Traduction libre
Est-il possible de se réveiller à la vie spirituelle sans gourou ou sans avoir étudié les anciennes écritures ? En d’autres termes, comment un occidental moderne peut-il aller droit au but sans passer par toutes sortes de chemins ésotériques ? Comment une telle personne en vient-elle à redécouvrir, à partir de sa propre expérience, la sagesse millénaire de l’Inde connue sous le nom d’advaita ?
La question est vraiment : Peut-on savoir de quoi il s’agit, en commençant par rien – aucune connaissance spécialisée de la métaphysique ou de la science, aucun endoctrinement d’aucune sorte ? Ma réponse est oui ; peut-être pas pour tout le monde, mais en principe, oui, parce qu’alors on part avec un esprit frais, un esprit de débutant – ce qui est la moitié de la bataille. Mais même dans ce cas, l’aide – intérieure ou extérieure – est essentielle. Que nous le réalisions ou non, le Guru nous aide toujours.
La plupart d’entre nous en savent trop, nous sommes trop instruits, à moitié trop intelligents en matière de spiritualité et trop figés dans nos habitudes. Tout cela interfère avec la recherche de l’inconnu, puisque le connu ne peut jamais entrer en contact avec l’« inconnu », une autre dimension.
Si vous me permettez de citer ma propre expérience, à la fin des années cinquante, ma recherche a commencé sérieusement, après avoir pris connaissance de l’enseignement de J. Krishnamurti, de Sri Ramana Maharshi et de divers maîtres zen. Ils représentaient pour moi le Guru et m’ont conduit à vichara (enquête). Pourtant, mon exploration de ce qui est s’est faite de manière indépendante, comme une extension logique de mon éducation scientifique et de ma curiosité inhérente. Mon enquête initiale concernait la nature sous-jacente des apparences et des phénomènes superficiels, la réalité qui se cache derrière l’observation sensorielle. Plus précisément, j’étais intéressé à sonder la signification des preuves fournies par les organes des sens, qui constituent la matière première du fonctionnement de l’esprit. Mon enquête s’est déroulée en quelque sorte selon les lignes suivantes.
Tout d’abord, l’esprit perçoit dans son champ d’observation une multitude de formes séparées, d’entités distinctes dans l’espace et le temps. La pensée, dans un but de reconnaissance, attache ensuite des noms à ces formes et expériences sensorielles qui reviennent régulièrement, ce qui constitue le langage. La perception commune prévaut que le langage révèle quelque chose sur la nature réelle des objets et des concepts définis. Cependant, j’ai rapidement réalisé, avec un certain choc, qu’il ne fait rien de tel ; il rend simplement la communication possible en nous permettant de nous référer aux mêmes choses, un aspect que j’ai abordé plus en détail dans mon livre Crisis in Consciousness.
Je me suis également rendu compte que les limites de ces entités discrètes étaient déterminées par la composition des organes des sens et leurs divers moyens de fonctionnement et qu’elles n’étaient pas une propriété exclusive des objets eux-mêmes. Prenons, par exemple, le sens de la vision. Les limites des objets sont déterminées par la réflexion sur leur surface extérieure d’un rayonnement situé dans une certaine gamme du spectre des ondes électromagnétiques, celle que nous appelons « lumière visible ». Les différentes formes ainsi perçues ne sont donc pas indépendantes du milieu et des organes d’observation. Cela signifie qu’elles ont une existence dépendante et n’ont donc pas de réalité absolue. Elles n’existent que dans la mesure où « je » existe.
