L’auteur répond ici au livre de Luc Estang; « Ce que je crois »
(Extrait de Humanisme Intégral, édition Être Libre 1957)
J’essaierai, pour conclure ce chapitre, de résumer aussi brièvement et synthétiquement que possible, les quelques traits essentiels de l’antique tradition ésotérique, c’est-à-dire de cette sagesse à laquelle se réfère ma foi raisonnée, sagesse identique à la Révélation primitive qui fut faite à l’humanité à son aurore, nous dit la Religion (traditions du Paradis terrestre et de l’âge d’or).
Ce que je crois ? Ma foi ne peut admettre le Dieu anthropomorphe, des théologiens, ce tyran, ce bourreau cruel, qui a créé un monde où domine la souffrance et des hommes que, dans sa prescience infinie, il savait destinés à la damnation éternelle. Il n’est point de commune mesure entre les actions éphémères de l’homme et l’éternité de ce sort infernal. Dieu dans son omniscience connaissait ce destin effroyable réservé à un grand nombre, et il les a créés quand même ! « Mais l’homme était libre et c’est lui-même qui a choisi son destin », me dit-on. — Oui, mais Dieu aussi était libre de créer ou de ne pas créer les damnés. L’erreur était excusable chez l’homme imparfait ; l’implacable cruauté de Dieu ne l’est pas. Le cœur et la raison se révoltent devant la conception de ce Dieu bourreau, à ce point inférieur au seul idéal humain de la Divinité, idéal de bonté, de Justice et d’amour. — « Mais qui vous dit que Dieu vous doive la justice, m’objectait un professeur, haut dignitaire ecclésiastique ? Dieu se doit à Lui-même d’être juste envers tous, telle était la seule réponse. Un Dieu injuste et cruel est une impossibilité morale : « Deus inversus Diabolus ».
Je crois en Dieu, mais ne pouvant le définir je me borne à le considérer, à l’adorer, comme étant l’unité d’essence, le Pôle divin de l’univers, le Principe premier, le Souverain Bien, digne de l’amour et de l’adoration des hommes, but suprême auquel il nous faut atteindre.
Je me rends compte d’ailleurs que toutes ces appellations ne sont que symboliques. Cette Réalité suprême, pour que nous puissions l’aimer, doit être sentie en nous comme une Réalité vivante et non comme un simple concept. Ensuite il ne nous faut pas la sentir ou la croire entièrement étrangère à notre nature, inassimilable d’aucune façon à notre esprit. Comment pourrions-nous aimer ce qui ne dit rien à notre esprit ?
Quand Jésus, résumant toute la loi et son propre message, disait : « Aimez Dieu par dessus toute chose et votre prochain comme vous-même pour l’amour de Dieu », il entendait par Dieu l’Unité fondamentale de la Vie, source de notre être. Il l’appelait du nom symbolique de Père. Et par le prochain, il sous-entendait cette même Vie, une et divine, mais fragmentée, multipliée en tous les êtres vivants, tandis qu’elle s’individualise en chaque être humain, en devenant consciente de soi, avec cette illusion propre à l’être humain d’être un soi séparé des autres. Cette Vie unique, à la fois transcendante et immanente dans la Création toute entière et individualisée au stade humain, nous fait donc frères aussi de tout ce qui est. Nul ne l’a mieux senti et exprimé que saint François d’Assise se disant le frère des êtres animés et inanimés. On me dira que puisque le Christ donnait le nom de Père à cette source unique de toute existence, c’est qu’il la reconnaissait comme un Dieu personnel. C’est oublier que Jésus ne parlait publiquement qu’en paraboles et que, s’il emploie ici le terme symbolique de «, Père », c’est pour bien signifier notre procession divine, notre filiation réelle de l’Unité première et ineffable : car, alors qu’aucune filiation réelle ne peut exister, pour nos théologiens, entre la Nature de Dieu et la nature du monde créé, qu’un abîme sépare, pour les Pères Grecs au contraire, cet abîme était comblé par le Logos, intermédiaire entre l’Absolu transcendant et le Monde. Saint Paul, je l’ai dit, voyait dans le Logos, issu de Dieu, la première des créatures [1]. Pour saint Justin, martyr, le Logos était Dieu devenu temporel. Pour Origène, une créature, un second Dieu. Tandis que pour les docteurs latins, cette union entre Dieu et le Monde ne s’est faite que par l’incarnation du Logos en la personne de Jésus-Christ, pour les anciens Pères Grecs, le Logos s’était incarné dans le monde, dès sa création : « l’Agneau immolé dès la fondation du monde ». « Per quem omnia facia sunt », chante le Credo. Saint Théophile nous dit que Dieu a créé le monde avec sa Sagesse. Qu’est-ce donc que cette Sagesse, distincte de Dieu ?
