Carlo Suarès : La solennelle duperie des mots sans contenu

Or il n’est pas difficile de constater que la fausse pensée philosophique est l’arme quotidienne et constante de nos hommes d’État, de nos chefs de partis, de nos états-majors. Si les hommes se réunissaient dans le but de résoudre le problème de leurs besoins matériels, ils adopteraient à cet effet la meilleure solution possible, compte tenu de leurs moyens techniques. Ces moyens étant virtuellement illimi­tés, le problème, en fait, n’existe plus. Mais, dès l’instant où il a cessé d’exister il est devenu insoluble au point que nous sommes acculés à la destruction consciente de l’espèce humaine par elle-même. Et s’il est constant que nos pseudo-dirigeants font profession d’apporter à la solution d’un pro­blème qui n’existe pas, des solutions discordantes faites de mots sans contenu, c’est que la crise est dans la pensée.

Carlo Suarès : Hommes impensables dans un monde invivable

Si la crise était réellement constatée l’on ne chercherait pas à la résoudre au moyen de ses propres causes. Ces causes, dont on veut se persuader qu’elles sont matérielles (non psychologiques) échappent nécessairement à l’observation, en tant que faits concrets, car nos sociétés sont devenues si complexes et si interdépendantes, que toute action basée sur une idée y provoque des répercussions imprévisibles, infinies, dans les domaines les plus inattendus. Ce manque de concordance entre l’idée et son effet est une décompo­sition, un effritement social. Une civilisation à ses débuts construit, produit, organise, accumule des réserves. Mais depuis plusieurs décades nous sommes entraînés à accepter comme un fait inévitable la destruction des matières pre­mières en vue de maintenir leurs prix et la guerre comme moyen de résoudre ce que l’on appelle la « surproduction » industrielle. De telles erreurs de jugement résultent d’un des dogmes les plus nécessaires à nos psychés : le bénéfice, ou salut personnel. L’importance de ce dogme dans tous les registres de nos consciences, nous a conduits à l’idée de défendre jusqu’à la destruction du genre humain, une civi­lisation qui tourne le dos à tout ce qui la définit. À cet effet, l’armement verbal précède et accompagne l’autre. Son arsenal se compose de mots qui n’ont pas de contenu concret, mais dont l’action psychologique est un des facteurs les plus virulents de nos catastrophes. La première utilité de mots tels que « nationalisme » est de masquer le fait qu’il n’y a pas de compétence, qu’il n’y a pas de sécurité, qu’il n’y a pas de liberté. Ce sont là trois inventions de l’esprit, trois « caté­gories » : en langage philosophique, trois « concepts de l’entendement pur », trois abstractions qui n’ont pas de base concrète. Les objets qu’elles désignent n’existant pas et ne pouvant pas exister, ces « idées » sont fausses, donc nuisibles.

Jean-Louis Siémons : La réincarnation : De l'animisme au spiritisme deux modèles « réalistes »

Avec les primitifs, on est « en présence d’hommes, et de femmes de chair et de sang », selon les mots de Jean Guiart, qui ont su construire une vision positive du monde qui les aide à affronter toutes les situations — en particulier la mort et ses conséquences. Pour nous, la mort c’est la fin absurde de tous nos efforts ; pour eux « la mort est à la fois un com­mencement, dans l’au-delà, et l’occasion d’un remplacement, chez les vivants »

Joë Bousquet, René Daumal & Carlo Suarès : Dialogues sur la comédie psychologique

Ainsi, d’une part, il se sait et se dit conditionné, d’autre part, il a la certitude que ce conditionnement-là, de ce côté-là de la barricade, entraîne comme conséquence, le privilège d’une lucidité objective ! Cette contradiction est si forte qu’en lisant ceci tu pourrais croire, à un renversement de positions si tu ne savais que cette cristallisation de l’Idée est, depuis que l’homme cherche à prendre contact avec lui-même, la barrière qu’oppose à la vérité la perception de la vérité. En effet, il ne semble pas qu’on ait encore proposé à la pensée de se fondre à la perception sans la représenter. Au lieu d’être le mouvement même de la perception, la pensée s’imagine fonctionner lorsqu’elle manipule des idées à la manière dont un maçon manipule des briques. Mais hélas, aussitôt qu’apparaît l’idée que je m’en fais, la perception s’arrête en admettant même qu’elle ait été authentique. Car chaque idée ou chaque représentation vient se greffer à la blessure-qui-s’ignore, à ce moi qui ne peut s’empêcher de faire que cette perception devienne « ma » perception et l’idée que je m’en fais le déguisement de sa Terreur ou de son avidité. Cet envoûtement n’est jamais en défaut, il nous définit et nous n’en sommes que le jeu, un jeu qui ne consiste qu’à tricher.

