Pascal Ruga : En marge d'un paradis oublié

Au temps lointain de cette enfance, je ne priais pas, et pourtant tout m’était donné. Rien n’était demandé à ce royaume de lumière dont je sens encore en moi le calme et la force infuse. De ce royaume j’étais le prince innocent, le démiurge enfant pour qui tout vient de naître à chaque instant, – sans d’ailleurs qu’il s’en souciât. À chaque pas se levait un flot d’images, sitôt levées, sitôt défaites – aucune d’elles ne cherchant à prévaloir sur l’autre. Tout était accepté. Chaque chose avait une bonne odeur de bête sauvage, et accomplissait docilement son destin sans être séparée d’un « Principe Premier » dont elle se sentait inconsciemment en même temps créature et créatrice. Le canevas des relations n’avait pas la dureté de ce monde d’angles et d’agressions qui ensuite fut si longtemps mon hypnose majeure. Aucun échange ne présidait à l’échange ; alter­nativement, presque sans transition, les larmes succédaient aux rires avec la capricieuse douceur d’un jour d’avril dont on ne sait trop bien si l’on doit en aimer les nuages ou les ondées, les bleus tendres, ou les rayons primesautiers et malicieux de notre vieux et bon soleil qui rayonne en plein ciel. Chaque action était neuve, aimée pour elle-même, je ne cherchais pas à la garder comme un avare garde son trésor. Rien n’appartenait à rien, et tout appartenait à tout. Le désir d’être ne m’em­portait pas dans l’enfer de son devenir. La vie était une harpe, où le musicien, l’instrument, et l’harmonie qui en fusait, formaient une seule et unique réalité.

Roger Godel : Spectateur devant le monde

Un ferme ancrage préalable dans le socle du réel s’impose à l’homme de science s’il veut entreprendre sous d’heureux auspices l’exploration aventureuse de sa propre structure jusqu’à l’ultime profondeur. Il est souhaitable qu’une amarre indestructible, guidant sa progression dans la descente aux abîmes, lui assure une stabilité à l’épreuve des courants de dérive. Car c’est d’abord dans un monde de fluidité aux formes incertaines qu’il doit passer ; au-delà du territoire où s’élèvent encore les fugitives constructions mentales qui lui sont familières, aucun indice sensible n’apparaît. Un uni­vers sans dimensions d’espace ni de temps se laisse découvrir – paysage de figures significatives que seule une conscience en éveil peut déchiffrer. Aucun pionnier de cette expédition ne saurait procéder avec l’aide des seules ressources dont dispose l’investigation mentale au-delà des frontières extrêmes de la psyché ; et dès les premiers pas il risque de s’égarer par défaut d’épisté­mologie. L’achèvement de l’itinéraire exige que soit éveillée la connaissance – à la fois transcendante et immanente de l’intemporel.

Carlo Suarès : L'homme qui cherche à se penser

Si je « me » pense, il faut bien que je « me » pense quelque chose, sans quoi je ne serais rien. Et ce quelque chose ne peut être que quelque chose d’extérieur à moi-même, sans quoi je ne pourrais pas l’appréhender. Je ne peux pas, en effet, me présenter à moi-même une repré­sentation de moi-même, si cette représentation n’est pas objective à mon esprit. Cette pensée de moi-même, je suis bien forcé de la constituer avec des éléments. Et ces élé­ments sont nécessairement statiques, le temps que je puisse les voir. Mais, plus je réfléchis et m’aperçois que « je » ne suis pas telle ou telle identification en vertu de laquelle je « me » pensais sans le savoir (à la façon du « moi » qui cherchait de l’eau de fleur d’oranger dans un rêve, ou de l’enfant au « pour-moi » instantané) plus s’ouvre en moi un gouffre intérieur, qui est gouffre parce qu’il est impensable.

XXX : Le moi est le propre de l'homme

À l’inverse, il s’en trouve, surtout parmi les dévots incon­ditionnels que l’on voit toujours en troupe autour d’un gourou connu, pour affirmer avec un air plus ou moins extasié et un ton toujours péremptoire que le Maître est totalement dépourvu d’ego. D’abord au nom de quoi, peuvent-ils affirmer pareille stupidité, sinon à partir de leur propre ego ce qui enlève toute valeur à leur jugement ; les seuls êtres humains dépourvus du sens du moi ne se rencontrant que dans les maternités, les pouponnières, les hôpitaux psychiatriques et les services de long séjour où l’on relègue les vieillards réduits à l’état végé­tatif. Si tous ceux qui jugent du moi ou du non-moi des autres étaient moins préoccupés par le leur en premier lieu, ce qui les pousse à se comparer et à critiquer pour se trouver mieux que l’autre, peut-être auraient-ils quelque chance de s’en sortir, au lieu de s’engluer dans les futilités de leur moi.

