En 1987, Samdhong Rinpoché et moi-même nous sommes rencontrés pour la première fois à Sarnath, près de Varanasi (Bénarès) en Inde. Sarnath est le parc des cerfs où Siddhartha Gautama, le Bouddha, a donné son premier enseignement vers 528 avant notre ère. Rinpoché, bouddhiste et spécialiste du sanskrit, est unique au monde. Il est l’un des plus proches collègues du Dalaï-Lama, élevé dans la même culture, formé par un grand nombre des mêmes enseignants, il fut le premier Premier ministre élu du Tibet en exil et est la seule personne ayant à la fois cette formation, histoire et érudition à avoir rencontré personnellement J. Krishnamurti pendant de nombreuses années.
Au cours du premier de nos nombreux entretiens, qui se sont étalés sur près de trois décennies, Rinpoché décrivit comment le Bouddha et Krishnamurti partageaient la même réalité « absolue ». « La perception est la perception », disait-il. Séparés par plus de 2 500 ans, chacun décrivait cette réalité absolue — une perception directe par opposition aux souvenirs conditionnés ou imaginés, différemment, en fonction de leur moment unique dans l’histoire, de la langue, de la culture, du tempérament et des attentes de l’auditoire. Rinpoché expliqua qu’il n’existe qu’une seule illumination, et non pas 31 saveurs, je paraphrase. Ce qui est réalisé est commun. Les différences résident dans les métaphores utilisées pour décrire ce qui est perçu. Nous allons explorer comment ce message central, cette réalisation ou cette histoire s’est réincarné à travers les âges. Et ce que cela signifie pour vous et moi aujourd’hui.
Les spécialistes estiment que les petits groupes de chasseurs-cueilleurs représentaient la mentalité ou la conscience de 95 % de l’évolution humaine. Il y a environ 10 000 ans, l’essor de l’agriculture, la domestication de l’homme et de l’animal, ainsi que l’émergence de civilisations, ont changé le cerveau humain pour toujours. Pour les chasseurs-cueilleurs, une pomme sur un arbre était simplement une pomme sur un arbre, libre à prendre et à partager. Avec la domestication, la propriété, l’élevage et la gestion des stocks, le concept de « moi » et de « mien » est né. Notre vision du monde relativement récente, celle du « moi et du mien », ne représente que 5 % de l’évolution de la conscience humaine. Nous avons donc deux états ou réalités distincts. L’esprit humain originel et un esprit conditionné, domestiqué, dominé et influencé par les symboles, les mots et les images mentales qu’ils évoquent.
L’âge axial
Il y eut une époque, connue sous le nom d’âge axial, marquée par la transition des sociétés de chasseurs-cueilleurs vers des civilisations plus complexes basées sur l’agriculture, approximativement entre 800 et 300 avant notre ère. Cette période représente un tournant dans l’histoire de l’humanité, au cours duquel d’importants développements religieux, philosophiques et intellectuels se sont produits indépendamment les uns des autres et dans diverses parties du monde. Le confucianisme et le taoïsme en Chine, le bouddhisme et le jaïnisme en Inde, le zoroastrisme en Perse, la philosophie grecque antique dans le monde gréco-romain. Et les prophètes hébreux, considérés comme des messagers de Dieu, délivrant des messages divins au peuple du Levant. Le Levant ancien est une région historique de la Méditerranée orientale, qui englobe les pays actuels tels qu’Israël, la Jordanie, le Liban, la Syrie et la Palestine. Au cours de cette période, le monde entier s’est mis à « penser » de manière nouvelle simultanément.
Tao Te Ching
La plupart des gens reconnaissent le Tao Te Ching, également connu sous le nom de Daodejing, composé de quatre-vingt-un chapitres, comme un texte classique chinois attribué au sage Laozi. Le Tao Te Ching aurait été rédigé à la fin de l’année 400 ou au début de l’année 300 avant notre ère. Le premier chapitre ou strophe commence par une simple observation :
Le nom que l’on peut nommer n’est pas éternel. Le nom qui peut être nommé est le début de dix mille choses (confusion et conflit).
Les quatre-vingts chapitres qui suivent découlent de cette intuition fondamentale.
Ce qui est réel, éternel, vrai, ce qui est perçu directement, ne peut être capturé par des mots. Encore une fois, nous avons deux états, le rêve mental ou le monde intérieur enchanté créé par les mots, et tout le reste.
