Le titre est de 3e Millénaire
Méditer c’est s’abandonner à l’accomplissement
Au fond je ne prends jamais assez de temps pour méditer, ou si peu… C’est plutôt le temps qui me prend… Ce temps qui emprunte toujours une allure affairée comme s’il allait vraiment au plus urgent… à l’essentiel d’une action qui au fait ne cache qu’une impatience et finit par ne laisser dans l’âme que le goût amer de l’inaccomplissement. Des vieilles habitudes sont toujours là pour m’endormir quelque peu et les journées passent de plus en plus vite sans que l’événement qui m’arracherait au train-train habituel se présente.
Prendre le temps de méditer, ce n’est surtout pas soulever des problèmes… Méditer, c’est plus arrêter une poursuite que se concentrer sur un sujet ; c’est prendre le temps de vivre… consentir à voir et à sentir pleinement ; ne plus établir entre soi et les choses nos fatigues, nos rancœurs, nos passions (petites et grandes). Méditer, c’est s’abandonner à l’accomplissement, c’est œuvrer à chaque instant dans le plein, dans la sève de la vie et sa créativité, sans se soucier d’aucun résultat, en toute innocence…
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Le temps est un piège pour toute réalité
Nous ne prendrons jamais assez conscience de cette disponibilité qui au sein de notre âme attend son emploi à chaque instant de notre vie ; richesse la plus souvent inemployée parce que, consciemment ou inconsciemment, l’état de poursuite voulu par notre avidité d’être nous maintient sous la loi. Quand aurons-nous la sagesse de nous arrêter au cœur de cette quête démente, pouvoir nous convaincre enfin que tout est là, DÈS À PRÉSENT… qu’il n’y a rien à poursuivre, que l’instant est une part d’éternité éclairant notre personne dont nous savons qu’elle est conditionnée par le temps et l’espace, mais dont nous savons aussi qu’elle peut être dépassée ?
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Dès que les remous du temps s’apaisent, et que d’un cœur plus tranquille je me donne à l’écoute du monde sur le sentier qui m’accueille, il semble que je n’ai vécu que pour cela, que je ne veux rien d’autre que cette intégration, que le retour à l’intériorité d’un univers auquel j’appartiens et que j’ai négligé pour obéir à la facticité d’un moi en mal d’affirmation, ne serait-ce que la poursuite d’un poème…
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Dans le soleil et la nature retrouvée, je suis au seuil d’un silence, les mille bruits de la vie de la ville s’éloignent comme pour donner toute la place à une plénitude que je laisse s’installer. Je vais au pas d’une réalité qui m’appelle, — que je reçois et qui me reçoit comme si de toute ma vie je n’avais existé que pour ce seul rendez-vous — c’est plus qu’une simple extase, c’est la nature réconciliée. Au-delà de ma vie et de ma mort je m’accorde à ce qui m’accueille ; rien d’autre que cette action qui me porte au-delà de moi-même, au-delà du fruit de l’œuvre qui trop souvent charrie encore les déchets d’une affirmation… Sur ce sentier, que suis-je d’autre qu’un homme qui va de son pas retrouvé rejoindre chaque instant de son authentique présence ?
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Le cœur et le ciel sont complices, ils brillent rarement l’un sans l’autre… ils rayonnent au-dessus de toutes les fins et de tous les commencements des mondes… Ils reconnaissent que l’histoire des hommes ne peut être qu’une mince incidence dans cet univers qui étend à l’infini ses milliards et ses milliards de millénaires et d’étoiles…
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Jouir d’être, c’est aussi l’oubli de l’être en devenir. Le devenir est une poursuite qui traîne derrière elle les mille et une angoisses de l’incomplétude. Devenir le réel est démence, — on ne devient pas ce que l’on EST.