Dans un article de la revue « Synthèses » (avril-mai 1956) consacré à « Franck Duquesne, héraut de Dieu », Julien Hermans, rendant compte du livre « Cosmos et Gloire », de cet auteur, livre préfacé par Paul Claudel, nous montre que l’auteur qui se pique d’une orthodoxie rigoureuse et d’une complète soumission à l’autorité romaine, proclame que, selon la tradition des Pères Grecs, cette Sagesse divine « n’est autre que l’Essence, la Nature — étoffe, teneur ou richesse — de Dieu, et que cette Sagesse incréée, éternelle, s’hypostasie dans le Verbe… le prologue de saint Jean nous apprend que tout ce qui est devenu (créé) était la Vie en Lui, le Verbe. Ainsi se trouve établie la filiation directe avec Dieu de toute la Création ». Il en résulterait que la Sagesse de Dieu est identique à la Vie unique du tout existant. Cette Vie unique, c’est l’Esprit Cosmique. Cet Esprit s’individualise en l’homme. Celui-ci, selon saint Paul, est cette trinité : l’Esprit, l’Âme et le Corps (Pneûma, Psuchê, Sôma), alors que le catéchisme nous réduit à la dualité de l’âme et du corps. Puisque nous sommes à la ressemblance de Dieu, notre trinité est à l’image de la Trinité divine. Celle-ci n’est pas une Trinité de personnes ne faisant qu’un seul Dieu personnel, ainsi qu’on nous l’enseigne, mais une Trinité de facultés, comme elles le sont en nous-même : soit la volonté, l’amour, l’intelligence, puissances manifestées dans le Cosmos entier, de sorte que si la volonté est personnifiée symboliquement par le Père, l’intelligence par le Fils, le Saint-Esprit deviendra le lien d’amour qui unit le Père au Fils. Telle est, suivant la doctrine catholique, l’efflorescence suprême des Puissances qui devra s’épanouir en tous les êtres de la Création. Sans doute, les religions anciennes ont considéré autrement cette Trinité divine. Ils ont vu le microcosme ou le macrocosme comme étant le Fils, issu des 2 forces divines constructives, active et passive, qu’ils ont nommées le Père et la Mère, ou le Dieu et la Déesse, ou d’autres noms symboliques encore que j’ai dits. Il me semble voir dans ces diverses conceptions une déviation ou une incompréhension de la Révélation primitive qui aurait été faite au cœur de l’homme sur le plan spirituel (Paradis terrestre). Cette Révélation ne fut pas limitée, réservée historiquement au seul peuple Juif et ultérieurement au message Chrétien. Étant faite au cœur de l’homme, elle est universelle et l’on en retrouve universellement les traces dans toutes les grandes Écritures anciennes, tant dans celles de l’Inde, de l’Égypte, de la Perse, de la Chine que dans les Écritures Juive et Chrétienne [2]. La tradition ésotérique nous montre comment elle fut déformée dans les grandes religions qui nous en ont donné des aspects différents, souvent parallèles, mais le plus souvent contradictoires en apparence, en raison même de ces interprétations altérées et déformatrices.
Mais laissons là le jargon théologique, tournant le plus souvent à la pure logomachie, et sans trahir ni la tradition ésotérique, ni les enseignements de la science, tentons de résumer notre esquisse de l’univers par l’observation objective rationnelle et philosophique.
Pour la vision des Sages, l’Être c’est le Tout existant, visible et invisible, à la fois un et multiple. L’Unité transcendante de l’Être — ce que nous nommons l’Absolu — se manifeste comme dualité opposée de forces constructives dont le brassage forme l’Univers. La relation entre ces deux pôles opposés est la Vie, la Conscience. Tout univers naît et meurt, commence et finit. Leur succession, régie par la loi universelle de Cause à effet, est éternelle. Chez tous les peuples de l’antiquité — Égypte, Inde, Grèce — le symbole de cette totalité fut le serpent enroulé qui se mord la queue. L’orbe du serpent est le symbole de l’éternité, la tête et la queue du serpent qui se rejoignent figurent au contraire le temps de chaque Univers successif, son commencement et sa fin.
