Carlo Suarès : L'homme qui se pense

Dans un premier stade, la conscience, encore infantile, est le produit d’une contradiction qui est fort loin de s’être révélée à elle-même. La perception du moi est, nous l’avons vu, d’autant plus intense que le moi ne se présente pas devant lui-même, dans un état réflexif. À l’état d’idée fixe, nous l’avons suivi dans des courses extravagantes, à la recherche de l’impossible, sans qu’il se soit jamais arrêté devant son propre spectacle comme devant un miroir. L’iden­tification de l’être et du moi ne s’est pas encore faite : il y a identifications successives de l’être et d’une série ininter­rompue de pour-moi. La petite fille qui veut une poupée est entièrement conscience de « pour-moi-poupée ». Elle n’a conscience de soi que selon les besoins, les plaisirs, les cha­grins du pour-moi. La poupée se casse, il y a privation, rupture de ce pour-moi : le pour-moi pleure. On lui présente une autre distraction, voici un autre pour-moi, qui rit de voir Guignol, qui est « Guignol ». Il passe de là à être pour-­moi-goûter, et ainsi de suite. Lorsque le pour-moi n’éprouve ni plaisir ni déplaisir ni besoin, il est vide et s’ennuie dans le vague. On doit, sans arrêt, lui présenter quelque objet-d’être, sans quoi il s’abandonne à des rêveries, s’identifie à elles, dans un monde imaginaire qui, selon les cas, a des points de contacts avec la réalité ou n’en a pas. La conscience du rêve éveillé rejoint celle du rêve endormi.

Carlo Suarès : La solennelle duperie des mots sans contenu

Or il n’est pas difficile de constater que la fausse pensée philosophique est l’arme quotidienne et constante de nos hommes d’État, de nos chefs de partis, de nos états-majors. Si les hommes se réunissaient dans le but de résoudre le problème de leurs besoins matériels, ils adopteraient à cet effet la meilleure solution possible, compte tenu de leurs moyens techniques. Ces moyens étant virtuellement illimi­tés, le problème, en fait, n’existe plus. Mais, dès l’instant où il a cessé d’exister il est devenu insoluble au point que nous sommes acculés à la destruction consciente de l’espèce humaine par elle-même. Et s’il est constant que nos pseudo-dirigeants font profession d’apporter à la solution d’un pro­blème qui n’existe pas, des solutions discordantes faites de mots sans contenu, c’est que la crise est dans la pensée.

Joë Bousquet, René Daumal & Carlo Suarès : Dialogues sur la comédie psychologique

Ainsi, d’une part, il se sait et se dit conditionné, d’autre part, il a la certitude que ce conditionnement-là, de ce côté-là de la barricade, entraîne comme conséquence, le privilège d’une lucidité objective ! Cette contradiction est si forte qu’en lisant ceci tu pourrais croire, à un renversement de positions si tu ne savais que cette cristallisation de l’Idée est, depuis que l’homme cherche à prendre contact avec lui-même, la barrière qu’oppose à la vérité la perception de la vérité. En effet, il ne semble pas qu’on ait encore proposé à la pensée de se fondre à la perception sans la représenter. Au lieu d’être le mouvement même de la perception, la pensée s’imagine fonctionner lorsqu’elle manipule des idées à la manière dont un maçon manipule des briques. Mais hélas, aussitôt qu’apparaît l’idée que je m’en fais, la perception s’arrête en admettant même qu’elle ait été authentique. Car chaque idée ou chaque représentation vient se greffer à la blessure-qui-s’ignore, à ce moi qui ne peut s’empêcher de faire que cette perception devienne « ma » perception et l’idée que je m’en fais le déguisement de sa Terreur ou de son avidité. Cet envoûtement n’est jamais en défaut, il nous définit et nous n’en sommes que le jeu, un jeu qui ne consiste qu’à tricher.

G. I. Gurdjieff : Première initiation

Vous n’avez pas de mesure pour vous mesurer. Vous vivez uniquement d’après « cela me plaît » ou « cela ne me plaît pas ». C’est dire que vous n’avez d’appréciation que pour vous-même. Vous ne reconnaissez rien au-dessus de vous — théoriquement, logiquement peut-être, mais réellement, non. C’est pourquoi vous êtes exi­geants et continuez de croire que toutes les choses sont bon marché, que vous avez dans votre poche de quoi tout acheter si vous le désirez. Vous ne reconnaissez rien au-dessus de vous, ni au dehors ni en vous-même. C’est pour cela, je le répète, que vous n’avez pas de mesure et vivez passivement selon votre bon plaisir. Oui, votre « appréciation de vous-même » vous aveugle ! Elle est le plus grand obstacle à une vie nouvelle…

Carlo Suarès : La défaite sur le seuil : Jésus et Nietzsche

Cette auto-défense d’un moi vitalisé par sa propre fissure, donc qui aspire à la retrouver, et qui dans chacun de ses actes ne fait au contraire que la replâtrer, est très exacte­ment le nœud du drame de tous ceux qui con­nurent l’extase du présent (qui la désignent sous le nom d’état de grâce, ou sous tout autre nom my­thique) et qui ne peuvent jamais plus la retrouver, du fait qu’ils la veulent retrouver ; qui dès lors se précipitent dans des pratiques à rebours qui sont censés amener leur opposé ; mais qui par toutes ces disciplines s’efforcent quand même de répondre au désir qu’à le moi de se nourrir, de se vitaliser aux dépens de la Réalité ; et qui finissent de ce fait par satisfaire le moi d’autant plus complè­tement qu’il aura mieux construit un monde illu­soire où l’éternité ne pourra jamais plus pénétrer.

