2024-11-29
Une brève introduction
Steven Pashko a obtenu un doctorat et une maîtrise en pharmacologie et en psychologie expérimentale, ainsi que des bourses postdoctorales en psychologie clinique et en étiologie de la dépendance. Il a suivi vingt ans de formation à la pleine conscience et trente ans supplémentaires de formation à la méditation zen dans le cadre de retraites. En tant que cadre dans l’industrie pharmaceutique, il a mené et supervisé des projets de recherche clinique et de recherche sur les résultats en matière de santé.
Dans notre quête de sens et de compréhension de soi, le langage reste un outil précieux, mais nous devons reconnaître ses limites. En équilibrant nos dimensions conceptuelle et perceptive, nous pouvons vivre plus pleinement, en appréciant la vie au-delà des distorsions créées par les pensées et les mots. Ce faisant, nous renouons avec une dimension de l’existence longtemps soupçonnée : une dimension entière et antérieure aux concepts de temps et de lieu, affirme Steven Pashko.
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Le langage, malgré tout son pouvoir, ne peut pas capturer la réalité ; il n’offre qu’une représentation abstraite de ce qui est. Cette limitation découle du fait que les mots et les concepts transforment ce qu’ils décrivent. Bien qu’indispensables dans les systèmes structurés — comme la logique, la science et les mathématiques — les concepts simplifient et déforment des détails essentiels qui sont cruciaux pour comprendre la réalité dans son intégralité. Dès que nous étiquetons, nommons ou définissons quelque chose, nous le réduisons à un symbole mental maniable, modifiant ainsi sa nature. Ce changement peut faciliter la communication, mais échoue à transmettre ce qui peut être directement expérimenté. Pour donner quelques exemples de ces transformations, rappelons que les mots ne peuvent pas exprimer :
1. L’unicité des choses individuelles, comme un écureuil particulier ;
2. Un tout unifié, dépourvu de segmentation ou d’arrière-plan, où aucune « partie » n’existe ;
3. Les expériences sensorielles directes, telles que la douceur du miel ou le parfum d’une rose.
Lorsque nous utilisons le langage pour transformer l’expérience vécue en généralisations, nous changeons les spécificités de la réalité en catégories générales. Ce processus de catégorisation entraîne des conséquences troublantes qui vont au-delà des erreurs de représentation : il génère des préjugés et des séparations artificielles. Par exemple, les généralisations sur les personnes ou les groupes — qu’elles soient basées sur une exposition limitée ou sur des étiquettes culturelles héritées — créent des divisions sociétales, comme l’ethnocentrisme ou le racisme. Ces généralisations alimentent une mentalité dualiste « nous contre eux », ancrant en nous une vision du monde où tout est défini par sa différence avec autre chose. Or, qui sait ce qu’une personne d’apparence ou de culture différente peut nous apprendre ? En outre, cette façon de penser nous éloigne de ce qui est vraiment essentiel dans la vie : l’expérience directe et immédiate de l’existence humaine elle-même. Comparez, par exemple, l’expérience de l’amour à la lecture de sa description. Cette dernière peut nous informer, mais ne saisit pas l’authenticité de l’expérience réelle.
Deux réalités concurrentes : expérientielle et conceptuelle
Le psychologue Seymour Epstein [1] a étudié la façon dont les humains naviguent dans la vie à travers deux réalités distinctes : l’une basée sur l’expérience directe et l’autre enracinée dans la pensée. Il a qualifié ces deux réalités de systèmes « expérientiel » et « cognitif ». Plus tard, le lauréat du prix Nobel Daniel Kahneman [2] a élargi cette idée en parlant du « moi qui vit » et du « moi qui se souvient ». Plus communément, et peut-être en raison de leur origine, nous pourrions considérer ces systèmes comme « perceptuels » (ou expérientiels) et « conceptuels » (ou cognitifs).