Peut-on trouver une raison à cette éternelle succession des Univers dans le temps ? L’Être dans son Unité ne peut se connaître au sens que nous attachons au mot de connaître. La connaissance de soi suppose un non-soi. L’intelligence (inter legere) implique pluralité et non unité.
Le Soi divin s’oppose donc un non-soi, l’Univers. Mais comme l’Être est un, l’Univers c’est l’Être Lui-même, c’est-à-dire le soi-divin unique réfléchi dans tous les êtres comme conscience de leur forme limitée. L’Univers devient ainsi comme le Miroir du Soi-divin ou encore comme la Matrice Universelle où peuvent se développer toutes les possibilités de la création.
Le Non-soi, l’univers Un et multiple, est donc le miroir en lequel se reflète périodiquement tous les germes que le jeu de l’intelligence éveille dans le Soi-divin. Il est, par le fait, cette connaissance graduelle que l’Être éternel acquiert de Lui-même par opposition à tous ses reflets finis, contingents et éphémères. Les univers successifs représentent donc les possibilités indéfinies de manifestations (ou créations) que l’Intelligence divine oppose au Soi-divin immuable.
L’Être est le Tout, avons-nous dit, et les Univers successifs sont régis par la grande Loi de causalité. Il en est de même pour chaque être, chaque chose, qui est l’effet produit par une cause antérieure. Mais l’Être ou le Tout lui-même est sans cause — car hors du tout, rien ne peut exister.
D’autre part, de l’Unité fondamentale de l’Être, résulte la Grande Loi d’analogie dans le multiple (l’Univers). Elle peut se traduire comme suit : Il est dans la nature du rosier de produire la rose ; il est dans la nature de l’animal de produire l’instinct et l’intelligence inconsciente. Il est dans la nature de l’homme de produire l’intelligence consciente de soi. Il est dans la nature de la Vie cosmique de produire tous les êtres que comporte l’évolution d’un univers déterminé ; il est dans la nature de l’Absolu de produire la suite indéfinie des Univers successifs. Le Tout est un, la Vie est une, mais telle est l’échelle hiérarchique de ses manifestations multiples.
Cette Vie une c’est l’Esprit, dont il est dit dans la Genèse « Spiritus ferebatur super aquas ». La Sagesse a interprété ce verset dans ce sens allégorique que toute la création a été conçue par l’Esprit Saint opérant dans le sein de la matière vierge, pour signifier les deux pôles opposés entre lesquels s’effectue la construction de l’Univers. Nous Avons vu comment cette vérité physique et métaphysique a été transposée et déformée dans le dogme théologique de la naissance virginale de Jésus et avons dit ce qu’il fallait en penser.
La manifestation de l’Esprit ou Intelligence cosmique est donc ce Pôle divin d’où jaillit périodiquement le flot puissant de la Vie créatrice dont nous parle Bergson, et que la Religion personnifie en le Seigneur (Logos), flot jaillisseur contenant en puissance toute la vie, la gloire future d’un Univers. Ce flot s’est fragmenté, subdivisé en toute la multiplicité des êtres et des choses, au cours du double mouvement alterné, issu des 2 pôles opposés ; un mouvement de descente dit involution ou création de la Matière et, le mouvement contraire, venant d’en bas, évolution progressive de la conscience dans les formes de la Matière créée (catabase – anabase) [3]. Au cours de cette remontée l’Esprit éveille graduellement et successivement en la hiérarchie des règnes, la vie, la sensibilité, la motricité et, finalement, l’intelligence proprement dite, la soi-conscience en l’homme. Mais cette soi-conscience n’est encore que celle de son petit moi particulier que, dans son ignorance, l’homme croit séparé de l’Unité de la Vie cosmique, Platon nous dit que le Père a créé l’Univers avec l’âme (Esprit) et le Corps (matière) du monde et que l’âme est étendue sur le corps, en forme de croix. Ceci pour indiquer l’orientation opposée des forces. Il nous dit aussi que Dieu s’est enseveli dans le tombeau de la matière (Sôma-Sêma) et qu’il ressuscite en l’homme.
