Carlo Suarès
Le «quelque chose» et les objets

Tout le drame humain réside dans la lutte des hommes contre leur propre essence, lorsqu’en tant qu’expressions de la vie, ils ne savent pas s’adapter à la vie. Cette lutte est la souffrance. La souffrance est le contraire de l’état naturel, car l’homme n’est pas comme un objet manufacturé qui ne peut se modifier lui-même, mais il possède en lui le moyen de s’adapter toujours à son essence, c’est-à-dire au sens positif de la vie. Ce moyen, il l’a grâce à un instrument, la conscience. La conscience, développée à son maximum, est l’instrument même au moyen duquel la vie se modifie elle-même, dans la race humaine. L’homme com­plètement conscient se modifie sans cesse, car au lieu de s’identifier à un objet — son entité — il s’identifie à la raison d’être de cet objet — la vie. Si à un moment donné il doit choisir entre la vie et lui (entre le poussin et la coquille) il optera pour la vie, sans qu’il lui en coûte, mais bien au contraire, parce qu’il y trouvera sa suprême joie. Son centre se déplacera et ira même jusqu’à voler en éclats. Cette identification constante avec la vie ne comporte pas, et ne peut pas comporter de souffrance. Un Dieu qui souffre n’est qu’un pauvre être inconscient, qui n’a pas su s’identifier à la vie. C’est un tel Dieu inca­pable, qu’adorent les Chrétiens…

(Extrait de La comédie psychologique. Édition José Corti 1932)

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L’état indescriptible

Quand l’homme ne trouve plus en lui que la pos­sibilité pour les choses d’être ce qu’elles sont… quand il ne sent en lui que la totalité de ce qui lui apparaissait comme une multiplicité à vaincre ou à dominer…

Et ce Présent c’est dans une sorte de Poésie au sens large qu’il aura son image.

L’état du je désintégré ne se décrit pas. Le je désintégré agit. Il agit dans l’espace et le temps. Il agit parce qu’il est là où les questions in­solubles ne se posent plus, du fait qu’elles sont dé­passées. Avant, il n’agissait pas : prisonnier du temps il ne faisait que se débattre, et ces convul­sions multipliaient autour de lui ses prisons. Il n’a­gissait pas, parce que s’emprisonner n’est pas une action véritable. Agir c’est dissoudre les prisons. C’est, en adhérant au présent, utiliser le temps, l’es­pace, le concret, pour faire « avancer » autrui : « avancer » ce n’est point progresser vers l’avenir, mais réabsorber le passé.

L’état du je désintégré ne se décrit pas. Es­sayer de décrire un pays indescriptible, cela ne pro­cure pas au vagabond harassé les moyens d’y par­venir. La fausse nourriture des discours métaphysiques serait encore pire : elle ne fait qu’utiliser l’envie qu’ont certaines personnes de se réveiller, pour les plonger encore plus profondément dans le sommeil.

Prétentions de l’intellect

Recommençons depuis le commencement, sans tenir pour acquise aucune notion abstraite. Partir avec un bagage de ce genre c’est transporter avec mille fatigues une donnée inconsciente, comme une valise fermée d’où l’on extrait comme une décou­verte finale ce que l’on avait toujours porté sur soi. Sans vouloir anticiper sur notre Comédie philoso­phique, citons l’exemple de tous les philosophes qui établissent leurs systèmes sur la notion de l’être. Que ce soit Spinoza (dont le génie n’a pu surmonter son époque) qui dès sa première phrase se rapporte à « ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante », ou M. Jacques Maritain (à qui son époque n’a pu donner de génie) qui voudrait commencer une philosophie en constatant qu’il y a des objets « qui sont » (!), ils partent tous en voyage avec Dieu dans leur valise, qu’ils ressortent triom­phalement sous une forme ou l’autre, quelques heu­res plus tard. Des objets qui sont ? n’allons pas plus loin. Le système théologique est déjà au complet. Pourquoi faire le clown, l’escamoteur ? Il ne convient pas de prétendre à un point de vue objectif lorsqu’on fait de l’abstraction. On peut objective­ment constater un phénomène scientifique, on ne peut objectivement abstraire. Les métaphysiciens sont des escamoteurs : ils s’escamotent eux-mêmes.

Répondre à des questions abstraites par des métaphysiques abstraites, ainsi que les hommes le font depuis des siècles, c’est se laisser prendre au jeu de l’intellect, et escamoter la cause de ce jeu, qui est psychologique.

La prétention de l’intellect est viciée dès son origine. Car comment peut-on résoudre le moi, en fonction d’une de ses facultés ? Mon intellect peut orienter mon entité vers une activité particulière, mais il ne peut pas se retourner contre cette entité elle-même (qui pour lui est l’être), et me détruire en tant que moi. Autant demander à un haut fourneau de se consumer. Autant demander aux règles du jeu d’échecs de nous expliquer pour quelles raisons les hommes jouent aux échecs [1].

Les deux instruments de notre méthode

Laissons là les abstractions. Nous nous servi­rons, dans nos investigations, de deux instruments. Le premier instrument sera l’observation scienti­fique, l’étude analytique des causes et des effets historiques et biologiques, qui constituent les deux milieux (société et Nature) de l’être humain consi­déré dans sa totalité physiologique et psychique. Le deuxième instrument sera le fond — ou plutôt le plafond — de notre vie psychique, c’est-à-dire la constatation inexorable : « Il y a quelque chose » . Ce deuxième instrument sera notre boussole, dont nous ne devrons jamais nous écarter. Une recherche scientifique peut en effet s’orienter de mille façons différentes. Par exemple, si l’on examine une partie d’échecs, on peut examiner au microscope des frag­ments de l’échiquier, on peut ausculter les joueurs, on peut essayer de résoudre un problème d’échecs, mais on peut essayer aussi de comprendre pour­quoi ces hommes jouent aux échecs. Notre plafond psychologique nous évitera d’errer dans des culs-de-sac, il maintiendra notre recherche dans la di­rection ultime, et nous fera rechercher le pourquoi des pourquoi, la cause de la partie qui se joue.

Nous verrons alors que les hommes sont des somnambules, que les solutions à leurs problèmes ultimes ne sont que des solutions de rêve, et qu’il s’agit bien plutôt pour eux de se réveiller. Voyons de quoi leurs rêves sont faits, examinons tous ces moi humains, tels que la Nature les a formés, et tels qu’ils se transforment à leur tour par leurs œuvres; tâchons de découvrir quels rapports na­turels ces moi devraient établir avec leurs milieux, afin de tendre vers leur aboutissement naturel ; et voyons enfin quel peut être leur accomplissement.

Mais existe-t-il un aboutissement naturel, pour les moi humains ? En d’autres termes, est-ce que l’objet même de notre exposé existe (puisque, en somme, nous nous proposons d’exposer la raison d’être ultime du moi) ?

Ne considérons pas, pour le moment, l’étape de la mort, à laquelle évidemment aboutit tout le monde. La question n’est pas là. Si nous pensons qu’un objet sera détruit, cela n’empêche pas cet objet, aujourd’hui, en ce moment-même, d’être là, donc d’exprimer quelque chose. Les moi, tous les moi du monde, agissent et désirent, indépendamment de ce que sera leur mort. Que cherchent-ils à exprimer ? Vers quoi tendent-ils, à quoi aspirent-ils et existe-t-il pour eux un mode naturel de vie [2] ?

