Aimé Michel
L'illumination ou l'œil de l'esprit

Comment l’homme est-il devenu, au moins partiellement, maître de ses représentations, c’est ce que nous ignorons. Mais le préhistorien suit au fil du temps la naissance de cette maîtrise, qui fut longue. Ramasser une pierre qui traîne et la tailler, c’est faire aussi bien que le pic épeiche qui taille une pièce de bois pour y caler sa noix et l’attaquer avec son bec. Aller chercher au loin une certaine qualité de pierre pour en faire plusieurs outils qu’ensuite on portera sur soi, cela suppose la représentation libérée qui est le propre de l’homme. Avant d’aller chercher cette pierre, il a fallu imaginer une longue série d’actes sans en faire aucun.

(Revue 3e Millénaire No 6 Ancienne série. Janvier-Février 1983)

« Le plus étonnant à première vue, c’est une apparence de soudaine illumination… »

(Henri Poincaré, Science et Méthode).

Le serpent qui glisse vers sa proie, si soudain celle-ci vient à disparaître, c’est-à-dire si elle cesse d’être perçue par aucun de ses sens, qui sont très différents des nôtres, aussitôt sa poursuite cesse et il s’en va vers d’autres chasses. La proie peut n’être que cachée, toute proche, éperdue d’effroi. Cependant, si par aucun de ses sens, le serpent ne la perçoit, c’est comme si elle avait cessé d’être. Pour le serpent, ce qui n’est pas perçu n’existe pas [1].

Le chat, lui, n’est pas dupé par une proie qui disparaît. Il continue de la chercher, quoiqu’il ne perçoive plus rien. Le chat qui guette patiemment devant un trou est une image familière.

La «conscience» d’un objet absent (ou appelons cela comme on voudra) est une performance psychique qui, dans l’histoire de la vie, apparaît avec les mammifères, spécialement les carnivores, au début de l’ère tertiaire, il y a une cinquantaine de millions d’années. Cette conscience qu’est-elle au juste? Ceux qui étudient les comportements animaux proposent diverses hypothèses. Comme il est de règle, l’hypothèse ouvertement préférée est la plus réductrice, celle qui suppose le moins de «philosophie» et le plus de faits accessibles à nos méthodes. Pour expliquer le comportement du reptile, on a d’abord dit que l’animal obéit à des automatismes déclenchés par des perceptions sensorielles. Coupez ces perceptions, l’automatisme se met en panne dans l’attente d’une autre perception. Les comportements plus complexes des mammifères restèrent plus embarrassants jusque vers le milieu du siècle. On supposait l’existence de schémas innés, ou engrammés «à réponse différée»: le chat s’assied devant le trou de souris non parce qu’il attend une souris mais parce que la vue du trou déclenche le réflexe de s’asseoir là et d’y rester jusqu’à ce qu’un événement nouveau (l’apparition de la souris) détermine la suite du mécanisme. Tout n’était que mécanisme. Tinbergen porta à son plus haut raffinement cette méthode explicative en manipulant à volonté à l’aide de leurres le petit poisson d’eau douce appelé épinoche. Si l’épinoche mâle répondait si automatiquement à la présentation des leurres de Tinbergen simulant les taches colorées de la femelle, ou inversement, n’était-ce pas la preuve que toute idée de représentation est une hypothèse inutile pour comprendre le monde animal.

Je n’oublie pas que l’objet de cet article est l’illumination intérieure chez l’homme car je pense que ce sont ceux qui veulent comprendre l’homme en se passant de l’animal qui oublient l’essentiel puisque l’homme est sorti de l’animal il y a peu, que tout homme venant en ce monde commence par y être un animal pendant environ un an, que les psychologues ont montré la profondeur des premières impressions du nouveau-né, et qu’enfin l’organisme de l’homme adulte, spécialement dans son cerveau, conserve les structures animales ancestrales, seulement dérobées à notre attention par la fantasmagorie de la conscience. Profonde maxime chinoise: «Tout l’animal est dans l’homme, sinon tout l’homme dans l’animal.»

