Robert Powell
La pensée est une arme à double tranchant

Traduction libre Je suis quelque peu confus dans la mesure où il semble y avoir une contradiction entre l’affirmation de Krishnamurti selon laquelle la pensée ne peut jamais conduire à la libération et les mots de Ramana Maharshi selon lesquels la pensée peut être utilisée effectivement pour tuer l’esprit. Paradoxalement, compris correctement, il y a […]

Traduction libre

Je suis quelque peu confus dans la mesure où il semble y avoir une contradiction entre l’affirmation de Krishnamurti selon laquelle la pensée ne peut jamais conduire à la libération et les mots de Ramana Maharshi selon lesquels la pensée peut être utilisée effectivement pour tuer l’esprit.

Paradoxalement, compris correctement, il y a du vrai dans ces deux déclarations. Suivre la pensée et se perdre dans ses infinies ramifications et ses détours, c’est comme manquer la forêt pour les arbres. C’est ce que nous faisons normalement, nous suivons la pensée sans être conscients de notre situation : cette pensée nous entraîne toujours plus profondément dans un bourbier. Après tout, la pensée ne peut que nous amener à penser davantage ; elle ne nous mènera jamais à l’état libre de la pensée, et dans notre état d’agitation, nous ne sommes même pas conscients des intervalles entre les pensées. Dans cet état, notre seul répit est un court intervalle occasionnel de sommeil béat et sans rêves. C’est essentiellement ce que Krishnamurti souligne, à savoir que le seul outil dont nous disposons est la prise de conscience – s’éveiller à la tyrannie à laquelle nous nous sommes volontairement soumis. La conscience sans choix est la seule issue, car le choix signifie la dualité, la préférence, etc., qui est le carburant même qui fait avancer le processus de pensée. Par conséquent, « sans choix » signifie que la conscience agit purement comme un miroir, émasculant ainsi la pensée.

L’admonition de Ramana d’enquêter sur « Qui suis-je ? » et de remonter à l’origine de la pensée-« Je » dans le Cœur est essentiellement la même recette, avec des mots légèrement différents, mais à un niveau plus profond – le niveau d’advaita ou de non-dualité, qui englobe tout ce qui est, et pas seulement le niveau mental. Par conséquent, la prescription sera d’autant plus efficace et pourra conduire à une transformation de tout son être, et pas seulement de son état psychologique. La sadhana prescrite consiste à examiner chaque pensée et à remonter à sa source. Plutôt que de s’écouler avec elle et de donner ainsi à la pensée une certaine légitimité, on va dans la direction opposée. On regarde la pensée avec curiosité et amour et on découvre d’où elle est née. C’est comme si l’on suivait une rivière en amont et que l’on découvrait sa source dans la montagne. Cette enquête a tendance à avoir pour effet de repousser la pensée à sa ligne de base ; elle remet le génie de la mentation corrompante dans la bouteille de la pure conscience non différenciée ou « Je suis (I-am-ness) », car chaque pensée contient une première pensée, où « première » ne signifie pas seulement au sens chronologique, mais désigne la première pensée de soutien qui donne énergie, direction et vitalité à toutes les autres pensées et aux motifs de pensée brodés sur elle.

Par exemple, j’ai une certaine pensée et je découvre qu’elle est née parce que je me trouve dans une certaine situation. La pensée-« Je » naît toujours d’une certaine situation, dans un cadre de référence particulier ; elle ne peut pas naître dans le vide. S’il n’y a pas une telle situation sous-jacente, il n’y a pas de pensée – seulement un état d’Existence (Beingness). Il en va de même pour les actions et les motifs des actions, car ce sont les pensées et les mots qui sont mis en œuvre. Découvrez-le par vous-même.

D’ordinaire, j’accepte la situation – c’est ma seule « évidence », mais en l’ayant transformé en un faux Absolu, je manque le véritable Absolu. Ainsi, soit je pense en même temps que la pensée qui découle de cette situation, soit, au mieux, je la regarde avec une conscience sans choix. Mais maintenant, que se passe-t-il si je fais un pas de plus ? C’est-à-dire que j’examine la « situation source » de la même manière que j’examine la pensée qui en découle. Avec curiosité, avec une attention totale – en bref, avec amour. Je peux constater que la situation qui a donné naissance à la pensée est elle-même issue d’une autre situation, d’un cadre de référence plus large. Cela ne me décourage pas et, de façon spontanée, automatique, toute mon attention se porte sur cette situation antérieure, plus fondamentale, et ainsi de suite, sur des situations toujours plus fondamentales jusqu’à ce que j’arrive à un point primordial où il n’y a littéralement plus rien ; la pensée-« Je » centrale – à travers lequel j’avais inventé ou créé mon petit « moi » – est exposée et toute la structure de la pensée s’effondre comme un château de cartes. Selon les mots de Sri Ramana Maharshi, elle s’effondre retournant dans le Cœur d’où elle est issue.