Jean-Louis Siémons : La réincarnation à l'ordre du jour

En constituant le présent dossier, notre intention n’a pas été d’amener le lecteur à croire à la réincarnation, ni à rejeter une précédente croyance pour une nouvelle, plus vraisemblable. Souvent, il est vrai que « croire » revient simplement à se retrancher dans un édifice rigide de pensées et d’images où l’on se sent bien chez soi, résolu à repousser toute idée contraire. Au XXe siècle, on veut savoir — ce qui ne va pas sans mal ni sans angoisse. Mais la raison est plus profonde. Sans même insister sur la difficulté d’informer sans déformer — à raconter le point de vue des autres on s’expose toujours à des simpli­fications excessives, des erreurs d’interprétation voire des trahisons involontaires — il faut dire ceci : la réincarnation est réellement un sujet plus complexe qu’on ne le croit. En ferait-on à bon marché un nouvel article du Credo ?

Joe Bousquet, René Daumal et Carlo Suarès : Les Paralipomènes de la Comédie Psychologique

Le seul critérium philosophique : l’expérience immédiate et la réflexion dialectique sur l’expérience, c’est-à-dire toujours la conscience, fille du doute. L’Expérience, c’est l’effritement du moi par un choc extérieur, qui l’avertit du déséquilibre où il se trouve par rapport à la réalité ; elle invite la conscience à établir l’harmonie en se déliant du moi, à vibrer selon le mouvement actuellement perçu. Elle est le coup de sonnette qui appelle le dormeur et que celui-ci, hélas, incorpore dans son rêve.

Qu'est-ce qu'un chercheur de vérité ? Par Emmanuel Klinger

Je ne me connais pas. Pas plus que je ne connais ce qui m’entoure, ce monde que je perçois dans le miroir éclaté qui me constitue. Le monde est mon horizon familier. Comme un homme assis dans un train, dans le sens inverse de la marche, voit défiler et disparaître les paysages qu’il vient de traverser, j’assiste impuissant au déroulement de mon passé. Qui est-il, ce voyageur inconnu qui parle, décide, agit – ou plutôt réagit – en mon nom ?

D.T. Suzuki : Histoire de chats

Ce que vous avez appris c’est la technique de l’art. Les anciens Maîtres nous l’ont léguée pour que nous possédions une bonne méthode de travail, parfaitement efficace en elle-même à condition de ne pas négliger le point essentiel que, précisément, les disciples oublient presque toujours, trop occupés qu’ils sont à améliorer leur adresse technique et leur habileté manipu­latoire. Cette maîtrise ne suffit pas pour vaincre tous les obstacles. L’adresse est une activité de l’esprit qui doit être en parfaite harmonie avec la Voie (Tao). Quand la Voie est négligée et que l’adresse pure devient le but unique, le mental dévie et s’abuse. C’est là le point essentiel qu’il ne faut jamais oublier dans l’art du combat

Pierre Solié : Le sacrifice nécessaire

C’est en ce chapitre ‘sacrificiel’ de cet ouvrage (Métamorphoses, op. cit.) que Jung écrit : « Le cours naturel de la vie exige d’abord de l’homme jeune qu’il sacrifie son enfance et sa dépendance infantile de ses parents naturels, pour ne pas leur rester enchaîné par le lien de l’inceste inconscient, funeste au corps et à l’âme. Cette tendance à la régression a été combattue dès les stades les plus primitifs par les grands systèmes psychothérapeutiques que sont pour nous les religions. En se séparant du demi-jour de l’enfance, l’homme cherche à atteindre une conscience autonome. Le soleil se sépare des nébulosités de l’horizon pour atteindre la clarté sans nuages de sa fonction de midi. Une fois ce but atteint, alors le soleil recommence à descendre pour se rapprocher de la nuit. »

Talmud et biophysique entretien avec Henri Atlan

Tout d’abord, le Dieu de la Bible, ce n’est pas forcément le Dieu auquel les gens pensent lorsqu’ils disent qu’ils sont croyants. Le Dieu de la Bible, pour moi, c’est d’abord le sujet d’un texte. Plus exactement encore c’est le sujet dont parle un texte, et ce sujet qui parle et dont on parle, porte de nombreux noms. D’ordinaire, les traductions rendent ces noms de manière tout à fait indifférenciée. Lorsqu’on essaie de pénétrer dans ce texte, on s’aperçoit que les traductions sont tout à fait malvenues. En fait, il faudrait traduire chacune des désignations de Dieu par des noms différents. Du coup, bien sûr, se pose la question de l’unité éventuelle entre toutes ces désignations. Certains noms ont un caractère singulier, d’autres sont au pluriel…