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La dernière angoisse
Dans les brouillards de la nuit
Une seule étoile surgit du silence
Maîtrise la dernière angoisse
Découpe la carapace obscure
Des montagnes lourdes de présence
Maintenir…
Maintenir le cœur à hauteur d’âme…
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LA BEAUTÉ
La beauté est un bouleversement de l’âme qui dépasse toute fixation à une forme. Si dans notre vie elle peut nous apparaître comme un naufrage constant — Arthur Rimbaud l’avait trouvée « amère »… une chose est certaine, nous savons qu’elle existe ; cependant, nous ne pouvons rien faire pour la maintenir en nous sans discontinuer, tant elle est fluctuante et se moque de nos désirs, même les plus nobles. Nous ne pouvons en être que les humbles servants, et avouer que si elle nous échappe si souvent, c’est que nous sommes de grands diviseurs de vie : bien, mal, beauté, laideur, souffrance, joie, intelligence, ignorance, etc. etc. Il est difficile, sinon impossible qu’il n’en soit pas ainsi. Nous sommes les exilés de la beauté intégrale, un paradis perdu peut-être, dont nous traînons la mélancolie ; et pourtant nous savons que la beauté nous habite, qu’elle n’attend que notre ouverture à son appel, il suffit que nous laissions choir toutes les catégories où nous avons voulu l’enfermer, que nous effacions les clichés que nous lui attribuons à longueur de journée, pour qu’elle se dévoile à nos yeux émerveillés. Le beau et le vrai ne font qu’un, c’est une secrète évidence qui nous aide à franchir tous les caps. De la vie à la mort, la beauté est là, fée d’une transcendance toujours plus pénétrée ; allant du connu à l’inconnu, elle est un accord de tous les plans. Conscience de la beauté, ce n’est plus consentir à ce qui nous divise, c’est elle notre « Nature propre », c’est elle le signe de notre intégration à cet univers, de notre réalisation, de notre retour à la patrie du Réel. « Le beau ne se détache pas du ciel » écrivait Gustave Flaubert à Louise Colet.
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Beauté
Beauté mon beau naufrage
Inscrite au fronton d’un rêve
Frôlé de ton aile
Qu’ai-je à faire en ce lieu
En cette terre assourdie de violence
Qui me retient
Et m’emprisonne
Au labyrinthe des temps ?
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Laisser son chant aux assises de l’univers
Ce chant qui est à la racine de ton cœur, ce chant participe d’une conscience universelle à laquelle tu appartiens mais dont ta personne n’est que l’instrument temporaire. Ne cherche pas à enrichir ta pauvreté d’être, laisse-la mourir là où elle doit mourir. Ne crains rien, tout existait avant toi, tout existera après toi et tout existe malgré toi… Et lorsque le chant t’advient, sache qu’il n’est pas le tien, qu’il se joue bien de tes limites, de la précarité de ta forme… Laisser son chant aux assises de l’univers, c’est laisser à notre structure une fin paisible, celle qui ne revendique rien et s’endort au sein de cette conscience universelle dont elle n’était qu’un reflet.
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Dernier silence
Je préviens le chant du coq
Et n’ausculte plus rien
De ce qui m’assaille
Vivre et mourir
Ne sont plus
Que vaines confidences
Offertes au dernier silence.
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Il aurait fallu
Il aurait fallu pouvoir s’arrêter, capter l’immobile et s’en vêtir comme d’une dernière grâce, ne plus obéir à ces fausses nécessités dont est fait l’attrait des sociétés, se fondre à jamais en ces roches illuminées comme des icônes solaires, prendre place dans une de leurs anfractuosités ; entendre le vol lourd d’un coq de bruyère où l’heure se serait crucifiée au-delà du temps des hommes. Il aurait fallu… et déjà nous nous affaissions dans le piège d’un conditionnel, déjà la fatigue nous envahissait avant la fin du sentier, nous ramenait à nos limites, aux horaires répressifs. N’était-ce point une fois de plus, la chute de Sisyphe ?
Demain il faudra recommencer…
Recommencer, c’est parfaire, c’est le vrai travail, se retrouver, c’est ne point désespérer de notre condition. Nous portons le secret de notre accomplissement que nul cataclysme ne saurait supprimer, car ce secret est au-dessus de la vie et de la mort. La vérité est toujours recommencée, autrement elle ne serait qu’une fausse répétition de ce qui fut.