Les objets sont et ne sont pas…

Voyons pour commencer, si de la notion fon­damentale « il y a quelque chose », et de l’observation immédiate et simple de l’univers tel qu’il se présente à nous, nous pouvons dégager certaines précisions. L’univers que nous voyons, essayons de le décrire en fonction de notre donnée psycho­logique fondamentale, car puisque cette donnée appartient irréductiblement à la fois à notre univers subjectif et à l’univers objectif, il se peut qu’à ce point de rencontre nous puissions comprendre au même instant ces deux univers, et de ce fait, résoudre le problème du moi.

L’affirmation « il y a quelque chose », lorsqu’elle se tourne vers l’extérieur afin d’examiner ce quel­que chose, nous trouve bien embarrassés. En effet nous constatons que rien dans l’univers n’est jamais stable, que notre observation, pour minu­tieuse qu’elle soit, ne peut se reposer à aucun ins­tant. Tout est mouvement ; non seulement la ma­tière dont les choses sont faites se dérobe à notre analyse, mais de l’objet le plus banal que nous ren­controns, il nous est impossible de dire quels sont les éléments qui lui sont nécessaires pour être cet objet. Cette table a quatre pieds. Une table dont un pied est cassé est encore une table. Mais une table à laquelle on a arraché les quatre pieds n’est plus qu’un plateau de bois. À quel moment a-t-elle cessé d’être une table, à quel moment la table a-t-elle cessé d’« être » ? Personne ne pourra jamais ré­pondre à cette question, pourtant si simple. Et quand le menuisier assemblait des pièces de bois pour fabriquer sa table ; à quel moment précis ses planches ont-elle cessé d’être des planches, pour devenir une table. Personne ne le sait. Il en est de même de tout ce que nous construisons. Ce châssis à la chaîne, à quel moment devient-il une auto ? On pourrait essayer de répondre qu’il devient une auto quand le travail est terminé. Mais cette ré­ponse ne résiste pas à l’examen, car il est évident qu’une auto, même lorsqu’elle n’a pas ses phares, ses pneus, etc…, est quand même une auto. Et encore : voici une auto qui a subi un terrible accident, elle est en miettes, mais c’est pourtant toujours une auto. On dit de cet objet, auquel un accident a enlevé certains éléments, que c’est encore une auto, alors que de ce même objet en construction, auquel manquent précisément ces mêmes éléments, il se peut que l’on dise que ce n’est pas encore une auto !

Par contre, plaçons cette table et cette auto, objets de notre discussion, sous un énorme marteau pilon. Voici que tout le monde sera d’accord pour constater qu’à telle minute précise, il n’y a plus ni table, ni auto, mais des débris de bois et de mé­tal. Une machine à emboutir nous montre qu’une feuille de métal peut se transformer d’un instant à l’autre en un objet indiscutable.

Il en est de même des phénomènes naturels. Le vague duvet qui fait mine de vouloir pousser sur le menton de ce jeune garçon, est-ce une barbe ? Évidemment non. Dans quelque temps nous pour­rons voir sur ce menton une barbe indiscutable. À quel moment la barbe est-elle une barbe ? Et cette calvitie ? Un, cent, mille cheveux tombent. À quel moment la calvitie est-elle là ? Par contre voici un œuf. Tout d’un coup l’œuf est cassé, et le poussin est sorti : à un moment précis il s’est produit quel­que chose de nouveau. Voici de l’oxygène et de l’hydrogène dans deux tubes : à un moment précis nous voyons apparaître de l’eau. Chauffons cette eau : à un moment précis apparaît de la vapeur. Voici un nuage : tout d’un coup voici la pluie qui tombe…, etc… La Nature, tout comme l’activité humaine, nous donne des exemples de transforma­tions lentes au cours desquelles il est impossible d’établir des zones, impossible de dire à quel mo­ment l’objet est là, et par contre elle nous donne aussi des exemples de transformations brusques, de bonds, qui nous permettent d’affirmer que tel objet est là, alors qu’il n’y était pas, ou que tel objet n’est plus là, alors qu’il y était.

Ces observations, qui illustrent la méthode dia­lectique, et auxquelles les métaphysiciens ne répondent que par des abstractions, nous obligent à examiner l’univers, et tous les éléments qui le com­posent, dans son dynamisme, dans ses perpétuelles transformations, et nous obligent à employer des raisonnements dialectiques, là où la logique figée des théologiens veut nous obliger à choisir entre l’absurde et Dieu. Ils prétendent nous faire choisir entre l’être et le non-être, et comme le non-être est impossible, puisque cette table nous crève les yeux, l’être de cette table veut se charger de nous conduire à l’Être Suprême, sans que nous ayons le droit de protester. Si nous revenons sur cette erreur fondamentale de la logique, ce n’est pas encore pour en faire une critique approfondie, mais pour marquer combien il est stérile de vouloir abstraire un objet du monde qui l’entoure, puisque, bien souvent, il nous est même impossible de savoir ce qui fait que cet objet est lui-même.

Les objets, états provisoires du mouvement

Les constatations faites plus haut nous font dire que ce que l’on appelle communémentun ob­jet est un état provisoire du mouvement, état dont nous ne pouvons souvent tracer les limites ni dans le temps, ni dans l’espace. En effet, non seulement un objet change d’aspect, évolue, est encore table ou pas encore table, déjà un homme ou encore un enfant, etc…, mais chaque particule dont est fait l’objet le plus massif, ce roc, cette masse de plomb, est composée de particules en mouvement infini, et ces particules se composent d’autres particules en tourbillons, etc…, de sorte que la matière solide se dérobe indéfiniment, jusqu’à ne plus être que du mouvement.

En outre, nous constatons qu’il arrive à ces états provisoires du mouvement, de changer si lentement d’état que nous ne savons pas à quel mo­ment ce changement s’est produit, et qu’il arrive aussi qu’un état passe brusquement à un autre état, qui lui est nettement différent. Nous disons donc, de tous les états du mouvement, qu’ils sont des états d’équilibre instable, susceptibles de rup­tures brusques.

Or, tout ce que nous pouvons constater de cet inévitable « quelque chose », tout, depuis nous?mêmes jusqu’à cette planète, jusqu’au soleil, jusqu’aux milliards de systèmes solaires qui nous en­tourent, n’est qu’une perpétuelle transformation. Un objet n’existe en tant qu’objet qu’à partir du moment déterminable ou indéterminable, où d’au­tres objets, qui exprimaient un certain état, se transforment en un nouvel état qui ne peut plus être exprimé par eux, mais qu’exprime le nouvel objet : c’est sa naissance. L’objet est ensuite appelé à parcourir une courbe, qui fatalement le conduira à un nouvel état, qu’il cessera à son tour de pouvoir exprimer. L’objet sera alors détruit : ce sera sa mort. Ce nouvel état s’exprimera à son tour par de nouveaux objets et ainsi de suite.

Ainsi, nous ne pouvons pas dire des objets qu’ils sont ou qu’ils ne sont pas. Par objets nous entendons tout ce qu’il y a dans le « quelque chose ». Les objets qui expriment des états du mouvement ne sont pas seulement des tables, des au­tos, notre planète, les étoiles, mais des émotions, des idées, et le je, le monde subjectif lui-même. En effet, nous ne pouvons pas concevoir un je sans quelque chose qui soit ce je ; et nous ne pouvons pas concevoir la perception « je suis moi », sans quelque chose qui perçoive que son « je » est une entité.

