Donald Hoffman
Le cerveau construit-il la réalité ?

Traduction & adaptation libres de la transcription de l’épisode 090 du podcast « You Are Not So Smart », animé par David McRaney. Le titre est de 3e Millénaire Nous nous entretenons avec Donald Hoffman, un psychologue en sciences cognitives de l’université de Californie ayant une formation en intelligence artificielle, en théorie des jeux et en biologie […]

Traduction & adaptation libres de la transcription de l’épisode 090 du podcast « You Are Not So Smart », animé par David McRaney. Le titre est de 3e Millénaire

Nous nous entretenons avec Donald Hoffman, un psychologue en sciences cognitives de l’université de Californie ayant une formation en intelligence artificielle, en théorie des jeux et en biologie évolutionniste. Hoffman a développé une nouvelle théorie de la conscience qui, si elle s’avérait exacte, bouleverserait notre compréhension non seulement de l’esprit et du cerveau, mais aussi de la physique elle-même.

***

David McRaney : Alors, est-ce qu’on voit tous la même couleur ?

Donald Hoffman : Nous savons en fait que même chez les personnes à couleur normale, il existe de grandes variations dans la perception des couleurs. Par exemple, chez les mâles à couleur normale, il existe deux allèles du gène du pigment-photosensible à cône rouge, qui diffèrent par un seul nucléotide. Cela change un acide aminé dans le pigment, ce qui change les propriétés réceptives et le pic de sensibilité de celui-ci. Et donc, lorsque vous testez ces hommes, environ des deux tiers ont un allèle, un tiers ont l’autre. Vous les emmenez au laboratoire, vous effectuez des tests génétiques, vous les séparez en deux groupes et vous constatez qu’ils vont donner des couleurs différentes. Ainsi, même parmi les hommes et les femmes dont la couleur est dite normale, il existe de grandes différences. Et puis, bien sûr, 7 % des hommes sont daltoniens, et environ un demi pour cent des femmes le sont. Ensuite, certaines femmes ont apparemment quatre récepteurs de couleurs au lieu des trois habituels ; elles ont, donc, une dimension supplémentaire pour percevoir les couleurs qu’aucun homme et que la plupart des femmes n’ont pas. Si je vous demande d’imaginer une couleur spécifique que vous n’avez jamais vu auparavant… d’accord ? Rien ne se passe… de la fumée peut sortir de mes oreilles, mais rien ne se passe. Mais ces femmes, apparemment, vivent dans un monde de couleurs que le reste d’entre nous ne peut même pas imaginer concrètement. Alors oui, nous utilisons tous les mêmes mots pour décrire les couleurs, et il est, alors, facile de supposer que nous voyons les mêmes couleurs. Mais, en fait, nous savons que c’est faux.

Que pensez-vous de toute cette théorie bicamérale de l’esprit… l’idée que, pendant très longtemps, nous avons été des monistes jusqu’à ce que l’idée de dualisme devienne assez commune et que nous commencions à recadrer notre concept de conscience de cette manière ?

Eh bien, le livre, bien sûr, était assez populaire et avait beaucoup d’adeptes. Mais, parmi les scientifiques, il n’a pas eu beaucoup d’influence. C’est une spéculation intéressante, et c’est bien de spéculer, mais les preuves sont plutôt contre ce genre d’affirmations. Nous avons fait beaucoup plus de progrès dans les neurosciences qui nous apprennent vraiment sur la nature de nos perceptions et aussi sur nos pensées concernant la conscience… La théorie prétend, par ex., que les Grecs entendaient peut-être les voix des dieux car ils extériorisaient leurs propres pensées internes, et d’autres choses semblables. C’est une spéculation intéressante, mais vous ne trouverez aucun scientifique sérieux qui prendra comme base de son travail ce genre d’hypothèse.

Eh bien, c’est une bonne transition vers votre travail… Vous avez certainement introduit des idées stimulantes dans le monde universitaire. Dans votre conférence TED, vous avez dit que malgré des travaux assez poussés, nous avons fait très peu de progrès dans la compréhension de la relation entre l’activité cérébrale et l’expérience consciente. Pourquoi avons-nous fait si peu de progrès et pourquoi y a-t-il tant d’idées qui, même si on les considère au début, deviennent par la suite marginales et spéculatives. Pourquoi y a-t-il eu si peu de progrès sur ce problème spécifique ?