Les paramètres de ma propre « identité (I-ness) » sont également relatifs ou arbitraires. Par exemple, si mes organes sensoriels étaient de constitution différente, le corps pourrait être délimité par son rayonnement thermique ou par une autre section du spectre des ondes électromagnétiques. Dans ce cas, ma « forme » physique serait totalement différente. Se demander quelle est la forme correcte ou « plus correcte » du « moi », c’est voir d’emblée sa nature nébuleuse du point de vue de la réalité, et plus précisément, que la question est étroitement liée à la nature de l’observateur qui tente de définir l’objet. Je suis donc arrivé inéluctablement à la conclusion et à l’intuition de l’unicité : le sujet et l’objet font partie d’un seul continuum, d’un seul processus, et il devient donc tout à fait inutile de parler de la nature de l’objet comme « donnée » ou absolue (comme le faisait Kant en parlant de la « chose en soi ») sans considérer le sujet. Et vice versa : il s’ensuit que la nature du « sujet », dans cette relation sujet-objet, n’est pas aussi claire que nous l’avions supposé. Même physiquement, « je » ne suis pas ce que je pensais être, et en outre, ce qui passe pour le soi, psychologiquement – c’est-à-dire la « personnalité » ou « l’individualité » – sont certaines accumulations, les qualités que l’esprit a arbitrairement identifiées à la forme physique. Ainsi, nous pouvons constater que chacun crée en fait sa propre réalité !
L’évidence de mes sens est aussi d’une autre manière – qualitativement – assez trompeuse. Bien que nous parlions de la perception des sens comme d’une preuve directe, elle est toujours le produit d’une inférence. Par exemple, mon sens tactile me dit qu’une tige d’acier est très solide, contrairement à la boue ou à l’argile qui présentent différents degrés de « molesse ». C’est mon impression expérimentale au niveau macromoléculaire. Mais lorsque je descends à un niveau plus fondamental – le niveau moléculaire ou atomique – je découvre que la plupart de cette apparente solidité est en fait un espace vide. Une fois de plus, mon impression au niveau de l’expérience quotidienne s’est révélée être un mensonge à première vue. Ce qui est perçu comme « objet » ne l’est jamais qu’en relation avec un sujet. Il n’existe aucun objet en tant que tel, ce n’est toujours qu’une impression ! C’est ainsi que, sans avoir aucune connaissance scripturaire, ni connaissance de la mécanique quantique, mais simplement par l’observation, la réflexion et le bon sens, j’ai découvert par hasard l’ancien concept de Maya ! Et par la même occasion, j’ai commencé à participer à la plus essentielle des acquisitions : la connaissance de soi ou la véritable connaissance spirituelle.
Tout ce que je peux connaître du monde manifesté est ce qui semble être, ce que mes organes des sens et mon esprit créent pour le « moi », qui est maintenant considéré comme le Sujet Absolu ou la Subjectivité elle-même. En réalité, ni les sujets ni les objets n’existent ; il n’y a que l’unicité ou advaita : la non-dualité, sur laquelle toutes les dualités sont projetées. La connaissance ordinaire est toujours Maya ; nous pouvons la qualifier de « fausse » mais elle est en réalité une projection du mental. Ainsi, on voit qu’en un sens, lorsqu’elle est bien comprise, même Maya est réelle, car tout ce qui peut être connu dans une relation sujet-objet n’est jamais que ce qui apparaît dans la conscience. Et comme il n’y a pas de conscience en dehors de son contenu – la conscience est son contenu – Maya est la conscience. C’est ce que les penseurs spirituels les plus profonds ont toujours enseigné.
Une fois que vous avez la compréhension de votre vraie nature, laissez-la imprégner tout votre être. Stabilisez-vous en elle en agissant consciemment à partir d’elle dans toutes vos relations jusqu’à ce que toute trace de la fausse personnalité conceptuelle ait été dissoute dans la réalité.
Pouvez-vous me dire si le monde est réel ou irréel, s’il existe une réponse à cette question ?
Il y a une réponse, mais pour cela il faut se tourner vers celui qui pose la question. Comme toujours, et paradoxalement, la question découle de la réponse, elle est déjà établie dans la réponse. Vous voyez, vous êtes la réponse. Si vous vous considérez comme une entité durable, séparée du monde, alors le monde est réel pour vous. Mais si vous comprenez votre nature réelle, vous verrez que le monde est votre création, évanescente comme un rêve. Il ne se manifeste que tant qu’il y a un rêveur, mais il n’a pas d’existence indépendante et est donc irréel.
