Iain McGilchrist
Réflexions sur la vérité

Notre culture a tourné le dos aux sciences humaines en général, dans le cadre de ce que je considère comme l’élévation exclusive d’une sorte d’apprentissage procédural consacré aux processus techniques au détriment d’un engagement intellectuel plus imaginatif, mais certainement pas moins important, avec le domaine des idées. Une fois qu’un tel processus est engagé, il crée une boucle de rétroaction positive qui menace de voir les sciences humaines s’étioler complètement. Il n’est pas possible d’envisager avec sérénité ce que cela signifierait pour les universités, voire pour la civilisation dont elles sont l’un des piliers. L’éducation n’est évidemment pas un gavage d’informations, mais l’exploitation et l’élargissement des pouvoirs de l’imagination intelligente et créative, ainsi que de la capacité à raisonner clairement, à s’exprimer clairement et à savoir où la clarté rencontre ses limites nécessaires.

Ce qui suit est largement inspiré d’une conférence que j’ai donnée à Oxford le 7 février de l’année dernière et qui avait pour titre la devise de l’Université d’Oxford, Dominus Illuminatio Mea — « Le Seigneur est ma lumière »).

réseIl y a environ un an, j’ai fait un rêve. J’étais à une fête dans ce qui était manifestement — comme cela arrive dans les rêves — une partie de la Bodleian Library (bibliothèque Bodléienne) : une belle pièce avec d’immenses fenêtres gothiques donnant sur la rue. Alors que nous étions tous en train de discuter et de rire, j’ai remarqué qu’un torrent d’eau se déplaçait rapidement à l’extérieur et qu’il avait déjà atteint la moitié des gigantesques fenêtres. J’ai pensé : « Il est impossible que ces minces vitres puissent retenir un tel poids d’eau » ; j’ai vu que nous et tout ce qui se trouvait dans la pièce, avec ses vitrines remplies de précieux livres anciens, allions être balayés en quelques minutes. Mes compagnons de soirée non seulement semblaient ne pas se soucier de l’eau, mais lorsque j’ai attiré leur attention sur ce qui se passait à l’extérieur des fenêtres, ils se sont montrés imperturbables et ont insisté sur le fait que tout allait bien. Ils ont continué à rire et à siroter leurs cocktails. Moi, cependant, je suis parti.

Que pouvons-nous penser de l’avenir — non pas principalement de cette université, bien que cela ne l’exclue nullement, mais de l’université en tant qu’institution d’apprentissage aujourd’hui ? Il existe de nombreuses causes potentielles d’inquiétude, qui sont apparues principalement au cours des dernières décennies, mais ma principale préoccupation concerne quelque chose qui progresse depuis deux générations : l’abandon progressif, la négligence — voire la renonciation — de la recherche de la vérité, qui est en fin de compte la seule justification d’une université. Je ne parle pas seulement de la vérité telle que l’entendaient nos ancêtres lorsqu’ils ont choisi la devise Dominus illuminatio mea, bien que je fasse aussi référence à cela ; car, selon leur façon de voir les choses, la vérité, quelle qu’elle soit, émanait de la nature sacrée de sa source et était illuminée par elle. La vérité est une question brûlante, une question de recherche, qu’il ne faut pas rejeter par commodité. La vérité que je vois abandonnée revêt de nombreuses formes. C’est pourquoi, pour l’observateur occasionnel, chacune pourrait sembler sans rapport avec les autres ; mais elles sont liées, et la compréhension de ce qui les fait cohérer — et qui les rend toutes inévitables — vient de la compréhension d’un aspect de la manière dont le cerveau construit le monde.

