Un jour après avoir discuté longtemps avec un ami, celui-ci nous posa une question en forme de reproche, question que nous trouvions très étonnante : « Pourquoi ne parlez-vous jamais de votre éveil ? Cela pourrait intéresser de nombreuses personnes, je ne comprends pas votre discrétion que je trouve d’ailleurs excessive. »
Tout d’abord comment savoir qui est éveillé ? Et pourquoi parler de l’éveil, qu’est-ce que les personnes attendent d’une telle description, veulent-elles un stimulant ? Désirent-elles partager un peu de « cela » à travers le témoignage de quelqu’un ? Découvre-t-on quelque chose par une description, vraiment ? Ou bien ressentons-nous du plaisir, frissonnons-nous devant ces témoignages exaltants ?
Il me semble que c’est bien cela en fait, l’être humain ressent du plaisir en entendant ces témoignages. Ayant ressenti un grand plaisir dans ses lectures ou ses enregistrements, il germe dans l’esprit le désir de renouveler, de revivre et de prolonger ce plaisir. Donc on veut toujours plus de descriptions, toujours plus d’histoires si possibles fantastiques. Bref on devient dépendant de ce stimulant, comme d’autres ont un verre de Whisky pour se sentir bien.
Pourquoi trouve-t-on la description si importante ? N’est-ce pas parce que nous ne connaissons rien de cet état ? Naturellement, nous n’avons pas vécu « cela », alors nous y pensons sans cesse, cela devient même assez lancinant d’essayer de concevoir, de réfléchir sur une chose qui n’est pas là, qui n’existe pas pour nous. C’est même totalement étrange comme attitude, passer son temps et son énergie à concevoir une chose qui n’existe pas et que nous ne connaissons pas du tout. Comme on se rend compte assez vite d’une telle ineptie, on en vient à se dire qu’il faut écouter les paroles de ceux qui disent avoir vécu l’éveil, au moins là cela sera du concret et pas de la rêverie.
Alors on se met en quête de témoignages et on découvre qu’il n’y a pas mal de personnes, connues ou inconnues, qui disent avoir vécu cette expérience. On découvre même qu’il existe des listes d’éveillés, c’est tellement pratique, et on a le sentiment que c’est tout à fait formidable d’avoir autant de gens « éveillés ». Là, notre avidité de témoignages commence à être abreuvée, pas étanchée du tout, mais abreuvée, alimentée. Toutes ces descriptions nourrissent ma soif, ma curiosité, et voyons bien ce qui est, nous devenons des voyeurs, des gens qui vivent par l’entremise d’autres personnes. Nous vivons par les paroles des autres, nous buvons leurs paroles, mais nous n’allons jamais au-delà de l’amour de l’image, nous vénérons le plan du pays, mais jamais nous ne nous mettons en marche et voyageons réellement dans ce pays. La carte d’un menu de restaurant ne vous nourrira jamais ; c’est comme si vous étiez perdu dans un désert depuis pas mal de temps, la soif vous tenaille naturellement, vous n’avez vu personne depuis des jours et des jours, et voilà quelqu’un qui arrive, allez-vous lui demander de vous décrire l’acte de boire ? Boire des descriptions ou des paroles n’étanche pas la soif de l’esprit, au contraire cela crée une dépendance, comme une drogue. Si on n’a pas de nouvelles descriptions, de nouveaux témoignages, l’excitation retombe et on se retrouve tel que l’on est, c’est-à-dire ignorant et pauvre, sans expériences personnelles.
Qui plus est, voyons également bien ceci, quand on ne vit pas une chose, et qu’on lit quantité de choses sur ce sujet, que se passe-t-il dans l’esprit ? On ne connaît pas l’Amérique, mais on a vu de nombreux films, on a lu de nombreux livres, romans et autres, on connaît des amis qui ont fait le voyage, mais soi-même on ne s’est pas rendu dans ce pays. Donc j’ai amassé des informations, des données sur le sujet, qu’est-ce que cela crée dans l’esprit ? Évidemment cela crée en moi une conception, une idée de ce pays, cela crée tout un imaginaire sur cela que je ne connais pas. Concernant l’éveil l’imaginaire fonctionne encore plus à fond, car ce terme est tellement chargé de symbolique religieuse ou autre, le mot n’est pas du tout neutre déjà en lui-même. Donc on l’aborde déjà avec toute une panoplie d’idées, d’a priori. On ne va pas vers ce sujet sans bagages, sans idéologies, et notre soif de curiosité, notre avidité renforce toutes ces idéologies, qu’elles soient miennes ou qu’elles soient de la société (les deux se nourrissant sans cesse l’une et l’autre). Voyons bien ce qui se passe, ne connaissant pas l’Everest, je m’informe et je lis tout ce qui me tombe sur la main, je vois tous les films, tous les interviews d’alpinistes, tout ce travail fait naître en moi une conception, une idéologie sur l’Everest.
