Pour les noms complets des participants, voir ici.
K : Nous disions que, selon des scientifiques comme Bronowski et d’autres, l’ascension de l’homme ne passe que par la connaissance. Achyutji a souligné que la connaissance détruisait le monde. Nous nous interrogions sur ce qu’est un esprit religieux et sur ce que vous considéreriez comme une vie religieuse.
A.P. : Monsieur, le problème est qu’avec les progrès de la technologie, les connaissances se sont diversifiées, spécialisées ; l’esprit tend à perdre le sens de la totalité, avec pour résultat que l’esprit fragmenté de l’homme est source de désordre. Le savoir nous empêche de voir l’ensemble. Est-il possible pour nous de comprendre le processus par lequel nous pourrions entrevoir l’esprit religieux ?
K : Monsieur, vous venez de dire que la connaissance empêche d’avoir une vision holistique, holistique dans le sens d’une vision totale. Je me demande si c’est bien le cas. Ou est-ce que l’intellect est devenu si important qu’il a entraîné une profonde fragmentation ? Est-ce que le culte de l’intellect et de toutes ses activités a provoqué un sentiment de morcellement de la nature entière de l’homme ? Je propose simplement cette question pour qu’elle soit débattue, et non comme une théorie. Seriez-vous d’accord ? Parce que l’intellect implique tout le mouvement de la pensée, la connaissance et la compréhension à travers la pensée. Lorsque vous utilisez ce mot, cela sous-entend que la pensée a compris ce qui est dit. La pensée, qui est l’instrument de l’intellect, étant essentiellement limitée, a engendré cette division, cette fragmentation de l’homme. La pensée n’est pas le mouvement d’un esprit religieux.
D.S. : Vous avez dit que la pensée n’est pas le mouvement d’un esprit religieux. Il est certain que l’esprit religieux pense.
K : Permettez-moi d’expliquer cela. La pensée, disais-je, ne peut contenir l’esprit religieux. La pensée étant elle-même un fragment, quoi qu’elle fasse, engendrera la fragmentation, alors qu’un esprit religieux n’est pas fragmentaire.
P.K. Sundaram : La connaissance, dans la mesure où l’esprit sert de médiateur, doit être considérée essentiellement comme transitive — elle exige toujours un objet. Elle est intentionnelle, elle doit sortir d’elle-même pour trouver un objet pour elle-même. Lorsqu’elle y parvient, naturellement, elle dissèque. La pensée repose toujours sur des dualités, sans lesquelles elle ne peut même pas exister. L’esprit religieux doit donc transcender la dualité, la dualité entre la pensée et l’objet.
K : Je remets en question l’existence même de la dualité.
P.J. : Monsieur, que voulez-vous dire lorsque vous remettez en question la réalité de la dualité ?
K : Je me demande si la dualité existe.
S.P. : Mais nous vivons dans la dualité.
K : L’opposé peut être une illusion.
S.P. : Le processus de la pensée lui-même fonctionne dans la dualité.
K : Permettez-moi de développer un peu plus. Un fait a-t-il un opposé ?
S.P. : Diriez-vous que la pensée est un fait ?
K : La pensée est un fait. Ce qu’elle a inventé, en dehors de la technologie, est une illusion — les dieux, les rituels. Ce qui est considéré comme un esprit religieux est une illusion, l’illusion étant une perception orientée, teintée de préjugés, de fixations. Nous disons qu’un fait, comme la colère ou l’envie, n’a pas d’opposé.
P.J. : Je remets en question toute cette affaire de dualité et de fait. Nous utilisons le mot « illusion » parce que vous l’avez introduit.
K : J’utilise le mot « illusion » dans le sens d’une perception sensorielle des objets extérieurs qui est colorée, déformée par la croyance, le préjugé, l’opinion, une conclusion. J’appellerais cela une illusion.