Je me souviens qu’à l’âge de 17 ans, j’ai entendu le discours le plus profondément émouvant de ma vie. Je revois encore le poste de radio dans la cuisine de mes parents, alors que je l’écoutais avec fascination : le discours d’acceptation du prix Nobel de Soljenitsyne, intitulé Un mot de vérité… Je suppose qu’il devait être lu par un acteur, car cet homme qui avait subi toutes les formes de mal pour tenter de briser sa volonté et détruire son humanité n’avait pas pu prononcer le discours en personne à Stockholm. Quoi qu’il en soit, l’effet produit sur moi a été électrisant. Le titre, nous dit-on, est tiré d’un dicton russe : « Un seul mot de vérité pèse plus lourd que le monde entier », un dicton qui avait bien sûr un poids ineffable dans le contexte où il était invoqué. Il parlait de ceux qui avaient grandi endoctrinés dans un système de mensonges, construit sur des mensonges, des mensonges si flagrants que la seule façon de les maintenir était de punir sévèrement ceux qui les contestaient de quelque manière que ce soit, même légèrement. Bien sûr, à l’époque, je réalisais la chance que nous avions de vivre dans une société tout à fait différente, où la discussion était libre et où il n’y avait pas de questions que l’on ne pouvait pas poser.

Mais c’était autrefois.

Pendant plus de deux mille ans, dans la tradition platonicienne, puis chrétienne, de la pensée occidentale, la vie humaine a été considérée comme orientée vers trois grandes valeurs : la bonté, la beauté et la vérité, chacune d’entre elles étant à son tour considérée comme une manifestation d’un aspect du sacré. Au cours de ma vie, j’ai vu chacune de ces valeurs importantes, ainsi que le sacré, être répudiés et vilipendés. De nos jours, on accorde de moins en moins d’attention à la nature intérieure de la bonté en tant que disposition à l’égard du monde. Trop souvent, il semble que la bonté soit réduite à l’observation de règles et que les bonnes actions soient déterminées par une forme de comptabilité utilitaire froide et désincarnée. La beauté est rejetée comme non pertinente, dans une époque qui ne respecte qu’une seule valeur, à savoir le pouvoir — de sorte qu’aucun artiste ne souhaite aujourd’hui que son art soit loué pour sa beauté, mais seulement pour sa « puissance ». Et la vérité est reléguée, inévitablement, comme faisant partie de la rhétorique du pouvoir, censée être décrétée au gré des caprices de ceux qui détiennent ce pouvoir : chacun, dit-on, a droit à sa propre vérité. Que nous reste-t-il ?

Notre seule valeur semble être celle, égocentrique, de l’utilité. Mais comme le soulignait Lessing au XVIIIe siècle, l’utilitariste doit répondre à la question « utile — à quoi ? ». Cette question pointe vers la nécessité d’autres valeurs que celle du simple pouvoir de manipulation. Sans ces valeurs supplémentaires et plus importantes, nous sommes à la dérive dans un monde chaotique et dépourvu de sens, où notre meilleure chance serait de rendre notre vie solitaire, pauvre, méchante et brutale au moins aussi courte que possible.

Tout d’abord, je tiens à dissiper un malentendu. En parlant de vérité, je veux me distancer également de deux alternatives populaires et fausses : d’une part, le réalisme naïf, selon lequel il existe un monde « là-dehors » qu’il est de notre devoir d’enregistrer passivement, comme si nous étions des compteurs Geiger ou des plaques photographiques ; et d’autre part, l’idéalisme naïf, selon lequel nous créons la réalité et sommes donc libres de le faire de la manière que nous voulons. Chacune de ces parodies passe à côté de la perception importante que la vérité est une rencontre. Il n’y a donc pas de vérité absolue sur le monde qui résulterait de chaque rencontre, mais il y a certainement des vérités : certaines choses que nous croyons plus vraies que d’autres.