Dans un certain sens, on peut dire que le monde est à la fois réel et irréel. Il est réel pour vous, dans une relation exclusive ; en même temps, sans ce qualificatif particulier, c’est une extrapolation injustifiée que d’affirmer que le monde est réel. Rappelez-vous, pour une personne née sourde, le monde est silencieux et pour une personne née aveugle, le monde est sombre. De telles déclarations sur le monde restent relatives, sans la moindre signification absolue, tant que le « vous », en tant que celui qui perçoit, reste un facteur inconnu. Cela déplace immédiatement l’enquête vers la nature de ce « vous ». C’est analogue à une enquête sur la peur, où pour bien la comprendre et la surmonter, il faut se demander : qui a peur ? La peur n’existe que tant qu’il y a un « moi » qui l’incorpore. Dès que l’on réalise que le « moi » est un mélange de et par la mémoire, la peur est dissoute. De même, le monde ne semble réel que tant que l’on vit à partir de sa propre identité imaginée : l’identification à une image arbitraire de la personnalité, largement acceptée grâce à des feed-back de ouï-dire. Ainsi, pour celui pour qui l’aperception globale prévaut et l’élément personnel en tant que celui qui perçoit a disparu, le monde est irréel et n’est plus reconnu.
Un gourou est-il nécessaire pour nous montrer le chemin ?
Tout d’abord, qui ou quoi est le « gourou » ? Si l’on peut être claire sur la signification réelle de ce terme, la réponse à cette question apparaîtra tout naturellement. Le fait premier est que chacun a besoin d’aide pour être mis sur le droit chemin, et cela ne peut être pleinement apprécié que lorsque la véritable nature de celui qui a besoin d’aide nous apparaît. En d’autres termes, pour apprécier pleinement la question du gourou, un minimum de connaissance de soi est nécessaire.
Le gourou peut se manifester sous différentes formes, mais comme déjà dit, il est toujours essentiel. Sans guru, absolument rien ne peut être fait. On le comprendra lorsqu’on s’intéressera à la nature de l’individu qui aspire à la libération. Ce soi-disant « individu » est un artefact, il n’a aucune existence réelle, sauf en tant qu’entité mécanique qui se perpétue. Une fois mis en mouvement, il continuera à faire durer son existence imaginaire à l’infini, en raison de sa propre inertie. Par conséquent, tout ce qu’il s’efforce d’obtenir fera toujours partie de son propre monde de rêve ; l’irréel ne peut jamais approcher le réel, il ne peut que disparaître. C’est la véritable raison pour laquelle une aide est nécessaire. Et très logiquement, cette aide est appliquée de la seule manière possible, en choquant l’irréel pour qu’il réalise et abandonne sa propre fausseté en remettant en question toutes ses hypothèses et en le confrontant ainsi à la réalité. Automatiquement, ensuite, le moi irréel s’effondre et il ne reste que le réel. En d’autres termes, tout le processus mécanique doit disparaître. Comme cela ne se produit normalement pas tout seul, puisque tout effort du processus pour s’échapper de lui-même ne peut être qu’une extension de lui-même, une aide est nécessaire et ce principe qui aide, nous l’appelons « guru ».