Le jardin d’Éden
Les érudits pensent que le livre de la Genèse, le premier livre de la Bible hébraïque et de l’Ancien Testament chrétien, a été composé, comme le Tao, pendant l’âge axial, vers 500 avant notre ère. Certains affirment qu’il aurait pu être écrit jusqu’à 300 ans avant notre ère. Le premier récit du livre de la Genèse (le commencement) commence par le jardin d’Éden. Il raconte la création des premiers hommes, Adam et Ève (et donc de tous les hommes par la suite), et leur vie au paradis.
L’histoire raconte que Dieu crée le monde et place Adam dans le jardin ou le paradis. Plus tard, Dieu crée Eve pour qu’elle devienne sa compagne. L’Éden est un jardin magnifique et généreux où Adam et Ève vivent en harmonie avec la nature et entretiennent une relation étroite avec Dieu. Ils sont autorisés à manger de tous les arbres du jardin, à l’exception de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
Un serpent (souvent interprété comme Satan dans le christianisme ou pour les gnostiques, comme le Démiurge, une divinité créatrice malveillante qui gouverne le monde matériel avec ses « Archontes », des parasites psychiques, des êtres puissants qui sont responsables des mauvaises pensées et actions de l’humanité) tente Ève de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, en lui promettant que cela lui donnera la sagesse. Ève mange le fruit et le partage avec Adam. Après avoir mangé le fruit, Adam et Ève acquièrent la connaissance du bien et du mal, réalisent qu’ils sont nus, qu’ils ont honte et qu’ils ont d’innombrables autres hallucinations. Dieu découvre leur désobéissance et les expulse du paradis, symbole de l’esprit humain originel. (Bien sûr, il n’y avait pas besoin d’un Dieu pour punir Eve et Adam). La capacité émergente d’imaginer, de prédire et de juger a suffit. En conséquence, à partir de cet événement, l’humanité est soumise à des enchantements oniriques, à des illusions auto-induites, à la souffrance et à la peur de la mortalité.
L’arbre représente la connaissance psychologique et l’émergence de l’ego social. Manger de l’arbre signifie le moment où les humains ont acquis la conscience de soi, ce qui a conduit à la compréhension morale et aux complexités de la vie civilisée.
(Remarque : la proprioception, l’expérience intérieure d’un corps distinct se déplaçant dans le monde extérieur, est une capacité fondamentale et primaire. Si l’on ajoute à ce sentiment primitif de séparation la capacité émergente d’utiliser des symboles et le langage, on obtient la tempête parfaite pour l’apparition de l’image du « moi », du « je » et du « mien »).
Le jardin symbolise un état d’innocence et de pureté, l’esprit humain originel, un paradis où les hommes vivaient en harmonie avec la nature et le divin. Le jardin est souvent considéré comme une représentation de l’état originel de perfection de l’âme avant qu’elle ne soit entachée par les désirs et les actions du monde. Manger le fruit de la Connaissance, ou du connu est considéré comme une transition de l’innocence à un esprit humain désormais dominé par des images mentales réifiées, projetées et contrôlées. L’expulsion de l’Éden signifie la perte de cette conscience originelle ou innocence. Le nom qui peut être nommé est le début de dix mille choses.
Ces histoires sont des métaphores qui décrivent la nature et la fonction du néocortex et de l’intellect. Le développement du néocortex a marqué un tournant important dans l’évolution humaine, en permettant la pensée abstraite, la résolution de problèmes et la capacité d’imaginer, de réfléchir et de planifier l’avenir. Mais il est aussi et simultanément à l’origine d’aveuglement et d’illusions qui se répandent et contaminent des cultures entières.
David Bohm sur la perception erronée et l’aveuglement
Nous ne comprenons pas vraiment la nature de notre processus mental ; nous ne sommes pas conscients de son fonctionnement et il perturbe réellement, non seulement notre société et nos vies individuelles, mais aussi le fonctionnement du cerveau et du système nerveux, nous rendant malsains ou peut-être même, d’une certaine manière, endommageant le système. Nous reconnaissons que la pensée, la pensée rationnelle, ordonnée et factuelle, comme dans la science, est précieuse, mais le type de pensée qui est si nuisible est la pensée égocentrique. À première vue, on pourrait se demander pourquoi la pensée égocentrique est si nuisible. Si le moi existait vraiment, il serait peut-être juste de se centrer sur le moi parce que le moi serait si important, mais si le moi est une sorte d’illusion, du moins le moi tel que nous le connaissons, alors centrer notre pensée sur quelque chose d’illusoire qui est supposé avoir une importance suprême va perturber tout le processus et cela ne rendra pas seulement la pensée sur nous-même erronée, mais faussera aussi la pensée sur tout le reste, de sorte que la pensée devient dangereuse et destructrice.
