Carlo Suarès : Réflexions allant du complexe au simple

La controverse byzantine entre les métaphysiciens et les pragmatistes porte sur « la nature humaine ». Pour les premiers, elle est une constante et un absolu, pour les seconds, une variable en fonction du conditionnement. Existe-t-il une constante de liberté indéterminée, indéfinissable, insaisissable en chacun de nous, qui se trouve comme empri­sonnée dans nos caractères, dans nos qualités, « une liberté en condition » ? Mon caractère particulier, mes caractéris­tiques nationales, héréditaires, sociales, etc… ne sont-elles que des formes, des sortes de récipients contenant, limitant, mesurant ma liberté intérieure ? Dans ce cas, puis-je trans­cender mon conditionnement, refuser de m’identifier à mon métier, à mon état civil, et même à mon caractère, à mes goûts, à mes tendances, et retrouver par delà tout ce qui me définit, cette liberté emprisonnée ?…

Jean-Louis Siémons : De l'antiquité au christianisme - coup d’œil sur les avatars de la réincarnation

L’examen des modèles orientaux nous a fait toucher du doigt la diffi­culté du discours métaphysique. La doctrine peut tantôt affronter cou­rageusement les réalités de l’Être, en s’engageant dans des voies sibyl­lines pour le profane, tantôt demeurer dans le monde intermédiaire de l’allégorie, avec le risque permanent de tomber dans le « réalisme » où va se cantonner le catéchisme exotérique, en disant : « les âmes bonnes iront au ciel et goûteront le bonheur dans leur prochaine incarnation, les autres iront en enfer ». Sans prétendre que les modèles philoso­phiques, de l’hindouisme à la Théosophie, offrent toute-la-vérité sur l’itinéraire de l’être spirituel, nous y avons collecté au moins — dans des langages différents mais convergents — les principaux points forts où s’appuie toute la doctrine. On les retrouvera donc de quelque manière dans les autres schémas doués d’une certaine cohérence. Avec le parfum ajouté par le génie propre de chaque peuple.

Jean-Louis Siémons : Des modèles de réincarnation sans âme

Sans matière physique, nous avait-on affirmé, pas d’Esprit. Mais, la page se tourne : voici l’ère du matérialisme transcendant ; on apprend que la Matière avait justement une face cachée : l’Esprit. Aussi, soyons rassurés, le « Moi » ne se perdra pas. Dans un univers dont le tissu est indestructible, il réapparaîtra sans cesse. Comme l’ont cru les Chinois : « Tu revivras dans tes milliers de descendants. »

Carlo Suarès : Réflexions allant du simple au complexe

Je ne vois pas pourquoi il me faudrait aller chercher tant de religions extraordinaires, au lieu de me rendre compte de la nature de ma pensée. Si le discontinu, la dissociation de l’espace et du temps, se posent à la fois comme objets et comme pensée, je ne vois pas pourquoi la pensée ne pourrait pas se penser elle-même, dans la relation entre les termes dissociés, relation qui n’est autre qu’elle-même. Au lieu de poser ma conscience en bloc, en une entité composée de deux pôles opposés, en face d’une pseudo entité inexistante, dénommée à tort « concept », puisqu’on ne la conçoit pas, dont on veut se persuader qu’elle n’est pas contradictoire dans sa nature, je ne vois pas pourquoi la pensée ne pourrait pas être simplement le témoin, le spectateur de son propre processus.

Jean-Louis Siémons : Le modèle théosophique de la réincarnation

Dans un article publié en 1889 « La mémoire chez les mourants » Mme Blavatsky cite un texte théosophique (datant de 1883) dont l’actualité saute aux yeux après les enquêtes du Dr Moody : « Au dernier moment, la vie tout entière est reflétée dans notre mémoire : elle émerge de tous les recoins oubliés, image après image, un événement succé­dant à l’autre. Le cerveau mourant déloge les souvenirs avec une impulsion de la dernière énergie et la mémoire restitue fidèlement chacune des impres­sions qui lui avaient été confiées pendant la période d’activité du cer­veau… Aucun homme ne meurt fou ou inconscient — comme l’affirment certains physiologistes. Même un individu en proie à la folie, ou à une crise de delirium tremens, a son instant de parfaite lucidité au moment de la mort, bien qu’il soit incapable de le faire savoir aux assistants. Souvent, l’homme peut paraître mort. Pourtant, après la dernière pulsation, entre le dernier battement de son cœur et le moment où la dernière étincelle de chaleur animale quitte le corps, le cerveau pense et l’Ego passe en revue en quelques brèves secondes l’inté­gralité de sa vie. Aussi parlez tout bas vous qui vous trouvez près du lit d’un mourant, en la présence solennelle de la mort. Tout spécialement observez le calme dès que la mort aura posé sa main moite et froide sur le corps. Parlez tout bas, dis je, de peur de troubler le cours naturel des pensées qui reviennent et d’empêcher l’activité intense du Passé projetant sa réflexion sur le voile du Futur… »