Ce gourou peut prendre la forme d’un maître extérieur ou de quelqu’un qui n’est plus incarné. Vous avez peut-être déjà entendu ce dicton : « Le vrai gourou est à l’intérieur »… Ainsi, même si vous rencontrez un gourou extérieur, il ne fonctionne que comme le reflet, la manifestation extérieure, de ce seul vrai gourou intérieur, qui est le même gourou pour tous les êtres. Pour le gourou, il n’y a ni espace ni temps, car il est le principe de vie en chacun qui transcende l’entité corps-esprit. Vous voyez, le vrai gourou est toujours présent, parce que le gourou est l’entité qui est toujours présente en tant que réel. Mon être individuel recouvre cette réalité, mais le gourou n’est rien d’autre que la réalité elle-même. Il est, vraiment, votre Soi. C’est pourquoi il est toujours là pour nous, attendant toujours de nous donner un coup de pouce dans la bonne direction en nous réveillant du rêve et en dissolvant ainsi cette fausse individualité. C’est pour cette raison qu’on dit en Inde : « Adorez le gourou comme le dieu suprême », car sans gourou vous n’êtes rien – juste un paquet de réflexes mécaniques, instinctifs – et rien ne pourra jamais être fait, l’obscurité prévaudra. Le mot « guru » lui-même nous raconte une histoire : il est composé de « gu », qui signifie « ténèbres », et de « ru », qui signifie « dissipateur » ; par conséquent, la véritable fonction du guru est de dissiper les ténèbres. Et lorsque l’obscurité est dissipée, il ne reste que la lumière, qui est universelle.
Depuis longtemps, cette question me laisse perplexe : Pourquoi y a-t-il un monde – que vous le considériez comme Maya ou comme une réalité, ce n’est pas mon propos ici – mais pourquoi existe-t-il quelque chose ? Pourquoi sommes-nous confrontés à l’existence ? À la demande de qui la scène du monde a-t-elle été convoquée ? Et pourquoi n’y aurait-il pas simplement « rien » ?
Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais il s’agit d’une de ces questions qui, pour de très bonnes raisons, sont « interdits (verboten) » : vous n’avez pas le droit de la poser, car elle mène à toutes sortes d’absurdités logiques.
La possibilité qu’il n’y ait rien du tout n’a pu être évoquée que par celui qui est divorcé (aliéné) de son Soi réel, par un cerveau qui fonctionne purement en mode informatique – oui-non, un-zéro, etc. – c’est-à-dire de manière dualiste. Pour celui qui a clairement vu qu’il est la Totalité et que le « néant » (au sens nihiliste) ne peut exister, il s’ensuit logiquement qu’il ne peut exister de Mort (au sens habituel, comme opposé à la Vie) ; et si la Mort existe, elle n’est qu’une désignation empirique d’un mode particulier de fonctionnement, ou peut-être plus exactement de « non-fonctionnement » au sein de la Conscience et donc toujours intégrée à la catégorie de la Vie. La vie et la mort, communément considérées comme une paire d’opposés, sont clairement perçues comme une illusion !
À ce stade, quelqu’un peut soulever l’objection qu’il ne se sent pas être la Totalité, parce qu’il perçoit clairement une multitude de créatures et d’entités séparées, apparaissant et disparaissant (« mourant »), ce qui contredit clairement ma conclusion précédente. À cette personne, je voudrais dire deux choses. Premièrement, je lui demanderais : à qui ces créatures séparées apparaissent-elles ? La réponse doit être : À « vous », en tant qu’individu, dont l’identité particulière en tant que « personne », séparée et indépendante des autres, est en question. En d’autres termes, il s’agit d’un argument cyclique ! La véracité de mon observation n’a de force que celle de la vérité établie sur l’observateur. Tant que je ne connais pas mon moi, toute conclusion sur les perceptions de ce moi n’a aucune validité.
Deuxièmement, lorsque la personne dit : « Je perçois tant de créatures distinctes », que voit-elle réellement ? Elle voit une multitude de formes, de corps, et elle en conclut qu’elle voit tant de moi. Mais pour cela, elle doit nécessairement avoir identifié les corps avec des individualités, avec des « moi » séparés, ce qu’elle a fait parce qu’elle a identifié par erreur son propre « moi » avec un corps en premier lieu ! Nous soutenons le contraire : il existe un seul principe intérieur, que nous choisissons d’appeler « Soi », qui habite une multitude de formes physiques. De plus, puisque ces formes apparaissent et disparaissent dans la conscience, elles doivent avoir leur existence dans la conscience et être de la nature de la conscience elle-même, tout comme les vagues dans l’eau ne sont encore que de l’eau. Les vagues peuvent apparaître dans et sur l’eau, mais elles n’ont aucune existence en elles-mêmes, en dehors de l’eau. De même, les formes individuelles apparentes n’ont aucune existence en dehors de la conscience, qui est le principe sous-jacent et intérieur.