Dans les sciences humaines, nous devrions être habitués à l’idée que la vérité est de cette nature : nous disons d’une interprétation musicale qu’elle est plus fidèle à son sujet qu’une autre, d’une interprétation critique d’une œuvre qu’elle est plus fidèle qu’une autre ; et nous attendons au moins un certain degré de consensus sur la question parmi ceux qui en savent assez pour reconnaître une bonne interprétation lorsqu’ils en entendent une. Il y a, très clairement, de meilleures et de moins bonnes interprétations. En tant que critique d’Hamlet, bien qu’aucune interprétation ne soit exclusivement « correcte », je pourrais néanmoins me tromper, par exemple, en affirmant que la pièce est en réalité un récit de la vie paysanne en Azerbaïdjan au dixième siècle. Le fait qu’il n’y ait pas de vérité unique et fixe ne signifie absolument pas qu’il n’y a pas de vérité. Sans vérité, nous n’aurions aucune raison de faire ou de dire quoi que ce soit. Même l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de vérité est une affirmation de vérité.

Parce que l’hémisphère gauche est concerné par le pouvoir, son récit est toujours axé sur le pouvoir. Vous le remarquerez tout autour de vous aujourd’hui. C’est peut-être inévitablement dans les sciences humaines que les choses ont commencé à mal tourner. La théorie marxiste, populaire dans les universités des années 60 et 70, soutenait que la vérité n’était que la version des choses que la classe dirigeante trouvait conforme à ses propres intérêts.

Rapidement, cette théorie s’est alliée au « déconstructionnisme ». L’intuition de la vérité partielle que, pour nous, la vérité doit toujours rester partielle, s’est rapidement transformée en un dogme selon lequel, puisque l’expérimentateur entre inévitablement dans l’expérience, l’expérience est tout simplement fabriquée — un non sequitur complet.

Ces croyances étaient très répandues lorsque j’étudiais l’anglais à Oxford au début des années 70, et je les trouvais non seulement simplistes, mais sinistres. La grande littérature, me semblait-il, était un cadeau inspirant qui, s’il était traité avec respect et abordé dans un esprit généreux, nous offrait la possibilité d’accéder à des domaines jusqu’alors inconnus. Ce qui était précieux dans les poèmes et les livres que nous lisions — de n’importe quelle époque et de n’importe quelle culture — c’était précisément leur nature imprévue, leur caractère unique, et les nuances qui ne pouvaient pas être traduites en prose sans perte, les subtilités qui pouvaient si facilement être effacées par les hypothèses grossières du critique.

Les « -ismes » à la mode vont, je crois, exactement dans la direction opposée : vers le lit de Procuste de l’explicite et du théorique, vers l’uniformisation de nos conclusions toutes faites, vers notre autosatisfaction et vers la suffisance du critique. Depuis cette époque, le marxisme et la déconstruction sont peut-être devenus moins virulents, mais quelque chose d’une bien plus grande ampleur a émergé, un ensemble de factions politiquement motivées qui ont chacune leur façon d’éviter de lire la littérature et de la fouler aux pieds. Ces factions instrumentalisent l’art à leurs propres fins. Avec une étonnante arrogance et une abondante mesquinerie, nous jugeons nos ancêtres, comme si nous étions par définition plus sages qu’eux ; nous les mesurons à l’aune d’une liste de critères que nous avons dressée en fonction de l’esprit borné des dernières décennies. Cette liste n’a pas d’antécédent historique et va à l’encontre de la plupart des traditions de sagesse dans le monde : nous nous imaginons supérieurs parce que nous sommes aveugles à de nombreuses choses qu’ils pouvaient voir. L’éducation consiste à élargir l’esprit, et non à le restreindre. Comme on le sait, le mot grec pour vérité, aletheia, signifie « révélation de la vérité (ou désoccultation) ». Ce processus actuel, cependant, est une occultation.

Je ne suis pas historien, mais il est clair que les mêmes considérations s’appliquent à l’étude de l’histoire. Il ne peut y avoir une seule histoire, bien sûr, mais les historiens ne sont pas pour autant dispensés de l’obligation d’être aussi fidèles que possible à tous les faits connus. Si cette obligation ne s’applique pas à l’ensemble des sciences humaines, il ne semble guère utile d’y consacrer des cours universitaires : une fois que tous les points de vue sont considérés comme également défendables, aucun n’a plus de valeur. Il va sans dire que la seule chose qui soit pire que de considérer que tous les points de vue ont la même valeur, c’est de considérer que tous les points de vue sont faux, à l’exception d’un seul : une position dont nous nous rapprochons de plus en plus, si nous ne l’avons pas déjà atteinte. Je pense que cela doit jouer un rôle dans le déclin des demandes d’inscription à l’université dans le domaine des sciences humaines : ce n’est pas le seul, bien sûr, puisque les perspectives d’emploi futures jouent également un rôle.