P.J. : Je vais reprendre une phrase que vous avez utilisée dans un autre contexte. Mon visage est observable dans le miroir ; celui d’Achyutji aussi. Je sépare mon visage de celui d’Achyutji ; il y en a deux. Cela aussi fait aussi partie de ma conscience. Comment pouvez-vous dire que les deux qui sont en moi sont une illusion ? C’est cette séparation qui nous divise, qui fait naître le problème du devenir qui s’éloigne de l’être. C’est dans ce mouvement de devenir qu’existent tous les autres processus de comparaison, d’opposition, de vouloir, de ne pas vouloir, de plus, de moins.
K : Comment percevez-vous Achyutji, comment l’observez-vous ? Comment le regardez-vous ?
P.J. : Quand vous posez cette question, la réponse provient des trente années pendant lesquelles je vous ai écouté.
K : Mettez de côté ces trente années. Comment allez-vous maintenant observer Achyutji ? Quel est le processus d’observation ? Si cette observation est pure, c’est-à-dire sans motif, déformation ou préjugé, de sorte qu’il n’y ait rien entre votre perception et l’objet perçu, alors cette perception même nie la dualité.
R.R. : Je n’ai pas cette perception pure.
K : C’est tout le problème. Pour moi, la question centrale est : il n’y a que le fait. Un fait n’a pas d’opposé. Mais nous acceptons la dualité : Je suis en colère ; je ne dois pas être en colère.
R.R. : Mais dans ma perception, je vois Achyutji comme séparé.
K : Ce qui signifie quoi ? Votre perception est conditionnée. Pouvez-vous observer en mettant de côté ce conditionnement ?
S.P. : Diriez-vous que tant qu’il y a conditionnement, il y a dualité ?
K : Oui.
S.P. : Alors, la dualité n’est-elle pas un fait ?
K : Non. C’est le conditionnement qui décide la dualité.
P.J. : Il la décide ?
K : Il affirme qu’il y a dualité.
P.J. : Vous avez employé l’expression : mettre de côté. Qu’implique-t-elle ?
K : Mettre de côté implique qu’il n’y a pas de « vous » à mettre de côté.
R.D. : Est-ce que « mettre de côté » est une illusion ?
K : Non. Laissez-moi expliquer. La perception de la souffrance et le fait de s’éloigner de cette perception perpétuent la souffrance. Cette continuation, qui est mémoire, qui est le souvenir d’un incident douloureux, crée la dualité.
Et l’observation peut-elle être si complète qu’il n’y ait ni d’observateur ni chose observée, mais seulement l’observation ? « Mettre de côté » signifie prendre conscience de tout ce mouvement d’éloignement du fait, qui engendre la dualité. Il existe alors une observation pure dans laquelle il n’y a pas de dualité.
D.S. : Krishnaji, dites-vous que dans l’acte de voir Achyutji, il y a une conscience de l’acte même qui crée la séparation ?
K : Oui, cela signifie que votre conscience est conditionnée par le passé, la tradition et tout le reste, d’où la dualité.
D.S. : Mais y a-t-il une conscience de l’ensemble de ce mouvement ?
K : Oui.
R.R. : Ce que vous venez de dire n’est pour moi qu’une idée théorique.
K : Pourquoi est-ce une idée théorique ?
D.S. : Parce que ce n’est pas ma perception.
K : Comment pourriez-vous atteindre cette perception — non pas ma perception, mais la perception ? Si vous voulez bien l’examiner, alors nous pourrons peut-être aborder la question du non-mouvement dans lequel il y a un non-mouvement de la perception.
R.R. : Un non-mouvement de la perception ? Vous voulez dire une perception qui ne bouge pas ? Expliquez-moi cela.
K : Nous disons que lorsqu’il y a perception sans observateur, il n’y a pas de dualité. Il y a dualité lorsqu’il y a l’observateur et l’observé. L’observateur est le passé. C’est donc à travers les yeux du passé que l’observation a lieu, ce qui crée une dualité.
P.J. : La seule question qui se pose alors est : lorsque vous avez dit « Quand il y a perception sans observateur », vous avez utilisé le mot « quand ».