Tout cela sera peut-être plus clair en donnant un exemple pratique. On vient de subir une perte grave, que le commun des mortels qualifierait de « dévastatrice ». Une attention totale porte non seulement sur ce qui est perdu mais aussi, et surtout, sur qui ou quoi a « subi » cette perte. La pensée de la « perte » me conduit au point dans le temps et l’espace où je me suis associé pour la première fois à ce qui s’est perdu. Il est évident que ce dernier peut être une possession physique, ou une association étroite et précieuse avec un autre être humain, un animal de compagnie, un groupe de personnes, ou même avec une idée à laquelle on s’identifie et qui a été démolie pour une raison ou une autre. En revenant en arrière, je vois la situation au moment où l’association a vu le jour et aussi mon état antérieur, avant qu’elle ne se produise.

Un autre exemple est le sentiment de « manque » causé par le « désir » non satisfait. Il n’y a rien de mal au désir en soi, mais lorsqu’un désir arrive à dominer notre vie de manière chronique, il devient comme une maladie, un esclavage. Ce qu’il faut donc faire, c’est accorder toute son attention à la situation dans laquelle le désir est né et réaliser clairement qu’il n’a pas été imposé de l’extérieur mais qu’il a été adopté volontairement au départ, peut-être d’abord à peine consciemment par un conditionnement sociétal insidieux et plus tard comme une habitude ou une vasana bien ancrée et faisant partie de notre être réel. Dans tout cela, il est important de prendre conscience du pouvoir de la pensée ; nous sommes en fait nos propres pensées. Le processus de libération commence donc par une vision claire de la situation initiale dans laquelle la pensée ou le désir particulier a pris racine.

Dans ces deux exemples, le sentiment de « manque » n’aura pas complètement disparu tant que je n’aurai pas éventuellement parcouru plusieurs situations précédentes ou cadres de référence plus fondamentaux. Enfin, je constate que la toute première situation est née en me considérant comme un « corps » – c’est-à-dire un « objet » ou une entité physique existant dans l’espace et le temps. Je dois ensuite poursuivre cette ligne d’examen en allant plus loin jusqu’à l’état initial avant d’être associé à un corps. Je reviens alors, au moins dans mon esprit, à l’état de pure Présence, ou au pur « Je suis » ou Êtreté, qui est le fond sur lequel toute perception et toute pensée apparaissent.

Ainsi, au moment même où j’enlève tout « absolu », toute légitimité à « mes » situations qui alimentent la pensée, il n’y a plus de situation et plus du tout de pensée. Quand tous les cadres de référence ont été enlevés, seul le Silence prévaut. J’ai alors découvert ma nature originelle et je me retrouve dans un état parfait où il n’y a plus de manque, seulement la « plénitude » et la béatitude, et donc plus de motif pour une action quelconque.

La pensée s’est terminée sans que je ne la supprime. J’ai bien utilisé la pensée, mais je n’ai pas été pris ou asservi par elle. En fait, j’ai complètement contourné la pensée en utilisant la seule arme à ma disposition, l’attention, et j’ai finalement fusionné avec la Conscience ou l’Êtreté qui est ma vraie nature. C’est exactement le même processus que celui qui a été déduit par l’admonestation de Nisargadatta Maharaj : « Inverse, reviens au point précédant ta naissance. » La naissance n’est rien d’autre que la situation source primordiale, la matrice, d’où jaillissent toutes les pensées, toutes les images et tous les concepts. En inversant, on arrive à un stade de pré-personnalité dans lequel il y a la liberté d’utiliser une personnalité là où la situation le justifie mais plus aucune identification avec elle. Ainsi, on est ce qui est, avant que quelqu’un n’entre en scène. Il y a une sortie du temps et de l’espace et un sentiment de transparence totale que la pensée ne peut pas toucher.

Alors que la conscience sans choix Krishnamurtien peut entraîner une suspension momentanée, une paralysie temporaire du processus de pensée, la sadhana prescrite par Ramana Maharshi pénètre jusqu’aux causes primordiales de la pensée, s’étendant jusqu’aux vasanas – les tendances et habitudes profondément enracinées de voir les choses et d’agir sur elles de manière fixe – qui doivent être dissoutes avant que l’on puisse reposer dans la Conscience pure.

D’une manière générale, les religions et philosophies orientales semblent dénigrer la pensée. Par exemple, dans l’hindouisme, on pense que le plus haut niveau que l’homme puisse atteindre est celui de l’état « libre de pensée ». Pourquoi en est-il ainsi ?