Quel est donc le but de l’évolution humaine ? C’est d’éveiller la conscience de chaque individu à la Conscience Cosmique. C’est dans sa propre conscience que doit s’éveiller en chacun cette Conscience Cosmique. Chaque homme doit percevoir en lui-même l’Unité de la Vie et de la conscience universelle et doit s’unifier à Elle, au point d’en devenir une expression parfaite, unique, originale. Au delà de la multiplicité des formes et de la diversité innombrable des apparences, la science proclame de nos jours l’unité de la matière.
Pareillement, au delà de la multiplicité et de la riche diversité des esprits, la conscience de chaque individu devra atteindre ou réaliser en lui-même cette Unité totalité de l’Esprit, Esprit-matière étant, répétons-le, les aspects corrélatifs et inséparables de la même Réalité manifestée.
La Soi-conscience, ainsi étendue en chacun de son moi particulier à l’Unité Cosmique représente alors effectivement Dieu manifeste en l’homme. C’est l’état d’Homme-Christ, l’état divin sur terre, but suprême de l’évolution humaine que les religions ont nommé libération, rédemption, Nirvâna, salut, etc.
Ceci nous apporte également la clé du problème du bien et du mal. La notion théologique du « péché », considéré comme une offense faite à Dieu — comme si nos actes pouvaient réellement offenser Dieu, atteindre Dieu, cette notion puérile a altéré la vraie notion du bien et du mal. Ce n’est jamais un Dieu offensé, irrité ou vengeur, qui punit l’homme. C’est contre lui-même que l’homme pèche et c’est la loi de la nature qui le frappe lorsque par des actes mauvais il se détourne de son but et s’éloigne de ce Pôle divin qui est l’Alpha et l’Oméga de toute la création. L’homme se punit lui-même, car il se soumet alors, par son action, au jeu infaillible de la justice naturelle qui ajuste et équilibre toujours l’effet à sa cause. Le petit enfant qui se brûle en mettant sa main sur le feu, n’est pas puni par un Dieu offensé et cruel, mais parce qu’il a méconnu, dans son ignorance, une loi de la Nature. Il doit donc apprendre par la souffrance douloureuse qui suit cette transgression que la loi existe, impersonnelle, et qu’elle ignore la cruauté aussi bien que la pitié.
Ainsi en est-il de toutes les actions humaines, bonnes ou mauvaises, sur le plan moral comme sur le plan physique. Nos actes sont toujours inéluctablement suivis de leurs conséquences adéquates. Cette conséquence peut être précipitée ou retardée, mais tôt ou tard l’équilibre se rétablit infailliblement [4]. C’est donc l’expérience qui nous apprend, fût-ce à nos dépens, la vraie nature du bien et du mal. Leur définition dès lors s’ensuit logiquement. Le bien c’est tout ce qui favorise l’ascension humaine, toute activité qui apparaît en conformité avec le but de la vie et nous mène dans cette direction : le mal, ce qui au contraire nous en éloigne, tout ce qui est pour nous une cause de régression sur la voie. Bien et mal sont donc des notions relatives à l’homme seulement, car pour Dieu tout est bien, tout devant servir et nous mener finalement, fût-ce par la souffrance, au Bien suprême. Voilà pourquoi dans nombre de religions, Dieu est considéré, en dernière analyse, comme l’auteur du bien et du mal lui-même, le bien ne pouvant exister sans le mal, et rien n’étant mal en soi, du point de vue absolu. « Je suis les dés du tricheur », est-il dit du Seigneur, dans un livre sacré de l’Inde antique. « Et ne nos inducas in tentationem » implorons-nous dans le Pater. Les théologies ont au contraire personnifié en Divinités opposées ces forces du bien et du mal. Mais tandis que, suivant la théologie catholique, il y a irréductibilité absolue, rupture définitive entre Dieu et Satan, dans le Mazdéisme au contraire (d’où procéda le Manichéisme) le Dieu du mal Ahriman se réconcilie, à la fin des temps, avec Ahura-Mazda, le Dieu du bien, ce qui est bien plus conforme à l’idée philosophique que bien et mal sont finalement dépassés, transcendés, pour arriver au but suprême, l’Unité, à laquelle ils auront l’un et l’autre servi de voies d’accès.
