27 août 2024
J’ai reçu une formation de physicien et j’ai passé vingt ans à faire de la recherche en physique théorique des hautes énergies. J’ai quitté la physique au milieu des années 1980 pour me tourner vers les sciences de la vie, où une nouvelle conception de la vie a récemment vu le jour. Elle implique un profond changement de perspective, passant d’une vision du monde comme une machine composée de blocs élémentaires à la compréhension qu’il s’agit d’un réseau de schémas de relations inséparables.
Au cours des dernières décennies, j’ai développé une synthèse de cette nouvelle compréhension, un cadre conceptuel qui intègre quatre dimensions de la vie : biologique, cognitive, sociale et écologique. J’ai présenté des résumés de ce cadre, au fur et à mesure de son évolution, dans plusieurs ouvrages. Ma synthèse finale est publiée dans un manuel intitulé The Systems View of Life, coécrit avec Pier Luigi Luisi (Cambridge University Press, 2014). Je qualifie ma synthèse de « vision systémique » parce qu’elle nécessite un nouveau type de réflexion — une réflexion en termes de relations, de modèles et de contexte. En science, cela est connu sous le nom de pensée systémique.
Qu’est-ce que la pensée systémique ?
La pensée systémique est née dans les années 1920 d’une série de dialogues interdisciplinaires entre biologistes, psychologues et écologistes. Dans tous ces domaines, les scientifiques ont réalisé qu’un système vivant — un organisme, un écosystème ou un système social — est un tout intégré dont les propriétés ne peuvent être réduites à celles de ses parties plus petites. Le sens de cette affirmation est en fait assez subtil et souvent mal compris. Il n’y a rien de mal à dire que les structures de tous les organismes vivants sont composées de parties plus petites, en fin de compte de molécules. Mais cela ne signifie pas que leurs propriétés peuvent être expliquées en termes de molécules uniquement. Les propriétés systémiques découlent des processus et des relations dans lesquels ces molécules sont impliquées. Les propriétés systémiques sont des propriétés de l’ensemble, qu’aucune de ses parties ne possède. Ainsi, la pensée systémique implique un changement de perspective des parties vers le tout. Les premiers penseurs systémiques l’ont exprimé dans la phrase désormais bien connue « Le tout est plus que la somme de ses parties ».
Penser en termes de relations est crucial pour l’écologie, car le mot « écologie », dérivé du grec oikos (« maison »), signifie la science des relations entre les différents membres de la maison Terrestre. Je dois également mentionner que la pensée systémique ne se limite pas à la science. De nombreuses cultures indigènes incarnent une profonde conscience écologique et envisagent la nature en termes de relations et de schémas.
Dans les années 1980, la pensée systémique a atteint un nouveau niveau avec le développement de la théorie de la complexité, techniquement connue sous le nom de « dynamique non linéaire ». C’est un nouveau langage mathématique, impliquant l’utilisation d’ordinateurs à haute vitesse, qui a permis aux scientifiques, pour la première fois, de traiter mathématiquement l’énorme complexité des systèmes vivants. Les nouvelles mathématiques non linéaires sont des mathématiques des schémas visuels — attracteurs étranges, fractales, et ainsi de suite.
Au cours des quarante dernières années, les phénomènes non linéaires ont suscité un vif intérêt, ce qui a donné naissance à toute une série de théories nouvelles et puissantes qui ont considérablement amélioré notre compréhension de nombreuses caractéristiques essentielles de la vie. Elles incarnent ce que j’aime appeler la « pensée systémique avancée », basée sur la théorie de la complexité plutôt que sur les théories systémiques classiques des années 1930 et 1940. Ma synthèse de ces théories récentes est ce que je désigne comme la vision systémique de la vie.
Principes systémiques de la vie
Naturellement, cette synthèse fait appel à un certain nombre de concepts techniques. Toutefois, j’ai récemment trouvé une façon tout à fait non technique de la résumer en termes de quatre « principes de la vie » qui, selon la vision systémique, en constituent l’essence même. Ce sont des principes d’organisation partagés par tous les systèmes vivants, de la plus petite bactérie à la vaste gamme de champignons, de plantes, d’êtres humains et d’autres animaux. En d’autres termes, ces quatre principes sont présents dans toutes les formes de vie, y compris les systèmes sociaux et les écosystèmes.