K : Oui, parce qu’il me dit que c’est une théorie pour lui.
P.J. : C’est pourquoi je demande : comment une personne peut-elle parvenir à un état dans lequel le « quand » a cessé ?
Uma : J’observe, je constate que mon observation est interrompue et je sais aussi qu’elle est interrompue parce que je n’ai pas l’énergie nécessaire pour être dans cet état d’observation.
K : Pourquoi n’avez-vous pas cette énergie ? La perception ne nécessite pas d’énergie. Vous percevez, c’est tout.
D.S. : Il y a une certaine validité quand elle dit qu’on perd de l’énergie. Mais est-ce une question de perte d’énergie ou y a-t-il une sorte d’engagement subtil quand je regarde Achyutji, comme si j’étais attaché d’une certaine manière à créer la dualité ? Autrement dit, est-ce que je veux qu’il soit là pour pouvoir, d’une manière ou d’une autre, continuer à être en relation avec lui en tant qu’entité séparée ? Je pense que c’est là que l’énergie se dissipe, parce que je suis attaché à le créer en tant qu’objet. C’est quelque chose dont j’ai besoin ; sa simple présence est une dualité, une drogue qui me satisfait. C’est là que mon énergie se dissipe. C’est parce que dans la plupart des cas, c’est un engagement envers la dualité.
K : Pas un engagement. C’est votre tradition ou votre conditionnement. C’est toute votre façon de voir les choses.
D.S. : Il est beaucoup plus facile pour moi, dans un certain sens, de créer la dualité parce qu’alors je sais.
P.J. : Nous n’avons toujours pas abordé le cœur du problème.
G.N. : Il y a un noyau de fonctionnement de la mémoire. Nous sommes formés au fonctionnement de la mémoire, et il est toujours d’une certaine manière associé à la connaissance. Lorsque vous avez un fonctionnement de la mémoire et de la connaissance, la dualité apparaît.
K.K. : Pourquoi tout cela devient-il un problème ? Nous transformons sans cesse les faits en problèmes. Nous sommes toujours dans le monde de la dualité parce que nous sommes toujours gouvernés par les idées. Pour moi, c’est très simple : je vois que nous ne pouvons pas rester dans les faits parce que nous sommes hantés par des idées.
G.N. : La difficulté est que nous acquérons des connaissances en permanence et que ces connaissances sont converties en mémoire, et dans ce processus, la dualité s’insinue. Cela peut être un problème, ou pas. Il y a quelque chose de plus que cela.
A.P. : Je vois que l’homme ne peut survivre que comme un tout indivisible, mais le poids de mes connaissances et les exigences de ma vie quotidienne mettent l’accent sur la séparation, et la séparation est si écrasante qu’elle semble éclipser la perception que le bien-être de l’homme est indivisible. Pensez-vous que je crée un problème parce que je l’énonce ? Le problème est implicite dans la situation humaine.
K : Qu’est-ce qu’un problème ? Quel est le sens de ce mot ?
A.P. : Une contradiction.
K : Non. Un problème est quelque chose qui n’est pas résolu, quelque chose que vous n’avez pas réglé, quelque chose qui vous tracasse, vous inquiète, qui persiste jour après jour, depuis de nombreuses années. Il demande : Pourquoi ne pas résoudre immédiatement ce qui se présente comme un problème, au lieu de le laisser s’éterniser ?
P.J. : Monsieur, ce qu’il a dit est inacceptable. Il y a beaucoup d’autres questions en jeu ici. Les enjeux sont qu’il n’est pas nécessaire que Krishnaji me dise qu’il existe une source d’énergie, de perception, que je n’ai pas touchée. Sans y toucher, cette solution partielle du problème persiste, me maintient dans le cadre du temps, pour l’éternité. Je sais que les impératifs mêmes de la situation humaine exigent qu’il y ait une source d’énergie qui, une fois touchée, transformera physiquement nos modes de pensée.
K.K. : Cela deviendrait-il un idéal, une idée ?