Une fois cette idéologie créée, elle a besoin de confirmation extérieure, je suis sûr de moi, mais je voudrais bien savoir si d’autres sont d’accord avec moi. Cela me conforterait dans ma direction, dans mon approche. Alors je me mets en quête, mais à présent de manière différente, je cherche maintenant des témoignages qui viennent en quelque sorte valider ce que je crois. Je ne prends en compte et ne m’intéresse qu’à ce qui va dans une certaine direction. Sans me rendre compte, je sélectionne déjà les témoignages et je ne retiens que ceux qui vont dans mon sens, celui auquel j’accorde ma foi et mon espérance…
La création d’une idéologie demande toujours confirmation, mais cette recherche de confirmation n’est pas la recherche de la vérité, c’est essentiellement l’expression de la peur qui désire se calmer. Car dès qu’une idéologie (quelle qu’elle soit) existe, elle peut être contredite, discréditée, déclarée comme nulle et non valable, voire dénoncée comme étant totalement sotte… Toute affirmation engendre sa négation, réelle ou possible, patente ou future, toute affirmation s’attend donc à être attaquée à un moment ou à un autre. Le consensus général n’existe pas, donc quand quelque chose est affirmé, l’esprit sait qu’il va y avoir opposition, contestation. La peur est présente dès le début de l’idéologie, car l’esprit sait qu’il a recours aux idéaux parce qu’il ne voit pas les choses directement, il sait que toute sa démarche n’est qu’une suite de mots, mais l’esprit n’a que cela, une suite de mots sans fin, juste des sons symboliques mis bout à bout.
Ne pouvant pas affronter lui-même cette réalité, on ne voudrait pas que cela vienne d’autrui et que l’autre, l’interlocuteur mette à nu tout notre stratagème. Alors la peur remplit toute cette démarche, on ne veut pas être dévoilé, pas être découvert tel que l’on est, simple et ignorant tout de ce qu’est l’éveil.
Donc nous avons la stimulation qui devient une drogue, la création d’une idéologie qui engendre alors la peur, et toute une stratégie d’évitement du dévoilement de mon ignorance. Si on regarde tout cela, d’un seul coup on se rend compte que l’éveil n’intéresse pas du tout les gens, ils veulent juste être stimulés, prendre du plaisir, cela est assez semblable à du voyeurisme spirituel. Mais le drame de tout cela, c’est que cela ne change absolument pas l’être humain, il passe sa vie en allant sans cesse du plaisir vers la peur, et de la peur vers le plaisir. Quand la vie se résume seulement au plaisir, la peur devient inévitablement sa compagne de route, alors on voit que ce couple plaisir/peur engendre cette souffrance infinie qui broie le cœur des humains depuis la nuit des temps.
Mais revenons à cette question : « Pourquoi ne parlez-vous pas de votre éveil ? Si je n’avais pas discuté de cela avec vous, je n’aurais jamais appris que Krishnamurti n’était pour rien dans ce qui vous est arrivé. C’est après que vous avez saisi toute l’importance de ce qu’il disait… »
« Oui il n’y est pour rien. Par la suite c’est juste devenu un compagnon de route, de voyage, mais un compagnon exigeant qui vous incite à ne pas vous endormir, à ne pas vous arrêter. » Pourquoi serait-ce important d’en parler ? Untel dira ceci, untel dira autre chose, la plupart diront que c’est grâce à ma rencontre avec tel ou tel maître ou Guru. Quelle blague tout cela, si la liberté a une cause, elle est donc conditionnée et ce n’est plus la liberté. Voyez-vous cela mon ami ? Il n’y a pas de cause, sommes-nous d’accord ? En cherchant des témoignages de l’éveil, qu’espèrent donc les lecteurs ? Ils pensent qu’ils vont peut-être trouver des clefs pour comprendre, qu’ils vont trouver des indices, des pistes. Bref pour le dire simplement ils cherchent les causes qui produisent « l’effet éveil ». Toute cette démarche est fausse dès le début, il n’y a pas de causes ; et même s’il y en avait, prenons cette option, il n’y a pas une cause ou deux ou trois, il y en a des milliers et des milliers, causes dues au passé, causes venant du présent immédiat, causes étant elles-mêmes des effets venant d’autres causes. On pourrait remonter sans fin dans le temps vers le passé, et dans l’espace avec l’interdépendance de toutes choses. Qui décrète que telle cause est déterminante par rapport à telle autre, naturellement elles ont des influences différentes, plus ou moins fortes ou faibles selon les circonstances.