Mais la mention des perspectives d’emploi soulève une question. Pourquoi un diplôme en sciences humaines, très prisé par les employeurs dans le passé, a-t-il perdu de son prestige ? Je suggère deux raisons.

La première est que notre culture, s’il s’agit encore d’une culture, a tourné le dos aux sciences humaines en général, dans le cadre de ce que je considère comme l’élévation exclusive d’une sorte d’apprentissage procédural consacré aux processus techniques au détriment d’un engagement intellectuel plus imaginatif, mais certainement pas moins important, avec le domaine des idées. Une fois qu’un tel processus est engagé, il crée une boucle de rétroaction positive qui menace de voir les sciences humaines s’étioler complètement. Il n’est pas possible d’envisager avec sérénité ce que cela signifierait pour les universités, voire pour la civilisation dont elles sont l’un des piliers. L’éducation n’est évidemment pas un gavage d’informations, mais l’exploitation et l’élargissement des pouvoirs de l’imagination intelligente et créative, ainsi que de la capacité à raisonner clairement, à s’exprimer clairement et à savoir où la clarté rencontre ses limites nécessaires. L’imagination est essentielle au bon usage et à l’utilisation fructueuse de la science et de la raison : sans elle, elles ne sont qu’une version atrophiée d’elles-mêmes. L’imagination est le contraire de la fantaisie : elle ne nous éloigne pas de la réalité, mais constitue notre seule chance d’y entrer.

L’autre raison est qu’il y a eu indéniablement un abaissement du niveau, les étudiants arrivant de l’école moins bien préparés, de sorte qu’une grande partie du travail entrepris auparavant à l’école doit être fait à l’université, couplé à l’inflation des notes, à un relâchement des exigences en matière de rigueur, de minutie et d’érudition, et à l’abandon total de l’érudition face à une demande de « pertinence », ce qui a donné lieu à la multiplication des cours d’« études » de toutes sortes qui ne sont rien d’autre que de l’endoctrinement, dont les conclusions sont déjà connues d’avance. Il est compréhensible que de moins en moins de personnes intelligentes veuillent participer à cette parodie d’éducation.

Ce que je ne dis pas, c’est que nous avons besoin de plus de vérités « fixes », mais bien au contraire : nous en avons besoin de moins. L’approche humaniste, tout en s’attachant à la vérité, est totalement opposée à l’endoctrinement dogmatique. Les « -ismes » à la mode, cependant, se rapprochent du dogme, au lieu de s’en éloigner. Ce qui se passe ici, c’est qu’un moyen de sortir de la prison de nos propres idées préconçues est échangé contre une incarcération de plus en plus généralisée, puisque toutes les façons de remettre en question le récit approuvé deviennent non seulement interdites — une calamité en soi — mais tellement interdites que quiconque tente de remettre en question une partie du récit invite à une annihilation de sa réputation et à la diffamation personnelle.

Je note au passage le timbre émotionnel de l’hémisphère gauche — colère, dégoût, narcissisme : « Dans notre monde », écrivait Orwell dans 1984, « il n’y aura plus d’émotions, sinon la peur, la rage, le triomphe et l’avilissement de soi….. Il n’y aura plus de rire, sinon le rire de triomphe devant l’ennemi défait ». Or, cela est évidemment l’antithèse de l’éducation. Aucune personne éduquée ne devrait refuser de s’engager dans une discussion civile et respectueuse. Pour citer les propos tenus par Soljenitsyne à Harvard en 1978 : « C’est une loi universelle — l’intolérance est le premier signe d’une éducation inadéquate. Une personne mal éduquée se comporte avec une impatience arrogante, alors qu’une éducation vraiment profonde engendre l’humilité ».