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Obéir à l’œuvre
Une fois ou l’autre, l’œuvre éprouvera le désir d’être réalisée, se présentera aux portes de l’action, l’emportera sur toutes les autres préoccupations, nous arrachera à ce qui nous tient dans l’informulé de ce qui est assez grand pour n’avoir pas le désir de croître ; c’est dire que nous obéissons à cette œuvre plus que nous ne lui imposons notre volonté. Malgré les apparences, nous ne sommes pas les créateurs de l’œuvre, nous n’en sommes que les répondants et nous ne l’approcherons que dans la mesure où elle nous tient dans sa densité, dans sa teneur en esprit, dans ce qui en elle est inexpugnable et réduit nos faiblesses à la reconnaître.
Certes, le carcan du temps pèse, nous condamne à la fatalité des formes, à leur désuétude, à l’angoisse de leur disparition prochaine ; sans compter la folie des hommes engrenés dans les bas-ordres d’une histoire qui ne respire pas vers le ciel, mais semble plutôt se servir des sociétés pour les ramener à l’apocalypse d’un temps planétaire de la peur. Voir cela, sentir que nous n’irons au-delà que dans la mesure où ce savoir nous donnera des ailes suffisantes pour survoler le grand cimetière de l’histoire, c’est là une des premières propositions que nous faisons à ce qui peut encore exister de sagesse en nous.
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Retenir une forme est absurdité
Au cœur des choses existe une nécessité qu’il ne faut point violer, qu’il faut laisser à elle-même pour qu’elle vienne à maturité, et ce n’est pas à nous de hâter cette maturité, seul ce que nous sommes peut enseigner à ceux qui souffrent qu’il y a une autre vision des choses. L’espoir est une vieille soupe qu’il est inutile de réchauffer, elle n’est qu’un sursis à tout ce qui meurt. Être au monde, c’est être profondément dés-espéré dans le sens véritable de ce mot. Les mondes naissent, vivent et disparaissent, le tout est de le savoir, de l’assumer, de le voir sans souffrir, et pourquoi souffrir de ce qui est inéluctablement voué à la destruction ? Retenir une forme c’est retenir le temps qui passe, autrement dit, une absurdité.
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Ou l’âme s’apaise
Ne plus ressentir
Le coma des formes
Faire offrande au soleil
Et boire cette rosée ardente
Où l’âme s’apaise
Et rejoint ses origines
Être enfin celui qui ne sait plus.
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Toute liberté revendiquée ne peut être liberté
Ce que je ressens, telle une mutation, c’est que je ne revendique plus ma liberté. J’ai appris que toute liberté revendiquée ne peut être liberté. Être avec les autres ce n’est pas confronter ce que l’on est avec ce qu’ils sont, c’est adapter avec eux toute possibilité de communion, et avec les mots : « les autres », j’englobe toute la nature… Le désir plus ou moins romantique d’être seul ne me dévore plus, je sais qu’il n’était qu’une frustration déguisée en désir de liberté, une affirmation du moi, qui, pour n’avoir pas à supporter les « autres »… s’en débarrassait en s’identifiant à l’illusion de quelques raisons spécieuses faussement nécessaires et nobles… La liberté ne revendique pas, parce que vivre pleinement implique de recevoir les « autres » tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient, c’est la seule voie, le seul mouvement vers le mystère d’Amour dont nous ignorons les tenants et les aboutissants.