Il convient également de considérer (méditer sur) les points suivants :
(1) Vous, qui posez la question, faites également partie de cette scène mondiale. Vous demandez donc en fait : Pourquoi ne devrais-je pas être absent, ou ne pas être ici ? Seule une personne autre que vous-même peut poser cette question. Pour cela, vous devez connaître ce « moi » à fond.
(2) Vous ne pouvez pas liquider (mettre fin) le monde, même mentalement, car en faisant cela, vous maintenez le monde ; votre action à ce moment-là est une action du monde, car vous faites partie de ce monde ! Voyez-vous la situation de double contrainte ?
Une autre façon de voir les choses est de dire que pour vous, l’état de Néant est l’Inconnu ; il est totalement au-delà de l’expérience de chacun, car tant que l’on existe, il y a une expérience (de quelque chose). Par conséquent, le « rien » est au-delà de notre entendement ; il s’agit simplement de la projection par l’esprit de l’opposé de « quelque chose ».
(3) Les concepts d’existence et de non-existence ne sont tous deux rendus possibles que par la pensée ; en tant que paire d’opposés, ils sont des catégories mentales et appartiennent donc au domaine de Maya, l’irréel. Ces opposés ne peuvent se produire que pour la machine à penser. Mais ce qui rend possible leur conception au sein de la pensée, et même la pensée elle-même, est d’une dimension différente. C’est « l’être », le réel, la source de Maya, la Création elle-même, intemporelle et au-delà de l’existence et de la non-existence, au-delà de toute possibilité de visualisation par le mental. La vérité de ceci ne peut être saisi que par la transcendance du mental, lorsque toutes les pensées et spéculations sur ce point cessent et que le mental est devenu extraordinairement calme.
Existe-t-il une mesure permettant d’évaluer les progrès d’une personne sur le plan spirituel ?
Oui, il existe un tel critère, mais il n’est pas très populaire car il implique une bonne dose de douleur. Ce qu’il faut, c’est un certain degré de visualisation : garder à l’esprit les choses qui vous tiennent le plus à cœur dans votre vie – vos possessions matérielles, mentales et culturelles, vos capacités humaines, vos relations les plus chères, et finalement votre moyen même de connaître et de fonctionner dans le monde, votre corps-esprit – et envisager ce que vous ressentiriez si vous perdiez tout cela. En d’autres termes, dans chaque situation de la vie, envisagez le pire des scénarios. Si vous pouvez le faire avec équanimité, vous êtes une âme avancée, peut-être même libérée. Sinon, vous devez poursuivre votre méditation.
Pourquoi devrais-je envisager un scénario catastrophe alors que je suis un optimiste né ? Vous êtes peut-être pessimiste, mais pas moi, et tout ceci ne s’applique donc pas à moi.
À vrai dire, je ne suis pas non plus un pessimiste, mais je ne suis pas non plus un optimiste ni même un soi-disant « réaliste »… Ces trois catégories de personnes, au fond, reviennent au même, ce sont des « irréalistes », car elles ne s’occupent que d’irréalité. Elles disent que la pire des souffrances, c’est quand de mauvaises choses arrivent à des gens bien. Moi, je dis que la souffrance, c’est quand des choses, bonnes ou mauvaises, arrivent à des gens « gentils » ou « moins gentils », c’est-à-dire quand des choses arrivent à des personnes ou à des individus. Or, tout cela est irréel, d’un point de vue spirituel. Voyez-vous, si vous vivez vraiment dans et avec la réalité, qui est la totalité, comment les choses peuvent-elles arriver et à qui arrivent-elles ? Rien ne peut vous arriver car vous êtes tout, et rien n’arrive jamais à la totalité. Même au niveau de la logique, il doit en être ainsi : Si quelque chose arrivait au tout, alors il faudrait qu’il y ait quelque chose d’autre que le tout, non ? Et dans ce dernier cas, le « tout » serait incomplet, et ne pourrait donc pas être le tout. L’entité pragmatique qui fonctionne comme un « individu » est née de la subdivision du tout par la pensée et de son identification à l’un des fragments.
