Jacques Rayen : Regards
En lui-même, l’Univers n’a guère de sens
mais à chaque seconde de notre vie
nous lui donnons sens
grâce aux sens qu’il nous a donné…
En lui-même, l’Univers n’a guère de sens
mais à chaque seconde de notre vie
nous lui donnons sens
grâce aux sens qu’il nous a donné…
qu’est-ce que la raison ? Est-elle l’instrument intellectuel provisoire et limité du mammifère, provisoire et limité lui aussi, actuellement dominant sur la Terre ? Ou bien est-elle l’instrument intellectuel ultime, indépassable et suffisant, capable de s’identifier aux lois qui gouvernent les choses ?
Ce que nous éprouvons réellement dans les profondeurs de notre âme ne peut être reproduit d’une manière authentique par le moyen de l’écriture ou du discours. Ceci parce qu’il existe un monde des idées sans forme et c’est là qu’il nous faut pénétrer, si nous désirons saisir ce qui est derrière et au-delà des paroles. Là existe un plan dont la dimension n’est pas communément saisie par le mental, le rationnel, le mécanisme courant du cerveau avec ses possibilités actuelles limitées. D’ailleurs la voie de l’Intelligence n’est-elle pas de voir au-delà des mots ?
L’homme, lui aussi, est donc manifestation de l’Unité. Il est l’univers en raccourci, en miniature, le microcosme du macroscome. Toutefois, comme l’Unité absolue exclut toute autre chose qu’Elle-même, ses manifestations, macrocosmiques ou microcosmiques, ne sont possibles que par sa propre projection, sa réflexion, dirions-nous, dans une sorte de miroir illusoire que l’Inde nomme « Maya ». Ce miroir de l’Unité c’est l’Univers, qualifié d’irréel — non qu’il ne soit pour nous qu’un mirage : il est réel pour nous — mais parce qu’en regard de la seule Réalité éternelle, l’Unité absolue, il n’a qu’une réalité relative, passagère, illusoire.
Je voulais donc lui poser des questions personnelles. D’autres que moi, infiniment plus compétents, ont ici même développé et critiqué son œuvre. Ils ont répondu à beaucoup de questions. Les leurs, pas les miennes : on n’obtient jamais de réponses aux questions que l’on ne s’est pas d’abord posé à soi-même… Seulement, je n’ai pas voulu isoler l’interview des lectures et des réflexions que j’avais faites pour la préparer, et dont la plupart concernent, je m’en excuse d’avance, le monde actuel plus que les sociétés archaïques. Je les présente ici en contrepoint aux propos qu’il m’a tenus.
La signification et le rôle véritable des perceptions naturelles les plus simples nous échappent complètement. Un potentiel de révélations et d’enrichissements constants existe dans le simple fait de voir, d’entendre, de toucher, de respirer. Nos activités sensorielles n’ont plus le lien naturel ni le contact qu’elles devraient avoir avec notre nature profonde et celle de l’Univers. Elles se sont progressivement endormies dans l’inattention, l’habitude, la banalité, l’indifférence. La finesse d’architecture cellulaire du corps humain, le système nerveux et le cerveau donnent cependant la possibilité de perceptions plus profondes. Celles-ci permettent d’accéder naturellement à l’infinitude d’horizons intérieurs dont la découverte volatilise les barrières de temps et d’espace qui nous emprisonnent.
Et pourtant, voyez-vous, il y a, à la base de la mentalité chrétienne, quelque chose qui m’est étranger. Radicalement étranger. Comment vous dire ? Je ne sens pas mes racines dans les origines du christianisme. Le fond culturel du christianisme n’est pas le mien. En réalité, je n’ai jamais cessé de m’y trouver sourdement opposé. Je ne m’en rendais pas compte. Mais dans mes idées, mes sentiments, mes intuitions et jusque dans mes manières d’être, c’était une résistance informulée qui se manifestait. L’évidence a fini par m’apparaître sur le tard. Tu n’es pas chrétien, voilà toute ton histoire. Oui, c’est ce que je me dis maintenant. Comment en suis-je venu à comprendre cela ? Et à comprendre qu’à travers moi, c’était l’essentiel du conflit du monde actuel qui se jouait, comme il s’est joué dans l’Occident antique, voici dix-huit siècles ?
La vraie connaissance est donc individuelle. La religion au contraire prétend nous enfermer dans une formation collective, créer en nous, sous l’égide de la foi commune, une mentalité grégaire par l’acceptation imposée à tous de ses dogmes incontrôlables. L’opposition des tendances est ici manifeste : d’un côté, un épanouissement progressif de la conscience humaine dans une harmonie collective faite de la richesse variée de ses notes individuelles, et tendant vers une connaissance personnelle qui s’accroît sans cesse. De l’autre, imposition d’un moule intellectuel uniforme dans lequel les esprits doivent être coulés, à l’effet de chanter les mêmes thèmes obligatoires.
Les poètes du sud de l’Inde ont suggéré, dans leurs écrits dévotionnels, deux voies de salut, et cela par le jeu de très belles métaphores. La première est représentée par le jeune singe qui s’agrippe à sa mère pour échapper en toute hâte au danger : c’est une attitude fondée sur l’effort. La seconde est figurée par le petit chat qui se laisse emporter dans la gueule de sa mère, sans avoir à accomplir quoi que ce soit. Le fidèle a donc le choix de faire effort vers Dieu ou de se laisser pénétrer, entraîner par Lui.
Je ne trouve rien d’étonnant à ce que la sagesse traditionnelle ait, dans un passé lointain, découvert empiriquement beaucoup de choses sur cet « esprit », ou cet « homme intérieur », dont notre époque redécouvre avec émerveillement toute l’importance, en particulier par l’étude de ce que l’on appelle les « états différents de conscience ». Un mot bien mal choisi, d’ailleurs, que cette dénomination d’« état ». Il laisserait croire, en effet, qu’il s’agit de configurations statiques, alors qu’un état de conscience est, par nature, un processus dynamique, au contenu indéfiniment changeant dans une certaine stabilité de structure.