Si le moi (qui est en fait une image mentale) est considéré comme quelque chose de suprêmement important et que tout ce dont il a besoin est considéré comme absolument nécessaire, alors il ne peut céder et, par conséquent, il prend la première priorité sur tout le reste, y compris même l’exigence que les pensées soient correctes et vraies. C’est pourquoi il commence immédiatement à se tromper lui-même pour justifier ce dont cette image a besoin. C’est pourquoi la pensée devient dangereuse. Une pensée qui se trompe elle-même est très dangereuse.
La caverne de Platon
Platon, philosophe de la Grèce antique, écrivit « La République » vers la fin de l’âge axial, aux alentours de 375 avant notre ère. Dans « La République », Platon présente l’allégorie de la caverne. Dans cette allégorie, des prisonniers sont enchaînés à l’intérieur d’une grotte sombre, face à un mur vide. Ils ne peuvent voir que les ombres projetées sur le mur par les objets situés derrière eux et éclairés par un feu. Ces ombres représentent la perception qu’ont les prisonniers de la réalité.
Pour comprendre la métaphore de Platon, il est important de noter que le mot « mystique », en grec ancien, signifie « caché ». Plus précisément, caché à l’esprit dominé par les images et les concepts. Comme chez Lao Tseu, l’existence de deux états ou qualités de l’esprit est implicite. La mémoire conditionnée, les mots, les pensées et leurs images mentales, et tout ce qui n’est pas cela.
Un prisonnier s’échappe de la caverne et découvre le monde extérieur, rempli d’objets réels et de lumière du soleil. Il se rend compte que les ombres sur les murs de la grotte n’étaient que des illusions et que la vraie réalité existe à l’extérieur de la caverne. Lorsqu’il revient pour libérer les autres prisonniers, ceux-ci résistent, incapables de comprendre ou d’accepter sa nouvelle connaissance.
L’allégorie met en lumière les thèmes de l’ignorance et de l’illumination, suggérant que la plupart des gens sont piégés dans une compréhension limitée de la réalité, ne voyant que des « ombres », des idées fausses ou des images mentales, et non des formes réelles ou une perception directe. Les ombres sur le mur sont les illusions et les fausses croyances que les gens prennent pour la réalité. Nous sommes ces prisonniers, des individus non éveillés, piégés dans l’ignorance, acceptant les ombres et les illusions comme étant la réalité.
Les évasions représentent des individus comme Siddhartha ou Krishnamurti qui découvrent la réalité « absolue » ou la perception directe, ce que Krishnamurti a décrit comme la liberté par rapport au connu. Le monde extérieur représente la perception directe de vérités plus profondes et éternelles, au-delà de ce qui est imaginé. Le retour à la caverne décrit la responsabilité de ceux qui ont découvert et incarné la différence entre ce qui est imaginé et la perception directe, et qui partagent avec les autres le besoin critique de découvrir cela en eux-mêmes.
L’esprit de Bouddha
Dans la tradition bouddhiste, un esprit enraciné dans cette perception directe est appelé « esprit de bouddha ». L’« esprit de bouddha », également connu sous le nom de « nature de bouddha » ou « Tathagatagarbha », est un concept central dans diverses traditions bouddhistes. Il fait référence à la nature inhérente, pure et éveillée, présente en chaque être. Par essence, l’esprit de bouddha représente l’état ultime d’éveil où l’on réalise pleinement la vraie nature de la réalité, caractérisée par la sagesse, la compassion et la conscience non duelle. C’est un état d’être qui transcende les perceptions et les expériences ordinaires et qui conduit à une paix intérieure et à une compréhension profondes.
L’esprit de bouddha suggère que tous les êtres sensibles possèdent un potentiel inné d’éveil. Il ne s’agit pas d’une chose à atteindre de l’extérieur, mais plutôt de la reconnaître et de la découvrir à l’intérieur de soi. L’esprit de bouddha représente un état de conscience non duelle où l’on perçoit l’interconnexion et l’unité de toutes choses.
Cet état est souvent décrit comme étant caractérisé par la « vacuité » (Shunyata) et la clarté. La vacuité fait référence à l’absence d’images mentales conditionnées et aux fausses croyances et actions qu’elles inspirent. L’esprit de bouddha est imprégné d’une compassion illimitée et d’une profonde sagesse. Ces qualités apparaissent naturellement lorsque l’on perçoit la véritable nature de la réalité. Les actions d’une personne qui a réalisé l’esprit de bouddha sont spontanées et naturelles, et découlent sans effort d’un état d’éveil. Ces actions sont exemptes de motivations sociales motivées par l’ego et sont en harmonie avec le flux de l’existence.