Jean-Louis Siémons : Le modèle bouddhiste de la réincarnation

Le bouddhisme est expert en analyse, en classement de toutes choses en catégories soigneusement répertoriées. Une simple approche de l’être humain suffit à montrer que tout en lui est impermanent : une composition d’éléments sans cesse fluctuants, que l’on réunit en cinq groupes, ou agrégats — les skandha. Énumérer leurs noms — forme (rupa), sensations (vedanâ), perceptions (samjña), formations mentales (samskâra), connaissance ou conscience (vijnâna) — équivaut à ne rien dire, si on n’ajoute pas au moins que ces skandha englobent toute l’expé­rience physique et psychique, tout le vécu de l’homme dans ce qu’il appelle sa personnalité et son corps.

Carlo Suarès : Introduction à la logique de l'Irrationnel

Poser le problème de la connaissance c’est le postuler insoluble. Car quelle que soit la question préalable, elle n’existe qu’en tant qu’expression d’une contradiction. Les noms que l’on veut donner aux deux termes de cette contra­diction importent peu, car ils n’ont jamais un sens propre : matière et esprit, fini et infini, subjectif et objectif, etc… sont autant de catégories de l’esprit qui n’existent que du fait qu’on les oppose à leurs contraires. Or la pensée qui les confectionne, (en les opposant et les posant) ne le ferait pas si elle n’était elle-même la conscience de cette scission. Étant cette scission, le problème qu’elle établit et la méthode qu’elle se donne sont le résultat, le produit d’une contradic­tion. Et l’on se demande alors par quel miracle survenant en cours de route, cette conscience qui est contradiction, se servant de moyens qui sont contradiction, deviendrait brus­quement autre chose qu’elle-même, se transformerait en Connaissance. Cette transfiguration du philosophe par sa philosophie ne s’est jamais produite, l’Histoire ne nous en donne pas d’exemple.

Carlo Suarès : L'homme qui cherche à se penser

Si je « me » pense, il faut bien que je « me » pense quelque chose, sans quoi je ne serais rien. Et ce quelque chose ne peut être que quelque chose d’extérieur à moi-même, sans quoi je ne pourrais pas l’appréhender. Je ne peux pas, en effet, me présenter à moi-même une repré­sentation de moi-même, si cette représentation n’est pas objective à mon esprit. Cette pensée de moi-même, je suis bien forcé de la constituer avec des éléments. Et ces élé­ments sont nécessairement statiques, le temps que je puisse les voir. Mais, plus je réfléchis et m’aperçois que « je » ne suis pas telle ou telle identification en vertu de laquelle je « me » pensais sans le savoir (à la façon du « moi » qui cherchait de l’eau de fleur d’oranger dans un rêve, ou de l’enfant au « pour-moi » instantané) plus s’ouvre en moi un gouffre intérieur, qui est gouffre parce qu’il est impensable.

Carlo Suarès : L'homme qui se pense

Dans un premier stade, la conscience, encore infantile, est le produit d’une contradiction qui est fort loin de s’être révélée à elle-même. La perception du moi est, nous l’avons vu, d’autant plus intense que le moi ne se présente pas devant lui-même, dans un état réflexif. À l’état d’idée fixe, nous l’avons suivi dans des courses extravagantes, à la recherche de l’impossible, sans qu’il se soit jamais arrêté devant son propre spectacle comme devant un miroir. L’iden­tification de l’être et du moi ne s’est pas encore faite : il y a identifications successives de l’être et d’une série ininter­rompue de pour-moi. La petite fille qui veut une poupée est entièrement conscience de « pour-moi-poupée ». Elle n’a conscience de soi que selon les besoins, les plaisirs, les cha­grins du pour-moi. La poupée se casse, il y a privation, rupture de ce pour-moi : le pour-moi pleure. On lui présente une autre distraction, voici un autre pour-moi, qui rit de voir Guignol, qui est « Guignol ». Il passe de là à être pour-­moi-goûter, et ainsi de suite. Lorsque le pour-moi n’éprouve ni plaisir ni déplaisir ni besoin, il est vide et s’ennuie dans le vague. On doit, sans arrêt, lui présenter quelque objet-d’être, sans quoi il s’abandonne à des rêveries, s’identifie à elles, dans un monde imaginaire qui, selon les cas, a des points de contacts avec la réalité ou n’en a pas. La conscience du rêve éveillé rejoint celle du rêve endormi.