Si le sujet éprouve une émotion, le voici en mouvement ; si une foule éprouve la même émo­tion, la voici prise dans ce mouvement. Si une idée germe dans une cervelle, voici un mouvement nou­veau, un nouvel état d’équilibre qui se fait jour. Des idéalistes veulent-ils imaginer que des idées existent indépendamment des hommes ? Qu’il existe une intelligence universelle ? Cette croyance en fin de compte, ne fait qu’amplifier indéfiniment, jusqu’à ce qu’il englobe tout, le je, qui, du coup devient divin, et attribuer à ce je des états du mou­vement : intelligence, bonté, etc… Amplifier le pro­blème ne le résout pas, ne le change en aucune façon. Ce je divin est encore « quelque chose » qui s’exprime par du mouvement, et aucun théologien du monde, après avoir reculé le problème tant qu’il a pu n’a jamais su nous dire la nature de ce quel­que chose. En dernière analyse, nous retrouvons donc, dans le monde subjectif, comme dans le monde objectif, l’irréductible « quelque chose », qui s’exprime par du mouvement.

Le « plus » universel

Ceci nous conduit aux constatations suivantes, tout à fait générales : 1° le « quelque chose » que nous sommes obligés d’admettre, s’exprime par du mouvement en continuelles transformations, par du mouvement instable, insaisissable, susceptible d’équilibres provisoires et de ruptures rapides; 2° la totalité de ces mouvements donne un résultat po­sitif : le « quelque chose ».

Nous disons donc que la totalité de la vie et de l’anéantissement, des constructions et des destructions, des mouvements vers le plus et des mouvements vers le moins, des chutes vers des états de mouvement réduit et des ascensions vers des états de mouvement accéléré, que tout cet ensemble universel d’objets qui expriment le plus, et d’objets qui expriment le moins, d’attractions et de répulsions, de fécondations et de stéri­lisations, que les luttes, les souffrances, les catas­trophes et les paix cosmiques et humaines, qu’en un mot tous les ensembles des contraires se résol­vent à chaque instant en plus et non pas en moins.Si nous pensions que la totalité universelle des con­traires puisse tendre vers le moins, nous imagine­rions que l’univers entier est en voie d’autodestruction, qu’il tend vers le néant, et que le « quel­que chose » un jour se volatilisera dans le néant absolu et total, ce que nous ne pouvons concevoir. Aucun esprit humain ne peut imaginer qu’un uni­vers surgisse du néant ou qu’il finisse dans le néant. Les esprits les plus mythiques font intervenir un Dieu qui crée, et Dieu c’est bien « quelque chose », et Brahma c’est aussi « quelque chose ».

Établissons donc, comme postulat, l’impossibilité du passage du quelque chose universel à un néant absolu. Le « plus » de l’univers, est l’absolue permanence du « quelque chose », du fait qu’il y a quelque chose [3]. Le « quelque chose » (dont toutes les manifestations de l’univers sont des ex­pressions mouvantes, qui continuellement changent et se transforment), nous pourrons maintenant l’appeler de n’importe quel terme positif dont nous pourrons avoir besoin, tout en tenant à l’esprit le fait que ce terme positif ne s’oppose pas au négatif, mais l’englobe et le domine. Nous pourrons dire de ce « quelque chose » qu’il est la vie universelle, et que cette vie est l’ensemble des vies et des anéantissements; nous pourrons dire de lui qu’il est l’essence des choses, c’est-à-dire l’ensemble de l’essence et du transitoire; qu’il est le permanent, c’est-à-dire la résultante permanente de tout ce qui n’est pas permanent`; l’absolu, la vérité, c’est-à-dire la totalité de ce qui tend vers la plénitude et de ce qui tend vers le vide, la totalité de ce qui est vrai et de ce qui est faux.

La vérité, résultante de l’univers

Ces termes n’auront rien de commun avec les concepts abstraits de Vérité, d’Absolu, etc… Les philosophes idéalistes et mythiques, qui, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, érigent devant l’humanité inconsciente le Bien, le Beau, le Vrai, en souverains associés à un Être Suprême, ceux-là font de l’abstraction. Leurs souverains (Bien, Beau, etc…) sont des points fixes, irréels, des inventions de leur esprit, qui n’ont rien de commun avec l’uni­vers tel qu’il est. Au contraire, en définissant le per­manent, l’essence, la vérité, la vie, etc… comme la résultante, la totalité de tous les mouvements de l’univers, nous ne faisons que traduire notre im­possibilité absolue nous sommes de douter qu’il y a quelque chose comme résultante obligatoire de tous les mouvements les plus opposés qui s’entre­choquent dans l’univers. Ainsi, notre conception de la vérité est essentiellement dynamique : la vérité résulte de l’univers. Elle est l’impossibilité qu’a l’univers de ne pas être là. Elle est la résultante po­sitive de l’univers, à chaque instant. Elle est donc une vérité perpétuelle en mouvement.

Il serait inexact de vouloir considérer cette vérité d’une façon purement objective. Elle est à la fois objective et subjective, d’une manière irré­ductible. Elle résulte, d’une façon extrêmement simple, de notre plus petite affirmation possible, et de notre plus grand doute possible. Elle n’est donc en aucune façon une vérité métaphysique. À quoi nous servira la recherche de cette vérité, et com­ment la rechercherons-nous ? Elle servira à décou­vrir les rapports naturels qui existent entre les ma­nifestations de l’univers et sa permanence, entre les objets et leur essence, entre l’homme et sa rai­son d’être. Nous la rechercherons, en étudiant les choses en fonction des états qu’elles expriment. Le résultat de nos recherches doit être d’un ordre pra­tique ; il doit amener une nouvelle orientation de l’humain, c’est-à-dire créer une nouvelle valeur, au moyen de laquelle les hommes pourront par­venir au nouvel état qui les appelle. Cette valeur sera la valeur-base de la nouvelle civilisation.

Objet (mouvement) contradiction intérieure. Les rapports avec le « plus » de vie

Revenons à nos objets en tant qu’expressions d’états provisoires du mouvement. Il apparaît clairement maintenant, que puisque le mouvement to­tal de l’univers a un sens, qui est positif, tout objet peut, à un moment quelconque, exprimer ce mou­vement, ou exprimer le mouvement contraire (né­gatif). Il apparaît aussi, qu’en fin de compte, le mouvement naturel de l’univers, (c’est-à-dire la permanence de l’univers) sera le vainqueur. Ainsi, un objet peut n’exprimer qu’une direction, ou il peut en exprimer deux. En effet, tout objet fait partie du « quelque chose » universel, et en cette qualité, la permanence positive de l’univers est en lui, comme en tout. Mais contre cette permanence, l’objet peut agir négativement. Nous pouvons con­cevoir alors une lutte entre l’objet et son essence, qui aboutit en tous cas, fatalement, à la mort de l’objet, soit que l’objet, vainqueur sur son essence, parvienne à l’étouffer, et à survivre dans la per­manence de sa forme, qui devient alors une per­manence privée de vie, soit que l’essence détruise l’objet.

