Vivre, me semble-t-il, est un processus spontané. Le terme chinois pour désigner la nature est tzu-jan, ce qui signifie ce qui est ainsi de lui-même, ce qui se produit. Il est très curieux qu’en raison de notre grammaire, que nous utilisons dans toutes les langues européennes standard, nous soyons incapables d’imaginer un processus qui se produit de lui-même. Chaque verbe doit avoir un nom comme sujet, un directeur, et nous pensons que rien n’est en ordre à moins que quelqu’un ou quelque chose ne l’ordonne, qu’il y ait une autorité. Ainsi, l’idée d’un processus qui se produit de lui-même et par lui-même est effrayante parce qu’il semble qu’il n’y ait pas d’autorité.
Aux États-Unis, nous sommes en proie à un grave conflit social et politique parce que nous pensons que nous devrions vivre dans une république alors que la grande majorité des citoyens pensent que l’univers est une monarchie. On ne peut être un citoyen loyal des États-Unis sans croire que la république est la meilleure forme de gouvernement, et pourtant nous sommes toujours à la recherche d’un monarque, de quelqu’un d’autre sur qui rejeter la responsabilité. Nous ne voulons pas l’assumer nous-mêmes et nous nous plaignons toujours que la situation dans laquelle nous nous trouvons est le résultat de notre passé : « Mes parents étaient névrosés, ils m’ont donc rendu névrosé. Et leurs parents étaient névrosés, ce qui les a rendus névrosés »… et cela remonte jusqu’à Adam et Ève. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé dans le jardin d’Éden : Dieu a tendu un piège. Il a dit qu’il y avait un arbre spécifique dont il ne fallait pas manger le fruit. S’il n’avait vraiment pas voulu qu’Adam et Ève mangent ce fruit, il n’en aurait rien dit. Mais en attirant l’attention sur cet arbre, il était évident qu’ils allaient le manger.
Ainsi, lorsque Dieu vit Adam avoir l’air coupable, il lui demanda : « Adam, as-tu mangé du fruit de l’arbre dont je t’avais dit de ne pas manger ? » Adam répondit : « La femme que tu m’as donnée m’a tenté et j’ai mangé ». Alors Dieu regarda Eve avec sévérité et lui demanda : « Eve, as-tu mangé du fruit de l’arbre dont je t’avais dit de ne pas manger ? » Eve répondit : « Le serpent m’a trompé ! ». Vous voyez, on se renvoie la balle. Dieu regarda le serpent, et ceci n’est pas écrit dans la Bible, mais ils se sont fait un clin d’œil. Ils avaient prévu longtemps à l’avance que l’univers n’allait pas être un simple arrangement d’obéissance où je-Dieu-dis-que-vous-devriez-faire-ainsi-et-ainsi, et vous le feriez automatiquement. Il n’y aurait aucun plaisir là-dedans, car il n’y aurait pas de surprises.
Dans la théologie hébraïque, Dieu a donc mis dans le cœur d’Adam, lors de la création, une chose appelée Yetzer Ha-ra, ce qui signifie « l’esprit imprévisible ». Tout comme lorsque vous préparez un ragoût et que vous voulez y mettre un peu de sel, vous ne voulez pas que tout le ragoût soit salé — juste une touche. C’est ainsi que Dieu, en créant Adam, a mis juste une touche de malice en lui pour qu’il se produise quelque chose de surprenant et de différent que Dieu ne pourrait pas prévoir.
Ceci est très important. Ce dont je parle, c’est de notre sens de l’identité, de notre sens de l’aliénation et des complications dans lesquelles nous nous enfermons en considérant notre survie comme un devoir.
Si vous vous imaginez à la place de Dieu, dans le sens populaire du terme Dieu, le Père tout-puissant, cela signifie que vous êtes un mâle machiste en charge de tout. Vous connaissez tout le passé, tout l’avenir, vous contrôlez complètement le cosmos, vous avez le pouvoir absolu, et vous vous ennuyez à mourir. Alors vous vous dites : « Mec, casse-toi ! Je veux une surprise. » Et vous y êtes, mais vous ne devez pas l’admettre.
La caractéristique principale de la folie est de savoir que vous êtes Dieu. C’est absolument tabou, surtout dans la religion chrétienne. Jésus a été crucifié pour l’avoir su et les chrétiens ont dit : « D’accord, d’accord, Jésus était Dieu, mais que cela s’arrête là. Personne d’autre ». Mais l’Évangile est une révélation pour nous tous d’une chose que les Hindous savaient depuis toujours : tat tvam asi, tu es cela ! Si Jésus avait vécu en Inde, ils l’auraient félicité pour cette découverte plutôt que de le crucifier.