L’esprit de bouddha n’est pas un concept intellectuel, mais une réalisation directe et expérientielle. On y accède souvent par la méditation profonde, la pleine conscience et des pratiques visant à dissoudre l’ego et à dévoiler la véritable nature de chacun.
On pourrait comparer notre vraie nature au ciel et la confusion de notre esprit ordinaire aux nuages.
Efforçons-nous de garder toujours présent à l’esprit que les nuages ne sont pas le ciel et ne lui « appartiennent » pas. Ils flottent et passent là-haut, d’une façon fortuite et légèrement ridicule. En aucune manière ils ne peuvent tacher le ciel ou y laisser leur empreinte.
En ce cas, où réside précisément cette nature de bouddha ? Elle demeure dans la nature semblable au ciel de notre esprit. Totalement ouverte, libre et sans limites, elle est fondamentalement si simple que rien ne peut la compliquer, si naturelle qu’elle ne peut être corrompue ni souillée, si pure qu’elle est au-delà du concept même de pureté et d’impureté. Comparer cette nature de l’esprit au ciel n’est, bien entendu, qu’une métaphore pour nous aider à imaginer son caractère illimité et universel ; la nature de bouddha possède en effet une qualité que n’a pas le ciel, celle de la clarté radieuse de la conscience pure. Comme il a été dit : Elle est simplement notre conscience claire, parfaite, de l’instant présent, cognitive et vide, nue et éveillée.
Sogyal Rinpoché (Le livre tibétain de la vie et de la mort)
Une approche totalement nouvelle
Pour en revenir à mes conversations avec Samdhong Rinpoché, il a utilisé le terme « conversion » pour décrire la difficulté qu’éprouve l’esprit non éveillé à saisir ou à expérimenter ce qui est décrit par ceux qui sont réalisés. Nous « convertissons » ce qui est décrit, pour nous l’inconnu, en idées ou concepts que nous connaissons déjà, ce qui fait que nous passons souvent complètement à côté de l’essentiel. Les koans zen relèvent ce défi en proposant des énigmes paradoxales qui obligent l’esprit à aller au-delà du raisonnement logique et à puiser dans une compréhension plus intuitive. La question « Quel est le son d’une main qui applaudit ? » en est un exemple classique. Encore une fois, David Bohm :
Nous sommes confrontés à un effondrement de l’ordre social général et des valeurs humaines qui menace la stabilité dans le monde entier. Les connaissances existantes ne permettent pas de relever ce défi. Quelque chose de beaucoup plus profond est nécessaire, une approche complètement nouvelle. Je suggère que le moyen même par lequel nous essayons de résoudre nos problèmes est le problème. La source de nos problèmes se trouve dans la structure même de la pensée.
Si le silence, et donc le potentiel infini implicite dans la vacuité, se manifeste lorsque les images mentales que nous appelons pensées sont absentes, ces images mentales, pensées et concepts ne peuvent pas être utilisés pour expérimenter ou comprendre l’état appelé silence. « Les connaissances existantes ne peuvent pas relever ce défi. Quelque chose de beaucoup plus profond est nécessaire, une approche complètement nouvelle ».
Comment les mots dominent
Dès l’enfance, avec une intensification à partir de l’âge de dix-huit mois et une explosion à l’âge de cinq ans avec l’imposition de l’éducation obligatoire, l’utilisation des mots, des symboles abstraits, de la syntaxe, de l’enchaînement logique, des compétences verbales et écrites domine, repoussant la perception primaire, dont dépendent les arts du langage, hors de la scène. Et cela continue, sans relâche, jusqu’à la fin de notre vie.
Bien sûr, nous utilisons ces compétences symboliques et abstraites lorsque nous essayons de comprendre et d’assimiler les descriptions et les métaphores des personnes réalisées. En comprenant cela, quelle est cette approche complètement nouvelle dont nous avons besoin ?
Il s’agit simplement de redécouvrir la perception primaire, l’esprit du débutant ou l’esprit de Bouddha, et, à partir de là, d’explorer en profondeur la structure de la pensée elle-même. C’est ce qu’on appelle l’insight. Il s’agit de comprendre la nature et la structure de la pensée et de la métaphore. Au lieu de rester bloqués dans la métaphore, nous regardons à travers l’histoire et faisons l’expérience en nous-mêmes, en tant que perception directe, de ce que la métaphore invite à découvrir.