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Ce cher ego
Ah ! celui-là… voyez-le lancer ses filets, se pavaner dans la personnalisation, se parer comme un paon, justifier son affirmation, séduire, ruser, argumenter… ah ! comme il aime argumenter… Oh ! oui, l’on peut dire que le calme et le silence ne sont pas son lot… Grand amateur de formes et de nourritures, il se limite aux objets dont il aime à se parer ; pour lui, la vérité est une digestion… On ne la lui fait pas, c’est un malin, il cligne de l’œil plus souvent qu’il ne se livre à la méditation (à quoi pourrait bien servir la méditation ?). C’est un réaliste (qu’il dit…) et il aime à se situer ; il adore les titres, les médailles, les diplômes, les honneurs, la gloire, la considération ; il est roi, cardinal, empereur, général, président-directeur, il est tout ce qui distingue, ou du moins il en rêve… et parfois il réussit même à se faire prendre pour un saint ou un sage (pourvu qu’on l’écoute et le considère). Enfin bref, il mène le monde, vous l’avez reconnu, c’est lui, c’est bien lui… c’est Lucifer… Il conduit le bal avec maestria depuis l’origine des temps, ce qui ne doit pas nous étonner car il est né du temps ; il est né du plus et du moins, du mien et du tien, de l’appétit de vivre qui s’oppose à l’angoisse de mourir ; vivre… vivre… il veut vivre le pauvre imbécile… et ses lettres de créance sont la défense de la sacro-sainte propriété où tous s’accrochent… s’accrochent… Il s’entend très bien avec les églises dont le pouvoir temporel s’allie souvent avec le sien ; il faut être réaliste que DIABLE… et savoir garder sa clientèle… Plus il y a de biens à sauvegarder plus il est conservateur… Cela se conçoit très bien n’est-ce pas ? Il a peur, très peur de perdre, la misère c’est pour les autres, et peu importe si elle est la résultante de ses actions ; surtout qu’on ne l’attaque pas pour prendre sa place — il y a tant de révoltes de par le monde — car alors il devient féroce. C’est la dimension qu’il a donnée à nos sociétés, manger les autres pour ne pas être mangé, il a organisé un ordre pour cela…
Misère de misère… il n’y a qu’une seule chose qu’il ignore ce cher égo, c’est que tout ce cinéma n’est qu’une énorme et gigantesque illusion, une bouffonnerie tragi-comique où chacun peut encore rire et pleurer sans réussir à se dépasser au-delà de ses passions. Si la nature a horreur du vide (ce qui n’est qu’une assertion lancée un peu légèrement), lui, par contre, il a horreur d’une réalité Une et indivisible, il n’accepte pas l’intégration, il refuse de se perdre dans un grand Tout (bien que la mort soit au bout de toutes formes) pour garder ce qu’il croit être sa raison d’exister : Dominer, agrandir ses pouvoirs, ses prérogatives, ses privilèges.. , accumuler, amasser, s’enrichir… Ah ! comme tout cela est ennuyeux… et déjà il me réduirait à sa merci si je n’avais une forte dose de patience, de calme, de silence… Que je le supporte, soit, mais il est toujours là, insistant, raisonneur, il veut absolument que je m’intéresse à lui, et il est très habile pour me présenter les prismes déformants de la bonne ou mauvaise conscience, du bien ou du mal, de la justice ou de l’injustice, de la nécessité toujours bien intentionnée de la politique, il est frère de tous les antagonismes qui semblent peser fatalement sur les hommes. Je sais qu’il est un fantôme, une chimère, et que le monde de l’illusion ne se dissipe que si l’ignorance elle-même disparaît ; je sais qu’il faut laisser les choses à ce qu’elles sont, elles n’en continuent pas moins leur chemin selon leurs voies, et c’est le seul chemin pour qu’elles s’ouvrent à leur « Nature propre » ; je sais que l’on n’apprend pas le latin à un âne… et c’est tant mieux, il préfère certainement qu’on lui offre une carotte… Alors voilà, il faut offrir une carotte à l’âne tout en étant heureux d’être tous les deux caressés par les doux rayons d’un même soleil.., c’est aussi le seul moyen pour éviter ses ruades…
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Qu’est-ce que mourir ?
Revenir aux soucis altiers
Des forces perdues
Reconnaître le chant
Des torrents où s’enlacent
Et se creusent les temps
Oser la rouille des mots…
Qu’est-ce que mourir ?