De nombreuses personnes en Inde savaient qu’elles étaient Dieu déguisé. Sri Ramakrishna, Sri Ramana, Krishna et le Bouddha — ils l’ont tous découvert, car ce n’est pas une affirmation exclusive selon laquelle je suis le seul à être cela, mais vous l’êtes tous. Et que lorsque je regarde dans vos yeux, je vois l’univers qui me regarde en retour.
Nous sommes donc dans une situation où il est tabou de savoir que nous sommes Dieu, et nous ne devons pas admettre que nous savons qui nous sommes afin d’avoir ce frisson, ce genre d’effet de pincement intérieur, en nous sentant perdus, étranges, seuls, et sans appartenance. Dans le langage populaire, nous disons que nous venons au monde, mais il n’en est rien. Nous en sortons. De la même manière que le fruit sort de l’arbre, l’œuf de la poule et le bébé du ventre de sa mère, nous sommes symptomatiques de l’univers. Tout comme la rétine contient des myriades de petites terminaisons nerveuses, nous sommes les terminaisons nerveuses de l’univers.
Et il se passe des choses fascinantes. Parce que nous sommes si nombreux, l’univers a de multiples facettes ; ainsi, le point de vue qu’il a sur lui-même n’est pas biaisé. Nous sommes là, et nous voulons savoir ce qui se passe. Nous regardons avec des télescopes pour trouver les choses les plus éloignées, et avec des microscopes pour trouver les choses les plus proches, et plus nos instruments deviennent sophistiqués, plus le monde nous échappe. Plus nos télescopes sont puissants, plus l’univers s’étend. C’est nous-mêmes qui nous éloignons de nous-mêmes.
Vous savez, il y a quelques années, nous pensions avoir trouvé la réponse. Nous avions découvert une chose appelée l’atome et c’était tout. Mais ensuite, hop ! l’électron est apparu. Et puis bang ! il y avait le proton. Puis, lorsque nous avons dépassé tous ces éléments, toutes sortes de choses sont apparues : les mésons, les antiparticules, et la situation n’a cessé de s’aggraver. Nous sommes un système qui s’observe lui-même, comme le serpent, l’Ouroboros, qui se mord la queue et s’efforce de s’avaler lui-même pour découvrir ce qu’il est. C’est toute la quête du « Qui suis-je ? ». Nous disons : « Je voudrais me voir », mais regardez votre propre tête. Pouvez-vous la voir ? Elle n’est pas noire, et il n’y a même pas d’espace vide derrière les yeux — c’est tout simplement nulle part. Et c’est là que réside toute l’histoire.
La plupart d’entre nous partent du principe que l’espace n’est rien, qu’il n’est pas important et qu’il n’a aucune énergie. Mais en réalité, l’espace est la base de l’existence. Comment pourrait-il y avoir des étoiles sans espace ? Les étoiles brillent dans l’espace et quelque chose sort du néant, de la même manière que lorsque vous écoutez, sans préjugés, vous entendez tous les sons sortir du silence. C’est incroyable. Le silence est à l’origine du son, tout comme l’espace est à l’origine des étoiles et la femme à l’origine de l’homme. Si vous écoutez et prêtez attention à ce qui est, vous découvrirez qu’il n’y a ni passé, ni futur, ni personne qui écoute. Vous ne pouvez pas vous entendre écouter. Vous vivez dans l’éternel maintenant et vous êtes cela. C’est extrêmement simple, et c’est ainsi.
J’ai commencé par dire que la survie, le fait de continuer à vivre, est un processus spontané, et l’amour est à peu près pareil. Le problème, c’est que lorsque nous étions enfants, nos aînés et nos supérieurs nous disaient qu’il était de notre devoir de les aimer. Dieu a dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force, et tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Et nos mères nous disaient : « Tu dois aller à la selle après le petit déjeuner », « Essaie de t’endormir », « Enlève cette expression de ton visage », « Arrête de bouder », « Oh, tu rougis », « Ressaisis-toi ! », et « Fais attention ! » Autant d’ordres dont la règle de base est la suivante : tu es tenu de faire ce qui ne sera acceptable que si tu le fais volontairement. Voilà la formule. Tu dois m’aimer. C’est une double contrainte, et tout le monde est complètement perdu à cause de cela.
