Dominique Casterman : La spiritualité humaine

Cependant, la compréhension théorique que nous vivons dans la prison de l’ignorance peut progressivement se transformer en connaissance vécue de ce qui fait obstacle à l’humilité véritable, c’est-à-dire l’acceptation inconditionnelle de ce que le zen appelle la ‘‘nature propre’’. Tout continuera à fonctionner, mais tellement mieux dans cette condition de quiétude intérieure dépourvue de l’arrogance et de l’insuffisance d’être un moi séparé. Le travail peut durer un jour, dix ans ou toute une vie, mais peu importe dès que nous avons compris qu’au-delà de l’apparence éphémère des êtres et des choses, il y a l’Inconnu d’où rayonne la multiplicité phénoménale…

Carlo Suarès : La fin du grand mythe V

Les thèmes mythiques que nous décrivons, chacun peut les transposer à son usage. La seule et unique dualité fondamentale qui constitue l’homme mythique assume tous les aspects possibles, et est la base de tous les problèmes possibles. Il appartient à chacun de ramener sa propre difficulté intérieure à la difficulté originelle. Tant qu’il n’aura pas rencontré celle-ci dans sa nudité, tant qu’il ne l’aura pas définitivement abandonnée derrière lui, il appartiendra à l’Univers du Mythe, à l’Univers des sous-hommes.

Carlo Suarès : La fin du grand mythe IV

Cette dualité, non pas entre l’homme et le monde extérieur, mais entre un principe intérieur à l’homme et un principe extérieur à lui, est, lorsqu’elle s’exprime à elle-même en créant l’inconscient, à la fois l’origine des hommes et l’origine des temps, elle est le thème initial du Grand Mythe que tous les hommes de tous les temps ont joué. Or les grands cycles que nous avons appelés Orient-Occident se caractérisent à leur origine suivant la façon dont l’inconscient a vécu au sein de cette équation. L’équation sous la forme « cela-je » c’est l’Orient; l’équation sous la forme « je-cela» c’est l’Occident…

Carlo Suarès : La fin du grand mythe II

Mais il faut que le grain meure après seulement qu’il a été jeté dans la terre. S’il mourait avant, écrasé ou desséché, sa mort serait aussi stérile. L’être qui dit « je », ce grain de froment, ne doit pas s’annihiler, mais mourir dans le bon sol, il ne doit pas non plus chercher à devenir gigantesque, à se transformer en une maison, en croyant que les fruits viendront quand il sera devenu aussi gros que le monde. C’est ce que l’on croit habituellement. « Je » croit qu’il peut devenir universel, il veut prier Dieu, il veut trouver Dieu, il veut trouver la Voie et la Vérité, « je » est prêt à tout sauf à mourir dans le bon sol.

Carlo Suarès : La fin du grand mythe I

L’envoûtement c’est l’inconscient, qui s’interpose entre la Vérité et nous, en nous donnant comme point de départ de toutes nos pensées, comme base apparente de tout notre être, un monde irréel que nous ne mettons pas une seconde en doute. Chacun vit dans un état hypnotique, dans un état de rêve, qui lui fait accepter et vivre ce rêve sans s’en étonner le moins du monde. Ce rêve c’est tout l’Univers tel que chacun l’accepte. Plus on dort profondément moins on se demande le « pourquoi » des choses. Le sommeil est si profond que le fait de partir à la recherche de sujets d’étonnement, tables tournantes, coïncidences, « forces inconnues », semble déjà sublime, alors qu’au premier éveil la simple constatation que quelque chose existe suffit à nous remplir de stupeur…

Pascal Ruga : La fin d'un désir

Je ne tardai pas à réaliser que le désir de voir dans ma propre nature n’était qu’un leurre de plus dès l’instant où cet état était voulu. D’avoir espéré atteindre ce que je pensais être la vérité, même en croyant me dépouiller du désir de la posséder, ne pouvait que me jeter dans une impasse ; car une vérité que l’on peut atteindre n’est pas la vérité, mais une nouvelle cristalli­sation de la poursuite du moi.