Si l’on arrive à comprendre ce phénomène, par rapport au moi humain, et aux civilisations que créent les hommes, et si l’on agit conformément à la direction naturelle de l’univers, on peut suppri­mer, en les dépassant, tous les problèmes humains, et parvenir à l’état de la Connaissance. Un exemple rendra ceci plus clair. Voici un œuf fécondé, dans une couveuse. Nous l’examinons, sa coquille est dure. L’œuf est rigide, il faut un choc relative­ment violent pour le casser. Il est nécessaire que l’œuf soit dur : il abrite une vie qui se forme lente­ment. Cet œuf, immobile et rigide, exprime une vie, qui, à chaque instant devient quelque chose de « plus ». La dure coquille de l’œuf, parce qu’elle est assez dure pour résister, apporte son aide au plus de vie universel. Elle ne protège pas seule­ment la nouvelle vie contre le monde extérieur, mais aussi contre cette vie elle-même : si la co­quille n’était pas assez dure, le poussin la casse­rait trop vite, il naîtrait avant terme, et la nouvelle vie serait en danger. Et en effet, le poussin ne pourra naître que lorsqu’il aura la force de casser sa coquille. La résistance de la coquille est sou­mise au besoin du sens positif de l’univers. L’œuf, en tant qu’objet, sera fatalement détruit, aussitôt qu’il gênera l’expansion de la vie par le sens posi­tif de l’univers. Il sera détruit à la suite d’une lutte entre le bec du poussin et la résistance de la co­quille. Cette lutte sera nécessaire : la coquille ne résistera qu’afin de mieux protéger [4]. Mais si nous imaginons que l’œuf a, par accident, une coquille trop dure, l’œuf pourra être plus fort que le poussin, et vaincre en tant qu’objet, avec, comme résul­tat la mort du poussin étouffé. L’œuf en tant qu’œuf, aura payé sa victoire de sa propre mort.

En manipulant un œuf fécondé, nous pouvons comprendre quel est le sens positif de l’univers qui s’exprime par cet œuf, et agir de façon à ne pas en­traver la vie dans son épanouissement. Nous pou­vons aussi opter pour l’intégrité de la coquille, la plonger dans une solution calcifiante, et trouver que cet objet est beau. Nous ne tarderons pas à voir que cette rigidité extérieure n’abrite plus que la pourri­ture d’une vie qui n’a pas pu naître.

Similitude du moi et d’une coquille d’œuf

Nous nous proposons de montrer que les hom­mes, à l’intérieur de leurs moi isolés, sont, comme des poussins dans l’œuf, dans une période pré-na­tale. Il nous est possible aujourd’hui de briser ces coques du moi, et le seul fait de les briser prou­verait notre aptitude à vivre; ou de nous attacher à cette coque, et d’en mourir étouffés. Aujourd’hui cette naissance est possible, la nature humaine peut faire un « bond » dans un nouvel état. Aujourd’hui, car le déterminisme historique nous a conduits à cette terrible et magnifique nécessité. Ceux qui comprendront que la vie ne peut pas être fidèle à la coquille qui l’a protégée, mais qu’elle doit être fidèle à sa propre puissance dynamique, et qu’elle doit briser cela même qui lui a permis de parve­nir à ce point de rupture, ceux-là seuls, les arti­sans révolutionnaires de l’humain, seront confor­mes à l’ordre de la Nature. Les autres s’identifieront à la coque rigide, et se feront briser. Ici le doute n’est pas possible : la résistance ne pourra pas vaincre, la vie doit surgir. Et ce dernier point, nous nous proposons de le démontrer plus tard. Nous le démontrerons, en prouvant que l’humain est le prisonnier qui jusqu’ici s’est développé grâce à cette protection rigide, mais qui ne peut naître qu’en la brisant, qu’en affirmant son pouvoir sur elle. L’hu­main, délivré de sa prison individuelle, est l’universel,il est la vie elle-même, le « plus » de 1univers, il est l’expression la plus intense que notre planète soit susceptible de créer, il correspond àun nou­veau règne de la nature, qui est aussi différent des hommes les plus fortement assis dans leurs per­sonnalités, que ceux-ci sont différents des anthropoïdes.

Destruction du moi par une poussée intérieure

Nous verrons que l’évolution des espèces, et l’évolution du subjectif dans la nature, sont un seul et même phénomène. Introduire la méthode dia­lectique dans le domaine psychologique, c’est résoudre définitivement le problème de la connais­sance. Vivre cette solution, l’appliquer dans la vie quotidienne, c’est parvenir à la connaissance. Le « je suis moi », entité psychique humaine, est le ré­sultat d’une évolution. La race des moi humains a une origine, elle doit à son tour être l’origine d’une autre race. Elle provient de quelque chose, elle tend à générer autre chose. Douée de conscience, cette race peut aujourd’hui appliquer à elle-même les résultats de ses observations, et devenir ainsi un processus conscient qui, dans la Nature, tend à créer sans cesse de nouvelles formes qui s’orien­tent vers le positif universel. Le moi, en tant qu’en­tité, poussé par des nécessités historiques, peut au­jourd’hui aller, dans son doute, jusqu’à réviser la certitude absolue qu’il avait eue pendant des mil­lénaires d’être associé à l’être. Il peut aller jusqu’à comprendre que son essence peut exiger de lui qu’il se brise. Jusqu’ici, le moi s’était dit : « Je suis l’être, et l’être ne peut pas se détruire lui-même, par dé­finition. » Aujourd’hui le moi peut comprendre qu’il n’a été qu’une enveloppe, et que s’il a pu à juste raison s’identifier à la vie tant qu’il protégeait cette vie intérieure, il s’oppose à elle, aujourd’hui, jour de naissance. Sa raison d’être, aujourd’hui, veut qu’il se brise ; son essence exige qu’il se brise ; qu’il perde sa vie, pour qu’elle se retrouve, non pas en tant que moi, mais en tant que vie.

La destruction du moi par la vie elle-même, la destruction féconde, par la vie intérieure, de ce qui jusqu’ici l’a protégée, voilà l’Apocalypse que nous vivons aujourd’hui [5]. Tous les autres diagnostics de notre époque ne sont que superficiels. Et si l’on songe que la totalité du bagage humain, cultures, traditions, etc… est basée sur la certitude que le moi a toujours eue jusqu’ici d’être la réalité vivante — sauf quelques phrases paradoxales du Bouddha, de Jésus, etc… — si l’on songe que toutes les valeurs qui ont précédé notre époque révolu­tionnaire (époque qui a commencé vers le milieu du siècle dernier) doivent être recréées pour des né­cessités vitales, on voit par quelles douleurs la nou­velle humanité doit encore passer, puisque l’an­cienne humanité doit mourir, détruite par ses pro­pres mains.