Le neuroscientifique Michael Gazzaniga [3] ajoute que ces deux systèmes d’information proviennent probablement de la structure du cerveau, avec un seul côté disposant des outils pour traiter le langage. Cette séparation anatomique suggère que l’expérience sensorielle directe fonctionne [4] en grande partie indépendamment du langage, comme un processus préconscient. L’intelligence perceptive, qui nous aide à évaluer la valeur, la beauté et le risque sans médiation verbale, fonctionne de manière instinctive et réflexive. C’est cette capacité perceptive qui nous permet de nous couvrir lorsque nous avons froid ou qui aide un golfeur à aligner davantage un putt grâce à la conscience perceptive qu’au calcul mental. Contrairement à la nature plus lente et délibérée de la pensée linguistique, l’intelligence perceptive permet des jugements de valeur rapides, essentiels à la fois à la survie et à l’appréciation esthétique.
L’emprise du langage sur l’expérience
Le langage est essentiel pour communiquer des idées, partager des connaissances et gérer des tâches complexes, mais il occulte souvent la sagesse inexprimable de la réalité perceptive. De nombreuses personnes ressentent un malaise sous-jacent — le sentiment que quelque chose ne va pas dans leur façon d’apprécier le monde — sans pouvoir dire exactement ce qui les dérange [5]. Dans La Matrice [6], le personnage de Morpheus exprime cette conviction :
Ce que vous savez, vous ne pouvez pas l’expliquer, mais vous le sentez. Vous l’avez senti toute votre vie, il y a quelque chose qui ne va pas dans le monde. Vous ne savez pas ce que c’est, mais c’est là, comme une écharde dans votre esprit, qui vous rend fou.
Cette attirance pour l’inexprimable peut expliquer pourquoi les gens sont attirés par des expériences qui transcendent la pensée, comme l’art, la musique, la méditation ou les activités physiques. Dans ces moments, les gens font souvent état d’un sentiment de « paix », de « flux » ou d’être « dans la zone » — des états où leur sens de soi, de temps et de langage disparaît pour ne laisser place qu’à l’expérience directe. Cette conscience sans pensée nous relie à une partie plus profonde de nous-mêmes qui est obscurcie par notre bavardage interne constant. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle les gens cherchent du réconfort dans la religion — du latin « religio », qui signifie se connecter à ce qui est fondamental.
Deux systèmes, une seule réalité : Perspectives de la philosophie et de la psychologie
Epstein [réf. 4] a distingué les systèmes perceptuel et conceptuel en fonction de leurs qualités uniques. Le système perceptuel est holistique et non verbal, il s’appuie sur des associations, des images et des émotions plutôt que sur la logique ou les règles. Il fournit un lien direct avec le monde, qu’il interprète par le biais des sensations et des impressions sensorielles. Bien entendu, tout comme le système conceptuel, il peut être trompé. Par exemple, le soleil ne se lève pas réellement à l’est. En revanche, le système conceptuel est analytique et structuré, utilisant des symboles abstraits tels que des mots et des chiffres pour interpréter la réalité. Ce système cognitif nous permet de planifier, d’élaborer des stratégies et de structurer notre compréhension du monde. Aucun de ces deux systèmes n’est parfait. Chacun comporte des pièges qu’il convient d’identifier et d’éviter. Cependant, en ne reconnaissant pas et en n’utilisant pas le système perceptif, l’humanité court le risque de croire à tort que la réalité ne peut être décrite qu’à travers un prisme matérialiste.
Le cadre de ces deux systèmes reflète les idées de la philosophie ancienne, en particulier la tradition de l’Advaita Vedanta. Le philosophe Sankara [7] a décrit deux niveaux de réalité : la réalité empirique (matérielle) et la réalité ultime (non duelle). Selon lui, la réalité empirique est conditionnellement vraie, tandis que la réalité ultime — sans concepts ni distinctions — est absolument vraie. Sankara a proposé que l’expérience sensorielle et perceptuelle puisse révéler une unité que l’esprit conceptuel ne peut saisir : celle d’une globalité sous-jacente qui échappe à nos tentatives d’étiquetage ou de catégorisation.
Relier la science et la spiritualité
Les perspectives d’Epstein, de Kahneman et de Sankara révèlent deux modes de connaissance parallèles :
1. La réalité conceptuelle, qui découle des abstractions de la pensée conceptuelle, crée une compréhension matérialiste du soi et du monde.