La chaîne de cause à effet existe évidemment, qui le nierait, mais ce qui se trouve dans ce champ d’action/réaction n’est pas libre, il est déterminé par son environnement. L’éveil est-il déterminé par l’environnement ? À cela certains répondent oui très rapidement et sans grande hésitation, il faut être né en Inde, être Brahmane ou Sâdhu, pour d’autres il faut avoir fait retraite dans des grottes himalayennes…
Mais on peut se poser la question évidemment, alors qu’est-ce que l’éveil ? Comment le savoir, comment être sûr que ce qu’on vous raconte est vrai ? Comment savoir si cela remplit toute la vie de celui qui en parle, ou si c’est juste une personne habile en propagande et en mots, qui vous dit juste ce que vous voulez entendre ? Comme nous l’avons vu précédemment, il faut être clair sur le mobile de notre recherche. Si c’est une manière d’oublier ma triste vie, sans relief et si superficielle, j’adhérerais aux explications les plus simplistes et les plus agréables, mais cela ne m’avancera à rien. À part cette excitation momentanée, ma vie sera toujours aussi creuse et vide de sens.
Donc en mettant de côté cette fuite de la monotonie de ma vie, j’essaie de savoir ce qu’est l’éveil ? À présent je me méfie des descriptions trop belles, où tout est facile avec un chemin bien tracé par ceux qui savent, bref je doute des propositions des traditions, avec tous leurs systèmes et leurs hiérarchies. La plupart disent que l’éveil c’est la fin de la souffrance, et beaucoup disent aussi que cela a le parfum de la vraie liberté, immense et totale. Mais leur système crée des attitudes et des dispositions mentales mécaniques et répétitives, on le voit bien chez tous les disciples des différentes sectes ou religions, ils répètent tous le même type de credo. Soit c’est la foi et la prière, soit c’est la dévotion envers le maître (le mot guru n’étant plus à la mode aujourd’hui) avec naturellement la méditation ou parfois même le yoga ; et on vous demande aussi d’étudier assidûment les nombreux textes sacrés. Pour résumer, on s’en remet à une autorité et on accepte un programme, programme qui va nous aider à avancer, à progresser dans le domaine complexe de la spiritualité ou du religieux. Cela parait tout à fait naturel à la plupart des hommes, comment faire autrement d’ailleurs, il nous faut l’aide des grands sages. Mais c’est toujours pareil, qui décide qui est sage ? La réputation, la rumeur publique, le nombre d’adeptes ou la quantité de livres écrits. On regarde s’il y a des personnes connues, des intellectuels, des notables.
En fait nous voyons que par peur de se perdre, on accepte de se faire programmer comme des machines, comme des ordinateurs, cela nous rassure et on pense pour nous. On nous dit quoi faire du matin jusqu’au soir, de l’aube au crépuscule on vous prend la main et on vous dit faites ceci, faites cela, ne pensez pas trop ce n’est pas bon pour vous…
Voyant toutes ces absurdités, on rejette tout cela, simplement et fermement une fois pour toutes. Les traditions et les maîtres charmeurs, les prières et les méditations, c’est terminé à tout jamais. Quand l’esprit est sorti de cela, alors la question demeure, qu’est-ce que l’éveil ? Certains disent aussi d’autres choses, mais cela est moins charmant et agréable, ils disent que l’éveil c’est la fin du moi, de l’illusion d’un esprit séparé et autonome… Qu’est-ce cela veut dire ? Cela n’a aucun sens pour l’homme ordinaire, pour celui qui est pris dans le mouvement de la vie, qui passe par des moments de joie, de peine et de souffrance. Ce qui parle à l’homme ordinaire c’est le plaisir naturellement, mais ce qui touche les entrailles de tout être humain, c’est la souffrance dans cette vie. La mort qui rôde, la disparition des proches, inéluctable, la vie humaine est remplie de ce sentiment d’injustice et de non-sens total. On naît, on grandit, on vit et on meurt, en perdant progressivement la vraie joie de vivre, le cœur devient lourd de peine et de tourments. La joie existe, mais elle est fugace, la souffrance existe et elle est tenace, elle dure tout le long de notre vie. C’est elle notre compagne de tous les jours, la joie ne fait que passer, mais la peine et la douleur restent…
Ce n’est pas une lamentation que de dire cela, c’est un fait qui n’est ni triste ni gai. Donc la disparition du moi ou bien la fin de l’illusion d’un esprit séparé, cela ne veut rien dire et cela n’intéresse pas cet homme ordinaire, celui-ci est comme notre ami. Ce qui intéresse notre ami c’est le merveilleux, l’extraordinaire et le mystérieux, toutes choses qui font oublier la vie triste et morne que l’on mène ici-bas. Alors pourquoi cette question : « Pourquoi ne parlez-vous jamais de votre éveil ? » et que peut-on répondre qui soit audible, qui soit au minimum entendu, même si cela n’est pas vraiment bien compris.