A partir du milieu de ce siècle se succèdent plusieurs découvertes montrant que le système bâti sur les mécanismes déclencheurs est insuffisant. D’abord Kleintman, Dement et Jouvet découvrent que l’on peut étudier la neurophysiologie du sommeil avec l’électro-encéphalographe qui enregistre les petits courants électriques développés à la surface du crâne par les activités cérébrales. Ayant clairement identifié les ondes correspondant au rêve (ondes appelées paradoxales par Jouvet), l’école de Lyon, où est Jouvet, les étudie chez les animaux et découvre que ni les animaux inférieurs, ni les reptiles, ni les oiseaux (ou ceux-ci à peine) ne rêvent. Tous les mammifères rêvent, les carnassiers plus que les mammifères et l’homme plus que tout autre animal [2]. Nous avons tous vu un chien s’agiter en dormant comme un rêveur mais on pouvait douter. L’apparition des ondes paradoxales à l’électro-céphalographe lève ce doute. Jouvet les a appelées paradoxales parce qu’elles imitent celles que produit le cerveau lors de ses plus vives activités d’éveil, alors que le corps, lui, est au contraire au plus profond de son sommeil.

D’autres expériences, en rapport surtout avec les mouvements des yeux du dormeur, montrent que le cerveau rêvant produit une activité d’éveil parce qu’il vit en effet subjectivement des activités semblables à celles de l’état d’éveil. Je ne fais que rappeler rapidement ces expériences admirables et connues, les premières qui entrouvrirent les Portes de la Nuit dont parle Homère. Portes qui, depuis le commencement du monde, fermaient sur lui-même, pour toujours semblait-il, l’univers du mental.

Le souvenir du vécu n’implique pas la liberté du mental. Je veux dire qu’on peut se rappeler ce qu’on a vécu sans découvrir que l’on peut penser à autre chose que du souvenir, sans voir que l’on peut penser n’importe quoi, y compris d’abord de l’irréel, du fantasmagorique, en toute liberté.

En revanche, le souvenir du rêve ne peut pas ne pas montrer la liberté du mental. Si l’on se rappelle un rêve sachant qu’on ne l’a pas vécu, alors on voit que le mental n’est pas esclave, que l’on peut s’asseoir au fond de la caverne en regardant danser la flamme et se soûler d’illusions, multiplier infiniment le quotidien, le matériel, en repousser autant qu’on veut les bornes. Je change en victoire l’échec de ma dernière chasse, je vois, je prévois tous les incidents possibles de la prochaine, et comment y faire face.

Prodige de la science patiente et mesureuse: en examinant les kilomètres de papier égratignés par les aiguilles enregistreuses de l’électroencéphalographe, elle découvre que le rêve n’existe ni chez le poisson, ni chez l’amphibien, ni chez le reptile, mais que tous les mammifères rêvent, donc que l’on rêve depuis la fin de l’ère secondaire, donc que les premiers hommes devinrent hommes alors que leur ascendance rêvait depuis des millions d’années.

Pendant tous ces millions d’années, la pensée a donc sans le savoir, exercé sa liberté dans le rêve. Ainsi le rêve paléontologique fut comme une immense prémonition. En 1982, la science ne sait toujours pas à quoi sert le rêve, soit à l’homme, soit à l’espèce ou autrement. Mais par dessus la nuée des générations, chaque nuit, bien avant que l’homme fût la représentation sans acte, la pensée libérée du corps monta de la terre endormie, préfigurant l’éveil de l’homme et peut-être le préparant. Comme une graine longuement germe avant qu’apparaisse la première pousse, la terre rêvait ses futures pensées qu’aucune voix n’exprimait encore.