Eh bien, nous l’appelons en fait le problème difficile de la conscience, et cela en partie parce que nous n’avons pas progressé pour proposer une théorie scientifique spécifique qui a un quelconque poids à ce sujet. Et, il y a des spéculations sur la raison pour laquelle nous n’avons fait aucun progrès. L’une de ces hypothèses est que nous ne disposons tout simplement pas des systèmes conceptuels nécessaires pour résoudre ce problème. Nous n’attendons pas que des singes puissent résoudre des problèmes de mécanique quantique, et il se pourrait que l’Homo sapiens ne soit tout simplement pas équipé de concepts nécessaires pour résoudre le problème de la relation entre la conscience et l’activité cérébrale. C’est certainement possible, et je ne peux pas l’exclure ; ce que je veux dire c’est que je prends la théorie de l’évolution très au sérieux et il est fort possible que nous n’ayons pas les concepts nécessaires. Mais je pense qu’une autre raison existe, et c’est que nous avons fait, tout simplement, de fausses hypothèses. C’est de cette façon que j’ai commencé à me pencher sur la question, car, comme tout le monde, j’essayais de comprendre comment l’activité cérébrale pouvait être à l’origine de nos expériences conscientes. Je n’arrivais pas à trouver quoi que ce soit d’intelligent à dire à ce sujet, et encore moins à élaborer une théorie. Mais lorsque vous examinez toutes les soi-disant théories existantes, par exemple la « théorie de l’information intégrée » ou « l’effondrement orchestré des états des microtubules » et ainsi de suite… lorsque vous les examinez réellement, elles ne font pas le poids… Par exemple, on n’y trouve pas de compte rendu d’une expérience consciente particulière, comme le goût du chocolat. Quel est l’état d’information intégré du cerveau qui est identique au chocolat ? Cela n’a jamais été montré. Donc, il n’y a pas un seul cas concret qu’ils peuvent montrer du doigt. Nous ne savons donc pas si telle structure causale intégrée est du chocolat ou si cet autre a le goût d’un citron, ni les principales raisons du pourquoi. Il n’y a rien qui ressemble de près ou de loin à cela et il n’y a aucune idée sur la façon de l’obtenir. Je pense donc que la raison pour laquelle nous n’avons pas progressé est que nous avons fait une hypothèse très simple mais fausse… Nous avons supposé que notre système de perception nous donne une indication sur la nature de la réalité telle qu’elle est. Nous avons évolué pour rester en vie, pour être en forme et pour avoir une progéniture, et dans le processus d’évolution des systèmes de perception qui nous ont gardé en vie, nous avons évolué vers des systèmes de perception qui nous ont montré la réalité telle qu’elle est, pas de manière exhaustive, nous ne voyons pas toute la vérité bien sûr, personne ne le croit, mais nos perceptions d’un monde en termes d’espace et de temps et d’objets physiques qui semblent avoir des pouvoirs causales… Comme une bille blanche qui frappe la boule huit, la fait tomber dans la poche du coin ; nous pensons que cette causalité des objets physiques dans l’espace-temps est authentique, parce que c’est la façon dont nous voyons le monde… Cette hypothèse est celle que j’ai examinée. La raison pour laquelle je me suis penché sur cette question est que nous avons supposé que certains objets dans l’espace et le temps, à savoir les neurones, ont le pouvoir causal de créer nos expériences conscientes, et c’est donc la question que je me suis posée. Cette hypothèse est-elle juste ? Lorsque nous faisons cette hypothèse, nous ne pouvons aller nulle part, lorsque nous supposons que les neurones causent nos expériences conscientes et que l’activité neuronale est à l’origine de notre comportement, nous nous heurtons à de graves problèmes. En fait, nous ne pouvons faire aucun progrès théorique. J’ai donc dit : « Prenons du recul et posons-nous la question suivante : l’évolution par sélection naturelle favorise-t-elle les perceptions qui nous montrent la réalité telle qu’elle est ? Est-ce que la perception a évolué afin de mieux voir la vérité ? »

Donc, c’est votre grand défi, parce que c’est ce que j’ai appris à l’école, l’idée que le cerveau construit la réalité et que c’est une sorte de réalité virtuelle, cela a été communiqué assez bien. Mais aussi que ceux de nos ancêtres qui avaient une perception plus précise de la réalité objective avaient plus de succès ; donc au fil du temps nous sommes devenus plus avancés grâce à une perception encore plus précise et qui correspond mieux à la réalité, et ainsi de suite. Vous contestez donc complètement cette idée, n’est-ce pas ?