Connais-toi toi-même
Avoir un insight de la manière dont les métaphores enchantent, comment l’imagination, en créant des images mentales non issues des sens, agitent des réalités oniriques, des abstractions mentales qui, sans une attention particulière, sont prises pour des réalités, c’est le cheminement spirituel du Connais-toi toi-même. Connaître son moi, ce n’est pas se complaire dans ses préférences et sa personnalité, mais plutôt découvrir comment fonctionne le système opératoire de notre esprit. Les fausses perceptions prises pour vraies sont des illusions, des délires, des hallucinations qui ont une force de conviction puissante, y compris des hallucinations sur nous-mêmes, sur les autres et sur la culture.
Explorer le fonctionnement de la pensée, son usage en tant qu’outil créatif et sa capacité écrasante à l’aveuglement, c’est ce que signifie « Connais-toi toi-même », une maxime philosophique inscrite sur le temple d’Apollon dans l’enceinte de l’ancienne cité grecque de Delphes.
Socrate, 470 av. J.-C. – 399 av. J.-C., soulignait l’importance de la connaissance de soi comme fondement de l’acquisition d’autres connaissances. Les individus ne comprennent souvent pas les concepts en raison de leur manque de connaissance de soi. En se comprenant soi-même, Socrate affirme que l’on peut mieux comprendre les autres et le monde. « Quelque chose de bien plus profond est nécessaire, une approche complètement nouvelle. La source de nos problèmes réside dans la structure même de la pensée » », et non dans les métaphores ou leur contenu supposé.
Note : En revanche, Nietzsche avait une vision critique de Socrate. Nietzsche pensait que Socrate représentait un tournant dans la pensée occidentale, un tournant qui donnait la priorité à la rationalité et à la logique plutôt qu’à l’instinct et à l’esprit naturel porteur d’un message de vie. Nietzsche considère que la méthode de questionnement de Socrate et son intérêt pour les idéaux abstraits s’éloignent des valeurs plus instinctives et artistiques des traditions grecques antérieures. Il s’agit plus ou moins de jeter le bébé avec l’eau du bain.
L’oracle de Delphes était une importante prêtresse et prophétesse grecque qui pratiquait la divination dans le temple d’Apollon, dans l’ancien sanctuaire de Delphes. Parfois sous l’emprise de plantes botaniques ou des vapeurs toxiques, l’oracle entrait en transe et canalisait le dieu Apollon pour prédire l’avenir.
Conscients des limites et de l’attrait inhérents à l’aveuglement de la pensée ordinaire, diverses traditions ont utilisé les plantes médicinales et d’autres pratiques induisant la transe pour accéder à ce que Bohm, Krishnamurti et d’autres appellent l’« insight-intelligence », la sagesse spontanée et d’autres champs de signification non locaux enveloppés dans le potentiel quantique infini de Bohm. Le cœur des idées recueillies par Krishnamurti, celles du Dalaï-Lama, et peut-être d’autres, ont une intention similaire : « Connais-toi toi-même ». La première étape consiste à rassembler l’attention. Ensuite, en utilisant la maladie comme remède, nous appliquons une forme stricte de raisonnement et de logique pour nier notre croyance dans toutes les images que nous avons de nous-mêmes, des autres et de la culture. Il n’y a qu’une seule illumination. Il s’agit implicitement de se réveiller de l’enchantement ou du rêve, une qualité d’attention que Rinpoché a décrite comme « toujours en éveil ».
Madame Blavatsky, la théosophie et le retour du Bouddha
L’une des histoires les plus étranges de l’histoire est celle d’Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891) et de sa prophétie dans « La doctrine secrète », publiée en 1888, concernant la venue d’un instructeur du monde, le Maitreya, un bodhisattva qui, dans la tradition bouddhiste, apparaîtra, atteindra l’illumination complète et enseignera le dharma pur. Mais il y a un rebondissement. L’esprit de Bouddha n’est pas une personne, c’est un état, ce que Blavatsky a appelé le « Principe Christique ».
Lorsque nous disons « Bouddha », nous pensons naturellement au prince indien Gautama Siddhartha qui atteignit l’éveil au VIe siècle avant notre ère, et dont l’enseignement allait devenir une voie spirituelle pour des millions de personnes dans toute l’Asie, voie que nous appelons aujourd’hui le bouddhisme. Le terme bouddha, cependant, possède un sens beaucoup plus profond. Il désigne une personne — toute personne — qui s’est entièrement éveillée de l’ignorance et s’est ouverte à son vaste potentiel de sagesse. Un bouddha est celui qui a mis un terme définitif à la souffrance et à la frustration, et qui a découvert un bonheur et une paix durables, impérissables.