Troublante idée qu’il en est peut-être encore ainsi, que nos rêves annoncent notre futur lointain et que chaque nuit nous vivons sans le comprendre un futur qui deviendra présent quand l’homme ne sera plus! J’ai souvent ce sentiment quand je me retourne dans mon sommeil, l’inexprimable non-moi qui déjà m’habite s’éveillant à demi du silence de mon corps, puis s’effaçant dès que mon attention essaie de le scruter. Car ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. Il faut un corps silencieux pour que le moi enseveli dans le concert des sens émerge ainsi que le signal derrière un bruit de fond. C’est ce qu’ont toujours enseigné les sagesses traditionnelles. La deuxième «instruction spirituelle» de Maître Eckhart veut que l’on soit «renoncé»: «un esprit renoncé est celui qui n’est troublé par rien» [3]. Et pour Jean de La Croix: «quant à exprimer ce qui se passe dans ce sanctuaire intime, cela est impossible» [4]. Plotin: «souvent je m’éveille de mon corps à moi-même, extérieur aux choses, intérieur à moi. Je vois alors une beauté d’une indicible majesté… C’est là que je me fixe, au-delà de toute réalité spirituelle. Puis, après ce repos dans le divin, retombant de l’intuition dans la réflexion et le raisonnement, je me demande comment j’ai pu jamais, cette fois encore, descendre ainsi» [5].

Le témoignage des mystiques, même «païens» comme Plotin ou Numenius, a été quelque peu lessivé par la science, c’est vrai. L’esprit moderne se méfie avec raison des maîtres qui récusent la raison, comme le fait expressément Plotin. De tout maître d’ailleurs il se méfie à juste titre, si l’on abdique la raison, qui nous gardera de retomber dans les marécages d’où son sévère exercice seul nous a tirés? «Rien n’est plus conforme à la raison que ce désaveu de la raison» dit Pascal. J’ai longtemps admiré cette maxime, mais elle est imprudente.

Cependant, loin que ce désaveu soit nécessaire, c’est au contraire la raison qui nous commande de considérer avec attention ce que nous ne comprenons pas. L’animal rêve sans savoir qu’il rêve. Il agite dans son sommeil des représentations imaginaires dont la découverte consciente fera de lui un homme puisque l’homme fait éveillé et librement ce que fait à son insu l’animal endormi.

Comment l’homme est-il devenu, au moins partiellement, maître de ses représentations, c’est ce que nous ignorons [6]. Mais le préhistorien suit au fil du temps la naissance de cette maîtrise, qui fut longue. Ramasser une pierre qui traîne et la tailler, c’est faire aussi bien que le pic épeiche qui taille une pièce de bois pour y caler sa noix et l’attaquer avec son bec. Aller chercher au loin une certaine qualité de pierre pour en faire plusieurs outils qu’ensuite on portera sur soi, cela suppose la représentation libérée qui est le propre de l’homme. Avant d’aller chercher cette pierre, il a fallu imaginer une longue série d’actes sans en faire aucun.

Imaginer une longue série d’actes sans en faire aucun, tous les mammifères le font, mais sans le savoir, quand ils rêvent. C’est le passage du rêve à l’éveil à un moment de la préhistoire qui marque le changement, et c’est en quoi l’homme fut, comme je l’ai dit, rêvé par l’animal tout au long de l’ère tertiaire, tout le temps que les Alpes et l’Himalaya s’élevaient vers le ciel. Nesciens nescientem: l’animal ne savait pas qu’il rêvait l’homme, et l’homme, quant à lui, n’existant pas encore, ignorait qu’il était rêvé!

Et voilà que l’homme longuement prémédité par la nature à son tour rêve, et plus qu’aucun être vivant. A qui donc rêve-t-il?

Conjecture: le rêve de l’homme poursuit le même chemin prémonitoire. Nous rêvons celui qui viendra, notre successeur sur cette planète ou ailleurs. C’est une conjecture poétique, mais je ne vois pas pourquoi la science ne serait pas matière à poésie, comme tout ce qui est.