C’est exact, je pense que vous avez bien résumé le point de vue standard dans ce domaine, selon lequel ceux de nos ancêtres qui voyaient plus précisément avaient un avantage concurrentiel sur ceux qui voyaient moins précisément et étaient donc plus susceptibles de transmettre leurs gènes qui avaient les codes d’un système perceptif plus précis. Nous pouvons donc être certains que nous ne voyons pas toute la réalité telle qu’elle est, mais que nous en voyons une partie, à savoir la partie de la réalité dont nous avons besoin, et que nous la voyons avec précision. Et c’est précisément la question… l’affirmation que j’ai ensuite remise en question. Nous n’avons pas besoin d’agiter les mains, l’évolution par sélection naturelle est une théorie mathématiquement précise, nous disposons des outils de la théorie des jeux évolutionnaire, de la théorie des graphes évolutionnaire et des algorithmes génétiques, et nous pouvons donc poser une question mathématique précise et demander dans quelles conditions la sélection naturelle favoriserait des perceptions véridiques… c’est le terme technique que les scientifiques utilisent… les perceptions véridiques, c’est-à-dire des perceptions qui sont exactes par rapport à la réalité… pas de manière exhaustive, mais là où nous pouvons en avoir besoin. J’ai donc, en collaboration avec certains de mes étudiants diplômés, posé cette question et nous avons effectué des simulations de Monte Carlo en simulant des centaines de milliers de mondes aléatoires et en plaçant dans ces mondes des organismes qui pouvaient percevoir la vérité, une partie de la vérité ou rien de cette vérité. Dans la simulation, il y avait ce qu’on appelle des fonctions sélectives, qui disent combien de points d’aptitude vous obtenez pour diverses actions que vous entreprenez, n’est-ce pas ? C’est le nom du jeu. En plus de la réalité, il y a une fonction sélective qui régit votre succès dans la reproduction. Et ce que nous avons découvert dans nos simulations, c’est que les organismes qui voyaient la réalité telle qu’elle est ne pouvaient jamais surpasser les organismes qui ne voyaient pas la réalité et qui étaient juste réglés sur des valeurs sélectives (ou des aptitudes) – tant qu’ils étaient de complexité égale. J’ai donc conjecturé un théorème, et le théorème que j’ai conjecturé est qu’un organisme qui voit la vérité ne peut jamais être plus apte qu’un organisme de complexité égale qui ne voit pas la vérité, mais qui est juste réglé sur les aptitudes. J’ai travaillé avec un ami mathématicien, Chetan Prakash, et j’ai prouvé ce théorème, qui est actuellement en cours de révision. Mais c’est en fait un théorème qui dit que si nos systèmes de perception ont évolué par sélection naturelle, alors la probabilité que nous voyions la réalité telle qu’elle est, de quelque manière que ce soit, est nulle. Précisément zéro.

Ok, il y a beaucoup à déballer. La chose excitante, c’est qu’il s’agit d’une idée que l’on aurait pu croire confinée, à jamais, au domaine de la philosophie, mais on voit qu’elle déborde, pas seulement en psychologie, mais aussi dans la modélisation informatique, dans la science de l’évolution et dans les neurosciences. Vous avez donc réussi à la mettre dans un cadre où elle peut être évaluée par des pairs, et c’est assez fantastique. Alors, en quoi cela diffère de l’idée de l’umwelt ? Bien sûr, nous ne voyons pas la réalité objective, nous voyons la réalité subjective, et nous n’en voyons qu’un tout petit fragment. Quels sont les éléments de la théorie que vous avez élaborée et qui se basent sur cette idée ?