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Basculer dans une autre dimension
Dépassement des normes, étrangeté de l’immobile, la mort acceptée, à portée d’âme… Basculer dans une autre dimension… Tranquille persistance d’un calme où toute attente ne peut être que faiblesse… Paix des profondeurs où la nuit ne s’oppose à aucune lumière…
Et si le mouvement doit renaître, qu’il s’exprime en une pure gratuité avec un cœur qui rayonne au-dessus des miasmes de nos attachements. Après cela le monde pourrait bien s’écrouler, ce ne serait qu’un phénomène sans importance au sein de ce Sphinx-univers qui nous emporte au-delà de nos marais familiers.
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Au-delà du formel et de l’informel
Une carrière, blessure au flanc de la montagne. Ses cailloux innombrables extraits de l’ombre de la terre et brillant au soleil de ce dernier jour de l’été. Je contemple ce monde minéral, me laisse investir par lui. Soudain une pensée surgit. Tous les cailloux de l’univers se réunissaient dans ma représentation et me donnaient le vertige des chiffres… L’esprit ne peut les compter (ce qui n’est qu’une vision anthropomorphique) car ma pensée me suggérait encore : « Ces pierres, ces cailloux, ces amas de roches, jusqu’où ? jusqu’à quand ? » Subitement j’eus l’impression que je venais d’énoncer une erreur, une de plus à l’actif d’une recherche humaine. J’imaginais facilement que pour l’esprit il n’y a pas de « jusqu’où ? » encore moins de « jusqu’à quand ? » L’esprit ne calcule pas, il est ce qu’il est maintenant et à tout jamais ; il n’épouse et ne s’identifie à aucune forme, il reste impassible devant des milliards de quoi que ce soit.
Compter implique une possession, un regard sur ses domaines (soif de connaissances accrues), c’est donc déjà une illusion. Aujourd’hui la science rejoint la démarche de l’esprit, et le particulier rejoint l’universel. Le « champ » des physiciens unifie la diversité. Il n’y a plus de cailloux, il n’y a que de l’énergie. L’énergie est une, il n’y a plus de temps pour elle, ni de séparation ; un mouvement gratuit VIDE de toute intention. Quel jeu joue-t-elle lorsqu’elle se solidifie en formes innombrables ? et déjà en nous c’est l’humain qui suppose un jeu… Pourquoi y aurait-il un jeu puisque son mouvement est « libre » dirions-nous… « vide » de toute intention selon l’esprit ?
Donc, selon la vision scientifique et forcément limitée que nous pouvons avoir, l’énergie se solidifie à l’infini, devient matière, et nous devons bien admettre qu’elle se nie, ralentit son mouvement jusqu’à n’être plus que cendre de son feu, mais en cette cendre l’énergie retrouve l’atome qu’elle était au départ, une sorte d’éternel retour (qui avait déjà obsédé Frédéric Nietzsche). Ensuite tout recommence dans l’intimité d’une matière morte et vivante à la fois (la vie par son mouvement s’identifie à l’énergie, peut-être est-elle la manifestation consciente de cette énergie). Mais « où commence l’être et où finit-il », avons-nous la tentation de nous demander ? et déjà, de nouveau, nous voici dans l’erreur, car devant cette énergie maintenue au-delà de toutes les formes, il ne peut y avoir ni être ni non être. C’est d’une impossibilité absolue. Nous ne pouvons que supposer un tout universel qui ne contient ni premier ni dernier, un Tout que nous ressentons dès que nous sommes vides d’intention, que nous ressentons comme étant l’esprit des choses unifiées. La réalité est esprit et l’esprit est réalité. Bien entendu tout cela n’est encore que des mots issus de notre difficulté d’expression. Ah ! si nous pouvions nous abstraire déjà de tout sentiment d’infériorité comme de tout sentiment de supériorité, reconnaître que nous ne sommes pas une réussite dès que nous dualisons la réalité, nous maintenir simplement au-delà de toute intention… nous pourrions peut-être comme le petit pauvre d’Assise, parler aux oiseaux…
« La voie suprême n’est pas difficile. Seulement il faut éviter la discrimination. Si l’on parle tant soit peu, cela tombe ou bien dans la discrimination ou bien dans la clarté. Je ne demeure pas même dans la clarté. » Kôan de Tchao-Tcheou.