En outre, il me semble évident que plus la cause est faible et plus la position est invraisemblable, plus la véhémence et les menaces doivent être importantes pour tenter de faire respecter la loi. Soljenitsyne ajoute : « La violence ne peut être dissimulée que par le mensonge, et le mensonge ne peut être maintenu que par la violence… la violence ne vous prend pas toujours physiquement à la gorge et ne vous étrangle pas : le plus souvent, elle exige simplement de ses sujets qu’ils déclarent leur allégeance au mensonge, qu’ils deviennent complices du mensonge. Et le geste simple d’un homme simple et courageux est de ne pas participer au mensonge, de ne pas soutenir la tromperie. Que le mensonge entre dans le monde, mais pas à travers moi ».

La science peut sembler moins vulnérable à la croyance que la vérité est ce que nous choisissons d’en faire. Malheureusement, ce n’est plus le cas. Sans la liberté de recueillir des preuves et de les évaluer patiemment et soigneusement, nous ne pouvons pas être sûrs de l’étendue de la censure dans la science : mais pour ceux qui veulent lire un compte rendu impartial du rôle joué par la censure sous toutes ses formes, je recommande un article publié dans PNAS en novembre 2023 par Cory Clark et ses collègues. Ils y examinent trois types de censure : premièrement, la censure manifeste — deux poids, deux mesures (ou doubles standards), la qualification de résultats irréprochables qui nous amèneraient à jeter un regard intelligemment sceptique sur des dogmes établis comme étant de la mauvaise science ou de la « pseudo-science », en bloquant leur publication ; deuxièmement, la censure implicite ou cachée — l’ostracisme, la dénonciation, le refus de promotion à ceux qui sont dissidents, tout en omettant de remettre en question les recherches trompeuses tant qu’elles honorent les dogmes établis ; et troisièmement, peut-être la plus importante, l’autocensure dans la science. Les auteurs de cet article rapportent que « presque tous les scientifiques américains déclarent autocensurer quelque peu leurs convictions empiriques » pour s’adapter à un agenda socialement « correct ».

Pour moi, cela revient à saper la force même de la science et la justification de la recherche, qui est de promulguer ce qui est empiriquement trouvé comme étant le cas, que cela confirme ou non nos préjugés. La censure n’a pas sa place dans la science. En fin de compte, elle va à l’encontre de son propre objectif en sapant la crédibilité de la science. Et sans cette pierre de touche importante que sont les preuves empiriques impartiales, nous avons perdu l’un des piliers d’une société humaine. Les faits inconfortables, ou les réalités qui ne corroborent pas la théorie en vigueur sont particulièrement importants si nous voulons progresser dans notre compréhension du monde. Si rien ne vient corriger une théorie, nous sommes condamnés à vivre dans le mensonge.

Ce qui peut sembler paradoxal à première vue, c’est que la science est menacée à la fois par une subjectivité inappropriée, d’une part, et par une croyance insoutenable dans un type d’objectivité que la physique moderne a discrédité depuis longtemps, d’autre part — le type qui suppose que le connaisseur ne joue aucun rôle dans la connaissance. La vérité n’est jamais objective dans ce sens artificiellement limité. Mais s’il est important de reconnaître ce fait, il est tout aussi important de valider la tentative de la science de répondre équitablement et pleinement à la réalité avec laquelle elle est en contact. C’est là que réside la véritable objectivité.

Il convient également de mentionner le modèle de la machine, qui domine toujours, hélas, dans les sciences de la vie, bien qu’il ait été abandonné depuis longtemps par la science de l’inanimé, la physique. Il y a des signes, Dieu merci, qui montrent qu’il est enfin en train de céder face à des observations fascinantes et révolutionnaires, qui renforcent un ensemble de preuves déjà inattaquables, vieilles d’au moins un siècle, selon lesquelles les organismes ne ressemblent en rien à des machines. Pour ceux que cela intéresse, c’est un sujet sur lequel j’ai écrit assez longuement dans le chapitre 12 de The Matter with Things.