Ainsi, tant que vous maintenez cette attitude consistant à regarder sans cesse vers l’avant et vers l’arrière, vers les choses qui vont se produire et vers celles qui se sont produites, vous gardez intact le fragment auquel les choses continuent de se produire, qu’elles soient « bonnes » ou « mauvaises ». L’« individu » n’existe que parce que les choses se produisent ; lorsque les choses cessent de se produire, il n’y a plus d’individu. Lors de la disparition de l’« individu », le nuage menaçant des choses qui peuvent arriver à « vous » se sera dissous et vous serez au-delà de ce mouvement du temps, du mouvement du désir et de la peur. Dans le ciel clair qui en résulte, le soleil de ce qui est brille intemporellement dans toute sa gloire. Ce soleil est votre propre Soi.
Pourriez-vous nous résumer en aussi peu de mots que possible ce qui doit et peut être fait de manière pratique pour dissiper l’ignorance fondamentale avec laquelle la plupart d’entre nous vivent ? J’aimerais ramener quelque chose de simple dont je puisse me souvenir et sur lequel je puisse travailler afin d’arriver à une certaine compréhension.
La première étape consiste à voir son propre néant, sa non-identité, etc. et à faire ainsi l’expérience de la Vacuité. C’est-à-dire que je ne suis pas le corps, l’esprit ou les sens, ni les nombreux concepts et images qu’ils ont fait naître, mais, en premier lieu, je suis la conscience, le sentiment d’être présent ou la Présence elle-même. Cette conscience est antérieure à tout : antérieure au corps, antérieure au monde, etc.
Deuxièmement, étant la conscience, et comprenant également la totalité de l’espace et du temps, et même transcendant les deux, je suis par extension et plus profondément et fondamentalement la source de cette conscience. Ayant compris la nature de la conscience, il s’ensuit que moi, en tant que sujet, je ne suis pas simplement cette conscience. En fin de compte, la conscience est en relation avec moi comme un objet avec un sujet. Ainsi, à la soi-disant « mort », je suis encore Cela, ce qui équivaut à l’état que j’étais avant ma soi-disant « naissance ».
Nisargadatta Maharaj souligne que le courage et la compréhension sont des ingrédients nécessaires à la quête. Ceci est lié à sa déclaration selon laquelle la plus grande difficulté, après avoir atteint une bonne compréhension, est d’égaler l’enseignement, de vraiment tout lâcher et de « vivre » l’enseignement. Pour cela, le courage est nécessaire, ainsi que la sagesse.
Depuis une dizaine d’années, je pratique religieusement la voie de la bhakti, qui, pour ma disposition particulière, et compte tenu de mes origines indiennes, me semble plus appropriée que la voie du jnana, que vous préconisez. De plus, j’ai le sentiment que la bhakti mène finalement à un endroit très différent de celui où mène du jnana. En dépit de ma pratique régulière, mes progrès ont été décevants et lents, et je me demande où j’ai pu me tromper.
Le problème de votre manque ou absence de « progrès » est précisément votre croyance dans le progrès ! Voyez-vous, dans le Réel, il n’y a pas de progrès. S’il y a du progrès, alors vous ne parlez pas du Réel. Le progrès implique d’aller d’ici à là, mais dans le Réel, vous êtes là où vous êtes, une fois pour toutes – alors vous ne pouvez dire « Je suis ». Il ne peut y avoir de progrès pour la simple raison que vous êtes loin du temps et de l’espace, qui mènent à l’illusion appelée « progrès ».