Le leitmotiv de notre époque est que le Monde est absurde et que l’humanité est irrémédiablement mauvaise. La littérature noire accuse suffisamment de nos jours cette vision pessimiste des choses, laquelle, inspirée par nos malheurs et le spectacle écœurant de la perversité humaine, et de cet égoïsme féroce que suscite partout la rivalité des intérêts des classes et des races, n’est pourtant que le fruit de notre propre aveuglement. L’homme contemporain, absorbé par les soucis de l’immédiat ne semble plus capable de voir, dans l’ordre universel et les merveilles de la Nature, le plan divin de l’Intelligence, et il conclut à l’absurdité du Monde. Il ne peut nier pourtant sa propre intelligence, que lui démontrent chaque jour les progrès renversants de la science. Or l’intelligence ne peut naître de l’inintelligence. Si l’intelligence apparaît dans le monde, c’est qu’elle procède soit d’un monde distinct de l’intelligence existant sur un plan supérieur, et qui la lui communique, soit qu’elle existe en puissance dans notre monde même, issu d’un monde précédent qui la possédait. Rien ne se crée de rien : C’est l’intelligence de l’homme qui nous prouve le plan divin du Cosmos. Mais ce plan est immanent au Cosmos lui-même, comme est immanente l’intelligence de l’homme dans le petit enfant qui vient de naître.
D’autre part, comment l’homme pourrait-il être bon, comment pourrait-il résister à ses passions inférieures, à son égoïsme grossier, s’il ne reconnaît comme lui-même que son « moi » temporel, c’est-à-dire une âme humano-animale, entièrement axée sur cette terre, orientée sur le pôle des forces telluriques, égoïstes et instinctives, et s’il ne perçoit en même temps l’appel d’une âme supérieure en lui, orientée sur son pôle divin, son propre Esprit, Étincelle de la Flamme divine, et de même nature que son Père ? Là seulement réside l’espoir pour l’homme, la certitude d’un meilleur destin, à venir. Mais ne nous illusionnons pas. Cette destinée suprême, nous pouvons la manquer. La Sagesse nous enseigne que les « âmes perdues » existent. Non pas qu’aucun être humain puisse jamais subir une damnation éternelle, infligée par quelque monstrueux autocrate divin, mais il existe des êtres qui, par leur propre volonté perverse, ont rompu tout lien avec leur âme, c’est-à-dire avec leur nature spirituelle. Obstinés dans le mal pour le mal, s’étant identifiés avec la méchanceté, la cruauté, la perversité, étant devenus les agents conscients de la Haine, ils ont effectué en eux-mêmes cette rupture définitive et sans retour possible : ils ont déserté le grand courant évolutif de la Vie qui nous porte au sommet. Réduits désormais à n’être que leur moi terrestre perverti, avec un mental orgueilleux détaché de sa source lumineuse, ils marchent inéluctablement vers la désagrégation douloureuse, vers l’annihilation finale.
De tels êtres existent, hélas ! Peut-être n’en avons-nous que trop vus, à notre époque catastrophique, de ces tyrans sanguinaires, de ces brutes sans âme, agissant en pleine conscience de leur méchanceté satanique, et pour lesquelles les horreurs de cette marche vers l’annihilation sont le destin maudit, le destin final.
Mais je me rends compte de l’erreur que je commets en prétendant à l’exégèse des dogmes. Du point de vue du croyant, c’est perdre son temps que de chercher des solutions autres que celles que nous fournit l’Église. je me rends compte, Monsieur, un peu tardivement penserez-vous, que, selon votre concept de la foi et de la Vérité, il est mille fois préférable pour sa sécurité personnelle de s’absorber dans les nuées de la logomachie théologique, laquelle paraît profonde dans la proportion même de son absurdité littérale, que de tenter, comme je le fais, de ramener les problèmes religieux en les éclairant par la tradition ésotérique, dans des bornes et un sens interprétatif accessibles à l’homme. Le bon catholique préférera toujours joindre les mains et adorer en silence les mystères du Père, du Fils et du Saint-Esprit, mystères que des tentatives d’explication ou de compréhension ne peuvent, à ses yeux, que travestir et trahir. C’est un fait, dans ces conditions, que les mots que le croyant emploie ne sont plus que des mots et n’ont plus de sens pour notre entendement. C’est un fait aussi que, pour celui qui, inversement, est sorti depuis un temps de cette atmosphère enveloppante de la foi confiante et aveugle, il devient impossible de comprendre comment le langage théologique peut encore être considéré autrement que comme une vaine et creuse piperie de mots tabous. C’est là, jugerez-vous peut-être, la juste punition du ciel et la preuve que le démon en personne a réussi ce miracle de jeter un voile trompeur sur les yeux de qui n’a pas voulu, même sans orgueil, abandonner cette bouée de sauvetage de la raison et du simple bon sens.