Le « paradoxe » d’être trop influencé par une subjectivité inappropriée, d’une part, et par un modèle excessivement rigide, d’autre part, n’est qu’apparent. Il émerge d’une position polarisée, qui néglige la compréhension de la vérité comme une relation, une relation dans laquelle nous ne sommes pas libres d’inventer les termes à notre guise, mais qui nous impose l’exigence sacrée d’être toujours honnêtes et respectueux envers le monde que nous cherchons à mieux connaître. Dominus illuminatio nostra.

Jusqu’à présent, j’ai parlé des conséquences négatives de la politisation des sciences humaines et des sciences. En ce qui concerne le divin, le problème d’une approche dominée par l’hémisphère gauche qui obscurcit la vérité est moins politique et plus lié à la façon dont nous méconnaissons tout ce qui ne peut être facilement réduit à des lois et à un langage. Si vous pouvez vous rappeler certaines des principales différences entre les types de monde soutenus par l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit, je pense que vous comprendrez ce que je veux dire.

Le monde de l’hémisphère gauche est caractérisé par ce qui est familier et entièrement exprimable par le langage ; l’hémisphère droit est plus ouvert et attentif à ce qui est « autre » et ne peut être exprimé qu’indirectement. L’hémisphère gauche est moins capable de la « capacité négative » de Keats — « être dans les incertitudes, les mystères, les doutes, sans chercher avec irritation des faits et des raisons » : il est donc relativement incapable de cet effort, de la « prudence » (comme dirait Heidegger, fürsorgend), de la recherche de ce qui se trouve au-delà de ce que nous pensons déjà savoir.

Alors que l’hémisphère gauche voit les choses de manière isolée, l’hémisphère droit voit les processus relationnels. En effet, sa disposition à l’égard du monde nous aide à voir que les relations sont, comme je l’affirme, antérieures aux données. Il voit des relations dans lesquelles les deux parties sont inévitablement modifiées. Il est attentif à ce que j’appelle « l’entre-deux (betweenness) », l’importance du contexte, illustré par la nature de la musique dans laquelle les notes individuelles ne deviennent ce qu’elles sont que parce qu’elles sont en relation avec toutes les autres. Il voit que la décontextualisation et l’explicitation détruisent la nature de tout ce qui se trouve dans un réseau d’interconnexions.

Il voit que notre compréhension doit être participative et que l’âme et le corps ne sont pas opposés, mais des aspects différents et discernables d’une même réalité. Il est plus à même de maintenir ensemble des positions apparemment contradictoires, alors que selon l’hémisphère gauche, rien ne peut être à la fois séparé et connecté, précisément mesurable et intrinsèquement imprécis, immanent et transcendant. En effet, l’hémisphère droit est moins susceptible d’ignorer — tout simplement de ne pas voir — ce qui ne correspond pas au paradigme qu’il détient déjà.

En outre, la compréhension de la connaissance et de la croyance par l’hémisphère droit est expérientielle, et n’est pas une simple question d’information abstraite ou d’adhésion à un dogme. Il nous aide à voir que la « croyance » — la racine du mot est « amour » — est une question de dispositions, et non de propositions, et d’un dévoilement, et non d’exactitude. Le mot « vérité » est apparenté au mot « confiance ». L’hémisphère droit comprend les métaphores, les mythes, les récits, le théâtre, la musique et la poésie, qui sont généralement difficiles à comprendre lorsque l’hémisphère droit est endommagé. La richesse de ces voies implicites vers la connaissance, qui incluent également le rituel, est intrinsèque à la compréhension spirituelle.