Carlo Suarès : La maturation d'un moi : L'éducation créatrice

Selon la loi de contradiction qui régit le moi, l’amour et l’intellect ont des fonctions qui s’op­posent à leurs propres mouvements. L’amour donne à l’individu l’impression d’un mouvement centrifuge : le moi a l’impression de se donner, de s’abandonner ; mais s’il se laisse en effet emporter par le cours de ses sentiments et de ses passions, s’il accepte d’y éteindre le sentiment de soi, ce n’est que parce qu’il espère y trouver (par l’union avec l’objet de son amour) une permanence dont il ne se sent pas assez assuré. L’amour est une recherche de permanence, qui s’effectue au détriment du désir qu’a le moi de se percevoir ; l’amour cherche, par tous les moyens, à utiliser le monde extérieur pour construire cette perma­nence intérieure. Loin d’être centrifuge, c’est donc un mouvement centripète, mais qui donne l’illu­sion d’être centrifuge, parce que la notion qu’a le moi de sa propre réalité s’y trouve obscurcie. Dans le monde à rebours qu’est celui du moi, c’est donc bien en perdant le sentiment de sa réalité, donc en sortant de lui-même, que le moi rentre en lui-même, et s’affermit dans sa propre permanence intérieure.

Carlo Suarès : La croissance d'un moi : Son processus

Le moi, en se refermant sur lui-même, en se détachant, en s’isolant, ne perd point pour cela l’orientation de toute l’activité du subjectif qui l’a conduit à ce point. On se souvient que cette orien­tation est une recherche de permanence. Le moi utilisera ce désir pour son propre compte, au détriment de sa propre essence sur laquelle il s’est re­fermé. Il se séparera donc de plus en plus de son essence, il perdra complètement toute notion réelle au sujet de sa raison d’être, il s’isolera de plus en plus. Et parce qu’il en souffrira, il ne fera qu’exa­cerber sa soif de permanence, jusqu’à un degré qui devrait devenir insoutenable, jusqu’à se briser lui-même. Là encore, les congrégations des moi stérilement assurées de leurs possessions spiri­tuelles et matérielles, viendront l’aider, le conso­ler, lui apporter la foi, l’espérance, la charité, ou sous d’autres formes, n’importe lesquelles, la sé­curité, l’ambition et l’exploitation, qui le feront mourir, étouffé.

Carlo Suarès : L'enfance d'un moi : «Je suis un moi»

La façon dont le je, non-conscient, de l’enfant parvient, lorsqu’il est mûr, à se détacher de l’univers subjectif qui l’a créé, et dont il ne s’était pas encore nettement différencié, est d’une importance extrême, car elle caractérise le moi qui surgit, ses tendances, ses possibilités, et nous révèle sa na­ture la plus intime. Ce phénomène d’individualisa­tion n’a cependant jamais été étudié, à notre con­naissance sous cet aspect. Ne pouvant nous ap­puyer ici que sur notre propre documentation, en­core très restreinte, nous nous bornerons à indiquer des voies de recherches, telles qu’elles se présen­tent en ce moment à nous.

Carlo Suarès : La première réponse au présent : Naissance d’un moi

Ce que nous appelons conscience résulte donc d’un effort vers la conscience de soi : le moi graduellement devient conscient d’être lui-même, indépendamment de certains rôles qu’il joue, de leurs associations et dissociations ; en s’affranchis­sant de ces objets un à un, il affirme qu’il est un moi, même sans ces objets. Or, nous avons déjà vu, et nous reverrons en détail, que le moi n’est pas autre chose que des vibrations (associations-dissociations) entre deux pôles, qui ont pris le corps d’une entité ; donc plus le moi devient cons­cient de soi-même, plus il se défait : il se dévore véritablement. En effet la conscience de soi n’est qu’une illusion, l’affirmation « je suis moi indépendamment de mes rôles » émane de la per­ception de soi qui résulte de rôles sous-conscients, de rôles dont on ne sait pas qu’ils sont des rôles, c’est-à-dire encore que cette affirmation émane d’un personnage qui se compose de tout ce dont il n’a pas encore douté, d’un personnage qui n’est que partiellement défait. L’affirmation moi qui sub­siste, s’appuie sur ce qui reste encore debout de son édifice croulant…

Carlo Suarès : L'évolution du subjectif dans la nature

La naissance de la liberté, est la naissance de ca­ractères isolés, individuels, qui affranchissent le sujet des réactions rigoureusement déterminées de l’espèce. Cela ne veut dire aucunement que ces réactions individuelles ne sont pas déterminées, mais elles le sont par des causes qui sont devenues individuelles. Ce je se met à avoir des réactions qui lui sont propres, il devient à lui tout seul une nou­velle espèce. Mais du fait qu’il s’applique dès lors à protéger et à faire durer son équilibre, (son je, ses réactions particulières), il s’oppose à l’équilibre plus général qu’il désire atteindre, il s’oppose à sa propre essence, et sa liberté devient cela même: qui l’enchaîne.