Le mari dit à sa femme : « Chérie, m’aimes-tu vraiment ? », et elle répond : « Je fais de mon mieux ». Mais personne ne veut de cette réponse. Ils veulent qu’on leur dise : « Je t’aime tellement que je pourrais te dévorer. Je ne peux pas m’empêcher de t’aimer, je suis ta victime désespérée ». Nous sommes donc contraints de continuer à aimer, tout comme nous sommes contraints de continuer à vivre. Nous avons l’impression que nous devons continuer, que c’est notre devoir. Nous sommes fatigués de vivre et nous avons peur de mourir, mais nous devons continuer. Pourquoi ? Eh bien, vous dites : « J’ai des personnes à charge, j’ai des enfants, et je dois continuer à travailler pour subvenir à leurs besoins ». Mais tout ce que cela fait, c’est leur enseigner la même attitude, de sorte qu’ils continueront à se traîner pour soutenir leurs enfants, qui à leur tour apprendront d’eux à se traîner, perpétuant cette chaîne d’efforts.
J’observe donc avec une stupéfaction totale ce qui se passe dans le monde. Je vois tous ces gens faire la navette, conduire des voitures comme des fous pour se rendre à un bureau où ils vont gagner de l’argent — pour quoi faire ? Pour pouvoir continuer à faire la même chose, et très peu d’entre eux y prennent plaisir. Les gens sensés sont payés pour jouer — c’est l’art de la vie. Mais l’idée de se battre et de s’épuiser pour continuer à vivre est complètement ridicule. Albert Camus, au début de son livre Le mythe de Sisyphe, a fait cette déclaration très sensée : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Réfléchissez-y. Faut-il continuer ? Ce serait tellement plus simple d’arrêter. Plus de problèmes, personne pour regretter que cela ne continue plus.
Mais à quoi cela ressemblerait-il — la mort ? S’endormir et ne jamais se réveiller. Oh, comme c’est terrible d’être dans le noir pour toujours ! Mais ce ne serait pas comme ça. Ce ne serait pas comme être enterré vivant pour toujours. Ce serait comme si vous n’aviez jamais existé. Non seulement vous n’auriez jamais existé, mais rien du tout n’aurait jamais existé ; et c’était exactement ainsi avant votre naissance.
De la même manière que vous avez une tête invisible, votre réalité ultime, le fondement de votre être, n’est rien. Shunyata est le terme bouddhiste désignant le vide — qui est l’espace, qui est la conscience, qui est ce dans quoi « nous vivons, bougeons et avons notre être » — Dieu, le Grand Vide. Heureusement, il n’y a aucun moyen de savoir ce que c’est, car si nous pouvions le savoir, nous nous ennuierions.
Un grand philosophe néerlandais du nom de Van Der Leeuw disait : « Le mystère de la vie n’est pas un problème à résoudre, mais une réalité à expérimenter ». Heureusement, voyez-vous, nous avons au milieu de toute conscience une question perpétuelle, le problème perpétuel que nous ne savons pas ce que c’est. C’est pourquoi la vie reste intéressante. Nous essayons toujours de découvrir, mais la vie ne nous révélera pas la réponse. La seule façon de répondre à la question « Qu’est-ce que la réalité ? » est par classification. Êtes-vous ceci ou cela ? Êtes-vous un homme ou une femme ? Êtes-vous républicain ou démocrate ? Animal, végétal, minéral, bricoleur, tailleur, soldat, marin, riche, pauvre, mendiant ou voleur ? Nous sommes tous classés dans une catégorie, mais ce que nous sommes fondamentalement ne peut être classé. Personne ne le sait et il n’est pas possible de poser la question de manière pertinente.
Il existe de nombreuses théories philosophiques sur la nature de la réalité. Certains disent : « La réalité est matérielle — vous savez, il y a quelque chose de solide ». Et les philosophes, qui donnent toujours des conférences devant des tables dans les universités, tapent toujours sur la table en disant : « Alors, cette table a-t-elle une réalité ou non ? » Lorsque le Dr Johnson a entendu parler de la théorie de l’évêque Berkeley selon laquelle tout est en fait mental, il l’a réfutée en donnant un coup de pied dans une pierre et en disant : « Pour toute personne de bon sens, cette pierre est certainement matérielle et physique ».