K : Qu’appelez-vous une idée ?
D.S. : Une idée est une pensée qui expose ou présente une perception constructive. Elle présente ou montre la manière d’ordonner une perception. Elle a à voir avec l’exposition, avec la démonstration.
K : Le sens originel est « observer ». Consultez un dictionnaire ; vous verrez que cela signifie « percevoir », ce qui veut dire percevoir cette fleur et non en faire une idée.
R.R. : Ce n’est pas le sens dans lequel il est généralement utilisé.
P.J. : Même si l’on prend son usage actuel, l’idée est quelque chose vers quoi je me dirige.
K : J’entends une déclaration de votre part ou du Dr Shainberg. Pourquoi devrais-je en faire une idée ? Pourquoi ne puis-je pas voir une fleur, cette chose qui est là, et simplement l’observer ? Pourquoi devrait-il y avoir une idée ?
P.K.S. : Sans la voir comme une mouche, je ne vois pas du tout la mouche.
K : Cette chose qui bouge là, monsieur, je peux ne pas l’appeler une mouche ; je peux l’appeler autrement, mais c’est cette chose.
D.S. : Tout l’acte de la perception dans le système nerveux se fait par une organisation de cette forme.
K : Une organisation, oui. Pas de cette forme. Pourtant, je la nomme mouche.
S.P. : Voulez-vous dire que vous pouvez voir la forme sans la nommer ?
K : Pourquoi ne le pourriez-vous pas ?
P.K.S. : Monsieur, la perception de la forme n’est-elle pas au même niveau que la perception de la mouche ?
K : Puis-je vous observer ou vous m’observer sans former une conclusion, sans former une idée de moi ?
P.K.S. : C’est possible.
K : Nous avons commencé par discuter de la place de la connaissance dans la vie religieuse. Reprenons depuis ce point et explorons. Nous avons dit que la connaissance détruit le monde sans cet esprit religieux. Puis nous avons commencé à demander ce qu’est un esprit religieux. Maintenant, qu’est-ce qu’un esprit religieux ?
P.J. : La première question qui surgit est : quel est l’instrument dont je dispose ?
K : Tout d’abord, j’utilise l’intellect, la raison, la logique. Je n’accepte aucune autorité.
P.J. : Et les sens ?
K : Bien sûr, cela va de soi. La logique, la raison, tout cela est implicite, la santé mentale sans illusion, sans croyance qui dicte mon investigation. Cela signifie que l’esprit est libre d’observer.
P.J. : La difficulté réside dans l’énoncé même de ce que vous avez dit ; vous avez annihilé toute la prémisse.
K : Laquelle ?
P.J. : La structure de la conscience humaine.
K : Alors, qu’est-ce que la conscience humaine ?
P.J. : La structure de la conscience humaine c’est la pensée, la croyance, le mouvement, le devenir, l’identité.
K : Et le dogme. La conscience est donc l’ensemble du mouvement de la pensée avec son contenu. Je suis hindou, je crois aux puja, je vénère, je prie, je suis anxieux, j’ai peur — tout cela constitue l’ensemble du spectre du mouvement.
P.J. : Quelle est la place du mot « santé mentale » que vous employez dans cette totalité ?
K : Notre conscience est une conscience insensée.
G.N. : Voulez-vous dire que la santé mentale n’est pas prise dans l’illusion ?
K : La santé mentale, c’est être sain, en bonne santé, sans illusions. Je ne prétends pas être en bonne santé, je ne prétends pas que faire des puja me mènera au paradis. Je dis que c’est absurde. La santé mentale signifie donc un esprit sain, un corps sain, une intériorité saine.
G.N. : Si l’on n’est pas sain d’esprit, peut-on enquêter ?
K : Comment puis-je être sain d’esprit quand je suis un homme d’affaires et vais faire des puja ? C’est de la folie.
P.J. : Voulez-vous dire que cette conscience avec tous ces éléments ne peut jamais enquêter ?
