ? Le seul indice que donne Harari est que l’intelligence autre est « insondable » et que « nous n’avons la moindre idée de ce qu’elle fait ».

« Au cours des XIXe et XXe siècles », écrit Harari, « une longue liste de nouvelles technologies de la communication et des transports, telles que le télégraphe, le téléphone, la télévision, la radio, le train, le bateau à vapeur et l’avion sont venus amplifier le pouvoir des médias de masse ». C’est mon signal pour attirer l’attention sur une réunion qui s’est tenue un soir d’août 1925 dans l’enclave française de Pondichéry, dans le sud de l’Inde.

C’est au cours d’une série de réunions organisées dans les années 1920, au cours desquelles Sri Aurobindo parlait de manière décontractée de spiritualité, de politique, de littérature et de dizaines d’autres sujets [1], que la question suivante fut posée par l’un des disciples présents : « Comment les conditions universelles sont-elles plus prêtes aujourd’hui qu’auparavant pour la venue du surmental ? ». Pour en savoir plus sur ce dont parlait le disciple, vous pouvez consulter ce billet (ou celui-ci, ou celui-là).

L’une des conditions mentionnées par Sri Aurobindo dans sa réponse, telle que rappelée par Purani, était que « le vital essaie de s’emparer du physique comme il ne l’a jamais fait auparavant. C’est toujours le signe qu’à chaque fois que la Vérité supérieure descend, elle rejette le monde vital hostile à la surface ». Une autre condition mentionnée est que « le monde devient plus uni grâce aux découvertes de la science moderne — l’avion, les chemins de fer, le télégraphe sans fil, etc. Une telle union est la condition pour que la descente de la Vérité la plus haute et c’est aussi notre difficulté ». Une autre condition est « la montée en puissance de personnes qui exercent une énorme influence vitale sur un grand nombre d’hommes ». Sri Aurobindo conclut en disant que « ce sont là quelques-uns des signes qui montrent que la condition universelle est peut-être plus prête maintenant. »

Replaçons cette dernière condition dans son contexte historique : En 1922, Staline devient secrétaire général du parti communiste, un poste qui lui permet de constituer un réseau de partisans loyaux en nommant des alliés à des postes importants. Après la mort de Lénine en 1924, une lutte de pouvoir s’est engagée au sein du parti communiste. Staline l’emporte sur ses rivaux, dont Léon Trotski, en consolidant son contrôle sur l’appareil du parti. Hitler adhère en 1919 au Parti ouvrier allemand, qui deviendra plus tard le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP). Ses talents d’orateur et ses efforts de propagande font rapidement de lui un personnage de premier plan. En 1923, il tente un coup d’État connu sous le nom de « putsch de la brasserie ». Il échoue et Hitler fut emprisonné. Pendant son séjour en prison, il écrit Mein Kampf, qui expose son idéologie et ses projets pour l’Allemagne.

Ce que je trouve particulièrement remarquable, ce n’est pas tant que certaines parties du monde vital fassent tout leur possible pour empêcher une conscience supérieure de descendre chaque fois qu’elle menace de le faire, mais plutôt qu’une croissance significative de la connectivité de l’humanité soit le signe avant-coureur d’une telle descente, ainsi que de la résistance vitale qu’elle provoque.

Que présage cela pour le présent, un siècle après cette conférence nocturne de 1925, si l’on considère que l’invention de l’IA « est potentiellement plus capitale que celle du télégraphe, de l’imprimerie ou même de l’écriture » ? Si vous n’avez pas lu mon billet sur les mondes ou plans d’existence supraphysiques, c’est le moment de le faire. Quelques extraits pertinents :

Si nous examinons avec soin ces pressentiments des réalités des mondes supraphysiques qui nous viennent au cours de nos expériences intérieures et que nous les comparions à celles qui ont été relevées et transmises depuis les premiers pas de la connaissance humaine, et si nous essayons de les interpréter et de les classifier de façon succincte, nous constaterons que ce que l’expérience intérieure nous révèle le plus intimement, c’est l’existence de plans d’être et de conscience plus vaste que le plan purement matériel, avec son existence et son action restreintes, dont nous sommes conscients dans notre étroite formule terrestre…