Principe 1 : la vie s’organise en réseaux
Mon premier principe est que la vie s’organise en réseaux. Ce principe contient en fait deux idées. La première est que le réseau est le modèle d’organisation de base de tous les systèmes vivants : partout où nous voyons de la vie, nous voyons des réseaux. Cette prise de conscience est apparue au début du 20e siècle en écologie avec le concept de chaînes alimentaires. Par la suite, les modèles de réseaux ont été utilisés à tous les niveaux des systèmes, les organismes étant vus comme des réseaux de cellules, et les cellules comme des réseaux de molécules, tout comme les écosystèmes sont considérés comme des réseaux d’organismes individuels.
Comme chacun le sait, un réseau est un certain schéma de nœuds et de liens, de relations. Par conséquent, pour comprendre les réseaux, nous devons apprendre à penser en termes de relations et de schémas, et c’est là tout l’intérêt de la pensée systémique. Notez également que les réseaux sont non linéaires — ils se développent dans toutes les directions — et comme tous les systèmes vivants sont des réseaux, cela signifie que tous les systèmes vivants sont non linéaires, ou « complexes ».
Ces dernières années, les réseaux sociaux sont devenus un centre d’intérêt majeur, non seulement dans le domaine scientifique, mais aussi dans la société en général et dans une nouvelle culture mondiale émergente. En effet, les réseaux sont la caractéristique sociale dominante de notre époque. Le profond changement de métaphore qui consiste à passer d’une vision du monde comme une machine à une compréhension du monde comme un réseau est au cœur même de la vision systémique de la vie.
La deuxième idée impliquée dans mon premier principe est que la vie s’organise elle-même : le modèle de réseau n’est pas imposé à un système vivant par son environnement, mais est créé par le système lui-même. Le concept d’auto-organisation a vu le jour dans les années 1940 et a été utilisé dans de nombreux contextes différents et avec des significations différentes au cours des décennies suivantes. Aujourd’hui, décrire les systèmes vivants comme auto-organisés signifie qu’ils créent des structures et des processus organisés par les règles internes du système, plutôt que par des forces imposées de l’extérieur.
Cela ne signifie pas que les systèmes vivants sont indépendants de leur environnement. Au contraire, leur survie dépend de flux continus d’énergie et de matière, ou de nourriture, provenant de l’environnement. En fait, ces flux continus, connus sous le nom de métabolisme, constituent une distinction essentielle entre les systèmes vivants et non vivants. La grande microbiologiste Lynn Margulis aimait dire : « Si ça métabolise, c’est vivant ; si ça ne métabolise pas, ce n’est pas vivant ».
Principe 2 : la vie est intrinsèquement régénérative
Mon deuxième principe est que la vie est intrinsèquement régénérative. Les réseaux vivants se régénèrent continuellement en transformant ou en remplaçant leurs composants. Ils subissent ainsi des changements structurels continus tout en conservant leurs schémas d’organisation en forme de toile. Cette coexistence entre stabilité et changement est en effet une caractéristique essentielle de la vie.
La régénération continue de la vie dans la nature est bien sûr bien connue. Il suffit de penser au changement des saisons et à la nouvelle croissance chaque printemps. C’est cela la régénération. La nouveauté de la vision systémique est que la régénération opère à tous les niveaux de la vie, jusqu’aux réseaux moléculaires des cellules. La régénération est l’essence même de la vie. Lorsque la régénération s’arrête, la vie s’arrête. Dans une veine plus philosophique, nous pourrions même dire que la régénération est le but, ou le sens, de la vie.
Le processus continu de régénération, de transformation et de remplacement des composants du système n’est possible qu’avec des flux métaboliques continus d’énergie et de matière à travers le réseau vivant. En effet, nous avons tous besoin de respirer, de manger et de boire pour rester en vie. En d’autres termes, le métabolisme, caractéristique essentielle de la vie biologique, fait partie intégrante de la régénération.