« Je ne demeure pas même dans la clarté » dit Tchao-Tcheou, et déjà je n’ai plus envie de parler aux oiseaux, déjà je n’ai pas à me demander si l’homme est une réussite ou pas, si l’esprit est matière ou si la matière est esprit. Je vogue au-delà du formel et de l’informel, le miroir des choses s’est brisé…
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À chacun de mes pas
À chacun de mes pas
L’insondable présence
À chacun de mes pas
Le chant de l’invisible
À chacun de mes pas
J’annonce
Que rien ne peut être séparé
Dans le temps qui me dilue
Et m’enlève à ses chaînes
O temps
Joyeusement sacrifié
Je t’immole à mes tendresses solaires.
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Au-delà de ma forme et de mon impermanence
L’impermanence de la forme que j’habite et qui me quitte déjà peu ou prou, l’inéluctable, l’irréversible disparition qui s’amorce et que je ressens avec une conscience accrue, m’amène aux assises d’une sagesse que je sais exister presque malgré moi dans les cavernes de mon existence. Vivre et mourir s’unissent de plus en plus en une alliance que je vois se greffer dans ma destinée.
Je vois en moi et autour de moi sans m’identifier aux objets que capte mon attention.
Je suis là, calmement, sans me soucier du temps destructeur.
Le temps, ce suaire de l’éternité.
Il m’importe peu d’appartenir à ce siècle et à sa société, en fait je les ai déjà quittés ; il m’importe peu de savoir que je vais mourir demain, après-demain ou peut-être aujourd’hui… On ne prolonge pas CELA qui habite toutes choses et qui ne se soucie d’aucun temps, car les choses sont ce qu’elles sont au-delà de leurs formes, au-delà de leurs impermanences, et ce qui VOIT en moi, est aussi au-delà de ma forme et de mon impermanence ; c’est l’approche fondamentale de la transcendance.
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Le passant du ciel
Au large vent des solitudes
Plus n’ai besoin de renaître
Jusqu’au suprême étincellement
D’où jaillira ma disparition
Dans un silence de lumière
Je suis le passant du ciel.
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Hors du temps
Laisse-toi, décroche-toi, abandonne-toi à cette marée de l’être (ou du non-être, peu importe). Que la vie et la mort te confondent aux gravitations des univers ; il n’est plus temps de s’appesantir sur la destructibilité de toute chose, et l’image n’est encore qu’illusion passagère. Ni quiétude ni inquiétude, ni bonheur ni malheur ; mais cette acceptation totale où ma misère est dissolution, où ma personne n’est plus qu’un dernier nuage avant le soleil d’or de vérité.
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Illumination, accomplissement et communion
On n’affirme pas une illumination, ni on ne la nie, tant elle peut être indépendante de notre moi ; elle est l’innocence cachée de notre relation à la totalité des choses.
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L’homme s’accomplirait en s’ouvrant au Réel comme une fleur s’ouvre au soleil et à la pluie, — c’est d’ailleurs une même action.
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Une véritable communion entre les hommes ne peut être qu’universelle, elle refuse toutes catégories, autrement elle ne peut être que bigoterie et fanatisme.
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Comme si le dernier instant…
Surtout et déjà, ne rien vouloir. Sans un geste je souris au soleil de février. Je suis en ce lieu comme si le dernier instant de vivre m’accueillait dans son silence. Une lumière tiède, rose et or passe derrière mes paupières fermées et en moi les oiseaux se répondent en appels familiers, m’intégrant à leur monde, à ce monde où nous vivons ensemble.
L’homme étant en continuelle perte de vitesse avec lui-même, il conviendrait qu’il se souvienne que la réalité ne se place ni dans l’être ni dans le non-être. Laisser se dissoudre ce qui doit se dissoudre participe de la plus élémentaire raison.
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Un merle s’est éveillé
L’aube
Redécouvre la source d’un nid
Pureté d’un temps non menacé
Espace sonore
Continuité d’un chant
Apaisant l’âme alourdie
Au-dessus de la ville
Au matin du cœur
Un merle s’est éveillé.
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Extrait de Hors du temps par Pascal Ruga (1975).