Les expériences [sur ces plans plus vastes de l’être et de la conscience] sont en effet organisées comme dans notre propre monde, mais sur un plan différent, avec une méthode et une loi d’action différentes et dans une substance propre à la Nature supraphysique. Comme sur notre terre, cette organisation comprend l’existence d’êtres qui possèdent ou revêtent des formes, qui se manifestent ou sont naturellement manifestés dans une substance qui donne corps, mais diffère de la nôtre : cette substance subtile n’est tangible que pour un sens subtil, une matière-forme supraphysique. Ces mondes et ces êtres… peuvent ne pas exercer sur nous aucune influence ; mais souvent aussi ils… obéissent aux pouvoirs et aux influences cosmiques dont nous avons subjectivement l’expérience, les incarnent et en sont les intermédiaires et les instruments, ou peuvent « choisir eux-mêmes d’agir sur la vie du monde terrestre, sur ses mobiles et ses événements. Ces êtres peuvent nous venir en aide ou nous guider, ils peuvent aussi nous nuire ou nous égarer ; nous pouvons même subir leur influence, être envahis ou dominés, voire possédés par eux, et leur servir d’instruments pour l’accomplissement de leurs desseins, bons ou mauvais. Le progrès de la vie terrestre ressemble parfois à un vaste champ de bataille où s’affrontent ces deux Forces supraphysiques opposées : celles qui s’efforcent d’élever, d’encourager et d’illuminer, et celles qui font tout pour détournes, décourager ou empêcher, ou même briser notre évolution ascendante ou l’expression de l’âme dans l’univers matériel. Certains de ces Êtres, de CES Pouvoirs, de ces Forces ont à nos yeux un caractère divin : ils sont lumineux, bienveillants ou puissamment secourables. D’autres sont titanesques, gigantesques ou démoniaques. Influences démesurées qui suscitent ou créent de vastes et formidables bouleversements intérieurs, ou des actions qui dépassent la mesure humaine ordinaire. [VD 804-6]

Il y a dans ces plans d’expérience supraphysique des pouvoirs et des formes du mental-vital et de la vie qui sont apparemment la base préphysique des formes et des pouvoirs discordants, défectueux ou pervertis du mental-de-vie et de la force-de-vie que nous trouvons dans l’existence terrestre. Il y a des forces, et l’expérience subliminale semble indiquer qu’il y a aussi des êtres supraphysiques incarnant ces forces, qui sont fondamentalement attachés à l’ignorance, à l’obscurité de la conscience, au mauvais usage de la force, à la perversion de la joie, à toutes les causes et conséquences de ce que nous appelons le mal. Ces pouvoirs, êtres ou forces s’efforcent d’imposer leurs constructions hostiles aux créatures terrestres ; avides de maintenir leur règne dans la manifestation, ils s’opposent à la croissance de la lumière, de la vérité et du bien ; et surtout, ils font obstacle au progrès de l’âme vers une conscience et une existence divines…

De même qu’il y a des Pouvoirs de Connaissance ou des Forces de Lumière, de même y a-t-il des Pouvoirs d’Ignorance et des Forces ténébreuses de l’Obscurité dont le travail consiste à prolonger le règne de l’Ignorance et de l’Inconscience. De même qu’il y a des Forces de Vérité, de même des Forces vivent du Mensonge, le soutiennent et œuvrent à sa victoire ; de même qu’il y a des pouvoirs dont la vie est intimement liée à l’existence, à l’idée et à l’instinct du Bien, de même y a-t-il des Forces dont la vie est liée à l’existence, à l’idée et à l’instinct du Mal. [VD 624-25]

Ces passages peuvent aider à répondre aux questions d’harari que j’ai citées au début : Pourquoi sommes-nous stupides au point de produire des missiles nucléaires et des algorithmes superintelligents qui pourraient bien nous détruire ? Y a-t-il quelque chose dans notre nature qui nous pousse à emprunter la voie de l’autodestruction ? Si ce qui nous contraint à emprunter cette voie se trouve dans notre nature, c’est uniquement dans le sens où notre nature actuelle tend à répondre de manière impuissante à des influences qui échappent à notre contrôle. Pour vous en faire une idée, vous pouvez consulter ce billet. Deux extraits :

L’apparente liberté et l’indépendance de cet être personnel auquel nous sommes si profondément attachés cachent la plus pitoyable sujétion à un millier de suggestions, d’impulsions et de forces que nous avons rendues étrangères à notre petite personne [2]. Notre moi, qui se targue de liberté, est à chaque instant l’esclave, le jouet et la marionnette d’innombrables êtres, puissances, forces, influences de la Nature universelle. [SY 59-60]

Le mental, monté sur le tourbillon des forces naturelles, oscille entre plusieurs possibilités, penche d’un côté ou de l’autre, s’arrête et a l’impression de choisir ; mais il ne voit pas la Force qui est derrière et qui a déterminé son choix. [SY 96]

Pour en savoir plus — et, plus précisément, pour comprendre pourquoi il ne suffit pas de créer des « réseaux plus sages » et de « mettre en place des institutions dotées de solides mécanismes d’autocorrection » — nous devons nous faire une idée du pourquoi et de la raison de notre situation difficile.