En revanche, des penseurs plus subtils affirment : « Non, il n’y a rien de matériel, tout est une construction mentale. Le monde entier est un phénomène de conscience ». À l’époque de l’évêque Berkeley, on ne savait pas grand-chose de la neurologie. Aujourd’hui, nous en savons beaucoup plus et nous pouvons exprimer la même position d’une manière beaucoup plus sophistiquée : c’est la structure de votre système nerveux qui détermine le monde que vous voyez. En d’autres termes, dans un monde sans yeux, le soleil ne serait pas lumière. Dans un monde sans terminaisons nerveuses tactiles, le feu ne serait pas chaud. Dans un monde sans muscles, les pierres ne seraient pas lourdes, et dans un monde sans peau sensible, les pierres ne seraient pas dures. Tout est relation, voyez-vous.
Dans la vieille question : lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et que personne n’écoute, fait-il un bruit ou non ? La réponse est très simple. Le son est une relation entre les vibrations de l’air et les tympans. Si je frappe un tambour sans peau, peu importe la force avec laquelle je frappe, il ne produira aucun son. L’air peut donc continuer à vibrer indéfiniment, mais sans tympan ou système nerveux auditif, il n’y a pas de bruit. En vertu de notre structure physique, nous évoquons le monde à partir des vibrations qui, autrement, seraient le vide. Nous créons le vide, mais nous faisons également partie du monde. Nos corps, nos systèmes nerveux, font partie du monde extérieur. Vous êtes dans mon monde extérieur, et je suis dans votre monde extérieur. C’est une situation d’œuf et de poule, parfaitement fascinante.
D’un point de vue neurologique strictement matérialiste, nous évoquons le monde dans lequel nous vivons, tout en étant, en même temps, quelque chose que le monde fait. Après tout, le physicien expliquera que vous êtes une vibration de substances et de processus électroniques, tout comme n’importe quoi d’autre. C’est une seule et même symphonie, absolument merveilleuse, car elle prend conscience d’elle-même à travers vous.
L’ensemble de l’existence est une vibration, et toutes les vibrations ont deux aspects fondamentaux. Appelons-les « on (activé) » et l’autre « off (désactivé) ». Imaginez que vous êtes au cinéma, assis à côté d’une fille qui vous plaît, et que vous posez votre main sur son genou et que vous la laissez là, elle le remarquera au début, mais si vous ne bougez pas la main, elle finira par ne plus y prêter attention. Ensuite, si au lieu de laisser la main sur son genou, vous commencez à la caresser ou à la tapoter, elle sentira une alternance, un va-et-vient entre « on » et « off », et comprendra que vous êtes attentif.
Tout ce qui nous arrive fonctionne de cette manière, en alternance : on-off-on-off. Prenons la sensation de la lumière. La vibration de la lumière est si rapide que la rétine n’enregistre pas les off, elle conserve l’impression des on (activation), et donc avec nos yeux nous voyons les choses comme relativement stables. Mais si nous fermons les yeux et écoutons, nous pouvons percevoir cette alternance, surtout dans les sons graves. Les vibrations aiguës masquent les « off », on entend seulement les « on ». En revanche, les graves, révèlent cette alternance fondamentale. En fait, tout ce qui existe physiquement est une pulsation, une alternance entre le positif et le négatif, comme le montrent les principes de l’électricité.
Lisez les deux premiers paragraphes de l’article sur l’électricité dans l’ancienne quatorzième édition de l’Encyclopedia Britannica. C’est un article scientifique savant contenant toutes sortes de formules et d’informations techniques, mais il débute par de la pure métaphysique. « L’électricité », dit l’auteur, « est un absolu. Nous ne connaissons rien d’autre qui lui ressemble. Elle est fondamentale… » — ce n’est que pure théologie.
C’est ainsi — tout dans l’univers suit ce rythme intermittent, mâle et femelle, yang et yin, visible et invisible. Avec notre mentalité de dix-neuvième siècle, nous avons été élevés avec l’idée que cette énergie est mécanique, sans intention et donc stupide. Freud l’a appelée libido. D’autres l’ont appelée l’énergie ou force aveugle. Cela a conduit à une aliénation, où nous nous percevons comme des accidents ou des erreurs dans l’univers. Un million de singes travaillant sur un million de machines à écrire pendant un million d’années pourraient statistiquement écrire la Bible. Bien sûr, dès qu’ils en arriveraient à la fin, ils retomberaient immédiatement dans le non-sens. Nous avons donc été élevés dans l’idée que nous sommes des coups de chance, que nous sommes simplement des accidents. C’est cela l’aliénation, et c’est le grand problème.