Eh bien, l’idée de l’umwelt de von Uexküll était, je pense, très pertinente pour l’époque. Il soulignait que des organismes différents ont effectivement des mondes perceptuels différents parce qu’ils habitent des niches différentes, donc ce que c’est que d’être une chauve-souris est très différent de ce que c’est que d’être un homo sapiens. Leurs mondes perceptifs seront donc très différents, et de nombreux neuroscientifiques et chercheurs cognitifs d’aujourd’hui aiment l’idée de von Uexküll, mais la façon dont ils l’interprètent est que la notion d’umwelt signifie que différents organismes voient différentes parties de la réalité. La chauve-souris ne voit pas les mêmes parties de la réalité que nous, et son monde perceptif peut donc être très différent du nôtre, car la réalité elle-même est très très riche, et différents organismes peuvent donc être adaptés à différentes parties de cette réalité. C’était également l’idée de J.J. Gibson, dans son point de vue d’optique écologique, selon lequel différents organismes verraient ce dont ils ont besoin selon leur niche spécifique. Donc, je suis d’accord sur un point, à savoir que différents organismes sont effectivement des mondes perceptifs différents, mais là où je ne suis pas d’accord, c’est que ces mondes constituent différentes parties de la vérité. Je ne pense pas du tout qu’ils voient la vérité. Je pense qu’une bien meilleure métaphore serait de dire que nous avons des interfaces utilisateurs différentes. Ainsi, si vous avez un ordinateur portable et que vous écrivez un courriel, et que l’icône de ce courriel que vous écrivez à votre ami est bleue, rectangulaire et se trouve au milieu de votre bureau… cela signifie-t-il que le courriel lui-même, à l’intérieur de votre ordinateur, est bleu et rectangulaire et se trouve au milieu de l’ordinateur ? Bien sûr que non, c’est idiot. Quiconque pense cela se trompe sur le but de l’interface : elle n’est pas là pour vous montrer la vérité, elle est là pour cacher la vérité. Vous ne voulez pas savoir à propos des diodes, des résistances et des tensions. Si vous deviez savoir tout cela, vous ne parviendriez jamais à écrire le courriel, si vous deviez alterner les tensions, bonne chance, vous ne finiriez jamais le courriel. Donc l’interface de bureau est là pour cacher la vérité, vous donner une friandise pour les yeux qui vous permet de faire votre travail, quoi que vous ayez à faire. Et c’est ce que l’évolution fait pour nous, nos systèmes de perception sont des bureaux, ce sont des interfaces. L’espace et le temps sont notre bureau en 3D… le temps est une dimension supplémentaire, donc l’espace tridimensionnel forme un bureau avec le temps. Et puis les objets physiques, comme les tables et les chaises, sont les icônes de notre bureau, et nous avons développé cette interface perceptive non pas pour qu’elle nous montre la vérité, mais pour qu’elle la cache. Nous n’avons pas besoin de connaître la vérité et, en fait, la connaître nous gênerait, tout comme le fait d’alterner les voltages vous empêcherait de rédiger un courriel. C’est donc là que je diffère du point de vue de l’umwelt, du moins de l’interprétation standard de ce point de vue par mes collèges. Ils diront : « Oui, des organismes différents voient le monde de différentes manières ; ils habitent effectivement des mondes perceptifs différents ». Mais ce qu’ils pensent vraiment, c’est qu’ils habitent différentes parties de la vérité. Et je dis : « Non, aucun d’entre nous, aucune espèce à aucun moment n’a vu un aspect de la vérité. Nous avons des interfaces utilisateurs spécifiques à chaque espèce, qui évoluent pour chaque espèce différente afin de lui cacher la vérité et lui donner des petits symboles simples qu’elle peut utiliser pour rester en vie assez longtemps pour se reproduire. »

Et vous avez modélisé cela… c’est ce qui rend cela si génial, c’est que ce n’est pas seulement de la spéculation à partir de quelques vieux manuels… Vous avez modélisé cela de manière très détaillée, et cela vous a conduit dans ce territoire. Mais maintenant, nous entrons dans un domaine un peu plus difficile ; c’est le concept de « réalisme conscient »… L’exemple qui m’a le plus aidé à le comprendre c’est le concept d’une colostomie du corps, un patient à cerveau fondu (split brain). Donc si vous pouviez commencer par là, je pense que nous pourrions peut-être entrer dans le vif du sujet.

Bien, donc la raison pour laquelle j’ai commencé à penser à la conscience comme une nature fondamentale de la réalité est que la plupart d’entre nous, moi y compris, commençons par être physicalistes. Nous supposons que l’espace, le temps et la matière… sont la nature ultime de la réalité, et la raison pour laquelle nous croyons cela est que c’est ce que nous voyons. Nous regardons autour de nous et nous voyons l’espace et le temps et nous voyons des objets physiques et nous supposons que nous avons évolué pour voir la réalité telle qu’elle est et donc nous supposons que l’espace, le temps et la matière sont la nature ultime de la réalité. Et c’est une erreur simple, nous avons confondu notre interface avec la vérité. C’est comme une personne qui pense qu’il y a vraiment une icône bleue à l’intérieur de l’ordinateur, c’est ça le physicalisme… c’est cette erreur stupide.