Comme je l’ai mentionné, la vie dans le domaine social peut également être comprise en termes de réseaux, mais il ne s’agit pas ici de réactions chimiques, mais de communications. Les réseaux sociaux, comme tout le monde le sait aujourd’hui, sont des réseaux de communication. Comme les réseaux biologiques, ils sont régénératifs, mais ce qu’ils génèrent est essentiellement immatériel. Chaque communication crée de l’information, des idées et du sens, qui donnent lieu à d’autres communications, et c’est ainsi que l’ensemble du réseau se régénère continuellement.
Au fur et à mesure que les communications se poursuivent dans un réseau social, elles forment de multiples boucles de rétroaction qui finissent par produire un système partagé de connaissances, de valeurs et de règles de conduite — un contexte commun de sens, connu sous le nom de culture, qui est continuellement entretenu par de nouvelles communications.
Principe 3 : la vie est intrinsèquement créative
Le fait que le métabolisme d’un organisme implique des flux à travers des réseaux de processus chimiques a pour conséquence importante que ces flux métaboliques comprennent des voies cycliques. Ces cycles peuvent agir comme des boucles de rétroaction. Grâce à cette rétroaction, les organismes vivants sont capables de se réguler et de s’organiser. Les boucles de rétroaction peuvent s’autoéquilibrer, maintenant l’organisme dans un état d’équilibre dynamique connu sous le nom d’homéostasie, ou s’autoamplifier, ou « s’emballer », ce qui peut entraîner l’instabilité du système tout entier.
À ce stade, le système peut soit s’effondrer, soit passer à une nouvelle forme d’ordre. Cette émergence spontanée d’un nouvel ordre à des points critiques d’instabilité, souvent appelée simplement « émergence », est à mon avis la découverte la plus importante de la théorie de la complexité. Le processus d’émergence a été étudié en détail et a été reconnu comme l’origine dynamique de l’apprentissage, du développement et de l’évolution. En d’autres termes, la créativité — la génération de nouvelles formes — est une propriété essentielle de tous les systèmes vivants. C’est mon troisième principe de vie : la vie est intrinsèquement créative.
Cela signifie qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes créatifs non seulement si nous sommes des artistes ou des designers. Nous sommes tous créatifs simplement parce que nous sommes vivants, parce que la vie elle-même est intrinsèquement créative.
Principe 4 : la vie est intrinsèquement intelligente
Mon quatrième et dernier principe est que la vie est intrinsèquement intelligente. Ce principe repose sur une nouvelle conception de la nature de l’esprit, qui est l’une des implications philosophiques les plus radicales de la vision systémique de la vie, puisqu’elle surmonte enfin la division cartésienne entre l’esprit et la matière qui a hanté les philosophes et les scientifiques pendant des siècles.
Au XVIIe siècle, René Descartes a fondé sa vision de la nature sur la division fondamentale entre deux domaines indépendants et séparés : celui de l’esprit, qu’il appelait la « chose pensante », et celui de la matière, la « chose étendue ». À la suite de Descartes, les scientifiques et les philosophes ont continué à considérer l’esprit comme une entité intangible et ont été incapables d’imaginer comment cette « chose pensante » était liée au corps. L’avancée décisive de la compréhension systémique de la vie a été d’abandonner la vision cartésienne et de réaliser que l’esprit n’est pas une chose, mais un processus, connu sous le nom de cognition (le processus de connaissance).
Dans la vision systémique de la vie, la cognition désigne une manière particulière dont un organisme vivant interagit avec son environnement. L’organisme réagit aux influences environnementales par des changements structurels, et ce de manière autonome, en spécifiant les influences à remarquer et la manière de réagir en fonction de sa nature et de ses expériences antérieures. Les interactions cognitives continues avec l’environnement sont une partie essentielle du métabolisme d’un organisme, et la vie et la cognition sont donc indissociablement liées : la vie est intrinsèquement intelligente.