K : C’est ce que je dis. Ma conscience est donc un paquet de contradictions, d’espoirs, d’illusions, de peurs, de plaisirs, d’anxiété, de souffrance et tout cela. Cette conscience peut-elle trouver un mode de vie religieux ? Clairement, non.
S.P. : Vous dites que la santé mentale est nécessaire pour que l’esprit commence à enquêter, mais cette conscience qui enquête est pleine de contradictions.
K : Un tel esprit ne peut même pas comprendre ou être capable d’enquêter. Alors j’abandonne l’enquête sur la vie religieuse, et j’enquête sur la conscience. Ma recherche est alors saine, logique.
P.J. : Dans toutes les approches traditionnelles de ce contenu de la conscience, il est symbolisé par le mot « je », et l’enquête porte sur la nature et la dissolution du « je ».
K : Très bien. Travaillons là-dessus. Nous disons que dans la vie religieuse, il y a une absence totale du moi. Mon enquête est alors, de savoir si le moi peut être dissous. Je dis donc : Qu’est-ce que ma conscience ? Je commence par là et je vois s’il est possible de vider totalement cette conscience.
P.J. : Quelle est la nature de cette vidange ?
K : Je le fais maintenant. Puis-je me libérer de mon attachement ? Puis-je me libérer de mes absurdes puja quotidiens ? Puis-je me libérer de mon nationalisme ? Puis-je me libérer de suivre une autorité quelconque ? Je continue, et ma conscience est totalement dépouillée de ses contradictions. J’espère que cela vous rend silencieux.
Commençons par nous demander s’il est possible d’être totalement holistiquement conscient de notre conscience. Si ce n’est pas possible, prenons fragment par fragment, mais cela permettra-t-il la compréhension de la perception totale de la conscience ?
P.K.S. : Ne risquez-vous pas d’être accusé d’être intellectuel dans votre enquête ?
K : Non. J’y mets tout mon cœur. J’enquête avec tout mon être. Mon cœur, mon affection, mes nerfs, mes sens, mon intellect, ma pensée, tout est impliqué dans cette enquête.
R.R. : Monsieur, pouvez-vous énoncer les conditions de cette enquête ?
K : Vous êtes un scientifique. Vous observez et cette observation même modifie ce qui est observé. Pourquoi ne pouvez-vous pas faire la même chose avec vous-même ?
R.R. : Parce que mon attention vagabonde.
K : Ce qui signifie quoi ? Lorsque vous observez, malgré vos connaissances acquises, vous les mettez de côté lorsque vous observez. Le fait même de regarder est la transformation de ce qui est observé.
R.R. : Monsieur, je ne m’exprime peut-être pas correctement. Si je m’observe, je pense que c’est un fait pour moi que mon attention vagabonde.
K : Commençons pas à pas. Je m’observe. Je ne peux qu’observer moi-même ; « moi-même » est un paquet de réactions. Je commence par des choses qui me sont très proches, comme les puja. Je le vois, je le regarde, je l’observe, et je ne dis pas : « Eh bien, cela me plaît parce que j’y suis habitué ». Je vois que c’est absurde et je m’en débarrasse pour toujours.
R.R. : Cela ne semble pas fonctionner ainsi.
K : Est-ce à cause de vos habitudes ?
R.R. : Oui, c’est exact.
K : Alors, examinons les habitudes. Pourquoi avez-vous des habitudes ? Pourquoi votre esprit fonctionne-t-il par habitude, ce qui signifie un esprit mécanique ? Pourquoi est-il mécanique ? Est-ce parce qu’il est très sûr et sécurisant d’être mécanique ? Et cette répétition des puja qui vous donne un sentiment de sécurité, contient-elle une réelle sécurité ou avez-vous placé la sécurité en elle ?
R.R. : Je lui donne la sécurité.
K : Par conséquent, débarrassez-vous-en.
R.R. : C’est là que réside la difficulté. Je peux voir que mon esprit est mécanique ou pris dans l’habitude, mais cela ne semble pas conduire à ce que vous semblez suggérer, de couper net.