Cette destruction est son propre accomplisse­ment. Cette notion très simple est bien difficile à comprendre en ce qui concerne le moi, car dans son domaine toute affirmation comporte une négation équivalente, et si l’on n’y prend garde, ne peut créer que des malentendus. La seule façon de s’y pren­dre, pour avoir quelque chance de s’expliquer, est d’envisager tout objet d’une façon dynamique, et de le situer par rapport à son évolution et à celle de son milieu. En reprenant l’exemple de l’œuf, nous pouvons dire en effet que sa coquille doit être bri­sée, mais uniquement à la suite d’une poussée inté­rieure. Dire des œufs en général, que selon le Bien et le Beau suprêmes, leurs coquilles doivent tou­jours être en miettes, ou toujours être intactes, serait une absurdité. Et pourtant cette absurdité serait en tous points semblable à celle où sont tom­bés les philosophes idéalistes, les métaphysiciens et les théologiens, au sujet de la personne humaine. Leurs préceptes religieux et moraux ne tiennent aucun compte du mouvement vital. Il semblerait absurde à ces législateurs du « Bien », que le « Bien » pût brusquement, à un tournant de l’histoire, être l’opposé de ce qu’il avait été jusqu’ici. Il leur semblerait absurde que, tout comme la co­quille de l’œuf, la personnalité humaine soit obli­gée, si elle veut achever son rôle, de se faire bri­ser.

Le moi est bien une coque, puisqu’il est isolé, en­fermé en lui-même

Du fait qu’un moi se sent isolé, du fait qu’il se perçoit en tant qu’entité, du fait qu’il se donne des limites (elles peuvent ne pas être très précises en ce qui concerne les éléments qui composent le je, mais « je-ne-suis-pas-toi » est une limite incontes­table), de ce fait donc, le moi doit être étudié comme objet, tout comme n’importe quel autre objet au monde.

Or, ce n’est point seulement la coquille de l’œuf qui peut, sans modifications apparentes, exprimer d’abord le plus de l’univers (lorsqu’elle protège la vie intérieure) puis brusquement ! exprimer le moins (lorsqu’elle s’oppose à la naissance) : cette mutation de signe est commune à tous les objets du monde, qui à un moment donné, selon les nécessi­tés vitales, peuvent sans s’être modifiés, exprimer le moins, là ou ils avaient jusque-là exprimé le plus, et inversement. Et si nous imaginons que cet objet s’était donné une loi immuable, un idéal, un archétype, un dieu, voici que fidèle à cette image, mais traître à la vie, cet objet, en vertu même de ce qui jusqu’à ce point-là avait œuvré dans le sens de l’universel, voit l’universel se retourner contre lui. Car ce n’est pas lui qui a changé, c’est la vie ; ce n’est pas lui qui est illogique, c’est la vie ; la vie n’est pas logique, elle est dynamique.

La lutte entre l’objet et son essence

Un objet quel qu’il soit, plante, être humain, organisation, peut à un certain moment, et en tant qu’objet, s’opposer à sa propre raison d’être ; et à celle-ci, il peut convenir de briser l’objet. En d’au­tres termes, tout objet est une expression, dont la structure peut à un certain moment s’opposer à sa raison d’être. Ce conflit est visible dans le domaine économique, où toute augmentation des moyens de production tend à dépasser le point limite que peut encadrer sa propre organisation. La rupture des cadres due au développement des instruments de production que ces cadres ont rendu possible, est une nécessité révolutionnaire fondamentale. Cette conception est à la base même de l’analyse mar­xiste de la révolution. Notre exposé introduit cette même conception dans le domaine psychologique, et nous verrons en effet que le moi qui constitue le cadre (l’œuf) de la conscience de soi, est fatale­ment amené à se faire briser par le développement même de cette conscience de soi. Cette même loi, nous la retrouverons dans tous les domaines de la vie, lorsque nous étudierons d’une façon plus générale le monde en tant qu’expressions.

Tout objet, du point de vue de la vie univer­selle, doit être envisagé uniquement en tant qu’expression. Nous avons déjà dit qu’aucun objet n’a une valeur intrinsèque. Aucune «âme » n’est im­mortelle, car seule est immortelle la résultante de tous les mouvements de l’univers. Aucun objet n’est immortel, aucune idée, aucune forme, rien que l’on puisse concevoir ou percevoir n’est immortel. Il n’y a rien qui puisse exister en soi. Aucune existence humaine ou divine, ne peut être immortelle. Mais cette entité, cet objet, cette idée, ce concept, s’as­socient ou s’opposent à la vie universelle, selon qu’ils se modifient ou non, en soumission à ce que la vie exige de toutes ses expressions, quelles qu’elles soient. Par expressions de la vie, nous en­tendons tout ce qui existe, tout ce qu’il y a, sans exception aucune. Rien ne peut prétendre à être plus qu’une expression et rien ne saurait être moins que cela, depuis le grain de sable jusqu’à cet être fantastique que les croyants appellent Dieu.

Tout le drame humain réside dans la lutte des hommes contre leur propre essence, lorsqu’en tant qu’expressions de la vie, ils ne savent pas s’adapter à la vie. Cette lutte est la souffrance. La souffrance est le contraire de l’état naturel, car l’homme n’est pas comme un objet manufacturé qui ne peut se modifier lui-même, mais il possède en lui le moyen de s’adapter toujours à son essence, c’est-à-dire au sens positif de la vie. Ce moyen, il l’a grâce à un instrument, la conscience. La conscience, développée à son maximum, est l’instrument même au moyen duquel la vie se modifie elle-même, dans la race humaine. L’homme com­plètement conscient se modifie sans cesse, car au lieu de s’identifier à un objet — son entité — il s’identifie à la raison d’être de cet objet — la vie. Si à un moment donné il doit choisir entre la vie et lui (entre le poussin et la coquille) il optera pour la vie, sans qu’il lui en coûte, mais bien au contraire, parce qu’il y trouvera sa suprême joie. Son centre se déplacera et ira même jusqu’à voler en éclats. Cette identification constante avec la vie ne comporte pas, et ne peut pas comporter de souffrance. Un Dieu qui souffre n’est qu’un pauvre être inconscient, qui n’a pas su s’identifier à la vie. C’est un tel Dieu inca­pable, qu’adorent les Chrétiens [6].

Le problème du « quelque chose », dans le présent, se suffit à lui-même

Mais résumons-nous avant d’aller plus loin, ou plutôt faisons machine arrière, car nous avons anticipé sur certaines de nos conclusions. On vou­dra nous pardonner ces anticipations, dont le but est d’orienter le lecteur dans un domaine les no­tions du passé deviennent des sources d’erreur. Mais ceci ne doit pas nous empêcher de procéder pas à pas.

La notion « il y a quelque chose » nous a conduits à son corollaire : ce « quelque chose » ne peut pas devenir rien, donc ce quelque chose est une permanence. L’examen objectif de ce quelque chose nous a conduits à établir que cette perma­nence est la résultante de tous les mouvements de l’univers, c’est-à-dire la somme, la totalité de tout ce qui compose l’univers. Cette permanence est donc la constante victoire du « quelque chose » sur le « rien ». Elle est l’essence même du « quelque chose », qui fait que ce « quelque chose » est là. Elle est donc la victoire de l’essence des choses sur les choses elles-mêmes. Cette constante victoire est l’absolu. C’est un absolu dynamique, uniquement fait de mouvement, et qui est une transformation perpétuelle, du fait qu’il n’y a rien dans l’Univers qui ne soit mouvement. Et en effet la totalité de notre doute nous a fait rejeter tout concept absolu, toute idée rigide en ce qui concerne un Bien ou un Vrai, ou un Dieu, etc…, comme cause et finalité du monde. Ce Vrai ou ce Dieu, etc… ce serait encore « quelque chose ». Ce nouveau « quelque chose » n’ajoute rien au « quelque chose » universel. Pré­tend-il l’avoir créé ? Cette prétention se traduit de la façon suivante : « Avant quelque chose, il y avait quelque chose ». Prétend-il être sa finalité ? Cela veut dire : « Après quelque chose il y aura quelque chose. » C’est une tautologie, de quelque façon qu’on l’examine. Prétend-il dire que ce « quelque chose » qu’est l’univers, n’a pas toujours été manifesté, mais qu’il est entré un jour en mani­festation, et qu’il rentrera un jour dans le non-manifesté ? Cette affirmation gratuite, et à tout ja­mais invérifiable, ne fait, dans la meilleure des hy­pothèses possibles, que décrire une transformation du « quelque chose », dans le passé et dans l’avenir, ce qui ne nous intéresse en aucune façon. Ce qui nous intéresse, c’est la simple assertion « il y a quelque chose », quel que soit l’aspect de cette chose dans le passé ou dans l’avenir.