Cela représente une expansion radicale du concept de cognition et, implicitement, du concept d’esprit. Dans la vision systémique, la cognition se manifeste à tous les niveaux de la vie, qu’un organisme dispose ou non d’un cerveau et d’un système nerveux. Les plantes, par exemple, et même les bactéries, qui n’ont pas de système nerveux, sont constamment engagées dans des activités cognitives impliquant leur appareil sensoriel et divers processus d’auto-organisation.
Une autre façon de décrire cette situation est de souligner que tous les organismes vivants interagissent avec leur environnement par l’intermédiaire d’organes sensoriels. Pour reprendre un vieux terme philosophique, les êtres vivants sont des êtres sensibles. Dans la vision systémique, leurs interactions sensibles sont identifiées comme des interactions cognitives. À mesure que les structures des organes sensoriels deviennent de plus en plus complexes au cours de l’évolution, les processus cognitifs correspondants le deviennent également. Finalement, nous avons l’évolution des cerveaux, des systèmes nerveux et de la conscience humaine, impliquant la conscience de soi, le langage et la pensée conceptuelle.
La capacité de former des concepts abstraits, des symboles et des images mentales est une caractéristique essentielle de notre conscience, et l’intelligence humaine comprend aujourd’hui les abstractions que nous associons aux mathématiques et aux ordinateurs — algorithmes, modèles mathématiques et autres. Cependant, dans la perspective systémique de la vie dans son ensemble, ces abstractions mathématiques sont périphériques par rapport à l’intelligence inhérente à tous les organismes vivants. L’intelligence vivante est tacite et incarnée. Sa principale qualité est la capacité d’être dans le monde, de s’y déplacer et d’y survivre.
Avec le récent développement rapide de l’intelligence artificielle (IA), nous avons accordé trop d’importance aux algorithmes et autres abstractions mathématiques et avons négligé notre intelligence tacite, incarnée et vivante. En conséquence, notre capacité à être dans le monde — en d’autres termes, notre sagesse — semble avoir diminué de façon spectaculaire. En effet, une civilisation dont l’objectif principal est le profit plutôt que le bien-être de l’homme et qui, ce faisant, détruit l’environnement naturel dont dépend la survie humaine ne peut guère être considérée comme très intelligente.
La question cruciale, à mon avis, est de savoir quelles utilisations de l’IA sont utiles et appropriées, et lesquelles sont inappropriées, car, bien qu’elles améliorent les aspects mathématiques de l’intelligence humaine, elles risquent de diminuer notre intelligence tacite, incarnée, ou notre sagesse quant à la manière dont nous devrions vivre.
En conclusion, je tiens à souligner que la pensée systémique avancée sera cruciale pour résoudre les problèmes majeurs de notre époque, qui sont des problèmes systémiques — tous interconnectés et interdépendants. En particulier, la pensée systémique sera essentielle pour construire des communautés écologiquement durables, conçues de manière à ce que leurs modes de vie n’interfèrent pas avec la capacité inhérente de la nature à maintenir la vie. La première étape de cet effort doit consister à acquérir une culture écologique, c’est-à-dire à comprendre les principes d’organisation que les écosystèmes ont mis au point pour soutenir la toile de la vie. Ces principes écologiques reposent sur les quatre principes que j’ai présentés et donc — pour résumer la nouvelle conception systémique de la vie — la vie s’organise en réseaux, et ces réseaux vivants sont intrinsèquement régénératifs, créatifs et intelligents.
Il est urgent de placer la vie au centre de nos entreprises, de notre économie, de nos technologies, de nos infrastructures physiques et de nos institutions sociales. Comme le rappelle l’activiste politique et auteur David Korten, « nous prospérerons en poursuivant la vie, ou nous périrons en poursuivant l’argent. Le choix nous appartient ».
Physicien et théoricien des systèmes, Fritjof Capra est l’auteur de plusieurs best-sellers internationaux, dont Le Tao de la physique et La Toile de la vie. Il est co-auteur avec Pier Luigi Luisi du manuel multidisciplinaire The Systems View of Life, sur lequel est basé son cours en ligne. www.capracourse.net.
Texte original : https://www.fritjofcapra.net/principles-of-life/