Il me semble pourtant évident que nous ne sommes pas des accidents. Certains disent que nous ne sommes rien d’autre qu’une petite bactérie qui rampe sur une boule de roche qui tourne autour d’une étoile insignifiante, située dans les confins d’une galaxie mineure. Pourquoi les gens disent-ils des choses pareilles ? Parce qu’ils veulent dire : « Je suis un homme réaliste. Je suis solide. Je regarde les faits et ils sont brutaux. L’idée qu’il y a quelqu’un là-haut qui se soucie des autres est pour les petites vieilles et les faibles. Moi je pense que cet univers est une absurdité ». C’est le message que l’on reçoit de certaines personnes.
Examinez toujours la philosophie d’une personne pour comprendre ce qu’elle dit d’elle-même. Votre philosophie, c’est votre rôle, le jeu que vous jouez. J’admets que ma philosophie est le jeu que je joue. C’est mon grand numéro. Et si je dois jouer un rôle, autant jouer le plus grand rôle auquel je peux penser et dire : « Au diable toutes ces absurdités, Je sais très bien que je suis impermanent, que je suis une manifestation impermanente de ce qui est au-delà de tout ce qui pourrait être ». Et c’est exactement ce que je veux. Je suis une manifestation de la racine et du fondement de l’univers, ce que tous les hommes appellent Dieu, Atman ou Brahman.
Et je pense qu’il est amusant de le savoir. C’est amusant de le savoir non pas simplement en tant que théorie, mais en tant que sensation positive que l’on peut réellement ressentir. C’est pourquoi ma fonction est, dans la mesure du possible, de partager cette sensation afin que vous n’ayez plus besoin de psychothérapie, plus besoin de gourous, plus besoin de religion — prenez simplement votre envol !
Il existe cependant quelque chose qu’on pourrait appeler la religion pour le plaisir. Mon église préférée est la cathédrale orthodoxe russe de Paris, où l’on sait vraiment faire la fête. On y trouve de l’or, de l’encens, des icônes, des masses de bougies et une musique magnifique. Les prêtres sortent du sanctuaire secret situé derrière les portes royales qui séparent l’église principale du sanctuaire intérieur, et lorsque les portes s’ouvrent, quelqu’un sort, ressemblant à Dieu le Père, vêtu de magnifiques robes, et cela continue encore et encore, et lorsque vous vous ennuyez, vous allez de l’autre côté de la rue dans un magasin où l’on vend de la vodka, du caviar et des pirojki. Tout le monde s’amuse, puis retourne à l’église. Ce type de religion est comme la danse, c’est une expression joyeuse, et il ne s’agit pas de dire à Dieu ce qu’il doit faire, car tout est en vieux slavon d’église que personne ne comprend de toute façon. Tout le monde se contente de faire de grands bruits glorieux. C’est essentiellement de la musique, et la musique est essentiellement un jeu.
C’est là que réside l’un des grands mystères de l’être, car la musique, comme la survie, n’a pas besoin de se produire. La musique est une fantaisie sans destination. La danse est la même chose, mais en mouvement. Lorsque nous dansons, nous n’allons nulle part, si ce n’est en rond, et la musique et la danse sont donc des modèles de l’univers. Selon les théories hindoues, l’univers tourne en rond, mais selon Saint Augustin d’Hippone, l’univers se déplace en ligne droite. C’est l’une des idées les plus désastreuses que la civilisation occidentale ait jamais connue. Si le temps est cyclique, Jésus-Christ devrait être crucifié encore et encore. Il n’y aurait donc pas de sacrifice parfait et suffisant, d’oblation et de satisfaction pour les péchés du monde entier. Le temps devait être une ligne droite entre la création, la consommation et le jugement dernier.
À ce stade, tout le monde cessa de penser parce qu’ils ne savaient pas quoi faire une fois arrivés au paradis. Ils savaient très bien ce qui les attendait en enfer. Si vous regardez le tableau de Jan Van Eyck représentant le Jugement dernier au Metropolitan Museum, il est parfaitement clair que tous les habitants du paradis sont complètement ennuyés. Ils sont assis là, avec un air de satisfaction vide, comme un chat qui a avalé un canari. Rangées sur rangées de personnes, avec le Seigneur Dieu tout-puissant qui préside, lui aussi visiblement ennuyé. Mais en bas, il y a un crâne de chauve-souris qui déploie ses ailes horribles, et des corps nus qui se tordent, sont dévorés par des serpents et se dévorent les uns les autres. En bas, c’est l’orgie. Mais tous ces gens majestueux au paradis sont destinés à rester éternellement à l’église pour toujours, dans un état évident d’ennui ultime.