Jean-Louis Barrault : Le corps magnétique

Ce qui a facilité « notre rapprochement » c’est la soli­tude dans laquelle me plonge la société des humains qui, subconsciemment sans doute, s’ingénie à tout casser et à dresser des barrières entre ce qui me semble être la Vraie Vie et moi. Quand, la suite de cette « grande casse » accomplie par la société, tant sur le plan de l’enseignement, que de l’éducation, des programmations politiques, des schismes religieux, eux aussi politiques, que sur la confusion qui jette le trouble entre la liberté et la licence, de l’exploitation marxiste, psychanalytique, anti-chrétienne, au détriment du vrai socialisme, de la vraie psychanalyse et de la vraie chrétienté, je me trouve entouré de ruines, mon corps, mon corps tout simple mais « complet » est là, qui me fait comprendre qu’à nous deux nous sommes capables de reconstruire « Le Temple ».

Jean Klein : Qui connaît la personna­lité ?

Le moins ne peut discerner le plus, la personne est dans l’impossibilité de comprendre étant elle-même une perception. Je me demanderais à votre place : Qui connaît la personna­lité ? Elle est en grande partie composée d’éléments qui assu­rent la survie en tant qu’individu, de choses apprises, d’édu­cation, d’expériences. C’est un produit de la société avec lequel vous vous identifiez. Je poserais plutôt la question d’une autre manière : Quelle est la lumière qui l’éclaire, qui est derrière toute représentation ? Vous ne trouverez jamais la réponse, mais vous serez saisi par un silence, présence ultime qui se suffit à elle-même.

G. I. Gurdjieff : Première initiation

Vous n’avez pas de mesure pour vous mesurer. Vous vivez uniquement d’après « cela me plaît » ou « cela ne me plaît pas ». C’est dire que vous n’avez d’appréciation que pour vous-même. Vous ne reconnaissez rien au-dessus de vous — théoriquement, logiquement peut-être, mais réellement, non. C’est pourquoi vous êtes exi­geants et continuez de croire que toutes les choses sont bon marché, que vous avez dans votre poche de quoi tout acheter si vous le désirez. Vous ne reconnaissez rien au-dessus de vous, ni au dehors ni en vous-même. C’est pour cela, je le répète, que vous n’avez pas de mesure et vivez passivement selon votre bon plaisir. Oui, votre « appréciation de vous-même » vous aveugle ! Elle est le plus grand obstacle à une vie nouvelle…

Paroles recueillies

À l’instant même où l’objet du désir est obtenu surgit une brève explosion de joie intense dont la cause est attribuée à tort à l’objet désiré, qu’il s’agisse d’une chose, d’un être, d’une situation ou d’une réussite. Mais cette joie s’émousse, alors qu’on la voudrait perma­nente. La répétition des conditions qui, croit-on, l’ont initialement procurée, n’apporte plus la même intensité, la même saveur exaltante. Ainsi est-on amené à chercher une autre source de joie. Ainsi s’égare-t-on dans la dans la poursuite sans fin des êtres et des choses.

Wei Wu Wei : Impératif

Il ne dit pas que ‘quand nous transcendons la dualité nous revenons à notre Nature Originelle’ mais, au contraire que ‘quand nous revenons à notre Nature Originelle, nous transcendons la dualité’. Cela n’implique pas, Comme dans le premier ‘nous’, qu’il y a quelque chose pour ‘nous’ à ‘faire’, mais que le dernier `nous’ est ce que nous sommes. Les deux ne sont pas deux incidents temporels, mais un seul. ‘Notre’ urgence à ‘faire’ quelque chose est ce qui ‘nous’ tient liés à la Relativité.

Wei Wu Wei : L'Innommable

Comment l’illusion se produit-elle ? Chaque `geste’ a lieu maintenant, chaque `endroit’ est ici, chaque `objet’ est ceci, de tels faits évidents, les concepts conditionnés de la spatialité-temporelle produisent l’illusion de `mouvement’, de la `durée’, et du `changement’. Lorsque nous nous éveillons des rêves (dans le sommeil) nous ne croyons plus à ce que nous avons rêvé, il en est de même quand nous nous éveillons du songe `vécu’.