Sogyal Rinpoché (Le livre tibétain de la vie et de la mort)
H.P. Blavatsky fait la distinction entre « Chrêstos » et « Christos » (Christ). Selon Blavatsky, « Chrêstos » fait référence au corps humain et souffrant de Jésus, tandis que « Christos » représente le principe divin et spirituel en chaque être humain. Pour Blavatsky, le véritable « Christ » n’est pas un personnage historique, mais un principe divin qui réside en chaque personne. Selon elle, le but de la pratique spirituelle est d’éveiller et de manifester cette divinité intérieure. L’Instructeur du Monde est celui qui réalise cette étincelle divine en lui-même (l’illumination unique) et qui aide les autres à s’accorder à cette qualité naturelle ou à cet état intérieur en dissipant l’ignorance ou les croyances en de fausses images mentales.
En 1909, à la suite de la prophétie de Blavatsky, ses successeurs, Annie Besant et Charles Leadbeater, se mirent à la recherche d’un corps humain susceptible de servir de « véhicule » à l’Instructeur du Monde, le Maitreya ou Principe Christique. Leadbeater découvrit J. Krishnamurti, un garçon de quatorze ans issu d’une famille de brahmanes en Inde, et crut que c’était lui. Le jeune Krishnamurti n’était pas très impressionnant. Ayant failli mourir de la malaria, nourri à la quinine pendant des années, le garçon était terne, rêveur, et beaucoup pensaient qu’il était retardé. Ce que C.W. Leadbeater vit reste un mystère.
En 1922, après des années de préparation intense, Krishnamurti vécut une expérience qui changea sa vie : « Je pouvais sentir la fourmi et le brin d’herbe. J’étais dans tout, ou tout était en moi. J’ai vu. Rien ne peut plus être pareil », rejetant l’image et le rôle de l’Instructeur mondial, mais non le Principe Christique, et prenant ses distances avec la Société théosophique, avec sa déclaration emblématique : « La vérité est un pays sans chemin ».
Nous pouvons dire ici que Krishnamurti a fait l’expérience de l’intrication implicite dans la conscience quantique, où les portes de la perception s’ouvrent au potentiel infini enveloppé dans les champs quantiques de Bohm. De la même manière que la forme-ondulaire et la forme-particulaire sont deux expressions du même champ ou sens, le cerveau physique et ses processus biologiques représentent une expression. Et le « sens », ou notre expérience intérieure préverbale représente l’autre expression. L’une des capacités de ce cerveau est de traduire les champs de signification non locaux en « insights » que le cerveau peut comprendre et traiter.
Les « insights » sont la conversion d’un « sens » non local, qui ne se trouve pas dans le cerveau, en idées ou en informations. Joseph Chilton Pearce a utilisé le savant comme exemple classique de cette conversion du sens en insight. Voir « Evolution’s End (La finalité de l’évolution) ». Cette ouverture de la perception à des champs de signification non locaux se produit naturellement, sans choix, lorsque le cerveau n’est pas encombré d’images mentales conditionnées et auto-induites, l’esprit de Bouddha.
Personne n’échappe au défi. Les gens peuvent avoir des théories différentes, mais aucun lecteur de Krishnamurti ne peut ajouter à ce qu’il disait, en se gonflant joyeusement l’ego. Cela n’arrive pas. Krishnamurti rendait les choses un peu difficiles, exigeantes. Le fait de ne pas pouvoir être facilement en désaccord nous empêche de tirer des conclusions et de transformer Krishnamurti en une autre icône de plus. Ce défi stimule la curiosité, et stimuler la curiosité et l’enquête est une chose précieuse pour stimuler l’intelligence intérieure que nous avons mise de côté pendant si longtemps. On pourrait dire que c’est là l’importance ou la valeur de sa vie. Créer un état de défi permanent chez son public est sa véritable contribution, son véritable héritage.
Bien sûr, le mot, le symbole ou la métaphore n’est pas la chose réelle. Mais les mots, les livres et les vidéos transmettent le défi de Krishnamurti aux gens du monde entier ; le défi, comme nous venons de le décrire, c’est le sens réel qui est transmis. Et cela ébranle le cœur, le fondement de l’ignorance, qui est l’ego.
Pour comprendre, pour connaître le véritable enseignement, une transformation est nécessaire. La transformation n’est pas courante, elle n’est pas si facile. En outre, une fois qu’une personne est transformée, elle ne s’intègre plus dans la foule des non-éveillés. Elle sera sortie de ce courant.