Observez également les illustrations de Gustave Doré de la Divine Comédie de Dante. C’était un graveur magnifique, et lorsqu’il travaille sur le thème de l’Inferno, il déborde d’imagination. Mais dès qu’il passe au Paradiso, son imagination s’effondre. Tout ce qu’il a à offrir, ce sont des dames en nuisettes blanches volant en cercles dans le ciel ; vous savez, des anges. Il n’a aucune idée de ce qu’est un ange ! Il est très rare, en effet, que quelqu’un ait une véritable vision du paradis. Et il est extraordinaire de constater à quel point notre idée du paradis est si pauvre.
Les élèves devraient écrire sur leur idée du paradis pour stimuler leur imagination. Car le fait est que nous n’avons jamais admis que notre conception du paradis est un état parfaitement inutile. À quoi sert notre idée de Dieu ? Manifestement, aucune. C’est comme les enfants lorsqu’ils sont petits et sages : ils font des areu-areu sans signification ni but — et l’univers, c’est exactement comme cela.
Le point essentiel est donc que la vie est comme la musique : elle existe pour elle-même. Nous vivons dans un éternel maintenant, et lorsque nous écoutons de la musique, nous n’écoutons pas le passé, nous n’écoutons pas le futur, nous écoutons un présent élargi. Tout comme nous avons un champ de vision qui s’étend en largeur et en profondeur, le moment présent n’est pas une simple ligne fine marquée par une horloge. C’est un champ d’expérience bien plus vaste qu’un instant. Écouter une mélodie, c’est entendre les intervalles entre les notes. Dans le moment présent, nous pouvons entendre des intervalles et voir des rythmes. Ainsi, dans chaque instant, nous pouvons ressentir une séquence en cours.
Ainsi, lorsque je parle de l’éternel maintenant, ne le confondez pas avec une fraction de seconde ; ce n’est pas la même chose. L’éternel maintenant est spacieux, léger, riche, mais aussi frivole ! Cela me rappelle l’histoire drôle à propos d’un pasteur de la Christ’s Church d’Oxford, connu pour son écriture illisible. Elle était si illisible qu’il ne pouvait même pas la lire lui-même. Un jour, alors qu’il prononçait un sermon, il commença à lire ses notes et dit : « Vous qui êtes frivoles, bien sûr… euh… Vous qui êtes frivoles, bien sûr, …. Ah ! Vous qui êtes des disciples du Christ ! » Voyez-vous le lien ? Jésus a dit : « Regardez les lis des champs, comme ils croissent ; ils ne travaillent ni ne filent, et Salomon, dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux ». Cela veut dire : « ne vous inquiétez pas pour le lendemain, vous qui êtes frivoles, bien sûr ».
Il existe une frivolité divine. L’amour qui anime le soleil et les autres étoiles est une frivolité. C’est pourquoi on pourrait dire que Dieu est sincère, mais pas sérieux. Si une femme belle et attirante me dit : « Je t’aime », et que je lui réponds : « Es-tu sérieuse ou joues-tu avec moi ? », c’est la mauvaise réaction. Car j’espère qu’elle ne sera pas sérieuse et qu’elle jouera avec moi. Je devrais donc lui dire : « Es-tu sincère ou joues-tu avec moi ? ». Vous voyez, l’espièglerie est l’essence même de l’énergie de l’univers. C’est la musique. Et à mon avis, la bonne musique, comme celle de Bach, n’a pas de sens. La musique classique, qu’elle soit occidentale, hindoue ou chinoise, n’a d’autre sens que sa propre sonorité.