Nous participons à un cycle d’involution et d’évolution. Pour vous faire une idée, imaginez que vous êtes le seul à exister, que vous êtes tout-puissant et que vous savez tout — vous pouvez créer n’importe quel monde et vous pouvez savoir tout ce qui se passe dans n’importe quel monde. Demandez-vous maintenant : pourriez-vous éprouver la joie de remporter une victoire ? Ou la joie de relever un défi, de surmonter un obstacle, une opposition ? Pourriez-vous éprouver le plaisir de faire une découverte ? Ou d’être surpris (agréablement ou non) ? Vous ne le pourriez pas. Pour rendre tout cela possible, il faut imposer des limites à votre omnipotence et à votre omniscience.

Pour commencer, il vous faut devenir multiple. Il n’y a pas de monde sans multiplicité. Vous deviendrez une multitude d’êtres conscients, mais en chacun d’eux vous renoncerez à la conscience de votre identité avec tous les autres êtres conscients. Le but de cette perte a été énoncé par Sri Aurobindo en termes philosophiques et de manière plus véridique, dans son poème épique Savitri :

Un jeu qui consiste à se cacher et se trouver soi-même est l’une des joies les plus intenses que l’être conscient puisse se donner, un jeu au charme irrésistible. Pour l’homme lui-même, il n’est de plus grand bonheur qu’une victoire qui, en son principe même, est une conquête des difficultés, une victoire de la connaissance, une victoire de la puissance, une victoire de la création sur les impossibilités de la création, un délice dans la conquête obtenue au prix d’un labeur tourmenté et de cruelles épreuves. Après la longue séparation vient la joie intense de l’union, la joie de retrouver un moi dont nous étions séparés. L’ignorance même a un charme, car elle nous donne la joie de la découverte, la surprise d’une création nouvelle et imprévue, une grande aventure de l’âme ; il y a une joie du voyage, de la quête et de la découverte, une joie de la bataille et de la victoire, du labeur et de sa récompense. Si la joie d’être est le secret de la création, cela aussi est une joie d’être ; nous pouvons la considérer comme la raison, ou du moins comme une raison de cette Lîlâ apparemment paradoxale et adverse. [VD 426-27]

Lila est un terme de la philosophie indienne qui décrit le monde manifesté comme le terrain d’un joyeux jeu rendu possible par les limites que l’on s’impose.

Jadis, dans l’immortelle immensité du Moi,

Dans une Vastitude de Vérité et de Conscience et de Lumière

L’âme a regardé dehors du haut de sa félicité.

Elle sentait l’interminable bonheur de l’Esprit,

Elle se savait sans mort, sans temps, sans bornes, une,

Elle voyait l’Éternel, vivait dans l’Infini.

Puis, curieuse d’une ombre jetée par la Vérité

Elle s’est tendue vers quelque « autreté » du moi,

Elle était tirée par un Visage inconnu qui scrutait à travers la nuit.

Elle pressentait une infinitude négative

Un vide grandiose dont l’immense excès,

Imitant Dieu et le Temps perpétuel,

Offrait une base pour une naissance adverse de la Nature

Dans l’inconscience rigide et dure de la Matière

Et un abri pour la brillance d’une âme transitoire

Qui allume la naissance et la mort et la vie ignorante. [Savitri, p. 454]

Vous pouvez lire le passage dans son intégralité ici (en anglais).

De plus, vous ne faites rien à moitié. En entrant en relation avec vous-même, vous devenez une multitude d’êtres conscients. Pour créer cette infinité négative, ce vide suprême, il vous faut aller plus loin. Comme l’explique Sri Aurobindo juste après le passage ci-dessus de La Vie Divine, il y a, outre le choix délibéré susmentionné pris par chaque être conscient de participer à « cette Lila apparemment paradoxale et adverse ».