Et vous dites que cela s’applique, aussi, aux atomes, aux quarks et tout le reste…

C’est exact. Cela va jusqu’à tout ce qui est à l’intérieur de l’espace et du temps, donc même lorsque des physiciens comme Rutherford nous ont dit il y a un siècle que, vous savez, un morceau de métal qui semble dur et solide est en fait principalement un espace vide, il y a tous ces atomes et particules subatomiques qui tournent dans l’espace vide, et donc cela ne ressemble en rien à ce que nous percevons. Et c’est vrai et c’est peut-être surprenant, mais ce que je dis est encore plus étrange, je dis que c’est toujours dans le bureau parce que ces atomes tournent dans l’espace et le temps. Vous n’êtes pas sorti du bureau tant que vous n’avez pas lâché l’espace et le temps eux-mêmes. J’ai donc une proposition claire selon laquelle les physiciens vont découvrir que l’espace-temps est condamné, qu’il ne fait pas partie de l’ontologie fondamentale qu’ils peuvent utiliser pour démarrer une théorie en physique. Nima Arkani-Hamed, professeur de physique à l’Institute for Advanced Study de Princeton, a donné des conférences sur ce point précis, à savoir que l’espace-temps est condamné et qu’ils essaient de trouver ce qui va le remplacer. Donc, c’est pourquoi nous avons toujours cru que la physique… avec ses objets physiques non-conscients sont fondamentaux. Mais maintenant que nous devons abandonner cela, la question est : « Quelle ontologie devons-nous adopter, quelle est la nature de la réalité ultime ? » Et, la première réponse est que l’homo sapiens est peut être incapable de comprendre, c’est une possibilité, nous ne pouvons tout simplement pas savoir. Mais il y a une autre possibilité : je peux me tromper sur tout ce que je crois, c’est certainement possible, peut-être tout ce que je crois est fondamentalement faux ; mais si j’ai raison sur une chose, c’est que j’ai des expériences conscientes, je crois que j’ai des expériences de douleur, de goût de chocolat, d’odeur d’ail, de sentiments d’amour et ainsi de suite. Si j’ai tort à ce sujet… j’ai tort à propos de tout, nous pourrions aussi bien boire de la bière, manger de la pizza et passer un bon moment parce que la science serait impossible. Alors, je me suis décidé, j’ai dit : « Écoutez, l’évolution par sélection naturelle implique que nos perceptions de l’espace, du temps et de la matière ne sont pas une vision de la réalité ; le physicalisme est faux. Essayons d’inventer une autre théorie de la réalité, mais en la rendant rigoureuse, je veux une théorie de la réalité mathématiquement précise. » Et j’ai ajouté : « Commençons par la conscience, car si je me trompe sur le fait que nous sommes conscients, je me trompe sur tout, alors commençons par là. » J’ai donc une théorie mathématiquement précise de la conscience, c’est en fait un modèle mathématique de la conscience que vous pouvez écrire au dos d’une serviette de table, mais c’est mathématiquement précis. Et puis une affirmation très forte selon laquelle chaque aspect des expériences conscientes et de la dynamique de la conscience peut être modélisé sans exception par cette théorie mathématique. Je me trompe probablement, mais c’est là tout l’intérêt de la science : être absolument précis, jusqu’au moindre détail mathématique. Soyez très très précis, formulez des affirmations audacieuses pour que les gens puissent ensuite vérifier… vous mettez une cible sur vous-même, sur votre théorie, pour que les gens puissent essayer de les désapprouver, c’est tout l’esprit de la science. J’ai donc cette théorie de la conscience et l’affirmation audacieuse que la conscience est fondamentale, que la nature ultime de la réalité c’est la conscience, ce que j’appelle les « agents conscients ». Si j’ai raison, alors une prédiction est que nous serons en mesure d’utiliser cette théorie de la conscience, avec une précision mathématique, pour retrouver ce que nous appelons la mécanique quantique, la relativité générale et éventuellement même la gravité quantique. En d’autres termes, nous résoudrons le problème du corps et de l’esprit, non pas en commençant par des éléments physiques comme les neurones et en essayant de faire émerger la conscience à partir d’eux, mais en allant dans l’autre sens. Commençons par la conscience, définie et modélisée de manière mathématiquement précise, et montrons que nous pouvons récupérer la mécanique quantique, la relativité générale et éventuellement la gravité quantique à partir de celle-ci, et résolvons le problème de cette manière.