Lama Denis Teundroup : Démons dieux et démons intérieurs

Dans cette expérience directe de la méditation, les situations deviennent moins conflictuelles et notre relation à celles-ci s’allège d’autant. Les luttes que nous entretenions font place à des relations de plus en plus souples ; émotions et situations deviennent transparentes ainsi que celui qui en est l’observateur ; l’expérience de la situation acquiert une qualité spacieuse et ouverte, en laquelle se révèle une intelligence fondamentale qui nous permet d’être en adéquation avec elle et d’y répondre pertinemment. Cette communication directe contient la possibilité d’une réponse intelligente et harmonieuse. Il s’y développe une « danse » avec l’énergie de la situation ; c’est une relation harmonique et spontanée qui est aussi la perfection de l’action.

Carlo Suarès : La société des hommes n'est pas espèce

Avons-nous eu des expériences spirituelles ? Leur sou­venir les a assassinées. La félicité que nous en avons ressentie les a assassinées. La certitude, le cri de joie, l’extase les a assassinées. Car ces délectables émotions se sont ajoutées au perçu, au goûté, au comparé, au connu, au passé, à la trame du tissu de nos jours. Goûtons-nous « encore une fois » cet ineffable ? Ce n’est donc pas lui. Peut-être nous a-t-il surpris une fois par mégarde. Mais si nous l’avons « senti » c’est qu’il n’était déjà plus là. Il n’y a pas de rencontre possible entre le neuf et le vieux. Et « qui » était là pour l’accueillir ? Est-on ?… Sommes-nous autre chose qu’un passé, et un passé est-il autre chose qu’une protection ? Qu’un système défensif ? Qu’une organisation fortifiée ?

Pascal Ruga : En marge d'un paradis oublié

Au temps lointain de cette enfance, je ne priais pas, et pourtant tout m’était donné. Rien n’était demandé à ce royaume de lumière dont je sens encore en moi le calme et la force infuse. De ce royaume j’étais le prince innocent, le démiurge enfant pour qui tout vient de naître à chaque instant, – sans d’ailleurs qu’il s’en souciât. À chaque pas se levait un flot d’images, sitôt levées, sitôt défaites – aucune d’elles ne cherchant à prévaloir sur l’autre. Tout était accepté. Chaque chose avait une bonne odeur de bête sauvage, et accomplissait docilement son destin sans être séparée d’un « Principe Premier » dont elle se sentait inconsciemment en même temps créature et créatrice. Le canevas des relations n’avait pas la dureté de ce monde d’angles et d’agressions qui ensuite fut si longtemps mon hypnose majeure. Aucun échange ne présidait à l’échange ; alter­nativement, presque sans transition, les larmes succédaient aux rires avec la capricieuse douceur d’un jour d’avril dont on ne sait trop bien si l’on doit en aimer les nuages ou les ondées, les bleus tendres, ou les rayons primesautiers et malicieux de notre vieux et bon soleil qui rayonne en plein ciel. Chaque action était neuve, aimée pour elle-même, je ne cherchais pas à la garder comme un avare garde son trésor. Rien n’appartenait à rien, et tout appartenait à tout. Le désir d’être ne m’em­portait pas dans l’enfer de son devenir. La vie était une harpe, où le musicien, l’instrument, et l’harmonie qui en fusait, formaient une seule et unique réalité.

Carlo Suarès : L'homme qui cherche à se penser

Si je « me » pense, il faut bien que je « me » pense quelque chose, sans quoi je ne serais rien. Et ce quelque chose ne peut être que quelque chose d’extérieur à moi-même, sans quoi je ne pourrais pas l’appréhender. Je ne peux pas, en effet, me présenter à moi-même une repré­sentation de moi-même, si cette représentation n’est pas objective à mon esprit. Cette pensée de moi-même, je suis bien forcé de la constituer avec des éléments. Et ces élé­ments sont nécessairement statiques, le temps que je puisse les voir. Mais, plus je réfléchis et m’aperçois que « je » ne suis pas telle ou telle identification en vertu de laquelle je « me » pensais sans le savoir (à la façon du « moi » qui cherchait de l’eau de fleur d’oranger dans un rêve, ou de l’enfant au « pour-moi » instantané) plus s’ouvre en moi un gouffre intérieur, qui est gouffre parce qu’il est impensable.