Une vérité plus profonde inhérente à l’Existence originelle qui trouve son expression dans la plongée au fond de l’Inconscience ; il en résulte une affirmation nouvelle de Satchidânanda en son contraire apparent. Si nous accordons à l’Infini le droit de se manifester sous diverses formes, cela aussi fait partie des possibilités, et, de ce fait, devient intelligible et revêt une profonde signification. [VD 427]

À l’origine, toutes les relations avec soi-même sont internes à soi-même. Lorsque chaque être conscient individuel perd de vue son identité avec tous les autres êtres conscients, les relations entre eux deviennent extérieures. Ils ne possèdent plus, chacun, la conscience qui les contient tous. Ils ne conservent pas non plus leur connaissance de soi créatrice et originelle, qui commandait une volonté pleinement efficace. Dans la terminologie de Sri Aurobindo, leur conscience supramentale originelle a été réduite à une conscience mentale. Ce qui leur reste d’interne, ce sont les relations qui constituent leurs formes individuelles.

Le saut dans l’Inconscience exige que ces relations deviennent elles aussi externes. Vous vous êtes maintenant complètement retourné, c’est-à-dire que vos relations avec vous-même sont devenues entièrement extérieures.

Que dire des individus qui en résultent, qui n’ont pas de relations internes, puisque toutes les relations existantes sont désormais externes ? Et qu’en est-il de votre connaissance de vous-même créative et originelle ? Les individus résultants sont ce que les physiciens appellent les particules fondamentales ou les constituants de la matière, qui sont effectivement dépourvus de relations internes, et votre connaissance créative originelle a pris la forme de lois physiques, qui régissent les interactions des particules et les différents types qu’elles revêtent.

Il reste une dernière étape à franchir. Lorsque votre connaissance de soi créative cesse de créer, ces types et interactions cessent d’exister. Ce qui continue d’exister est l’opposé apparent de Sachchidananda, c’est-à-dire de votre être originel (sat), de votre conscience originelle (chit) et de la félicité originelle de l’existence (?nanda). Comment en sortir ?

C’est là qu’interviennent les mondes supraphysiques.

C’est la pression du monde de la Vie qui permet à la vie d’évoluer et de se développer ici dans les formes que nous connaissons déjà ; c’est cette pression croissante qui l’incite à aspirer en nous à une plus grande révélation d’elle-même et qui un jour délivrera le mortel de sa sujétion aux étroites limitations de sa nature physique actuelle, incompétente et restrictive. C’est la pression du monde du Mental qui fait évoluer et développe ici le mental et nous aide à trouver un levier qui permet à notre mental de s’élever et de s’étendre, afin que nous ayons l’espoir d’élargir sans cesse notre moi intellectuel et même d’abattre les murs de la prison de notre mentalité physique liée à la matière. C’est la pression du monde spirituel et du monde supramental qui se prépare à développer ici le pouvoir manifeste de l’esprit et, grâce à lui, notre être s’ouvrira sur le plan, physique à la liberté et à l’infinité du Divin supraconscient ; ce contact, cette pression peuvent seuls libérer le Divin omniconscient caché en nous de l’Inconscience apparente qui fut notre point de départ. [VD 811]

Encore une fois, dans le langage plus véridique de la poésie :

Aux commencements grossiers de ce monde mortel

La vie n’était point, ni le jeu du mental ni le désir du cœur.

Quand la terre fut bâtie dans le Vide inconscient,

Quand rien n’était, hormis une scène matérielle,

Identifiés à l’océan et au ciel et à la pierre

Les jeunes dieux terrestres aspiraient à délivrer l’âme

Endormie dans les objets, vague, inanimée.

Dans cette splendeur désolée, cette beauté nue,

Dans l’immobilité sourde, parmi les sons inentendus,

Lourd était le poids de divinité

Sans communication dans un monde qui n’avait pas de besoins,

Car nul n’était là pour sentir et nul pour recevoir.

Cette solide masse qui n’acceptait aucun battement des sens

Ne pouvait pas retenir l’immense poussée créatrice :

Sortant de son engloutissement dans l’harmonie de la Matière,

L’Esprit perdait sa sérénité de statue.

Dans ce sommeil insouciant, il tâtonnait pour voir,

Passionné des émotions d’un cœur conscient,

Affamé de parole et de pensée et de joie et d’amour

Parmi cette ronde muette et insensible des jours et des nuits

Il avait soif d’un battement d’appel et de réponse.