Et donc, si ce ne sont pas des atomes et des molécules, ce ne sont que des représentations sur notre bureau…

Donc, l’idée serait que si ce n’est pas une chose physique comme l’espace, le temps et la matière, je propose que la nature ultime de la réalité est en fait quelque chose que nous ressentons quelque peu intimement, à savoir l’expérience consciente – les peurs, les émotions, l’odeur du chocolat, le goût de l’ail et ainsi de suite. Je ne dis pas que nous avons nous-mêmes des intuitions profondes dans ces expériences conscientes, mais que nous avons des expériences conscientes. En utilisant cela comme base et en en faisant un modèle mathématique, nous pouvons alors commencer à obtenir une science de la conscience qui soit une science rigoureuse, où nous pouvons réellement obtenir des surprises. N’est-ce pas ? Nous pourrions découvrir… des choses sur notre propre conscience que nous n’aurions jamais connues si nous n’en avions pas obtenu une théorie mathématiquement rigoureuse.

Comment pouvons-nous échapper à la possibilité que les mathématiques fassent aussi partie de ce bureau ? Que les maths elles-mêmes sont une construction humaine et ne nous aident pas à modéliser la réalité parce qu’elles font partie du… elles sont aussi piégées dans la métaphore du bureau ?

Super… c’est une question très importante, et elle distingue mon point de vue de certains points de vue religieux qui ont essayé d’utiliser l’évolution pour démolir la science d’une manière très différente. Alvin Plantinga, par exemple, a utilisé des arguments évolutionnistes pour dire que toutes nos capacités cognitives ne sont pas fiables et que, par conséquent, l’évolution se tire une balle dans le pied. Et mon argument est très différent, mon argument ne s’applique qu’à une seule capacité cognitive, à savoir nos capacités perceptuelles. Il ne s’applique pas à notre logique et à nos maths, et en fait, lorsque vous regardez la logique et les maths, une analyse différente de l’évolution semble s’appliquer. Il existe des pressions de sélection pour effectuer correctement certaines opérations élémentaires en logique et en mathématiques. Deux pommes me rapportent environ deux fois plus qu’une pomme. N’est-ce pas ? C’est une question de valeur sélective (fitness), donc c’est l’élément clé. L’évolution est une question de fitness, pas de vérité, mais quand on argumente et qu’on raisonne sur le fitness, il faut le faire correctement. Ainsi, même si vous n’argumentez pas, ou ne raisonnez pas sur la vérité, vous devez faire les mathématiques et la logique correctement pour que le fitness soit correcte. Ainsi, bien que l’évolution par la sélection naturelle pousse ou façonne uniformément nos perceptions à ne pas être vraies, elle ne pousse pas uniformément nos mathématiques et notre logique à ne pas être vraies. Il existe de petites pressions de sélection… d’ailleurs, je ne dis pas qu’il existe des pressions de sélection qui font de nous des génies en mathématiques, loin de là. Ce qu’il y a, ce sont ces petites enclaves d’aptitude, de sorte que deux pommes valent mieux qu’une en termes de fitness, ou en termes de… en tant que société, en tant que groupe social, nous sommes des chasseurs-cueilleurs, nous coopérons… à la fin de la journée, je partageais avec vous si vous n’en avez pas assez, et le lendemain, j’attendais que vous partagiez avec moi. Mais il y a une logique de réciprocité qui évolue ensuite, je veux dire que je vous en ai donné hier, le jour d’avant, en fait je vous en ai donné depuis un mois et bon sang, vous ne m’avez jamais rien donné en retour. Attendez une minute, il y a un peu de logique qui entre en jeu ici, juste un peu qui dit, « Si je fais ceci, alors j’attends ceci de vous et vice versa. » Et donc nous avons ces petits bastions de logique et de mathématiques que l’évolution nous donne, qui ne sont pas là… pour nous montrer la vérité mais juste pour que ça marche. Mais de temps en temps, les gènes s’assemblent et on obtient un von Neumann ou un autre brillant mathématicien comme un Kurt Gödel… qui est vraiment, de notre point de vue, un véritable génie dans ces domaines. Ainsi, l’évolution par sélection naturelle éloigne uniformément nos perceptions de la vérité, mais elle n’éloigne pas uniformément les mathématiques et la logique de la vérité. Elle nous donne un petit coup de pouce ici et là, et de temps en temps, les gènes s’assemblent et vous obtenez un véritable génie dans ces domaines.