Ainsi prendrait son sens l’étrangeté du rêve: il est étrange parce qu’il nous dépasse. Par lui nous participons sans la comprendre à une vie qui n’est plus celle de l’homme. Nous y participons plus ou moins, selon ce que chacun y voit qui plus ou moins le dépasse. Je n’approfondirai pas davantage une conjecture à laquelle je réfléchis depuis trop longtemps, me bornant à une allusion où chacun, je crois, reconnaîtra dans le rêve, voir une chose absente, ou imaginaire dans son moindre détail, par exemple un visage inconnu ou depuis longtemps oublié. La mémoire visuelle absolue, permettant de voir chaque feuille d’un arbre ou relire un livre page à page, est une rareté que les psychologues étudient depuis peu et qu’ils appellent «mémoire eidétique». On peut la provoquer par la stimulation électrique de certaines régions du cerveau, comme on le sait depuis les expériences de Wilder Penfield.

Elle est alors perçue comme une hallucination. A supposer même que souvent la précision hallucinatoire du rêve nous trompe, qu’elle ne soit pas souvenir mais construction imaginaire, il est certain que nous sommes incapables, éveillés, d’utiliser ainsi notre imagination [7]. Mais laissons un moment le rêve et suivons une autre piste.

Donc à un moment de notre ascendance préhistorique, moment qui fut sans doute très long, la liberté du rêve émergea dans la conscience éveillée et enfanta le monde de la représentation, puis celui des idées.

Le monde des idées culmine dans l’illumination, telle qu’elle est décrite par les créateurs, mathématiciens comme Poincaré et Hadamard, musiciens comme Mozart. Choisissons Mozart, dont le témoignage est moins souvent cité [8].

Comme Poincaré, il dit que l’illumination lui vient souvent la nuit, quand le sommeil le fuit. Les thèmes surgissent rapidement dans son esprit avec leurs variations, le contrepoint, l’instrumentation: «tout cela explose dans mon âme… et (bientôt) l’ensemble se dresse quasiment terminé, comme un beau tableau ou une magnifique statue, en un clin d’œil. Je n’entends pas les parties successivement dans mon imagination, mais bien, en vérité, toutes d’un coup, (gleich alles zusammen). Ce qu’est cette délectation, je ne saurais la décrire! Toute l’invention, la production surviennent comme en un rêve vivant. Mais le plus délicieux, finalement, c’est d’entendre réellement tout, tout ensemble» («tout ensemble» en français dans la lettre.)

«Tout ensemble» dit Mozart. Comme Poincaré: «au moment où je mettais le pied dans l’omnibus, alors que rien dans mes pensées précédentes ne le préparait, l’idée me vient»… (une idée terriblement abstraite sur les fonctions elliptiques.) Ou comme Tchaïkovski dans une lettre datée de Florence, le 1er mars 1878: «en général, le germe de la future composition (il s’agit d’une symphonie!) vient soudainement et à l’improviste [9]»….

Dans Illumination, on reconnaît le mot lumen, luminis «lumière». On n’a jamais remarqué, me semble-t-il, l’illumination intellectuelle invariablement rapportée à un seul sens, la vue. Pourquoi ne dit-on pas «sonorisation», ou «odorisation» ? C’est ainsi, même les aveugles métaphorisent leur création par le sens qu’ils n’ont pas. La fameuse madeleine de Proust suscite une vision accompagnée de sentiments. Mozart parle de tableau, de statue. Approfondissons cette remarque superficielle.

Qu’est-ce qu’une idée? Vieux problème.

Tournons-le par le mot idée; idée vient du grec «idéa» signifiant chez les plus anciens auteurs «aspect extérieur», «apparence», «forme». Exemple : Hérodote racontant la bataille où Crésus est écrasé par les Perses dit que «le cheval redoute le chameau dont il ne peut supporter ni l’aspect ni l’odeur». Le mot «aspect» est dans le grec d’Hérodote «ideen» (accusatif). Texte bien intéressant, puisqu’il ne s’agit que d’animaux et que «idéa» est accolé à «odmën», «odeur». En suivant l’histoire de ce mot dans un grand dictionnaire grec, on voit le mot se purifier avec le temps et finir par signifier «la forme idéale» platonicienne. (République, 507 b, etc.). Mais d’où vient le grec «idéa» lui-même. D’une racine indo-européenne «weid» indiquant la vision. N’est-il pas passionnant de découvrir que déjà, dans le sanskrit «veda» veut dire «j’ai vu» c’est-à-dire «je sais» (cf. Les Vedas), exactement comme, en grec, le mot signifiant «je sais» n’est pas un présent, mais un parfait, «oida»? On voit là la mécanique mentale de l’homme au travail pendant les millénaires qui ont précédé le grec et le sanskrit et produit les mêmes objets (les mots) par une évolution parallèle. Les mots sont des objets en perpétuelle dégradation comme les cailloux du torrent. Leur énonciation s’use, matrem devient matre, mère, et leur sens aussi s’use : matricule en latin veut dire «registre», le mot «matière» a même origine. L’usure du sens trahit les lois profondes de la pensée comme le lit du torrent montre la pente.