La pensée qui est généralement considérée en Occident comme une fonction supérieure, n’est en fait qu’un processus purement mécanique à tous les niveaux. Notre pensée a essentiellement évolué à partir de l’action réflexive la plus primitive et forme avec elle un continuum à tous les niveaux de son développement. Elle ne se distingue de ses formes naissantes que par sa complexité et son raffinement, mais elle a conservé son caractère purement déterministe. (Pour ces raisons, la pensée est considérée par certains comme une forme de matière, ce qui laisse ouverte la question de savoir ce qu’est la matière et pourquoi devrions nous avoir à tout catégoriser). La pensée est motivée par le principe plaisir-douleur, qui est lui-même le produit de l’expérience et de la mémoire.

La véritable « fonction supérieure » est en fait la capacité de regarder la pensée sans être entraîné à « penser » davantage. Ainsi, être simplement conscient du contenu de la conscience, sans y ajouter quoi que ce soit, est d’une dimension différente de la pensée. Étant d’instant en instant, elle n’est pas déterministe et est donc un vecteur de « libération » en soi.

Pourquoi la pensée est-elle interminable, alors que nous savons tous que c’est exactement là que se situe notre problème ?

Je soupçonne que cette continuité non désirée fait partie de notre mécanisme de survie. La pensée est nécessaire à la survie physique. S’il existait une entité contrôlante capable de mettre en marche ou d’arrêter la pensée comme un robinet, qui peut dire que la paresse ne prévaudrait pas et laisserait la pensée indisponible la plupart du temps, réduisant ainsi notre état de préparation à nous débrouiller seuls. N’est-ce pas ce qui se passe dans certains états de samadhi, lorsque nous sommes impuissants et sans protection ? Même avec ce processus de pensée continu, la nature nous a donné une aide supplémentaire avec le mécanisme biologique de « combattre ou fuir » activé par la sécrétion d’adrénaline, augmentant notre empressement à nous défendre.

Mais, dans un sens plus sérieux, le « Je », étant l’entité contrôlante, n’est autre que la pensée et n’existe pas vraiment en tant que telle ; c’est-à-dire que le « contrôleur » est le « contrôlé », il n’y a donc pas d’agence extérieure pour réguler le processus de pensée. Par conséquent, la réponse à la question doit être trouvée dans la nature même de la pensée. Vous voyez, la deuxième loi de la thermodynamique, avec son concept d’entropie, s’applique également à la pensée, surtout si la pensée est considérée comme une forme de matière, comme le pensent certains philosophes. En physique, l’« entropie » peut être considérée « comme une mesure de la proximité d’un système par rapport à l’équilibre ». [1] Les physiciens affirment en outre que tous les systèmes de la nature tendent continuellement à maximiser l’entropie. Ainsi, la pensée est continuellement en train de s’agiter en vue d’atteindre une tension plus basse, c’est-à-dire vers la neutralité psychologique. En d’autres termes, elle est toujours engagée dans la résolution de problèmes. L’entropie cherche à orienter les choses vers l’équilibre, la simplicité, l’uniformité, le silence, la paix. Le processus se déroule presque sans interruption, jour et nuit, que nous en soyons conscients ou non. Même pendant notre sommeil, les rêves servent à classer le contenu du cerveau, à trier les choses, à réduire les constructions complexes de la pensée à des constructions plus simples, et finalement amener ces dernières à l’équilibre parfait de l’oubli ou à une entropie psychologique maximale. Ainsi, paradoxalement, à un certain niveau, la pensée est le plus grand obstacle à la libération ; à un niveau plus profond, il y a un processus continu qui travaille sombrement en notre faveur vers la liberté et la paix ultimes.

Quel est le but de la vie ?

Le but de qui ? Montrez-moi le « qui » derrière le « de », et je vous montrerai le but de la vie.

Depuis des années, je suis obsédé par la question de savoir si la vie a un sens et je n’en ai trouvé aucun. Dois-je donc vivre comme si la vie n’avait pas de sens et oublier la recherche d’un sens ?

Le problème ne réside pas dans l’apparent non-sens de la vie, mais dans celui qui y cherche un sens. Pourquoi avons-nous besoin de sens ? Et que pourrait être ce sens ? Un autre but à poursuivre au-delà de cette vie, dévalorisant ainsi cette dernière pour n’en faire qu’un simple prélude ? Un concept réconfortant pour un certain bonheur futur ? Seule une personne malheureuse s’engagera dans de telles poursuites ; une personne heureuse se contente de ce qui est. Pour elle, le sens de la vie est « Vivre, Être ». Le bonheur, c’est quand on n’a rien à perdre et rien à gagner – l’état libre de la pensée.