2. La réalité perceptuelle, qui est directe, intemporelle et au-delà du langage, offre une expérience homogène de l’existence qui existe avant les étiquettes et les catégories.
La vision non-duelle et perceptuelle nous permet d’entrevoir un sens stable du soi qui transcende tout rôle ou toute identité particulière. Le philosophe René Descartes [8] célèbre pour avoir écrit « Je pense, donc je suis », définissant ainsi l’identité par la pensée. Mais nos identités, façonnées par des rôles tels que « parent », « militant » ou « cadre », sont en constante évolution et provisoires. Sommes-nous vraiment différents dans chacun de ces rôles, ou existe-t-il un moi plus fondamental et plus durable ? La réponse se trouve dans le moi perceptuel non verbal, qui reste constant au milieu des changements de la vie. Ce moi profond, éclipsé par nos identités conceptuelles, détient la clé d’une compréhension stable de qui nous sommes.
La quête d’un moi durable
Nous sommes nombreux à rechercher un concept de soi ou une vision du monde stable, en particulier lorsque nous essayons d’ancrer notre identité dans des facteurs externes changeants. Cette quête de certitude peut ressembler à un cycle sans fin, motivé par la nature changeante des identités fondées sur la pensée. Cependant, cette quête s’apaise lorsque nous nous tournons vers l’intérieur, pour explorer la question suivante : « Quelle est mon identité perceptuelle ? » En nous concentrant sur cette identité immuable, enracinée dans une conscience directe et non verbale, nous nous connectons à une réalité authentique, antérieure aux mots. Cette identité perceptuelle est stable et continue, elle n’est pas affectée par les changements de rôles et les expériences qui nous entourent.
Dans les moments de calme, de nombreuses personnes ressentent ce moi plus profond, un sentiment d’« être » plutôt que de constamment « faire » ou « devenir ». Cette expérience n’est pas définie par nos réalisations, nos rôles ou nos possessions, mais par une conscience inhérente qui reste inchangée malgré les fluctuations de la vie. Des pratiques telles que la méditation, en particulier lorsqu’elle est pratiquée avec une forte détermination dans le but de se détacher des pensées volontaires et involontaires, peuvent nous reconnecter à cette identité fondamentale et nous permettre d’apprécier la réalité que les mots ne parviennent pas à saisir.
Trouver l’équilibre : Langage et conscience perceptuelle
Dans notre quête de sens et de compréhension de soi, le langage reste un outil précieux, mais nous devons reconnaître ses limites. En équilibrant notre moi conceptuel et notre moi perceptuel, nous pouvons vivre plus pleinement, en appréciant la vie au-delà des distorsions créées par les pensées et les mots. Ce faisant, nous renouons avec la dimension de l’existence que nous soupçonnons depuis longtemps : une dimension entière et antérieure aux concepts de temps et de lieu.
Texte original : https://www.essentiafoundation.org/the-surprising-reality-hidden-beneath-language-and-thought/reading/
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1 Epstein, S. (1973). The self-concept revisited. Or a theory of a theory. American Psychologist, 28, 404-416. http://dx.doi.org/10.1037/h0034679
2 Kahneman, D., & Riis, J. (2005). Living, and thinking about it: Two perspectives on life. In F. A. Huppert, N. Baylis, & B. Keverne (Eds.). The science of well-being (pp. 285-304). Oxford, England: Oxford University Press.
3 Gazzaniga, M. (1989). Organization of the human brain. Science, 245, 947–952.
4 Epstein, S. (1994). Integration of the cognitive and the psychodynamic unconscious. American Psychologist, 49, 709–724.
5 The Biggest Questions Ever Asked. New Scientist “What is Reality?” https://www.newscientist.com/round-up/biggest-questions/
6 The Matrix (1999). Wachowski & Wachowski, Warner Bros.
8 Descartes, René (1641) Meditations. Published online by Cambridge University Press: 5 January 2016. (En français : Méditations métaphysiques)