Mais il importe de conclure ce trop long résumé d’une trop courte étude sur des sujets qui demanderaient de substantiels développements, et devraient être traités par des hommes autrement avertis et compétents que je ne suis.
Si le véritable règne de l’Esprit doit s’affirmer bientôt et s’élever progressivement sur le monde pour y projeter sa lumière salvatrice, il substituera alors aux divers exotérismes qui prévalent encore — autrement dit aux religions sectaires qui font dépendre le salut éternel de leurs fidèles de la foi à leurs formules littérales, de l’observation de rites extérieurs, de la réception ponctuelle de leurs sacrements — la vérité universelle de l’ésotérisme religieux. Celui-ci, sortant finalement de l’ombre où il se cantonnait, apprendra à chacun que tout ce formalisme extérieur, décrété obligatoire, est en réalité secondaire, et en un certain sens superfétatoire, que la croyance à sa nécessité pour le salut est superstitieuse [5], et que la vraie libération de l’homme dépend uniquement de sa purification intérieure préalable, cette purification amenant automatiquement son ascension spirituelle, laquelle, seule, lui permettra, par une initiation de l’âme, de percevoir au plus profond de lui-même son propre Régent intérieur, son Moi divin, non plus cette créature falote, le moi de ses désirs changeants, mais leur Maître éternel, notre vrai Créateur dans le temps.
Et c’est ainsi qu’après avoir chevauché dans tous les temps, dans tous les lieux, à travers des formes multiples, objectivations de ses désirs éphémères — formes évanescentes, illusoires, avec lesquelles chacun de nous s’est sans cesse identifié — l’Homme, tout homme, aborde finalement à l’autre rive, touche au port éternel, atteint à la Lumière. Tel est l’enseignement de la Théosophie universelle.
[1] Saint Paul le dit : Monogénès. Un helléniste érudit nous dit qu’une mauvaise traduction a rendu le terme par « fils unique » alors qu’il signifie issu d’un seul Principe et non d’une Sizygie ou dualité mâle et femelle, comme toute autre créature.
[2] C’est de cette Révélation primitive que procède l’universalité de la tradition ésotérique. De cette tradition un érudit et un savant de haute intuition écrit : « Une tradition archimillénaire, sans doute transmise par les civilisations lémuriennes et Atlantéennes, a façonné la sagesse des grands empereurs chinois et des grands lamas. C’est elle qui s’est ensuite diffusée dans la Science Chaldéenne et dans l’hermétisme, puis dans les enseignements de Pythagore et de Platon, et dans celui des différentes écoles chrétiennes. Cette tradition a toujours rattaché les activités sociales et les conquêtes de la science matérielle à des symboles métaphysiques et cosmologiques qui s’expriment par exemple dans les « Tifinars » tamachèques, les « Sephiroths » de la Cabbale et les Nombres pythagoriciens ou platoniciens. Ce sont ces mêmes symboles qui devaient animer à l’origine les mots du langage usuel lui-même, les noms et les prénoms, en évoquant par le simple énoncé du Verbe l’ensemble des correspondances que le mot résume ou ébranle lorsqu’il est vraiment créateur ». R. Abellio ; « Vers un nouveau prophétisme ».
[3] On sait que la science substitue à la notion de matière celle de l’énergie. Mais cette énergie n’est pas quelque chose de simple : c’est un complexe formidable dont la synthèse semble reculer de jour en jour avec les progrès incessants de la physique nucléaire. Autrement dit c’est la métaphysique, tant honnie jadis, qui devient aujourd’hui objet de science. A la physique de la quantité (matière) se superpose de plus en plus la métaphysique de la qualité (évolution de l’esprit).
[4] La fausse notion du péché apparaît ici. J’ai conscience des fautes que j’ai commises, causées par ma faiblesse et mon imperfection, mais je n’ai pas l’orgueilleuse prétention de croire que j’attente ainsi à la majesté divine, ni que Dieu puisse s’en tenir pour offensé, n’ayant jamais rien voulu de tel. Dieu pardonne toujours, mais les lois de la nature, adéquates à toute chose, rétablissant un équilibre rompu par nous, et sont la justice de Dieu.
[5] Une des chaînes qui entravent notre libération, nous enseigne le Bouddhisme.