Notre vision générale des maîtres du passé et de leurs enseignements est qu’ils sont apparus dans le monde à différentes époques, dans différentes circonstances, et qu’ils se sont adressés à la majorité des gens avec des attitudes différentes de celles d’aujourd’hui. Bouddha est apparu. Bouddha a d’abord convoqué cinq disciples et tous les cinq ont été transformés. Ils ont compris. Ils ont vécu les enseignements. Ensuite, le Bouddha a enseigné tout au long de sa vie et chaque jour, de nombreuses personnes ont été transformées, illuminées.
Parce que Bouddha est apparu pour eux et qu’ils étaient préparés, l’étincelle des deux côtés a convergé. Lorsque cela se produit, il est facile de devenir illuminé. Après la disparition de Bouddha, lorsque les gens ont dû se fier aux écritures, aux interprétations, aux commentaires ou à diverses traditions, ce pouvoir d’étincelle n’était plus présent.
Cela se dilue progressivement. Il en va de même pour toutes les traditions spirituelles. Du vivant du fondateur, de nombreuses personnes en bénéficient directement. Par la suite, la compréhension diminue, de plus en plus, mais la tradition demeure.
Au vingtième siècle, lorsque les Théosophes apparurent, presque toutes les traditions étaient devenues dogmatiques. La plupart des gens se contentaient de répéter les mots, croyant atteindre quelque chose d’autre. Dans un tel monde, un nouveau vocabulaire est nécessaire ; une approche complètement nouvelle et un nouveau type de défi sont nécessaires. C’est dans ce contexte que Krishnamurti est apparu. Sa tâche principale était de lancer des défis, de secouer, d’inciter les gens à réfléchir et à ne pas tout prendre pour acquis.
Prendre tout pour acquis est la forme de conditionnement la plus dangereuse à ce moment de l’histoire. Krishnamurti a travaillé de cette manière tout au long de sa vie. Il se peut que nous ne comprenions pas son processus ou que nous ne le comprenions pas complètement, mais nous sommes tous mis au défi. Et parce que nous sommes mis au défi, notre conditionnement, notre ignorance sont ébranlés, ce qui exige que nous commencions à enquêter, à poser des questions. Si vous dites que c’est là l’importance ou la valeur de la vie et de l’enseignement de Krishnamurti, je n’y vois pas d’objection.
Samdhong Rinpoche
En substance, Krishnamurti encourageait les individus à se lancer dans un voyage de découverte de soi, à remettre en question leurs hypothèses et à rechercher une compréhension plus profonde d’eux-mêmes et du monde qui les entoure. Simplement, il nous invitait à « nous connaître », à savoir comment fonctionne le système de création d’images et à distiller le processus en ne laissant subsister que des formes claires et non illusoires.
Ses insights visent à libérer l’esprit de ses limites et de ses illusions et à favoriser un état de liberté et de clarté intérieures. Il estimait que la conscience de soi et la recherche personnelle sont essentielles à la transformation personnelle et à la résolution des conflits intérieurs. Il décrivait comment les individus sont souvent piégés par les conditionnements sociétaux, culturels et psychologiques. La véritable liberté vient de la reconnaissance et de la libération de ces schémas de pensée et de comportement conditionnés. La négation de l’ignorance et de la croyance en de fausses images commence par l’expérience directe de la façon dont les idées préconçues et le mouvement de la pensée créent l’apparence ou le sentiment d’un observateur intérieur, ou image de soi, qui est supposé être la source de la pensée et de la réflexion. Une perception clé est que c’est la pensée qui crée cet observateur, et non l’inverse.
Lorsque l’homme devient conscient du mouvement de ses propres pensées, il verra la division entre le penseur et la pensée, l’observateur et l’observé, l’expérimentateur et l’expérience. Il découvrira que cette division est une illusion. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il y a une observation pure, qui est un insight sans aucune ombre de passé ni de temps. JK
Krishnamurti soulignait l’importance de vivre dans le présent, libéré des fardeaux du passé et des angoisses du futur. La pleine conscience, qu’il appelait « conscience sans choix », conduit à une connexion plus profonde avec la vie et à une perception plus claire de la réalité. Il pensait que la véritable intelligence naissait de l’insight, qui est une perception directe de la vérité. Cet insight n’est pas le résultat d’une analyse intellectuelle, mais provient d’un esprit calme et attentif.
L’ordre naturel de l’esprit de bouddha, qui est notre esprit, est l’amour, la compassion et un mouvement vers la plénitude universelle, ce que le Tao Te Ching décrit comme « vivre en harmonie avec la voie ou la nature ». Ce mouvement vers le bien-être et la plénitude pour tout survient naturellement lorsque l’on est libéré de la peur et de l’égocentrisme.