Voyons si nous pouvons aider les gens à comprendre cette idée d’agents conscients. Une personne a une conscience et vous avez mentionné qu’un patient au cerveau dédoublé (split brain) – avec toutes ces grandes expériences de Gazzaniga –, a, en quelque sorte, deux consciences logées dans un seul organisme. Et vous pouvez… j’ai vu cela dans certains de vos travaux, vous pouvez étendre cela à… quatre, puis seize, puis quarante-cinq. Et cela me rappelle un peu le travail de Minsky, jusqu’à ce que l’on en arrive à des petits agents binaires.

Oui, ouais.

Alors comment cela s’intègre-t-il dans votre concept de réalisme conscient ?

C’est un excellent exemple, nous avons tous l’impression d’être une seule et même conscience, n’est-ce pas ? C’est ce que l’on ressent subjectivement… parfois nous avons des conflits intérieurs, mais nous avons l’impression d’être une seule et même conscience. Mais il s’avère que l’organisation de notre cerveau comporte deux hémisphères, un gauche et un droit, reliés par 200 à 225 000 000 millions de fibres, d’axones. C’est donc comme un… pensez-y comme un câble, un câble informatique entre deux gros ordinateurs. Et dans certains cas graves d’épilepsie, lorsqu’une partie du cerveau est défectueuse, par exemple dans l’hémisphère droit, et qu’elle envoie des signaux aléatoires dans l’ensemble du cerveau, ce qui vous rend inconscient, il était parfois impossible d’y remédier avec des médicaments. Alors, Joe Bogen… que j’ai eu le privilège de connaître de son vivant… était un chirurgien célèbre qui soignait ces personnes en leur otant la calotte crânienne, puis avec un scalpel, en coupant le corps calleux et en séparant les deux hémisphères. Et ce que cela a fait, c’est de confiner la mauvaise activité électrique à un seul hémisphère. Ainsi, un hémisphère pouvait tomber en panne, mais pas l’autre, et ce qu’ils ont découvert, c’est que les deux, dans des expériences minutieuses, les deux hémisphères ont en fait… selon mon interprétation,… deux types de conscience distincts dans le sens suivant : vous pouvez poser une question à l’hémisphère droit et poser la même question à l’hémisphère gauche et vous obtenez des réponses différentes. Par exemple, que voulez-vous faire lorsque vous serez diplômé ? On a posé cette question à une personne : l’hémisphère gauche voulait être dessinateur industriel et l’hémisphère droit voulait être pilote de voiture de course. On ne pourrait pas être plus différent, il y avait des personnalités différentes, des goûts et des aversions différents. De telles personnes peuvent jouer à vingt questions l’une avec l’autre, vous pouvez littéralement mettre en place une situation où l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit jouent à vingt questions, et c’est un véritable jeu parce que les deux hémisphères ont des contenus de conscience différents. Nous avons donc l’impression d’être une seule conscience unifiée, et c’est peut-être le cas. Mais un simple couteau, un scalpel peut couper votre conscience en deux. Et il y a deux sphères de conscience distinctes, et donc s’il y en a deux, alors pourquoi pas plus ? Jusqu’où cela pourrait-il aller ? Minsky avait la notion de société de l’esprit, et j’ai une notion mathématique précise de ce que j’appelle des « agents conscients » qui peuvent être divisés de plus en plus jusqu’à ce que vous arriviez à des agents qui sont littéralement aussi simples que possible. Un bit de perception et un bit d’action. Littéralement un zéro ou un pour la perception ou un zéro ou un pour l’action. Et ensuite, les mathématiques me permettent de construire des agents conscients aussi complexes que les humains.

Ça me rappelle tellement cette vieille idée de l’univers récursif : le jeu de la vie de Conway.

Oh oui, oui.

Je me demande comment cela a été reçu par vos pairs et peut-être par d’autres personnes dans les silos académiques. Je veux dire, je pense qu’à première vue, cela ressemble à du woo woo, cela ressemble à Deepak Chopra, cela ressemble à, vous savez, des gens qui parlent de conscience quantique et de choses qui ont généralement été très mal considérées en neuroscience et en psychologie et dans d’autres sciences sociales. Comment cela a-t-il été reçu, et comment le ressentez-vous ?