Voici donc le pas suivant que nous pouvons faire : nous disons ceci : Il n’y a de cause première que dans le présent. La cause de l’univers, et de chaque chose au monde, est aussi réelle, et vivante, et totale aujourd’hui, qu’hier ou demain. Si elle ne l’était pas, ou bien en ce moment il n’y au­rait rien, ou bien en ce moment, quelque chose tendrait vers rien, ce qui est impossible. Hier, demain, le problème était, sera le même qu’aujour­d’hui, du fait qu’il y a eu et qu’il y aura toujours « quelque chose ». En d’autres termes, ce qui sou­tient la permanence de l’univers est là dans sa to­talité, à chaque instant. Puisqu’elle est totale au­jourd’hui, l’univers ne peut pas tendre vers elle.

En ce moment quelconque, la permanence est totale, la victoire de l’essence du monde est totale, puisqu’il suffit qu’il y ait victoire pour qu’elle soit totale. Il n’y a pas de gradations en cela, de même qu’on ne peut pas dire d’un germe qu’il est un peu fécondé ou très fécondé : il l’est ou il ne l’est pas. S’il l’est, la cause de la vie est en lui, dans sa totalité.

Donc, notre constatation fondamentale nous évite de tomber dans des idées de causes premières ou de finalité, en ce qui concerne l’Univers dans sa totalité. Elle nous évite d’inventer dans le passé ou dans l’avenir des transformations de cet uni­vers, qui prétendent expliquer des problèmes ulti­mes, et qui n’expliquent rien.

L’absolu est la présence du présent

Nous venons de dire que l’univers ne tend vers rien, qu’il n’a pas de but, pas de finalité, car, à cha­que instant, est présente la totalité de la Vie, la to­talité de la victoire de l’essence sur les infinies directions du mouvement. Cette présence n’est ni une cause, ni une finalité, mais l’absolu. Lorsque nous disons que l’univers n’a pas de but, nous affirmons par là que l’absolu est présent, qu’il est le présent lui-même, dans le temps et l’espace : l’absolu est la présence du présent. Nous avons dit que cet absolu n’a pas un caractère de fixité, mais qu’il est dy­namique, qu’il est perpétuellement en changement, qu’il se renouvelle lui-même sans cesse. Nous l’a­vons défini : la permanence de la résultante de tout ce qui n’est pas permanent. L’absolu est le fait qu’à chaque instant existe une résultante de tous les éléments de l’univers. Cette résultante, à cha­que instant, résulte de ce qu’elle était à l’instant précédent, elle est donc un mouvement qui résulte de tous les mouvements du monde, et ce mouve­ment n’a absolument pas de direction, car il est lui-même sa propre direction, de sorte que sa di­rection n’existe en tant que direction que dans le passé.

Si l’on veut renverser ce que nous disons là, et dire, suivant les philosophies idéalistes, que cet ab­solu se compose d’une infinité d’infinis, qu’il est l’être absolu, c’est-à-dire qu’il existe en soi d’une façon absolument infinie, et qu’il englobe donc tous les infinis de tout ce qui existe en soi, si en d’au­tres termes, on accorde à cet infiniment infini, des qualités ou des attributs, on doit : ou bien lui at­tribuer la totalité des qualités de tout ce qu’il y a au monde, et alors on revient à dire qu’il est la résultante de tout ce qu’il y a ; ou bien attribuer à cet infiniment infini une conscience universelle ayant un caractère de fixité par rapport à l’univers, dire que l’univers se dirige vers lui, et dire que tous les mouvements de l’univers, y compris la personne humaine, ne sont que des mouvements vers lui ; et dans ce cas, on arrive à dire que le « quelque chose » se divise en deux parties : l’une Dieu, étant ce vers quoi tend l’autre ; l’autre, l’univers, étant ce qui tend vers Dieu (ou vers l’absolu). Cela revien­drait à dire que l’univers est le résultat de son es­sence, résultat qui est condamné à tendre vers elle. Or, nous avons vu que ceci est complètement ab­surde. « Quelque chose » englobe tout ce qu’il y a, se suffit à soi-même, et implique à chaque instant sa permanence. Dire d’une partie du « quelque chose » qu’elle tend vers une autre partie du « quelque chose », n’explique rien, car, nous le répétons, « quelque chose » est la plus absolue des totalités, il est le fait le plus irréductible, le plus immédiat, qui, demain, s’il parvenait à sa soi-disant finalité, ne ferait que demeurer « quelque chose », en changeant de vêtements, ce qui ne nous intéresse en aucune façon.

La raison d’être d’un objet, ou la présence, en lui, du « plus » universel

Cela bien établi, voyons maintenant, en ce qui concerne les gens et les choses (les expressions en somme de l’univers) si nos réflexions peuvent ap­porter quelque éclaircissement au sujet de leur raison d’être.

Quelle est cette raison d’être, cette essence de l’objet, qui finit toujours, de façon ou d’autre, à détruire l’objet lui-même ? Cette essence n’est pas au­tre chose que le « plus » du monde, l’éternel dyna­misme de l’univers. Elle n’en est pas une partie, mais la totalité, puisque cette totalité se trouve en chaque élément de l’univers, du fait que cet élé­ment étant là, il exprime le « plus » de l’univers, sa permanence, qui n’est pas une question de quan­tité. Cette permanence est, nous l’avons vu, le pré­sent en présence et en acte. Nous dirons donc d’un agrégat d’éléments (qui composent cet équilibre provisoire du mouvement, bien ou mal défini, que nous appelons un objet) qu’il exprime plus ou moins sa raison d’être, lorsqu’il répond plus au moins exactement à la présence de la permanence universelle. Lorsque cet agrégat ne correspond plus au présent, il peut convenir aux éléments qui le composent de se dissocier, cette dissociation étant une poussée vitale qui ne trouve plus dans l’agrégat la possibilité d’exprimer la permanence de l’univers. La désintégration de ce corps, son usure, la mort de cet organisme, sont donc toujours dues à un éclatement vital, qui permet aux éléments maintenant dissociés de se recomposer ailleurs, autrement, avec de nouveaux éléments.