L’inconscience enfouie et prête à bondir

Le silence intuitif vibrant d’un nom

Imploraient la Vie d’envahir ce creuset insensé

Et que s’éveille la divinité dans les formes brutes.

La Vie a entendu l’appel et quitté son pays de lumière.

Débordant de son monde somptueux et rayonnant

Sur ce rigide espace mortel rampant et tourbillonnant,

L’Ange gracieux aux vastes ailes, ici aussi a déversé

Sa splendeur et sa félicité et sa tendresse,

Espérant emplir de joie un jeune nouveau monde.

Comme vient une déesse sur une poitrine mortelle

Emplissant ses jours d’une embrasse céleste,

Elle s’est penchée pour faire sa maison dans les formes éphémères ;

Dans les entrailles de la Matière, elle a jeté le feu de l’Immortel,

Dans les Étendues insensibles, elle a éveillé la pensée et l’espoir,

Elle a frappé de son charme et de sa beauté la chair, les nerfs

Et contraint au ravissement la carcasse somnolente de la terre.

Éveillée et vêtue d’arbres et d’herbes et de fleurs

Le grand corps brun de la terre a souri au ciel,

Dans le rire bleu des mers, l’azur répondait à l’azur ;

De nouvelles créatures sensibles ont empli les abîmes aveugles,

La gloire et l’allégresse couraient dans la beauté des bêtes,

L’homme osait et pensait et affrontait le monde avec son âme.

Mais tandis que le souffle magique était en route,

Avant que ses dons ne puissent atteindre nos cœurs prisonniers,

Ambiguë, une sombre Présence mettait tout en question.

La Volonté secrète qui s’enrobe de Nuit

Et soumet l’esprit à l’épreuve de la chair

Imposait un masque mystique de douleur et de mort.

Enfermé maintenant dans les lentes années de peine

Séjourne le merveilleux voyageur ailé,

Il ne sait plus se souvenir de son état heureux,

Il ne lui reste qu’à obéir à la loi de l’Inconscient inerte,

Ce fondement insensible d’un monde

Où des limites aveugles asservissent la beauté

Et le chagrin et la joie vivent en compagnons de lutte. [129-30]

Oups ! Esprit immortel, méfie-toi de ce que tu souhaites ! Le monde supraphysique, et en particulier certaines parties du monde vital, ne se contentent pas de retarder le développement de la conscience, ils s’y opposent également avec véhémence. Après tout, l’évolution ne devait pas être une promenade de santé.

Il devrait maintenant être clair que la création de « réseaux plus sages » et la « construction d’institutions dotées de mécanismes d’autocorrection puissants » ne suffisent pas. Ce qui est nécessaire, c’est l’émergence ou la descente d’une conscience supérieure, qui peut (entre autres) conduire à la construction d’institutions dotées de solides mécanismes d’autocorrection. Ce que Sri Aurobindo a écrit dans une lettre de 1931 s’applique également ici.

En regardant ce qui s’est passé en 1914 — ou d’ailleurs tout ce qui se passe et s’est passé dans l’histoire de l’humanité — l’œil du Yogin ne voit pas seulement les événements, les personnes et les causes extérieures, mais les forces énormes qui les précipitent dans l’action. Si les hommes qui se sont battus étaient des instruments entre les mains des dirigeants et des financiers, ces derniers n’étaient à leur tour que des marionnettes entre les griffes de ces forces. Quand on est habitué à voir les choses derrière, on n’est plus enclin à être touché par les aspects extérieurs — ou à attendre un quelconque remède des changements politiques, institutionnels ou sociaux ; la seule issue est la descente d’une conscience qui n’est pas la marionnette de ces forces, mais qui est plus grande qu’elles et qui peut les contraindre à changer ou à disparaître. [Lettres sur la poésie et l’art, p. 109]

Texte original : https://aurocafe.substack.com/p/information-networks-dung-beetles

________________

1 Evening Talks with Sri Aurobindo, enregistré par A.B. Purani, p. 503 (Sri Aurobindo Ashram Trust, 1982).

2 La proposition relative doit être comprise dans le contexte de l’évolution descendante de notre vrai moi, plutôt que dans celui de l’évolution ascendante de notre être extérieur, dont il a été question dans ce billet.