K : Parce que votre esprit fonctionne toujours par habitude. Avez-vous une habitude ? Y a-t-il de bonnes ou de mauvaises habitudes, ou n’y a-t-il que des habitudes ? Et pourquoi y êtes-vous pris ?
Revenons à notre sujet. Nous disons que la conscience en tumulte, en contradiction, vagabonde d’une chose à l’autre. Il y a une bataille en cours. Tant que cette conscience est là, vous ne pouvez jamais avoir une perception pure. Est-il possible d’amener dans la conscience une absence totale de ce mouvement de contradiction ?
S.P. : Je peux voir la vérité de la répétition, de l’action mécanique des puja, et cela est sorti de mon système. En parlant d’autres choses, de nombreux fragments, leur vérité peut être vue et niée. Malgré cela, le problème demeure, à savoir la fin du contenu de la conscience. On peut mettre fin à un fragment, mais le problème est de mettre fin à la totalité de la conscience.
K : Dites-vous que, séquentiellement, vous voyez fragment par fragment ? Alors, vous ne pourrez jamais arriver à la fin de la fragmentation.
S.P. : C’est ce que nous constatons après dix ou quinze ans d’observation.
K : Vous ne pouvez pas. Par conséquent, vous devez vous demander s’il existe une observation qui soit totale. J’entends l’affirmation que par la fragmentation, par l’examen de la fragmentation dans ma conscience qui est sans fin, cela ne peut pas être résolu de cette manière. L’ai-je écoutée ? Ai-je compris profondément dans mon cœur, dans mon sang, dans tout mon être, que l’examen de la fragmentation ne la résoudra jamais ? J’ai compris cela ; c’est pourquoi je n’y toucherai pas. Je ne m’approcherai pas d’un gourou. Tout cela est exclu parce qu’ils s’occupent tous de fragments — les communistes, les socialistes, les gourous, les religieux, tout est fragmenté, y compris les êtres humains.
S.P. : Dois-je voir toutes les implications à ce stade ou dois-je les travailler ?
K : Non, non. Les travailler est une fragmentation. Je ne peux pas voir la totalité parce que tout mon être, ma pensée, ma vie sont fragmentés. Quelle est la racine de cette fragmentation ? Pourquoi a-t-on divisé le monde en nations, en religions ? Pourquoi ?
S.P. : L’esprit dit que c’est le « je » qui agit.
K : Non, c’est intellectuel. Je vous ai dit : écoutez. Comment écoutez-vous cette affirmation ? Écouter avec l’intellect, c’est de la fragmentation. Entendre avec l’oreille est une fragmentation. Écoutez-vous avec votre être tout entier, ou vous vous contentez de dire « Oui, c’est une bonne idée » ?
George Sudarshan : Je me sens très stagnant, perturbé par cette attaque contre la connaissance. Ce n’est pas la connaissance qui provoque la fragmentation, mais sa fonction. Permettez-moi donc de revenir à la question : Qu’est-ce qu’une vie religieuse ? C’est la cessation de la contradiction entre causalité et spontanéité. La plupart du monde qui nous entoure fonctionne selon des lois causales : C’est-à-dire que ceci étant ainsi, cela se produit ; si cela s’est produit, c’est forcément à cause de telle ou telle chose. Tout cela n’est que comparaison, imitation. Si vous ne pouvez pas imiter un système, vous ne pouvez pas parler de loi ou de système et, par conséquent, une grande partie du monde telle que nous l’expérimentons est décrite en termes de causalité. D’un autre côté, heureusement, nous sommes également soumis à l’expérience de la spontanéité, des expériences de mouvement sans cause, sans temps, dans lesquelles il n’y a que le fonctionnement. Une grande partie du problème de la vie consiste en fait à réconcilier ces deux aspects, car d’une manière ou d’une autre, on a l’impression que ces deux expériences sont réelles et on aimerait résoudre la contradiction. D’après ce que j’ai pu observer, il me semble que lorsque vous êtes dans le mode de fonctionnement spontané, il n’y a en fait aucune possibilité qu’il soit brisé. Quand on est heureux, on est heureux, il n’y a aucune angoisse à ce sujet. Si, à un moment ou à un autre, vous avez envie de prolonger ce mode, alors, bien sûr, le mode a déjà cessé. Lorsque vous voulez maintenir une expérience que vous avez déjà dans le temps, la corruption s’est installée et ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne prenne fin. Par conséquent, toute la question de savoir comment mettre fin à la fragmentation est erronée. Nous ne pouvons pas le concevoir logiquement, nous ne pouvons pas dicter de règles, nous ne pouvons pas légiférer, nous ne pouvons pas écrire un manuel à ce sujet. Par conséquent, dans un certain sens, quand cela vient, cela vient de soi-même. C’est en fait le seul véritable mode d’existence.