Rien de bon ou de mauvais ne peut vous arriver ; vous êtes dans une condition qui est Bonne, sans possibilité d’amélioration ou de détérioration – c’est-à-dire que ce « Bien » ne permet pas le « meilleur » ou le « pire ». Lorsque quelque chose qui est conventionnellement (ou peut-être, mieux, « consensuellement ») considéré comme « bon » semble arriver à « vous », alors cela arrive réellement à quelqu’un ou quelque chose d’autre que vous ; de même, lorsque quelque chose considéré comme « mauvais » vous arrive, alors cela arrive réellement à quelqu’un d’autre que vous, comprenez-vous cela ? De même, lorsque quelque chose de « mauvais » vous arrive, cela arrive en fait à quelqu’un d’autre que vous, comprenez-vous ? Cela arrive à une entité que vous appelez par erreur « moi-même », cette personne qui est sur la voie de la bhakti ou du jnana. Même si vous êtes sur l’une de ces voies, et je ne vous en dissuade certainement pas, ne considérez jamais que votre « Vous » réel s’y trouve ou qu’il a quelque chose à voir avec lui. L’état du réel ne connaît pas de va-et-vient. On y est arrivé, mais on n’en est jamais parti ! Comprenez-vous la subtilité et la beauté de tout cela ?
Parmi les différentes voies qui peuvent mener à l’émancipation spirituelle – jnana ou la connaissance, bhakti ou la dévotion, et karma yoga ou l’action désintéressée, quelle approche vous semble la plus adaptée à l’occidental ?
Cela n’a rien à voir avec le fait d’être un occidental ou un oriental, cela a à voir avec votre individualité, vos inclinations ou vasanas, quelle approche vous convient le mieux. Je dirais seulement que si votre voie préférée est la voie dévotionnelle, alors restez fidèle à votre gourou une fois que vous en avez trouvé un en qui vous avez confiance et suivez ses instructions implicitement, ce qui signifie vraiment s’abandonner à lui. Lorsque vous suivez la voie de l’investigation, vous devez également suivre fidèlement les enseignements de votre gourou mais, en outre, il est très utile de prendre note de ce que d’autres enseignants ont dit. En d’autres termes, il est très important d’appréhender l’enseignement au-delà des déclarations des différents sages, mais comme leur dénominateur commun, pour ainsi dire. Enfin, et c’est le plus important, la compréhension de chacun doit être affinée et testée au sein de sa propre conscience dans la vie quotidienne. Pour la plupart d’entre nous, il s’agit d’une activité qui dure toute la vie. À la toute fin, tous les différents chemins de libération se fondent en un seul.
J’ai lu qu’au moyen du biofeedback, on peut produire les ondes cérébrales alpha, qui se produisent dans les états modifiés de conscience, et en particulier dans l’état libéré. Préconisez-vous l’expérimentation du biofeedback pour faciliter l’émancipation spirituelle ?
Le biofeedback est un processus physique et peut avoir une utilité à ce niveau, celui du corps-esprit. Les ondes alpha pourraient bien être un sous-produit, au niveau physique, d’un changement de conscience. Cependant, ce serait une erreur de penser que la simple manipulation de l’état électrique du cerveau conduira à l’état sans ego. L’océan donne naissance aux vagues à sa surface, mais cela ne signifie pas que ces dernières peuvent faire naître l’océan.