J’ai l’impression que malgré la crise de conscience actuelle dont vous avez parlé et le fait que l’intérêt pour les sujets de type New Age, les formes alternatives de guérison, le chamanisme, etc. se sont sensiblement renforcées, l’intérêt pour l’advaïta pure semble s’essouffler. Êtes-vous d’accord avec cette évaluation et comment l’expliquez-vous ?

Il se peut que vous ayez raison dans cette évaluation. Il est difficile de juger à ce stade s’il s’agit d’une tendance mineure ou majeure, mais dans l’ensemble, je pense que les gens évitent tout ce qui pourrait les réveiller de leur profond sommeil. En d’autres termes, ils ont tendance à favoriser le statu quo. Ce qui les intéresse au fond, c’est la pseudo spiritualité qui ne demande rien du tout de leur part mais qui alimente leur désir de valeurs de plus en plus sensorielles. Cela semble être la tendance sociétale partout dans le monde ; mais dans ce cas, la tendance n’est pas notre amie, comme le dit le proverbe. Et bien que le flambeau de la véritable advaïta sera toujours transmis, pour l’instant ce flambeau ressemble plus à une petite bougie..

Ce que nous constatons actuellement, c’est que toutes nos activités sont orientées vers une plus grande « individuation » ou ce qu’on appelle l’épanouissement personnel ; et les gens ne sont pas conscients que tout ce « faire » ne mène qu’à la culture d’un faux soi ou ego, nous éloignant de plus en plus du simple Être, notre état naturel. C’est probablement ce à quoi J. Krishnamurti, dans une de ses conversations avec David Bohm, s’est référé lorsqu’il a déclaré qu’à un certain moment dans le passé, l’humanité avait pris un mauvais tournant. De plus, le fait que dans les écritures hindoues, notre époque actuelle soit décrite comme le Kali Yuga, la dernière ère de détérioration et de dégradation, est peut-être pertinent.

Tout cela n’est que spéculation, mais ce qui est certain, c’est que sous tout cela s’applique la loi universelle de l’entropie, à tous les niveaux, y compris le physique et le spirituel. En vertu de cette loi, tout s’efforce de revenir à son état de repos initial ; ainsi, l’Univers de Maya, magiquement remonté, tend toujours à descendre vers son potentiel de repos, l’état d’entropie maximale. (Je dois cependant souligner le mot tend, car le fait qu’un tel état ultime d’équilibre soit jamais atteint est au-delà de notre entendement). N’est-ce pas cette tension qui fait que tout marche ? Qu’y a-t-il d’autre ? D’un point de vue conventionnel, cela semble incompréhensible, voire désordonné et finalement dénué de sens ; d’un point de vue spirituel et conformément à l’intuition la plus profonde, cela semble totalement naturel. Elle représente l’éternelle bataille entre « ce qui semble être », représenté par Maya, et le réel, le « ce qui est », ou l’Absolu, et peut-être sur un plan différent, entre le Mal et le Bien.

Le chemin de l’aspirant spirituel est de se soumettre à cette loi suprême de l’entropie, qui signifie une volonté de mourir physiquement et/ou psychologiquement. Cela signifie « lâcher prise », à la fois du corps quand son heure est venue et de tous les petits buts et projets que la psyché concoctent constamment vers « l’auto »-validation et l’« auto »-justification. La « mort » est le mouvement vers la condition de repos, qui a lieu physiquement aussi bien que psychologiquement, et notre souplesse à cet égard peut, plus que toute spéculation ou manipulation intellectuelle, exprimer notre véritable compréhension et accomplissement du but ou du sens de la vie.

Je n’ai pas demandé à naître dans ce monde misérable. Qu’est-ce que je fais de ma vie ? Tout cela me semble si stérile et dénué de sens.

Le sens de votre existence est avant tout de réaliser votre vraie nature, que vous n’êtes pas seulement un « individu », afin que votre vie soit au service du monde entier et le rende un peu moins misérable. Tout le reste n’est qu’un simple divertissement, sans signification ultime, comme l’a dit Nisargadatta de façon si poignante.

Mais une fois que vous avez réalisé votre vraie nature, lorsque l’individualité a été vue pour l’illusion qu’elle est et a donc été transcendée une fois pour toutes, il n’y a que la Totalité. Maintenant, où pourrait aller la Totalité ? Elle est à la fois tout, complètement épanouie – c’est l’Épanouissement lui-même. Par conséquent, la question du sens ne peut s’appliquer à soi, ou plus exactement à Cela qui s’est lui-même réalisé. On ne peut parler de « sens » que lorsqu’il y a encore une intentionnalité, une direction, un mouvement d’ici à là, d’incomplet à complet, appliquant à un fragment, la fausse image d’une « entité ». Cela ne pourrait s’appliquer à ce qui par définition est Tout, Complet et Parfait en lui-même.

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1 Nouvelle encyclopédie de Funk & Wagnalls.