L’épanouissement de l’esprit ne peut avoir lieu qu’en présence d’une perception claire, objective et non personnelle, lorsqu’il n’est entravé par aucune imposition. Il ne s’agit pas de savoir quoi penser, mais comment penser clairement. L’épanouissement implique la liberté… l’éveil du cœur, qui n’est pas sentimental, romantique ou imaginaire, mais qui naît de la bonté issue de l’affection et de l’amour… Lorsque l’esprit, le cœur et le corps sont en parfaite harmonie, alors cet épanouissement se produit naturellement, facilement et avec excellence. JK
L’idée que la conscience humaine est restée relativement inchangée pendant des dizaines de milliers d’années suggère que les aspects fondamentaux de la cognition et de la perception humaines sont profondément enracinés dans notre histoire évolutive. Dans ce contexte, le concept d’illumination peut être considéré comme intemporel et universel.
Si la vérité n’est pas simplement une compréhension conceptuelle, mais une expérience incarnée, elle peut être décrite comme une réalisation profonde et directe qui transcende la pensée et la perception ordinaires. Faire l’expérience de la vérité implique d’être pleinement présent dans l’instant, libre des distractions des regrets passés ou des angoisses futures. Il s’agit d’un état de conscience élevée où l’on est totalement en phase avec la réalité présente.
Dans cet état, les frontières entre le soi et le monde extérieur se dissolvent. On perçoit l’interconnexion et l’unité de toute existence, reconnaissant que la séparation est une illusion créée par l’esprit. Cette prise de conscience apporte un profond sentiment de paix, d’harmonie et de beauté.
Avec la perception directe de la vérité, la libération du connu, naît une compassion naturelle et sans limites. « Nous sommes le monde », disait souvent Krishnamurti. On comprend alors l’expérience humaine partagée et on ressent un profond sentiment d’empathie et de bienveillance. Cet état d’être est imprégné d’un amour inconditionnel, qui transcende les désirs personnels et embrasse toute existence. En substance, l’accent mis par Krishnamurti sur l’investigation intérieure et la découverte de soi invite à ne plus se fier à l’intellect conditionné et à la connaissance de seconde main, mais à faire l’expérience directe de la réalité.
L’ego dissociatif, la culture et l’enchevêtrement intrinsèque
Du « nom qui peut être nommé sans être éternel » à l’expulsion du jardin, en passant par la caverne de Platon et l’éveil permanent à l’esprit de Bouddha, quel est le problème ? Je reviens à David Bohm :
Si le moi est une sorte d’illusion, du moins le moi tel que nous le connaissons, alors centrer notre pensée sur quelque chose d’illusoire qui est supposé avoir une importance suprême va perturber tout le processus et cela ne rendra pas seulement la pensée sur nous-même erronée, mais faussera aussi la pensée sur tout le reste, de sorte que la pensée devient dangereuse et destructrice.
« Connais-toi toi-même ». L’image sociale de soi ou l’ego, et son jumeau, la culture, sont une défense imaginaire contre les menaces réelles ou projetées, intérieures ou extérieures, les traumatismes, la conformité, le rejet et la peur. La douleur et le plaisir codent le cerveau en développement pour qu’il devienne neurodissociatif ou neuroassociatif, ce qui entraîne deux moralités, l’une vers la connexion, la relation, l’enchevêtrement et la paix, et l’autre vers la séparation et la violence. Lorsque notre niveau d’attention est normalement bas, c’est le flux mécaniste, spontané et réflexif de l’imagerie interne qui prend le dessus.
Frappé à la tête par un gland, Poule Rousse croit à tort que le ciel lui tombe sur la tête. Il en va de même pour l’ego social. Avoir un insight des enchantements implicites créés par ce puissant outil qu’est l’imagination, s’éveiller toujours du rêve et redécouvrir une réalité complètement différente en dehors de la caverne de Platon, tel est, et a toujours été, le défi à relever.
Cet éveil n’est pas un concept, mais plutôt une qualité d’attention et de présence, un état qui modifie fondamentalement notre interprétation de soi, d’autrui et du monde naturel. Nous voyons directement que le serpent imaginé n’est qu’un amas de cordes enroulées, revenant sans cesse à la nature de notre esprit, semblable au ciel. Totalement ouvert, libre et illimité, amusant et beau, si simple et si naturel qu’il ne peut jamais être compliqué, corrompu ou taché, si pur qu’il est au-delà même du concept de pureté et d’impureté. Et c’est à partir de cette base que nous dansons.
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Texte original : https://ttfuture.org/wp-content/uploads/one-enlightenment.pdf