Pour décrire les différents états mentaux, vous utilisez l’expression « états modifiés de conscience », un terme en vogue ces derniers temps mais qui est en fait totalement inapproprié. Puisque tout est Conscience, et qu’il n’y a rien à côté d’elle, logiquement, la Conscience ne peut pas être un état de quelque chose d’autre ; elle doit être un non-état. Il ne peut y avoir de dérivés de la Conscience ; les divers états mentaux dont nous faisons l’expérience et auxquels nous attribuons une réalité indépendante ne sont que des superpositions sur la Conscience, comme des nuages apparaissant sur un ciel clair. Un autre aspect de la Conscience est la Béatitude. Le mental, qui est toujours en mouvement et qui donne lieu à toutes sortes d’humeurs et d’émotions, obscurcit cet aspect de félicité de la Conscience. Mais parfois, lorsque le mental se détend, par exemple en profitant de la nature ou en écoutant de la belle musique, nous sommes remplis de cette joie, que nous attribuons alors au paysage ou à la musique. Mais en réalité, nous goûtons à la félicité universelle qui est notre Soi même.
Dès le réveil d’un sommeil profond, il y a cet état béatifique de l’attention pure ou de la non-dualité, sans aucune conscience du moi limité, sans encore aucune identification. Comment cette béatitude peut-elle perdurer alors que nous sommes appelés à fonctionner de manière dualiste dans la société ?
C’est seulement quand nous voyons les différents rôles que nous assumons comme étant purement cela, des rôles assumés. Nous jouons alors les rôles que l’on attend de nous, plus par considération pour les autres « individualités » irréelles que pour toute autre chose. Car les autres ne peuvent nous reconnaître et entrer en relation avec nous qu’à ce niveau, c’est-à-dire dans la mesure où nous jouons les différents rôles qui nous sont attribués. Celui qui s’est réalisé, cependant, reste toujours à l’écart en tant que témoin des différentes parties ainsi que la Totalité dans laquelle tout est mis en scène. Il observe les acteurs ainsi que l’arrière-plan sur lequel la pièce se déroule, sans jamais s’identifier à ce qui se déroule devant lui. De cette façon, la félicité d’être purement le Soi est toujours présente.
D’après ce que j’ai lu dans un de vos livres, vous semblez assimiler la conscience sans choix à « Je suis Cela », et j’ai quelques difficultés avec l’identification impliquée dans cette dernière expression. Je ne comprends pas vraiment comment l’une mène à l’autre. Pourriez-vous m’éclairer à ce sujet ?
Laissez-moi d’abord essayer de clarifier cette question de la conscience sans choix. On prend conscience qu’il n’y a pas de valeurs absolues, que tout ce que l’on semble être n’est que concept, conditionnement. Il est donc inutile de juger, d’approuver ou de désapprouver, de se rapprocher d’un idéal ou de s’attacher à quoi que ce soit ; on perçoit tout avec une acceptation totale, sans choix, car il n’y a plus de processus de comparaison avec des normes fixes de ce qui « devrait être ». L’esprit s’est tu dans un lâcher-prise total. Celui qui poursuit cette démarche jusqu’au bout réalise sa vacuité ou son néant. C’est ce qu’on est, et tout le reste est une superposition de l’irréel, ou Maya.
En ce qui concerne l’expression « Je suis Cela », il n’est pas question que quelqu’un s’identifie à « Cela ». C’est tout simplement impossible : On ne peut s’identifier qu’à quelque chose qui est connu. En fait, « Cela » désigne ce qui reste lorsque tout ce que l’on connaît a été transcendé. Ainsi, celui qui a tout éliminé dans une conscience sans choix comprendra ou ressentira qu’il est le Vide, le Néant, et pourra vraiment dire « Je suis Cela »… Il sera alors clair que Cela ne peut être connu, parce que ce n’est pas une entité ou un concept ; par conséquent, il n’est pas possible de le comprendre par l’esprit comme un sujet comprend un objet. On ne peut être que Cela ; en fait, rien d’autre que Cela n’existe. Ainsi, après avoir corrigé son identité erronée, on se voit comme la Totalité, comme Cela seulement. Ainsi, par la négation de ce que l’on n’est pas, on arrive au positif de ce que l’on est. Réalisez cette seule chose, stabilisez-vous dans cette compréhension et, dorénavant, vivez à partir de cette réalisation dans toutes vos pensées et actions.