Nous verrons plus loin, en classant les objets, à quelles conséquences ces constatations peuvent nous conduire. Mais il apparaît déjà qu’un individu humain, tout comme n’importe quel autre objet, peut correspondre ou non à sa raison d’être, qui est le présent en acte. S’il réside dans la perma­nence du présent, il s’identifie à sa raison d’être, il demeure en elle. S’il ne réside pas dans le pré­sent, il manque de s’adapter au dynamisme absolu de la vie universelle, il manque de l’exprimer, il se trouve en opposition avec sa propre essence, il est donc en voie de se faire détruire.

L’univers, par définition, ne peut pas tendre vers son essence, il est cet absolu, il ne peut pas tendre vers l’absolu, puisque l’univers est la tota­lité du « quelque chose », qui inclut à la fois l’uni­vers et son essence ; mais dans l’univers, chaque agrégat en particulier peut tendre vers sa raison d’être, ou l’exprimer, ou se faire détruire par elle. Donc, dans l’universel, qui n’a pas de finalité ni de cause, existent des objets qui ont une cause et une fin ; dans l’universel, qui est une réalité sans direc­tion, existent des objets qui tendent ou non vers la réalité, et qui ont une direction. Parmi ces ob­jets sont des hommes. Ces hommes vivent d’une façon absurde, cruelle, barbare. L’univers dans son propre processus est déjà l’absolu. Les hommes ne peuvent s’en retrancher qu’en se considérant comme un avec leurs fins particulières. Il n’y a pas d’autre mal que celui-là. Les meilleurs d’entre eux s’efforcent par des moyens inefficaces de dé­couvrir une vérité à laquelle ils ne peuvent pas renoncer, ou au contraire, découragés, se résignent à admettre que cette vérité n’existe pas. Pendant ce temps, la présence béante des choses telles qu’elles sont, est là, totale, absolue, réelle, vivante Et même à ceux qui peut-être comprennent, même à ceux-là il faut du temps. Il faut du temps pour en­trer dans le présent. Voilà l’absurdité qui est pour­tant un fait. Mais si en effet ce temps est néces­saire, nous devons véritablement l’employer à pé­nétrer dans le présent, à l’exprimer, à nous identifier à lui, qui est l’essence du monde. Nous ne de­vons pas projeter ce temps dans un avenir illu­soire, dans une survivance ou dans notre anéantis­sement. Car la vie et les souffrances humaines, exi­gent aujourd’hui beaucoup de nous ; la vie est trop intense, et les souffrances sont trop intenses ; le désordre social est devenu trop imbécile, et le dé­sarroi individuel est devenu trop pitoyable. La vie exige de nous que nous parvenions à la connais­sance totale, qui est le présent. Devons-nous con­quérir le présent ? Non pas. C’est le présent qui doit nous conquérir, nous les individus, nous les masses. Nous, les masses humaines, nous devons aujourd’hui briser le Temps, et nous laisser em­porter, par la force d’éclatement de l’instant pré­sent.

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[1] TENTER DE RÉSOUDRE LE MOI EN FONCTION D’UNE DE SES FACULTÉS. Donner dans cet exercice harassant au cours duquel on parle au nom du moi, on le perd, on le retrouve, afin que le système achevé suppose intact ce moi dont on a trois ou quatre fois ouvert le ventre par surcroît. Nous soutiendrons que la philosophie de Kant, plus qu’aucune autre, nous a révélé qu’elle avait, elle, dans le monde matériel, toutes les routes de son système, elle nous a éclairé le moi au centre d’un univers de catégories, où il avait sa place comme un point lumi­neux, qui est un soleil dans le système sidéral. D’où im­possibilité de donner à un développement philosophique un point de départ qui ne soit qu’intellectuel. L’œil est prisonnier de l’objet qu’il voit, comme les lunettes font partie du monde matériel qu’elles donnent comme contenu à notre vision subjective. C’est la philosophie de Kant. (En tant que négatrice de tous les systèmes fondés sur un télescopage verbal de la pensée et de la matière, et notam­ment de celui qui veut que la possibilité pour l’homme d’imaginer l’être compromette dans cette notion tout ce qui s’insurge contre elle dans notre impossibilité de la limiter). (On devrait dire que la notion d’être nous échappe parce que nous n’en concevons que le commencement et qu’il nous est impossible de lui donner des limites. Nous ne pouvons que l’apercevoir). La philosophie de Kant, nous retenons ici qu’elle a rétabli la circulation entre le moi et l’univers où il est compris, qu’elle lui a enlevé la tentation de disparaître derrière le raisonnement qu’il édifie. Elle lui a donné pour limites les limites de ce qu’il percevait, l’a amené à ne plus se découvrir que sous la forme d’une pensée du monde — laquelle ne devait pas, se faire faute de jouer l’homuncule dans les philosophies ultérieures, soucieuses de moderniser à tout prix l’idéa­lisme de tous les temps.

[2] ASPIRATION AU BONHEUR. — Les hommes aspirent au bonheur dira-t-on. Affirmation bien peu philosophique, le bonheur n’étant que le plus vague des mots vagues, et pouvant se définir seulement comme l’état auquel as­pirent tous les hommes. Voilà encore un ensemble de ces utopies dont on ne peut que décrire, de son mieux, le contenu. Notre bonheur, le plus souvent, apparaît dans l’opération qui nous dépossède de nous-mêmes au sein de l’activité que nous avons choisie. Quand nous agissons sur les choses jusqu’à les douer du pouvoir qui nous était donné sur elles, jusqu’à nous sentir, en elles, agir et comme créés en vue d’un sort séparé de nous par toute l’épaisseur de la matière, quand nous obtenons un objet longtemps souhaité et dont la possession ne pouvait pas être pensée dans l’idée que nous nous faisions de nous-mêmes, c’est notre bonheur de nous reporter de notre existence dans l’existence de ces choses, ou dans la possession de cet objet, de nous plonger à travers eux dans l’oubli de l’être que nous étions jusqu’à en sentir le moi éclater sur son contenu affectif, et se voir pour ainsi dire, par ce contenu affectif, créé du dehors… et créé unique­ment pour les besoins de la cause, créé dans sa dissolution prochaine.

Je ne peux que passer très rapidement sur ces indi­cations, et regrette de ne pouvoir analyser ici le bonheur particulier dont l’amour est le principe. On verrait com­ment dans la lumière particulière de l’amour le bonheur est de créer le moi, mais de ne le créer qu’afin de mieux le détruire, comme on met à nu la victime avant de l’éle­ver sur l’autel où elle sera sacrifiée. (Le bonheur d’être aimé, c’est de sentir que ce n’était pas le premier venu qu’il fallait à cet amour, que ce n’était pas le premier, venu qu’il voulait dissoudre). Et précisément, dans l’amour, le moi au sein de ce bonheur d’être plus que jamais un moi, devance le processus de dissolution en digérant le temps, en disant toujours en compromettant un avenir qui ne lui appartient pas, pour mieux figurer l’intensité de ce qui l’emplit et menace de le désintégrer, en prétendant même annexer et digérer le passé, comme il apparaît dans la jalousie rétrospective.