Enfin, l’hémisphère droit est moins volontariste que l’hémisphère gauche et donc plus ouvert à l’abandon du contrôle. Il peut comprendre la valeur de ce que le bouddhisme appelle le vide et le rôle joué par la négation dans la créativité : le pouvoir du silence et de l’immobilité, du non-savoir et du non-faire, du retrait pour permettre à quelque chose de vraiment autre de se manifester. C’est le substrat du moi mature par opposition à l’ego immature. Il peut comprendre que la souffrance peut être générative. Il peut comprendre la valeur de la vulnérabilité et le côté obscur de ce que nous pensons être purement bon. Rien de tout cela n’a de sens pour le matérialiste réductionniste. Et c’est là un autre sens dans lequel l’hémisphère gauche nous éloigne de la vérité : la vérité du divin.

Mais il existe encore d’autres voies vers l’abandon de la vérité — plus sombres que celles que nous avons évoquées. Dans un monde dominé par les modes d’être de l’hémisphère gauche, on pourrait prédire la prolifération de deux développements importants : le contrôle administratif — évident dans le déclin de toutes les civilisations — et l’apprentissage automatique. Tous deux dépendent de logiques algorithmiques linéaires et séquentielles, le type de pensée qui néglige le contexte et l’existence des Gestalten, des ensembles qui ne peuvent être réduits à leurs parties, et qui substitue les caractéristiques du groupe à l’unicité individuelle. Ce mode de pensée ne comprend pas non plus l’attachement au lieu et à la tradition (littéralement « la transmission » d’une sagesse durement acquise), et peut même n’avoir aucun rapport avec la sagesse. Il ne comprend pas non plus le corps et ses émotions, ni le domaine de l’âme. En d’autres termes, il s’agit d’un mode de pensée qui privilégie les machines au détriment de la vie humaine.

Après la guerre, Theodor Adorno a vu se développer autour de lui ce qu’il a appelé die verwaltete Welt — le monde administré, dans lequel tout est contrôlé, procéduralisé et dévitalisé : un monde où une nouvelle forme de contrôle total s’est installée sous la forme d’une bureaucratie qui s’autolégitime. Il a cité l’écrivain autrichien Ferdinand Kürnberger : « la vie ne vit plus ». Qui ne reconnaît pas avec effroi ce diagnostic de la situation difficile de l’homme moderne ? Et il souligne que ce n’est même pas le triomphe de la logique — puisque l’administration sert à rationaliser l’irrationnel : ce qui explique pourquoi ses rouages et ses résultats sont souvent profondément déraisonnables.

Je crois que nous assistons à rien de moins qu’une guerre contre la nature et une guerre contre la vie. Voilà, mes amis, la réalité à laquelle nous sommes confrontés. Pourquoi ? En partie à cause de l’orgueil, de la vision à court terme selon laquelle nous pouvons faire tout ce que nous voulons et remodeler le monde pour qu’il corresponde à nos exigences. C’est pourquoi la nature — apparemment — se met en travers de notre chemin. Mais ce n’est pas tout, et cela a à voir avec les objectifs et les valeurs de l’hémisphère gauche. Comme l’a dit Whitehead, Descartes supposait que « l’esprit ne peut connaître que ce qu’il a lui-même produit et conserve en quelque sorte en lui-même ».

Bien sûr, Whitehead ne connaissait pas les différences entre les hémisphères, mais il décrit ici précisément une caractéristique essentielle de l’hémisphère gauche. Il ne connaît que ce qu’il a lui-même créé : des représentations et non des présences réelles. Il mène une guerre active contre le monde vivant qu’il n’a pas créé, le considérant comme un obstacle à sa maîtrise. Hannah Arendt écrivait à propos de ce qu’elle appelait « l’homme du futur » qu’il « paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains ». L’artiste germano-américain George Grosz a exprimé de façon saisissante cet état d’esprit avide de pouvoir en contemplant l’Europe avant la Seconde Guerre mondiale, sous le titre « J’exterminerai tout ce qui, autour de moi, m’empêche d’être le maître ».

Texte original publié le 12 mars 2025 : https://iainmcgilchrist.substack.com/p/moving-on