Et les mots, comme la musique, n’ont pas de signification intrinsèque. Ce sont des bruits qui représentent et désignent quelque chose d’autre qu’eux-mêmes. Les billets de banque représentent la richesse, les cartes représentent le territoire, et les mots représentent toujours quelque chose d’autre. Le son « eau » ne vous mouillera pas. Vous ne pouvez pas boire le bruit « eau ». Le mot est donc symbolique et désigne quelque chose d’autre que lui-même, et pourtant nous disons des mots qu’ils ont un sens. Cela crée des malentendus, car les gens veulent que la vie ait un sens, comme si elle était un mot. Goethe était obsédé par cette idée : « … tout ce qui est mortel n’est qu’un symbole ». Mais de quoi ? Que voulez-vous dire ? Comme si nous devions avoir un sens, comme si nous étions un simple mot que l’on pouvait chercher dans un dictionnaire. Non. Nous sommes sens. C’est là le point : le sens, le bon côté de la vie, c’est exactement ici et maintenant. Nous ne cherchons pas à aller quelque part. Regardez dans la rue et vous verrez des gens convaincus qu’ils doivent arriver quelque part, qu’ils ont des affaires importantes à régler. Ici et maintenant, assis où que vous soyez, vous rendez-vous compte que vous n’avez pas besoin d’aller quelque part ? C’est là où vous êtes que tout se passe.
C’est pourquoi les hindous appellent le véritable soi de nous tous l’atman, l’homme où tout se passe. Dans l’iconographie bouddhiste, il existe un être appelé Avalokiteshvara, qui est également connu sous le nom de Kannon en japonais, Kuan-yin en chinois et Chenrezigs en tibétain. Ces noms sont généralement interprétés comme signifiant « dieu/déesse de la miséricorde », et il/elle est représenté(e) avec 1 000 bras rayonnant tous vers l’extérieur ; comme un mille-pattes cosmique, l’incarnation même de la compassion. Cependant, il/elle n’est pas tout à fait une « elle ». C’est un être hermaphrodite, à la fois mâle et femelle. Le nom Avalokiteshvara signifie celui qui veille, celui qui prend toujours soin. Ce nom est facile à retenir, car, comme diraient les Cockneys, « Have a look it » — « Regardez ça ».
Le langage est tout simplement fascinant. Nous pourrions nous étendre sur ce sujet et jouer à toutes sortes de jeux avec les mots, leur musique et leur magie. Mais voici où je veux en venir : une culture qui exclut la frivolité a perdu le sens de la vie, et c’est là que les communistes chinois sont en grand danger. Ce sont les gens les plus sérieux, les plus dévoués à la survie. Le style de vie en Chine et en Russie est terne parce qu’ils pensent que le but de la vie est de continuer à vivre, et tant que vous vous en sortez, peu importe que la nourriture soit horrible, que vos vêtements soient ternes, cela suffit. Mais cela passe complètement à côté de l’essentiel.
L’erreur se trouve à la page 224 du livre rouge de Mao Tsé-Toung, où il écrit : « Il est essentiel de froncer les sourcils pour réfléchir », comme si contracter les muscles du front avait quelque chose à voir avec une pensée claire. Cela va à l’encontre de Lao-tseu, le plus grand des philosophes chinois, le père de la sagesse. Ce n’est pas en forçant que l’on rendra son esprit ou son système nerveux efficace, c’est un principe de base du fonctionnement psychophysique. Mao Tsé-Toung commet cette erreur, ce qui témoigne d’un sérieux excessif.
C’est là où je veux en venir : la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si elle est compulsive. On peut se demander pourquoi il n’y a pas plus de gens qui se suicident. On pourrait dire que la grande majorité des gens ne le font pas soit parce qu’ils en sont terrifiés et ressentent une nécessité absolue de continuer, en se disant « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir » (ce qui est un terrible dicton), soit simplement parce qu’ils aiment la danse.
Même si vous n’êtes pas très riche et que vous vivez de manière assez simple, la compagnie d’autres personnes, la vue du soleil et des étoiles, le bruissement de l’herbe et le bruit de l’eau donnent à votre vie sa propre justification. Comme le dit un poème haïku : « La longue nuit, le bruit de l’eau dit ce que je pense ».
Voici ce que j’essaie de décrire comme étant le jeu. En sanskrit, le jeu est lila. Lila est la racine de notre mot « lilt (rythme, cadence, intonation) », et l’univers est appelé Vishnu-lila, le sport ou le jeu de Vishnu. Lorsque nous parlons de jeu, nous pensons également au théâtre. Le théâtre est un phénomène très curieux, car il est défini par une scène et un arc du proscenium. Mais dans les coulisses, il y a une salle verte où les acteurs se déguisent. Ils savent qui ils sont en réalité avant d’endosser leur personnage.