Tout d’abord pourquoi cela serait-il important ? Chercherait-on un modèle, une source d’inspiration, voudrait-on en faire un exemple à suivre, une imitation possible ? Attendons-nous une histoire fantastique ? On sera bien évidemment déçu très vite, il n’y a rien d’extraordinaire ou de fantastique, pas de dieu trouant l’azur et désignant l’heureux élu. La fin du moi, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est la fin de ce que nous pensons être, la fin de ce que nous imaginons être. C’est comprendre que toute définition de soi est fausse, et le sera toujours, et pourquoi donc ? Le moi existe-t-il vraiment ? Ou bien est-ce une création mentale, une œuvre imaginaire du mouvement des pensées ? Si c’est la fin, non pas du moi, car il est illusoire, mais la fin de la croyance dans le moi, qu’est-ce qui finit ? Une illusion finit, un mirage s’éteint, rien de plus en fait, c’est la fin d’un rêve…
Voilà le vrai sens de l’éveil, c’est la fin d’un rêve, d’une inconscience totale dans laquelle on vivait ; le rêve prend fin, et le dormeur s’éveille… Mais cela est une image, ce n’est pas le moi qui se réveille, comprenons-nous cela ? Il n’y a plus de conscience séparée, cette croyance n’existe plus, alors qui s’éveille ? Creusons s’il vous plaît, qui s’éveille ? Quand le rêve prend fin, le rêveur existe-t-il encore ou finit-il avec le rêve ? Le rêveur n’est pas séparé du rêve, c’est évident n’est-ce pas ? Donc quand le songe disparaît, le rêveur n’existe plus également. La conscience rêveuse que nous étions n’est plus là, il existe alors autre chose qui était non perçue pendant ce rêve, la formule verbale le rêve prend fin et le dormeur s’éveille s’avère donc inadéquate, alors comment s’exprimer de manière plus juste ? C’est une vraie difficulté de parler de cela, les mots peuvent entraîner de nombreux quiproquos… Reprenons notre exploration : Le rêveur prend fin avec le rêve, nous sommes d’accord là-dessus, mais le couple rêve/rêveur a bien eu une existence (certes illusoire), cette fantasmagorie a bien eu lieu, s’est bien déroulée sur une scène, dans un théâtre quelconque. Cette rêverie s’est déroulée dans l’esprit, le théâtre où se joue le rêve, c’est l’esprit lui-même. Avant que ne se joue la pièce, le théâtre était déjà là naturellement, et le théâtre ne se limite pas à une seule pièce en particulier. Ce que nous voulons dire, c’est qu’il y a une réalité dans laquelle le rêve existe, que le rêve soit projeté ou pas sur l’écran, cette réalité est là, indépendamment de l’existence ou de la non-existence du rêve et du rêveur.
Quand la croyance du moi s’efface, la conscience devient totalement autre, la chambre noire dans laquelle le moi se débattait avec lui-même a été anéantie, et l’esprit vit au-delà de cette chimère. On devient juste conscient de ce qui est, mais rien ne commence, c’est juste la chambre noire qui n’existe plus. En fait c’est la disparition de toute cette impression des choses personnelles. C’est cela, il n’y a plus rien de personnel dans l’esprit, tous les adjectifs possessifs n’ont plus lieu d’être.
Alors mon cher ami, on ne peut pas parler d’éveil personnel, mon éveil ou votre éveil cela ne veut rien dire du tout. Voilà pourquoi on ne peut pas parler de son éveil, tout simplement parce que réellement cela n’existe pas.
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Ce texte est emprunté au site de Paul Pujol qui depuis plus de quarante ans, étudie les mécanismes de l’esprit et de la pensée. Cette exploration pendant ces nombreuses années a créé une sensibilité qui existe et œuvre encore aujourd’hui. Son site a pour vocation de partager avec nous cet émerveillement d’apprendre et de découvrir.
Texte original : http://www.paul-pujol.net/article-du-desir-de-discours-sur-l-eveil-117216836.html