Les mots recueillis par l’écriture après d’innombrables siècles permettent de remonter le temps jusqu’à la langue originelle et de décrire leur long parcours, comme l’exploration des cailloux en bas du torrent apprend au géologue toutes les roches traversées. Les roches, ici, sont la pensée de l’homme.

A l’origine cette antique racine indo-européenne «weid» en rapport avec la vision et de là dans toutes les langues qui en dérivent, de l’islandais et du lituanien à l’arménien et au sanskrit, apparaît un amoncellement de mots désignant les activités de l’esprit. En grec, non seulement «idéa», mais «eidesis», science, «historia», information, «eidos», autre mot pour apparence, «eidolon», image; en latin «videre», d’où sont venus: voir, vision, mais aussi «evidem», «providentia», «prudentia», en gothique «witan», savoir, en allemand «wissen», savoir, «witz», esprit, en anglais «wit», esprit, «wise», sage etc.

Ces remarques n’apprennent rien au linguiste, à qui je les emprunte. En raison de leur possible signification philosophique, suggérée plus loin, je me suis demandé si le glissement millénaire de la vision de l’œil à celle de l’esprit n’exprimerait pas seulement une particularité des peuples parlant les langues indo-européennes. Qu’en est-il du chinois, par exemple?

Renseignement pris, le mot «idée» y compte six ou sept équivalences. On y retrouve la même tendance et même très frappante : «kuan» signifie «regarder au loin», «considérer», «contempler», «observer», «aspect», «apparence» (rappelons-nous la phrase d’Hérodote) et enfin «conception», «point de vue», «idée» (kian nien).

Il est vrai qu’une autre racine, «kai», qui avec une deuxième racine «nien» signifie «concept» et «idée», désigne la réglette qui sert à égaliser une mesure de grain. Son origine n’est donc pas plus visuelle que celle de nos mots «concept» ou «mesure». Je n’ai pas dit que toutes les activités de l’esprit procèdent de la vision, mais que la racine indo-européenne désignant la vision glisse toujours vers l’expression des idées. Il en est bien de même dans d’autres langues. Signalons encore en chinois: «kan», «regarder», «voir», «observer» et de là «kan fa», «manière de voir», «point de vue», ainsi que «chien», «voir», «apercevoir», et de là «chien chieh», «opinion», «avis», «jugement».

Dans le symbole de Nicée, qui définit la foi chrétienne, il est dit que Dieu est créateur de toutes les choses visibles et invisibles, visibilium omnium et invisibilium. Par invisible, ce texte ne désigne pas, bien entendu, les objets de la physique quantique ou les astres situés au-delà de l’horizon cosmologique. Le monde invisible du concile de Nicée est celui de l’esprit, qu’aucun sens ne saurait percevoir et notamment pas l’œil. Thomas, le fameux apôtre sceptique, veut pour être convaincu, voir et toucher.

Revenant pour conclure sur la signification prémonitoire du rêve en tenant compte de ces remarques (et d’autres qu’il serait trop long d’exposer), je complète donc ainsi ma conjecture: une des capacités surhumaines, post-humaines, dont le rêve nous donne l’expérience est la vision imaginaire absolue ; c’est-à-dire la possibilité de considérer à volonté une représentation imaginaire ou une idée dans son absolue précision, comme l’œil examine ce qu’il voit.