Eh bien, la réaction initiale de mes collègues universitaires est généralement la surprise et le choc. Je fais le travail universitaire normal, j’ai publié des articles avec des modèles mathématiques et je vais à des conférences dans diverses universités et je donne des colloques où je présente les modèles mathématiques, et donc cela met la barre plus haut. Ce serait une chose de dire : « Je pense que la conscience est fondamentale. » Cela voudrait dire que l’idée ne fait pas le poids. Mais dire : « Voici le modèle mathématique de l’évolution par la sélection naturelle et ce qu’il fait à nos systèmes perceptifs. » Et voici mon théorème maintenant, j’ai un théorème et une preuve qui dit que la probabilité que nos perceptions de l’espace et du temps et des objets physiques et de la causalité physique… la probabilité que ce soit une vision de la nature de la réalité est zéro. Maintenant, je l’ai dit, et tous ceux qui veulent s’en prendre à moi peuvent le faire. S’ils pensent qu’il y a une hypothèse dans le théorème, ou une déclaration erronée dans la preuve, très bien, allez-y. J’ai publié un article avec deux de mes collègues il y a plus d’un an dans l’une des revues les plus prestigieuses, et dix professeurs du monde entier ont eu l’occasion d’écrire des commentaires et de faire leurs meilleurs critiques, puis nous leur avons répondu. Et nous nous en sommes bien sortis. Nous faisons donc le travail universitaire normal : voici la théorie mathématique précise, voici la cible, tirez dessus. Et si vous touchez, super, alors nous allons essayer de faire évoluer la théorie. Si c’est un coup dévastateur, alors peut-être que nous devons l’abandonner. Nous faisons donc le travail scientifique normal en essayant d’être précis et en élaborant une théorie. Jusqu’à présent, personne n’a été en mesure de la démonter.

C’est génial. Comment les lecteurs intéressés peuvent-ils vous trouver ? Comment peuvent-ils trouver votre travail ? Comment peuvent-ils commencer à regarder à travers et comment peuvent-ils l’obtenir… comment peuvent-ils entrer dans votre compréhension ?

Donc, probablement la manière la plus simple… tous mes articles, interviews et vidéos sont en fait listés chronologiquement sur mon vita. Donc si vous faites une recherche google pour Donald Hoffman, vous verrez sur ma page d’accueil qu’il y a un lien vers mon vita. Si vous cliquez dessus, vous verrez tout ce que j’ai fait avec des liens directs vers des sources gratuites. Tous mes articles sont donc là. J’ai publié un article, vous le verrez sur mon CV, en 2010 dans le Journal of Theoretical Biology, le premier journal dans le domaine, où tous les résultats vraiment importants en biologie évolutive ont été publiés… des résultats théoriques. Et nous y présentons nos simulations de Monte Carlo où nous montrons que l’évolution par la sélection naturelle ne favorise jamais la perception de la réalité telle qu’elle est lorsque vous êtes en concurrence avec des systèmes perceptifs aussi complexes. Donc, c’est là, c’est dans le premier journal du domaine et vous pouvez aller lire les mathématiques par vous-même. Psychonomic Bulletin & Review a publié mon article cible l’année dernière, avec les dix commentaires et réponses ; il s’intitule The Interface Theory of Perception, c’est le nom de l’article et vous pouvez le télécharger et le lire. Et puis il y a aussi mon modèle mathématique de la conscience appelé Réalisme Conscient… non, l’article s’appelle Objets de la Conscience, il est sorti il y a juste un an ou deux et il est en ligne gratuitement. Et il a été, pour un article de geek, plutôt bon, il a été consulté 52 000 fois… pas mal pour des mathématiques de geek, c’est des maths du début à la fin, donc ce n’est pas une lecture facile, mais c’est une théorie précise de la conscience avec une feuille de route précise sur la façon dont nous pourrions faire des liens avec la physique. Ainsi, les idées sont toutes là, les mathématiques sont claires et les gens peuvent s’y attaquer, car je n’essaie pas d’agiter mes mains. Je dis : « C’est ici, voici les détails mathématiques. Des questions ? »

Je pense que ce que vous avez fait est incroyablement fascinant et stimulant, et j’espère que les gens chercheront et essaieront de comprendre profondément avant de l’absorber ou de la rejeter sans se poser de questions. J’apprécie vraiment que vous nous accordiez autant de temps. Merci.

Ce fut un plaisir, merci beaucoup David.