« Persona » signifie un masque à travers lequel passe le son (per-sona), car les masques étaient portés dans le théâtre en plein air de l’époque gréco-romaine. Ils étaient munis de porte-voix (embouts mégaphoniques) afin que le son puisse être projeté à l’extérieur, tout comme votre personnalité projette l’image que vous avez de vous-même, qui n’est pas du tout vous — c’est votre masque.
Les acteurs entrent donc en scène et leur stratagème consiste à convaincre le public que ce qui se passe sur la scène est réel. Le public sait, grâce à l’arc du proscenium et à la séparation entre la scène et les spectateurs, que ce qui se passe sur la scène n’est pas vraiment réel, mais les acteurs vont si bien jouer qu’ils vont faire pleurer, rire, crier ou tenir les spectateurs en haleine.
Maintenant, imaginez pousser cela à l’extrême : les meilleurs acteurs avec le public le plus enthousiaste — et nous y voilà ! Vous voyez, c’est une pièce de théâtre. Mais nous la prenons au sérieux et, par conséquent, nous ne pouvons pas voir à travers elle. Nous nous exploitons, nous nous entretuons, nous sommes méchants les uns envers les autres, sans aucune raison. Pourtant, nous pouvons comprendre et voir à travers cela, nous pouvons savoir que toute cette vie est une plaisanterie.
Après tout, qu’est-ce que le joker dans le jeu de cartes, sinon la carte folle qui peut jouer n’importe quel rôle ? Le joker est le symbole de Dieu dans le jeu. Dans l’Antiquité, les rois avaient toujours un bouffon à la cour et qui était ce bouffon, sinon un homme un peu fou. C’était un schizophrène qui faisait des remarques imprévisibles, et tout le monde se mettait à rire parce qu’il disait des choses hors contexte. Les schizophrènes sont en quelque sorte libérés parce qu’ils s’en fichent. Un enfant schizophrène ne se soucie pas d’être renversé par une voiture — tout ce qui arrive arrive. Les rois avaient donc ces schizophrènes qui étaient des gens drôles, et ils s’asseyaient au pied du trône du roi pour lui rappeler de ne pas se prendre au sérieux, comme dans Richard II :
Oh roi mortel, à l’intérieur de la couronne vide qui entoure ta tête, Dame la Mort tient sa cour.
C’est elle le clown.
Elle se fout en riant de ton théâtre de gloire et de pouvoir.
Elle ne t’accorde qu’un tout petit rôle, le temps d’un souffle, pour jouer au monarque.
Faire peur. Tuer d’un regard.
Te gonfler de ta vaine vanité et de ton moi.
Comme si cette chair dans laquelle ta vie se barricade était un pur métal.
Et c’est avec cette illusion que la mort vient soudain crever d’une petite aiguille tes remparts.
[3. 2. 160-70]
Shakespeare est plein de ce genre de sagesse ; La Tempête parle de la fugacité de la vie :
Maintenant voilà nos divertissements finis ; nos acteurs, comme je vous l’ai dit d’avance, étaient tous des esprits ; ils se sont fondus en air, en air subtil ; et, pareils à l’édifice sans base de cette vision, se dissoudront aussi les tours qui se perdent dans les nues, les palais somptueux, les temples solennels, notre vaste globe, oui, notre globe lui-même, et tout ce qu’il reçoit de la succession des temps ; et comme s’est évanoui cet appareil mensonger, ils se dissoudront, sans même laisser derrière eux la trace que laisse le nuage emporté par le vent. Nous sommes faits de la vaine substance dont se forment les songes, et notre chétive vie est environnée d’un sommeil.
[4. 1. 148-58]
Les choses les plus fantastiques en poésie reposent sur le thème de l’insubstantialité, de la transcience. Tout s’efface. Nous, chacun d’entre nous, n’est pas une entité substantielle, nous sommes comme une flamme. Une flamme est un courant de gaz chaud, comme un tourbillon dans une rivière, elle est toujours en mouvement, toujours changeante, et pourtant elle semble toujours la même. Chacun d’entre nous est un flux, et si vous y résistez, vous devenez fou. Vous êtes comme quelqu’un qui essaie de retenir de l’eau dans ses mains — plus vous la serrez, plus elle glisse rapidement entre vos doigts. Le principe de la jouissance de la vie est donc — et ce n’est pas un précepte, ce n’est pas une moralisation, cela n’a rien à voir avec ce que vous devez ou devriez faire, etc., c’est purement pratique — ne vous y accrochez pas — laissez-la couler.