Nous savons malheureusement que l’homme n’a pas cette capacité. Dans son dictionnaire philosophique, Voltaire remarque que le propre de l’esprit est d’ignorer ce qu’il pensera une minute plus tard. Une seconde avant de mettre le pied sur la marche de l’autobus, Poincaré ignore que la solution de son problème sur les fonctions elliptiques va exploser dans son esprit. Nous ne sommes pas maîtres de ce qu’il y a en nous de proprement humain, notre pensée.

Dans sa lettre citée plus haut, Mozart émerveillé par la source jaillissante de sa création est si conscient de n’en être pas maître qu’il en rend grâce à Dieu. La langue exprime bien que la source de nos pensées nous échappe, en l’appelant un «don». Le mot «génie» renvoie lui aussi à un personnage divin, qui donne sans se montrer.

La liberté du rêve émergeant du corps (je ne fais pas ce que je rêve) c’est l’homme. Cette liberté est encore loin, quand mon corps est endormi, de son accomplissement.

Je peux penser ce que je ne fais pas. Mais non sans difficulté je ne peux ni penser exactement ce que je veux, ni arrêter les enchaînements désordonnés de mon flux mental. Je ne maîtrise qu’une part infime de ce que fait mon esprit. L’essentiel m’échappe.

Si j’étais maître de mon esprit, ma condition serait changée. Je verrais la source jaillissante dont Mozart rendait grâce à son Dieu. Et pourquoi douterais-je de l’intuition d’un Mozart? Il sait mieux que moi de quoi il parle quand il décrit la source merveilleuse: peut-être la condition surhumaine est-elle la conscience du divin, comme l’ont dit tant d’hommes que nous appelons grands parce qu’ils ont, en effet, vu ce que nous ne voyons pas. Et peut-être nous serait-il donné de le contempler, comme ces mêmes hommes l’affirment, si seulement nous savions commander assez à ce que nous pensons pour en arrêter le flux intarissable, et voir enfin ce que nous sommes. Petite flamme vacillante, cesse un instant de m’éblouir, permets à mon regard de se détacher de toi pour scruter l’espace infini que je devine autour de moi.


[1] W.H. Thorpe: Learning and instincts in animals, Methuen, Londres, 2e édition, 1963.

[2] L’homme rêve toutes les 90 minutes environ, et la durée de son rêve s’accroît à chaque cycle jusqu’au réveil. Toutes autres découvertes surprenantes permettant de mesurer à quel point les anciennes théories du rêve (Freud en particulier) sont dépassées; on sait maintenant que le cycle de 90 minutes se poursuit même en état d’éveil et qu’il existe déjà chez le fœtus. Quels «phantasmes refoulés» peuvent bien tourmenter le fœtus?

[3] Maître Eckhart: Les Traités (Le Seuil, Paris 1971).

[4] Saint Jean de La Croix: Vive Flamme, etc. Inexprimable parce que sans référence à aucune expérience sensible. Les idées les plus abstraites proviennent par une voie plus ou moins longue de l’expérience sensible. Il s’agit donc dans l’illusion d’une expérience totalement coupée des sens.

[5] Platon: Ennéades, IV, 8, 1, 1.

[6] Le tout récent Traité du Vivant de Jacques Ruffié (Fayard, Paris 1982) montre par son ampleur même le peu que l’on sait. Tout un phénomène unique sur la planète Terre, la conscience réfléchie, ne se prête pas aux méthodes actuelles de la science. La maxime d’Aristote, il n’y a de science que du général, reste vraie.

[7] Certains peintres en sont capables. Après avoir examiné un paysage avec attention, ils peuvent, rentrés chez eux, le peindre avec une précision photographique: c’est «la mémoire eidétique» des psychologues. Des études récentes montreraient que cette mémoire existe assez souvent au moment de la puberté, puis disparaît.

[8] E. Holmes: The life of Mozart, including his correspondence (Chapman and Hall, Londres 1878, p. 211).

[9] R. Newmarch: Life and letters of P.I. Tchaïkovski (John Lane, Londres 1906).