Les innombrables agitations du moi tendent toutes, maladroitement, vers quelque chose : le bonheur. J’admet­trai donc provisoirement comme vérité, cette « chasse au bonheur » de Stendhal. Mais je tiens beaucoup à formuler ici une déclaration qui sera justifiée par la suite : nous tendons vers la négation du Temps, négation où la sensi­bilité se conserverait intacte. La sensibilité, enfant du Temps, dévorant le Temps dans l’exercice de sa fonction la plus haute. Voilà ce que l’on trouve, je crois, en creu­sant l’idée du bonheur et qui nous conduit par d’autres chemins à la dissolution du moi. C’est ce que j’entendais dans la phrase suivante, primitivement mise en marge du présent ouvrage : « et si c’est la recherche du bonheur qui nous poussait, le bonheur disparaîtra pour ne plus représenter un jour que le contenu des choses ».

Comme tous les mots du langage psychologique, bonheur a un sens statique et un sens dynamique ; un sens d’état et un sens d’acte. Au premier sens, le « bonheur » est un état dans lequel l’homme espère pouvoir se reposer enfin : il exprime une aspiration au sommeil, à la mort. Le sens dynamique apparaît dans les expressions : « agir, danser, marcher, écrire avec bonheur », « faire un geste heureux », etc. Ce « bonheur » actif, celui de la création poétique, ne se connaît pas comme un état : il est le sentiment dynamique de tout acte désintéressé, au sens très fort de ce mot.

[3] LE « QUELQUE CHOSE », BILAN DE L’UNIVERS. — Le « quelque chose » doit être entendu indépendamment de toutes les distinctions concret-abstrait, objet-sujet, être-non être, etc… Il est simplement un inéluctable et inexo­rable, « plus que néant ». En somme, un bilan de notre univers est nécessairement, et sera nécessairement tou­jours, à chaque instant, plus que zéro. Le « plus que zéro » se transforme, mais jamais en un néant total, il ne devient pas zéro. Un pralaya, un univers en puissance, non manifesté, ce serait « quelque chose ». Il ne nous semble pas nécessaire d’insister sur ce point. Ce que nous pouvons remarquer c’est ceci : ne pouvant pas tendre vers zéro, il semble que l’univers ne puisse donc même pas diminuer. Rapprochons de cette notion celle à laquelle est parvenue la science contemporaine : l’univers ne cesse à aucun instant, paraît-il, de s’agrandir d’une façon verti­gineuse. La science confirmerait donc par une étude pure­ment objective l’exactitude de notre dialectique.

[4] COMPLEXE DE RETARDEMENT ET LUTTE DE CLASSES. — J’ai analysé ailleurs (Carnets mensuels 1931), du point de vue social et mythique, la fonction « retardatrice » qu’assument les castes et les classes au pouvoir, sous prétexte de protéger, de guider, d’instruire les masses. Il y a là l’expression d’un phénomène naturel extrêmement impor­tant, qui est le prolongement du processus d’adaptation des espèces. Les classes au pouvoir tendent par tous les moyens possibles à arrêter l’évolution humaine, en main­tenant les hommes à l’intérieur de cadres, de spécialisations. Or, à chaque nouvelle étape vers l’humain, la cons­cience nouvelle ne sera viable que si, par la lutte, elle par­viendra à briser cette force de retardement. Tant qu’elle ne peut pas la briser, c’est qu’elle n’est pas assez claire, assez puissante pour vivre. Si l’on comprend ce processus, on comprend aussi la nécessité absolue de la lutte des classes, et quelle trahison de l’humain représente toute coopération au sein des spécialisations imposées par les classes au pouvoir. Si l’on comprend ce processus on est définitivement révolutionnaire. J’ai déjà dit que ce pro­cessus se retrouve à chaque instant dans la bible (par exemple, lorsque l’Éternel, ayant chargé Moïse de de­mander à Pharaon la mise en liberté du peuple hébreu, le rassure en ces termes : « j’endurcirai son cœur, et il refusera » ; de même l’Éternel, ayant investi Moïse, n’a rien de plus pressé à faire que de se précipiter sur lui pendant son sommeil afin de le tuer ; tout cela n’est pas absurde : ce n’est qu’en arrachant de haute lutte, contre l’Éternel lui-même, le signe du pouvoir, que Moïse prouve sa légitimité, et celle de son peuple…, etc…, etc…). — C. S.

[5] Nous nous référons ici au poème de Jean l’évan­géliste qui, comme dans un rêve grandiose et terrible, perçoit et déforme cette réalité. — C. S.

[6] « TOUT LE DRAME HUMAIN RÉSIDE DANS LA LUTTE DES HOMMES CONTRE LEUR PROPRE ESSENCE… » — Je mon­trerai de quelle profondeur jaillit cette aspiration, en révélant qu’elle était exprimée dans un passage de Saint-Augustin « Utinam, homo, Romaniane, sibi aptus sit! ». Et ce sera le développement d’une des idées sous-entendues par la négation enveloppée dans le souhait ci-dessus que cette espèce de vue panoramique où j’entends reprendre ce que je disais en note sur le bonheur et la chasse au bonheur.

Je me souviens que Suarès, dans une première version de son écrit, avait déclaré : « tous les hommes souf­frent et voudraient ne pas souffrir », affirmation à laquelle je ne pus me résigner à souscrire qu’après avoir, vingt pages plus loin, pris connaissance de cet aperçu du drame humain « tout le drame humain réside dans la lutte…, etc… »

À entendre le mot souffrance au sens ordinaire qui met en jeu la totalité du bonheur objectif sous une forme négative, à entendre le mot souffrance au sens général qui suppose qu’elle est la pensée du bonheur, on peut soutenir que le pire état pour l’homme c’est l’état de non-souffrance, l’état où le Temps se développe à l’image d’une stabilité plus grande que le Temps, état où l’être est comme le cancer de la durée ; état de déchéance qui a été magnifiquement décrit par Rainer Maria Rilke dans un poème de « Vergers » que je ne peux résister au désir de transcrire en entier :

« Ce soir, quelque chose dans l’air a passé

Qui fait pencher la tête

On voudrait prier pour les prisonniers

Dont la vie s’arrête

Et on pense à la vie arrêtée.

À la vie qui ne bouge plus vers la mort

Et d’où l’avenir est absent

Où il faut être inutilement fort

Et triste, inutilement.

Où tous les jours piétinent sur place

Où toutes les nuits tombent dans l’abîme

Et où la conscience de l’enfance intime

À ce point s’efface

Qu’on a le cœur trop vieux pour penser un enfant.

Ce n’est pas tant que la vie soit hostile

Mais on lui ment

Enfermé dans le bloc d’un sort immobile. »

Cet état où la vie ne nous fait pas souffrir, où elle ne se sert pas de nos infirmités pour nous rendre imagi­nable sa plénitude est l’état dont l’homme peut le plus difficilement se satisfaire. Il est celui dans lequel les religions occidentales prétendent nous faire trouver nos aises, et dans lequel certains disgrâces physiques, celles qu’apporte l’âge, pour ne citer que celles-là, commence­raient à faire un nid à notre salut!! J’ai peu de chose à dire après avoir recopié l’admirable poème de Rilke qui marque bien le front extrême de la Présence dans la Poésie, qui suppose tout d’un coup une immobilité enne­mie développée contre le Temps, à la place de celle-là où le temps a atteint ses limites. Lutte désespérée de l’es­sence, étouffement de l’essence dans un bonheur qui ne lui est pas approprié ; parce qu’il s’oppose toutes les images vivantes du bonheur, parce que le bonheur est comme la tranquillité d’un malheur qui a épuisé toutes ses possibilités. — J. B.