K : Alors, que faire ? Dire que je suis fragmenté et continuer ainsi ?
G.S. : La question n’est pas de dire « je suis fragmenté, continuons ainsi ». Dans le mode fragmenté, vous essayez de percevoir.
K : Étant fragmenté, je vis une vie fragmentée et je le reconnais, et ainsi je la quitte ?
G.S. : Pourriez-vous me dire comment mettre fin à la fragmentation, le processus ?
K : Je vais vous le dire, monsieur.
G.N. : Non, pas mettre fin à la fragmentation par un processus, car dès que l’on parle de processus, cela peut devenir mécanique.
K : Tout à fait.
S.P. : Ce dont parle Krishnaji, c’est de la fin du temps en tant que facteur permettant de mettre fin à la fragmentation.
D.S. : L’une des choses qui ressort clairement pour moi est que quelque chose dans le cadre même de la pensée la conditionne, la limite et la fragmente.
K : Oui, monsieur, la pensée est fragmentaire.
D.S. : Et ce cadre ?
K : La pensée ne s’inscrit pas dans ce cadre. La pensée est toujours fragmentaire. Quelle est donc la racine de la fragmentation ? La pensée peut-elle s’arrêter ?
G.S. : S’arrêter tout simplement ?
K : Pas périodiquement, occasionnellement, spontanément. Pour moi, tout cela implique un mouvement dans le temps.
G.S. : Tant que vous pensez, c’est le mouvement.
K : Je l’ai dit. La pensée est la racine de la fragmentation. La pensée est un mouvement et donc le temps est un mouvement. Alors, le temps peut-il s’arrêter ?
G.S. : Puis-je faire une légère distinction ? Vous dites que la pensée est la cause de la fragmentation. Je demande où cette pensée est-elle née — dans l’état non fragmenté ou dans l’état fragmenté ?
K : Dans l’état fragmenté. Nous répondons toujours à partir d’un esprit fragmenté.
G.S. : Non.
K : Je dis en général. Et y a-t-il une parole qui émane d’un esprit non fragmenté ?
G.S. : Je ne suis pas sûr de suivre votre terminologie.
K : Nous avons dit que la pensée est fragmentée, qu’elle est la cause de la fragmentation.
G.S. : Ce que je dis, c’est que nous voyons la fragmentation et la pensée ensemble. Dire que l’une est la cause de l’autre n’est pas vrai.
K : La cause et l’effet sont identiques.
G.S. : Ce sont donc des aspects d’une même entité ?
K : La pensée et le fragment sont le même mouvement, qui fait partie du temps. C’est la même chose, que ce soit l’un ou l’autre. Je peux donc demander si le temps peut s’arrêter. Le temps psychologique, le temps intérieur, peut-il s’arrêter ? Le mouvement dans son ensemble peut-il s’arrêter complètement ? Il y a une cessation du temps. Le temps n’est pas. Je ne deviens pas le temps ou mon être n’est pas dans le temps. Il n’y a rien, ce qui signifie que l’amour n’est pas du temps.
Madras
3 janvier 1979